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Dossier : les Goncourt et le détail

Sensorialités goncourtiennes.Les détails matériels et tactiles dans les écrits sur l’art

Goncourtian sensorialities. Material and tactile details in art writing
Érika Wicky
p. 139-146

Résumés

Comme toute perception sensorielle, la saisie du détail visuel est attachée au moment de la perception, à l’instant où l’activité de la conscience qui le saisit le détache du tout. Quoique révolu, ce moment de la perception laisse des traces dans les descriptions dont sont émaillés les écrits sur l’art de sorte qu’une lecture attentive au détail peut nous renseigner sur la façon dont les Goncourt observaient les œuvres picturales et donc sur la dimension culturelle et subjective de leur regard, mais aussi sur la dimension polysensorielle, et plus particulièrement tactile, que pouvait revêtir leur observation.

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Texte intégral

Un tableau donne-t-il à un être organisé pour apprécier la peinture une sensation intellectuelle, spirituelle ? Jamais ! Il lui donne la joie matérielle de l’œil, et voilà tout. Il n’y a que le livre — la musique peut-être aussi, — qui, par l’indéfini et le flottant des descriptions, par l’irréalisation matérielle de l’imprimé, peut mettre du rêve dans une cervelle. Et un tableau, le plus spiritualiste des tableaux, si vous voulez, la « Transfiguration » de Raphaël, par l’arrêté des lignes, la matérialité des couleurs, la réalité ouvrière de la chose, sera toujours une déception pour l’imagination du regardeur, — si toutefois il en possède une.

E. de Goncourt, Journal, jeudi 29 avril 1886

  • 1 Le regard, et plus particulièrement l’attention et la valeur accordée au détail, sont donc historiq (...)

1Comme toute perception sensorielle, la saisie du détail visuel est attachée au moment de la perception, à l’instant où l’activité de la conscience qui le saisit le détache du tout. Quoique révolu, ce moment de la perception laisse des traces dans les descriptions dont sont émaillés les écrits sur l’art de sorte qu’une lecture attentive au détail peut nous renseigner sur la façon dont les Goncourt observaient les œuvres et donc sur la dimension culturelle1 et subjective de leur regard, mais aussi sur la dimension polysensorielle que pouvait revêtir leur observation.

Axiologies du détail

  • 2 Sur l’histoire de cette question, voir : Aux limites de l’imitation : L’ut pictura poesis à l’épreu (...)
  • 3 Edmond et Jules de Goncourt, « Préface » [1860], Les Maîtresses de Louis XV, Paris, Robert Laffont, (...)
  • 4 Edmond et Jules de Goncourt, « Préface des Portraits intimes du dix-huitième siècle », Préfaces et (...)

2C’est dans le domaine de l’écriture de l’histoire que la réflexion sur le détail menée par les Goncourt est la plus explicite. Ils se montrent d’emblée conscients du paradoxe du détail, selon lequel bien connaître une chose nécessite de l’observer de près, dans les moindres détails, tandis que la vision rapprochée, fragmentant inexorablement son objet, l’expose au risque de la dislocation2. Ils rappellent la nécessité de combiner l’observation des détails avec des moments de prise de recul dans la préface des Maîtresses de Louis XV : « Cette histoire nouvelle, l’histoire sociale, embrassera toute une société. Elle l’embrassera dans son ensemble et dans ses détails, dans la généralité de son génie aussi bien que dans la particularité de ses manifestations3. » De façon plus précise, la préface des Portraits intimes décrit ainsi le rapport du tout à la partie, de l’ordre de l’équivalence, qui habite la conception de l’histoire des Goncourt : « Et qu’est-ce donc cette science sans dédains, cette peinture qui descend à tout sans s’amoindrir, cette sagacité déductive, cette reconstruction du microcosme humain avec un grain de sable ? C’est l’histoire intime ; c’est ce roman vrai que la postérité appellera peut-être un jour l’histoire humaine4. »

  • 5 Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1881.

3Or, la place donnée au détail dans la « peinture » de l’histoire dont ils formulent le projet est bien différente de celle qu’il reçoit dans les écrits sur l’art, car le détail visuel se distingue du détail comme « circonstance particulière d’un récit5 », notamment par la fonction qu’il occupe dans le texte. En effet, le détail visuel fonde, chez les Goncourt, l’évaluation des œuvres d’art et d’arts décoratifs. C’est souvent sur l’appréciation du rendu détaillé ou de détails particuliers que reposent les jugements esthétiques ou les attributions de tableaux ou de dessins dans leur activité de collectionneurs. S’approcher au plus près des œuvres pour en observer le détail conduit donc les deux auteurs à l’observation du travail des artistes et de la matérialité de l’œuvre dans laquelle s’inscrit le geste créateur.

  • 6 Il est cependant au cœur de la conception de l’histoire de l’art proposée par Aloïs Riegl en 1893 q (...)
  • 7 Edmond et Jules de Goncourt, La Maison d’un artiste, t. 2, Paris, 1881, p. 351.
  • 8 Edmond et Jules de Goncourt, Les Maîtresses de Louis XV, op. cit., p. 496 - 497.
  • 9 Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire universel de la langue française, Paris, Garnier frères, 18 (...)
  • 10 Edmond et Jules de Goncourt, Manette Salomon, t. 1, Paris, Librairie internationale, 1867, p. 67 et (...)

4Ainsi, le détail ornemental est-il souvent dépourvu de signification6, mais il est apprécié des deux collectionneurs dans la mesure où il rend compte d’un travail artisanal extrêmement soigné, comme celui des artistes japonais se livrant à « un modelage désespérant des détails7 » ou encore comme celui des artistes et artisans, orfèvres, doreurs, etc. ayant travaillé à l’ornement de Luciennes, dont le raffinement est souvent loué dans Les Maîtresses de Louis XV où l’on peut lire, par exemple : « Ce sera un palais-boudoir où tout aura le fini et le précieux d’un bijou. L’industrie du temps semblera y avoir employé, jusque dans les riens, l’invention, la patience et le goût de mille petits génies. Les moindres ornements en seront uniques, exquis et recherchés…8. » Le caractère oxymorique de la formule « mille petits génies » souligne cependant l’ambiguïté axiologique du détail chez les Goncourt, pour qui il semble à la fois révéler le talent de l’ouvrier et le distinguer irrémédiablement du grand artiste. C’est, en effet, l’exactitude des détails qui, selon la définition donnée par Bescherelle en 1856, marque la différence entre la copie et l’imitation qui prend ses distances par rapport à l’original9. Or, il est souvent question de ces détails copiés dans Manette Salomon, où le travail minutieux qu’ils nécessitent est placé en contraste avec la grandeur de l’art des copistes, « les malheureuses porcelainières, les yeux tirés, grimaçantes de copier à la loupe la Mise au tombeau du Titien » ou du travail de Garnotelle, le mauvais peintre, dont les portraits de femmes sont avant tout de « minutieuses et laborieuses copies de traits et de plis de robe10 ».

Détail et attribution

  • 11 Daumier, « Les bons bourgeois : Un véritable amateur », Le Charivari, 16 mai 1847.
  • 12 Edmond et Jules de Goncourt, Manette Salomon, Paris, Gallimard, 1996 [1867], p. 419.

5Mais si le souci laborieux du détail semble contrevenir à l’élévation des artistes, il permet en revanche aux connaisseurs, comme les Goncourt, d’identifier l’artiste qui a réalisé un tableau. Certains historiens de l’art se réclamaient d’une approche scientifique qui apparentait leur regard à celui de véritables entomologistes munis d’instruments optiques, tels des loupes et des microscopes, pour observer les œuvres au plus près. Cet imaginaire, que l’on rencontre notamment chez Daumier qui représente non sans ironie « le véritable amateur11 » observant un tableau muni d’une loupe, fait écho aux propos de Chassagnol : « Il se peut que le Beau d’aujourd’hui soit enveloppé, enterré, concentré… Il faut peut-être, pour le trouver, de l’analyse, une loupe, des yeux de myope, des procédés de physiologie nouveaux…12 »

  • 13 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du xviiie siècle, Paris, 1873 [1867], note f, p. 285.
  • 14 Ibid., p. 266.

6Moins que le beau, c’est la trace de l’artiste que les Goncourt collectionneurs semblent rechercher à travers leur attention aux détails. Ils récusent un témoignage selon lequel Quentin de La Tour ferait compléter les vêtements dans ses portraits par un autre pastelliste en s’appuyant sur l’observation de l’harmonie entre les détails et l’ensemble : « Nous en avons pour preuve l’harmonie générale, le travail d’une même main de ses pastels ordonnancés, la grande part d’éloges faite au portraitiste par le temps, pour sa science des détails, des étoffes, des accessoires dans les portraits de Rieux et de la Pompadour, pour cette illusion de vérité des objets, des livres, des porcelaines que le grand peintre sait toucher d’une touche si personnelle, et dont il accompagne avec tant de goût ses figures13 ». Cependant, un seul détail ne suffit pas à l’identification puisqu’ils soulignent au sujet du même peintre dont ils contestent une attribution : « Trois petites touches sur le petit doigt, en manière de coups de pastel, ne suffisent guère à baptiser La Tour, ce portrait qui n’a pour lui ni signature du faire, ni la recommandation d’une tradition bien authentique14 ». 

  • 15 Giovanni Morelli, « Prologue », De la peinture italienne : Les fondements de la théorie de l’attrib (...)

7À une époque où l’on valorise considérablement la main du maître, la trace de son geste, il importe d’identifier quelle est sa part de travail dans l’œuvre et dans quelle mesure la toile est le fruit d’une seule inspiration ou d’un travail collectif d’atelier. Pour en découvrir les secrets et tout particulièrement pour en identifier l’auteur, Giovanni Morelli propose, dans un ouvrage paru en français en 1890, de systématiser l’attention au détail et de suivre une méthode dont la nouveauté réside en partie dans la désignation au préalable des détails à observer. Sa méthode d’attribution consiste essentiellement à identifier des détails qui constitueraient un indice de la manière d’un peintre. En effet, sans justifier ce qui a motivé son choix, mais investissant dans sa démarche une acuité d’observation qu’il tire de sa formation médicale, Morelli sélectionne un certain nombre d’éléments – en particulier des détails anatomiques comme les oreilles et les doigts – qui, plus que n’importe quels autres, porteraient la marque d’un style et permettraient, par comparaison, de différencier les originaux des copies. Il affirme ainsi : « Maintenant que la forme fondamentale de la main et de l’oreille est caractéristique chez tous les artistes originaux et peut servir donc de norme dans l’attribution de leurs œuvres15 ». Selon lui, ces détails pourraient être considérés comme la signature de l’artiste, car ils représentent un véritable condensé de sa manière et n’évolueraient pas beaucoup au cours de sa carrière. Alors que l’idée était déjà bien ancrée que l’artiste, contrairement au copiste, s’exprimait dans l’œuvre à travers un choix délibéré de détails, la perspective du connaisseur laisse entendre que ce sont des éléments inconscients, une façon quasi automatique qu’a le peintre de rendre certains traits même les plus insignifiants, qui révèlent le mieux son individualité. Morelli avait fait sien le proverbe latin : « Ex engue leonem » (« on reconnaît le lion à sa griffe » ou, plus littéralement, « de la griffe, le lion »).

  • 16 Nadeije Laneyrie-Dagen, « Aux sources de l’attribution : les Goncourt et le Connoisseurship », Jean (...)
  • 17 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du xviiie siècle, op. cit., p. 387.

8Nadeije Laneyrie-Dagen a bien montré combien les habitudes de regard des Goncourt étaient proches de la méthode proposée par Morelli16. Souvent, ils invoquent un détail morphologique, un trait spécifique de la figure représentée pour identifier l’artiste qui l’a réalisée. Cependant, on ne rencontre pas, chez eux, le caractère systématique de la démarche de Morelli sur laquelle repose, selon ce dernier, l’objectivité de sa méthode puisque le détail observé n’est pas désigné par un individu qui pourrait exprimer sa subjectivité dans ce choix, mais il est prédéterminé (ongles, oreilles, etc.). Chez les Goncourt, l’intuition peut aussi trouver sa place dans l’observation érudite et sensible d’une œuvre comme le suggère cette phrase : « Greuze, grimpé sur une échelle en compagnie de son ami Wille, au Luxembourg, interrogeait le génie dont il flairait la peinture, le nez sur la toile pendant de longues heures : Rubens17 ! ». La rupture de distance est métaphorisée ici par le surgissement de sa matérialité, odorante, par laquelle s’effectue un passage de la vue réputée objective, qu’elle soit outillée ou non, au flair, qui métaphorise l’intuition.

Détail matériel

  • 18 Sur l’approche matérialiste de la peinture de paysage, voir : Pamela J. Warner, « La matérialisatio (...)
  • 19 Edmond et Jules de Goncourt, « Préface » [1860], Les Maîtresses de Louis XV, op. cit., p. 14.

9De plus, si Morelli, dans l’observation détaillante qu’il préconisait, s’attachait à des détails figuratifs, les Goncourt sont, en revanche, très attentifs à la matérialité des œuvres18 et des documents qu’ils utilisent. C’est particulièrement sensible dans la présentation de leur approche, que l’on peut lire en introduction des Maîtresses de Louis XV : « Un siècle a d’autres outils de survie, d’autres instruments et d’autres monuments d’immortalité : il a, pour se témoigner au souvenir et durer au regard, le marbre, le bronze, le bois, le cuivre, la laine même et la soie, le ciseau de ses sculpteurs, le pinceau de ses peintres, le burin de ses graveurs, le compas de ses architectes. Ce sera dans ces reliques d’un temps, dans son art, dans son industrie que l’historien cherchera et trouvera ses accords19 ». Les attributions des Goncourt reposent par conséquent, non seulement sur l’analyse des détails figuratifs, mais aussi sur celle des détails matériels, qui révèlent d’une part la technique et les secrets de fabrication de l’œuvre, d’autre part l’empreinte du geste de l’artiste dans la matière.

  • 20 Constance Classen, « Museum Manners : The Sensory Life of the Early Museum », Journal of Social His (...)
  • 21 Relayés par les critiques et développés dans les romans sur l’art, les conditions très difficiles d (...)

10Une telle étude des détails matériels doit, on l’a vu, être menée le « nez sur la toile », mais elle fait moins intervenir le sens de l’odorat que celui du toucher. En effet, comme l’a remarqué l’historienne Constance Classen, à partir de la fin du xviiie siècle la visite au Musée a commencé à faire l’objet d’une normalisation des attitudes et des habitus20. Alors qu’au Salon, où l’affluence était considérable, les visiteurs n’avaient aucun scrupule à bousculer les autres pour prendre du recul ou bien à coller leur nez sur les miniatures que l’on accrochait alors dans l’embrasure des fenêtres, la chorégraphie qu’impliquait l’observation successive des détails et de l’ensemble n’était pas très aisée21. Si la distance d’observation n’était pas encore bien définie, un interdit majeur, qui perdure aujourd’hui, était cependant déjà partagé par les spectateurs contemporains des Goncourt : il était interdit de toucher les œuvres. De nombreuses caricatures de la seconde moitié du xixe siècle stigmatisent les ignorants qui passent outre, commettant une maladresse de profane. Cependant, au xixe siècle, comme aujourd’hui, toucher les œuvres était le plus souvent un privilège réservé aux experts et aux collectionneurs. Les Goncourt ont ce double statut et connaissent la texture et le relief des objets.

  • 22 Edmond et Jules de Goncourt, Études d’art : le Salon de 1852, la peinture à l’exposition de 1855, P (...)
  • 23 Ibid., p. 166.
  • 24 Ibid., p. 129.

11Ces détails de matière sont à la fois des détails visuels et tactiles : ils font l’objet d’une perception haptique. De telles transitions sensorielles sont fréquemment observées dans la critique d’art du xixe siècle, et plus particulièrement dans le Salon de 1855 des Goncourt, où la peinture est présentée comme « art matiériste », participant à une lutte qui oppose « l’idéal incarné et la matière glorifiée22 ». Ce rapport entre art et matière est ainsi évoqué, par des choix lexicaux inspirés par la synesthésie : « Autrement, qu’est le peintre ? – Un esclave de la chimie, un homme de lettres aux ordres d’essences et de sucs colorants, qui a, pour toucher les oreilles de l’âme, du bitume et du blanc d’argent, de l’outremer et du vermillon23. ». La « cuisine du peintre » est ainsi souvent évoquée par les Goncourt qui y font volontiers référence en termes sensoriels, empruntant parfois leurs métaphores à d’autres domaines comme, par exemple, à la gastronomie notamment au sujet de Chardin dont ils mentionnent « la belle touche beurrée » et « les tournants de son pinceau gras dans la pleine pâte24 ».

  • 25 Ibid., p. 129.

12Suivant une association métonymique commune, le mot couleur est utilisé chez les critiques d’art à la fois dans son acception visuelle et dans son acception matérielle, c’est-à-dire que la couleur est envisagée comme apparence et comme pigment. C’est pourquoi les considérations sur le coloris sont souvent liées à l’appréciation des détails de la matérialité de l’œuvre. En outre, les propriétés du coloris sont parfois évoquées conjointement à celles de la pâte comme au sujet de Watteau à propos duquel on peut lire ceci : « Watteau s’élève à l’invention de cette pâte. Pour ainsi dire à lui, cette pâte à la fois fluide et cristallisée25 ».

  • 26 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du xviiie siècle, op. cit., p. 93.

13La magie de la représentation, qui opère à distance et disparaît lorsque l’on s’approche trop pour observer les détails du tableau, suscite également l’attention des Goncourt, qui décrivent leur propre posture face à l’œuvre en écrivant au sujet d’un tableau de Chardin : « Étudiez un autre tableau de lui, aussi simple, aussi plein de lumière et d’harmonie : c’est un verre d’eau entre deux marrons et trois noix ; regardez un peu longtemps, puis reculez-vous de quelques pas, le verre tourne, c’est du verre, c’est de l’eau, c’est la couleur sans nom faite de la double transparence du contenu et du contenant.26 »

Touches et égratignures

  • 27 Edmond et Jules de Goncourt, Études d’art : le Salon de 1852, la peinture à l’exposition de 1855, o (...)

14Outre le pigment, la touche, point de contact entre l’artiste et sa matière, est un détail très souvent mentionné par les Goncourt qui observent au plus près les modalités du faire, la façon dont le geste artistique s’inscrit dans la matière. Dans le Salon de 1855, par exemple, ils s’en prennent à la peinture anglaise, à laquelle ils reprochent de ne pas rester fidèle à sa matérialité de peinture à l’huile et d’amoindrir son volume et ses reliefs, de se diluer, dans des effets empruntés à la peinture à l’eau et à la technique de l’aquarelle. Cela se manifeste par une tentative de faire disparaître la touche, ce qu’ils décrivent ainsi : « … la peinture anglaise est une peinture faite de glacis, de retours de main, de balayures, de touches piétinées, de repentirs, de remaniement de couleurs27 ».

  • 28 Ibid., p. 200.
  • 29 Ibid., p. 82.

15Ils observent également, au plus près de la toile, les techniques permettant de ménager des effets perceptibles à distance. Ils écrivent ainsi au sujet du Massacre de Scio de Delacroix : « Ses têtes à peine lavées d’huile colorée, il les tatoue de mouches bleu, vermillon, cendre verte, un pointillé multicolore qui s’assemble à distance, mais qui donne aux chairs un scintillement nacré28 ». La technique ainsi décrite semble spécifique à chaque peintre et ne réussit pas à Meissonier dont on peut lire dans le Salon de 1852 : « … il ne trouve plus sur sa palette pour rendre la chair, la chair humaine, la chair animée, qu’un pointillé de rouge, de jaune, de blanc et de bleu. Les épidermes ont l’air d’une tapisserie au petit point » avant que les auteurs insistent sur l’importance de ces détails dans l’appréciation esthétique de l’œuvre : « pardon de ces criticules, mais ici la critique, pour être sérieuse, doit porter sur les détails29 ».

  • 30 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du xviiie siècle, op. cit., p. 183.
  • 31 Edmond et Jules de Goncourt, Études d’art : le Salon de 1852, la peinture à l’exposition de 1855, o (...)

16La matérialité des œuvres n’est pas, pour eux, l’apanage d’une peinture moderne plus texturée et l’attention à la texture est commune à l’observation de tableaux anciens ou contemporains. Les deux démarches que constituent l’attribution et l’évaluation esthétique se confondent dans cette observation rapprochée de la matière. Ainsi, dans L’Art du xviiie siècle les auteurs louent la ressemblance des eaux-fortes de Boucher qui reproduit les gestes de Watteau plutôt que les détails figuratifs de son œuvre30. Au sujet de la texture des tableaux de Delacroix, ils se livrent à une comparaison transhistorique : « M. Delacroix n’empâte pas comme les Espagnols, il n’a pas hérité non plus des coulées de couleur de Rubens. Son travail est de préférence un glacis égratigné d’une pâte lumineuse, sa touche, une touche pénible qui n’est jamais carrée et se complaît à d’ingrates hachures31 ».

  • 32 Dans leur roman sur l’art, on peut lire cette évocation de la pratique d’un peintre : « D’un bout à (...)
  • 33 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du XVIIIe siècle, op. cit., p. 92.

17Chez les Goncourt, couches de matière et touches sont ainsi souvent évoquées conjointement à travers un motif de prédilection, celui de l’égratignure, du coup de griffe qui marque la surface plus ou moins lisse de la toile, créant un détail haptique qui témoigne du geste de l’artiste32. Ils décrivent ainsi la manière dont Chardin peignant son Gobelet (vers 1768) intervient sur les couches de peinture et notamment sur le glacis : « Le brillant, l’éclair du gobelet n’est fait que par quelques touches de blanc égratignées de pâte sèche ; dans les ombres, il y a de tous les tons, de toutes les colorations, des filées d’un bleu presque violet, des coulées de rouge qui sont le reflet des cerises contre le gobelet, du brun rouge effacé et comme estompé dans des ombres d’étain, des piqûres de jaune rouge, jouant dans des touches de bleu de Prusse, un rappel continu de toutes les couleurs ambiantes glissant sur le métal poli du gobelet33. » Le détail matériel – la touche de blanc qui égratigne de pâte sèche – devient dans la critique une circonstance particulière, il évoque le temps qu’a mis la pâte pour sécher et la résistance qu’elle a conférée au geste, la force et la vivacité nécessaires pour marquer la surface de la matière, la matérialité de l’effet de lumière.

  • 34 Charlotte Guichard, La Griffe du peintre : La valeur de l’art (1730-1820), Paris, Seuil, 2018.

18On comprend alors que cette griffe, qui nous ramène à la devise « Ex engue leonem » que Morelli avait faite sienne, constitue pour les Goncourt un trait distinctif, la signature de l’artiste34. Pour nous lecteurs, elle est la trace d’un regard, d’une attention singulière portée aux détails picturaux, la signature des auteurs.

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Notes

1 Le regard, et plus particulièrement l’attention et la valeur accordée au détail, sont donc historiquement déterminés. C’est ce que remarque Edmond lorsqu’il écrit dans le Journal : « Le japonisme est en train de révolutionner l’optique des peuples occidentaux » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire, samedi 19 avril 1884, t. 6, Paris, Charpentier, 1892, p. 308).

2 Sur l’histoire de cette question, voir : Aux limites de l’imitation : L’ut pictura poesis à l’épreuve de la matière, Ralph Dekoninck, Agnès Guiderdoni-Bruslé et Nathalie Kremer (dir.), Amsterdam / New York, Rodopi, 2009.

3 Edmond et Jules de Goncourt, « Préface » [1860], Les Maîtresses de Louis XV, Paris, Robert Laffont, 2003, p. 14.

4 Edmond et Jules de Goncourt, « Préface des Portraits intimes du dix-huitième siècle », Préfaces et Manifestes littéraires, Paris, Charpentier, 1888, p. 187.

5 Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1881.

6 Il est cependant au cœur de la conception de l’histoire de l’art proposée par Aloïs Riegl en 1893 qui fondait sur l’observation des motifs ornementaux de tapis persans une méthode permettant d’observer l’évolution autonome de la forme. Aloïs Riegl, Questions de style : Fondements d’une histoire de l’ornementation, Paris, Hazan, 1992 [1893].

7 Edmond et Jules de Goncourt, La Maison d’un artiste, t. 2, Paris, 1881, p. 351.

8 Edmond et Jules de Goncourt, Les Maîtresses de Louis XV, op. cit., p. 496 - 497.

9 Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire universel de la langue française, Paris, Garnier frères, 1856, p. 201 et 275.

10 Edmond et Jules de Goncourt, Manette Salomon, t. 1, Paris, Librairie internationale, 1867, p. 67 et 234.

11 Daumier, « Les bons bourgeois : Un véritable amateur », Le Charivari, 16 mai 1847.

12 Edmond et Jules de Goncourt, Manette Salomon, Paris, Gallimard, 1996 [1867], p. 419.

13 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du xviiie siècle, Paris, 1873 [1867], note f, p. 285.

14 Ibid., p. 266.

15 Giovanni Morelli, « Prologue », De la peinture italienne : Les fondements de la théorie de l’attribution en peinture à propos de la collection des galeries Borghèse et Doria-Pamphili, Nadine Blamontier (trad.), Paris, Lagune, 1994 [1890], p. 103.

16 Nadeije Laneyrie-Dagen, « Aux sources de l’attribution : les Goncourt et le Connoisseurship », Jean-Louis Cabanès (dir.), Les Frères Goncourt : art et écriture, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1997, p. 365-376.

17 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du xviiie siècle, op. cit., p. 387.

18 Sur l’approche matérialiste de la peinture de paysage, voir : Pamela J. Warner, « La matérialisation du discours dans le Salon de 1852 : les Goncourt face à la peinture de paysage », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 9, 2002, p. 7-27.

19 Edmond et Jules de Goncourt, « Préface » [1860], Les Maîtresses de Louis XV, op. cit., p. 14.

20 Constance Classen, « Museum Manners : The Sensory Life of the Early Museum », Journal of Social History, vol. 40, n° 4, 2007, p. 895-914.

21 Relayés par les critiques et développés dans les romans sur l’art, les conditions très difficiles de visite du Salon sont un véritable lieu commun de l’époque qui s’exprime tout particulièrement à travers les nombreux malaises éprouvés par les spectatrices (Laurence Brogniez, « Les femmes au Salon : salons de femmes (1830-1870) », Texte et Image, vol. 1, 2011)

22 Edmond et Jules de Goncourt, Études d’art : le Salon de 1852, la peinture à l’exposition de 1855, Paris, Librairie des bibliophiles, 1893, p. 171.

23 Ibid., p. 166.

24 Ibid., p. 129.

25 Ibid., p. 129.

26 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du xviiie siècle, op. cit., p. 93.

27 Edmond et Jules de Goncourt, Études d’art : le Salon de 1852, la peinture à l’exposition de 1855, op. cit., p. 182.

28 Ibid., p. 200.

29 Ibid., p. 82.

30 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du xviiie siècle, op. cit., p. 183.

31 Edmond et Jules de Goncourt, Études d’art : le Salon de 1852, la peinture à l’exposition de 1855, op. cit., p. 200.

32 Dans leur roman sur l’art, on peut lire cette évocation de la pratique d’un peintre : « D’un bout à l’autre, la main, emportée par la rage de l’idée, avait voulu frapper, blesser, épouvanter et punir. Des coups de pinceau çà et là ressemblaient à des coups de fouet. Les chairs étaient rayées comme avec des griffes » (Edmond et Jules de Goncourt, Manette Salomon, t. 2, op. cit., p. 178).

33 Edmond et Jules de Goncourt, L’Art du XVIIIe siècle, op. cit., p. 92.

34 Charlotte Guichard, La Griffe du peintre : La valeur de l’art (1730-1820), Paris, Seuil, 2018.

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Pour citer cet article

Référence papier

Érika Wicky, « Sensorialités goncourtiennes.Les détails matériels et tactiles dans les écrits sur l’art »Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 26 | 2021, 139-146.

Référence électronique

Érika Wicky, « Sensorialités goncourtiennes.Les détails matériels et tactiles dans les écrits sur l’art »Cahiers Edmond et Jules de Goncourt [En ligne], 26 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 17 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/cejdg/763 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cejdg.763

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Auteur

Érika Wicky

Université Lyon 2

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