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Comptes rendus

Jean-Louis Cabanès et Pierre-Jean Dufief, Les frères Goncourt hommes de lettres

Paris, Fayard, 2020
Eléonore Reverzy
p. 215-218
Référence(s) :

Jean-Louis Cabanès et Pierre-Jean Dufief, Les frères Goncourt hommes de lettres, Paris, Fayard, 2020, 792 p., ISBN : 978-2-213-68596-0

Texte intégral

1Avec cette biographie magistrale qui les a occupés durant une dizaine d’années, Jean-Louis Cabanès et Pierre-Jean Dufief rendent enfin aux Goncourt leur place dans leur siècle. La vie des Goncourt est mal connue : une biographie, ancienne [1941], due à François Fosca, romançait la vie des deux frères ; celle d’André Billy [1954] qui fut académicien Goncourt, racontait la vie littéraire de leur temps et accordait peut-être parfois un trop grand crédit au Journal des deux frères, inévitable source pour un biographe mais qu’il faut utiliser avec précaution – notamment lorsqu’il est tenu par le seul Edmond, parfois crédule.

2Si la biographie écrite par Jean-Louis Cabanès et Pierre-Jean Dufief revient à cette source majeure, elle n’en fait pas moins découvrir au lecteur toute une série d’archives familiales et de correspondances qui permettent de compléter – et parfois de nuancer les apports du Journal. Un important corpus de presse est également convoqué, qui éclaire la formation de journalistes qui fut celle des Goncourt, comme elle rend compte des polémiques et critiques dans lesquelles ils jouèrent leur partie ou dont ils furent victimes. Jamais jusqu’alors un matériau aussi abondant et aussi varié n’avait émergé : pour les spécialistes des Goncourt comme pour les dix-neuviémistes, littéraires, historiens, historiens d’art, cet ouvrage est une mine inépuisable d’informations.

3Considérer les Goncourt comme « hommes de lettres » comme l’indique le sous-titre de cette biographie, implique en effet de prendre en charge tout le champ littéraire du temps, réalité socio-culturelle que les Goncourt inventent, avec Flaubert et bien avant pierre Bourdieu, au moment où naît la culture de masse dont ils sont les observateurs inquiets. Ainsi ces poseurs devant l’histoire littéraire sont-ils portraiturés dans leurs réseaux et leurs sociabilités : c’est tout un monde (bohème sans gants, bohème avec des gants, salles de rédactions, dîners Magny, soirées Brébant…), tout le gensdelettrisme de l’époque des années 1840 à l’affaire Dreyfus revit avec eux. L’ouvrage, très précisément documenté, est un immense apport à la connaissance de la vie culturelle du Second Empire et de la IIIe République, à partir des Goncourt.

4Cette biographie ne saisit pas seulement les deux frères parmi leurs contemporains ; elle ne retrace pas seulement la vie de deux frères, elle est aussi, et comme inévitablement « la biographie de leurs œuvres » pour « comprendre la manière dont elles sont engendrées » (p. 15) car « l’empreinte du biographique est omniprésente » (p. 14), dans le Journal, dans leurs romans, dans leurs ouvrages historiques, dans leurs écrits sur l’art du XVIIIe siècle. Tout dans leur œuvre est vrai, inspiré des amis, parents, voisins, fait de choses vues et entendues. Cette biographie est aussi celle d’un mythe, celui de l’artiste d’avant-garde que les Goncourt se sont voulus tant ils se sont volontiers auto-proclamés pionniers et inventeurs (du beau XVIIIe siècle, du japonisme, du roman naturaliste, du décadentisme…). Cette biographie est donc bien davantage que celle de deux individus du nom de Goncourt : elle entend éclairer « l’ironie d’un destin qui fait que les Goncourt sont célèbres sans être pour autant reconnus, en étudiant, à partir de leur biographie, comment ils ont élaboré, prémédité cette destinée littéraire qui, d’une certaine manière, les accable ».

5De l’ascendance des deux frères se détermine une série de postulats idéologiques : du côté maternel une grand-mère qui fit la veuve joyeuse sous le Directoire, puis se remaria et divorça, vécut enfin avec son amant, ouvre et sur les travaux des historiens de la Révolution que seront les Goncourt et sur leur condamnation du Directoire et de sa corruption – lecture morale de l’histoire révolutionnaire – ; du côté paternel, c’est au contraire la lignée virile de bourgeois qui prennent le nom de leurs terres, font des affaires (et notamment achètent des biens nationaux), exercent parfois une tutelle despotique sur enfants et domestiques, à moins qu’ils n’aillent se battre dans les armées napoléoniennes. Rien dans ce roman familial de l’esprit libéral bourgeois que les frères détesteront toujours et qui leur semble la marque de leur siècle d’argent – au point d’affirmer in petto, dans les pages du Journal, dont c’est peut-être une des destinations, qu’ils sont nés d’eux-mêmes. C’est en tout cas « contre les révolutions, contre les coups d’Etat » que s’écrira « une contre-histoire, une histoire tout intime » (p. 121) qui relate la vie de deux frères, nés artistes – ou qu’il faut croire tels. Leurs travaux d’historiens dans lesquels il s’engagent après leur passage par la presse les voient privilégier l’anecdote, le petit, ce qui confirme au moins l’influence de cette première initiation, voire leur apprend le rendu d’une forme de présentisme dans la vignette, le recours fréquent au présent, à l’hypotypose. Leurs partis pris idéologiques s’y confirment et s’y publicisent : ils seront anti-libéraux, anti-progressistes, regretteront la sociabilité du XVIIIe siècle mais nullement la mort du roi ; réactionnaires, ils ne seront jamais du côté de l’autel – ce qui les distingue d’un Bonald, d’un Barbey, d’un Veuillot.

6Ils côtoient la bohème du journal (les gens « sans gants »), puis s’élèvent aux hommes de lettres (qui ont des lettres, à la différence d’un Murger, et des gants) en la personne de Paul de Saint-Victor, bientôt d’écrivains qu’ils admirent (Gautier, Flaubert) ou non (Sand, Sainte-Beuve) mais qui sont des auteurs reconnus. Lorsque Sainte-Beuve consacre un premier compte rendu à La Femme au XVIIIe siècle, c’est pour eux comme une consécration : ils font alors pour de bon partie du paysage des lettres et ce nom de Goncourt, dont ils ont hérité, dont d’obscurs inconnus veulent se parer (et les Goncourt iront jusqu’au conseil d’Etat pour les empêcher… en vain), ils l’ont illustré, de leur plume comme leur père de sa gloire militaire.

7Ce commerce avec de nombreuses figures du temps rend peu à peu pléthorique le journal où se consignent quotidiennement leurs propos, leurs portraits et les rosseries qu’ils inspirent aux deux frères. Ainsi la biographie dresse un panorama complet du monde des lettres contemporain en même temps que ses hiérarchies, ses accords et ses désaccords : les nouveaux amis des Goncourt à la fin des années 1850 occupent une « position médiane » « au croisement de la littérature industrielle et des hommes de lettres reconnus comme bons littérateurs » (221). Les Goncourt seront toujours pris dans cette contradiction entre la pratique de leur art conçu sur un modèle aristocratique du loisir et de l’artisanat, et l’attention qu’ils portent au chiffre de leurs ventes, source d’aigreur et de plaintes quant à leur insuffisante reconnaissance publique. Cette tension entre l’affichage d’une posture orgueilleuse (les biographes évoquent le « syndrome du paon » dans leur Introduction (11)) et l’adaptation aux realia du système où ils cherchent quand même leur place, en fait des écrivains exemplaires de leur âge – Flaubert, Gautier ou Banville proposent d’autres scénographies de cette double contrainte : celle qu’ils se créent en réaction au système et celle du système lui-même. Bientôt, en 1862, le salon de la princesse Mathilde – leur « madame Verdurin » (288) – puis la fréquentation des dîners Magny, qui se fondent la même année, leur donneront des postes d’observation privilégiés sur le monde des lettres et des arts du Second Empire. Quelques grands romans, Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Madame Gervaisais, jalonnent cette production gémellaire qui n’accède jamais à une totale reconnaissance. Des tentatives théâtrales aussi, qui font four.

8À la mort de Jules en juin 1870, le veuvage d’Edmond, que rompent temporairement le Siège et la Commune comme des diversions, dure jusqu’à la rencontre avec les Daudet, qui ramène le survivant à la vie et à l’écriture. D’autres romans voient le jour (La Fille Elisa, Les Frères Zemganno, La Faustin, Chérie), la chine de japonaiseries s’intensifie, l’intérieur du boulevard Montmorency, actuelle maison des écrivains et de la littérature, devient une œuvre qui inspire un livre, La Maison d’un artiste. Expérimentation littéraire qui annonce À Rebours de Huysmans, comme l’est aussi Chérie, roman écrit à partir de confidences de lectrices sur leur enfance, leur adolescence, leurs « première fois »… le vieil écrivain a décidément plus d’un tour dans son sac, mais sa reconnaissance par la critique, les tirages de ses livres sont pâles au regard de ceux d’un Zola, d’un Daudet, ce dont il rage secrètement. Il lui faut donc frapper un grand coup : il renonce donc au mariage avec une jeune femme, presque une jeune fille (Pauline Zeller), pour réserver toute sa fortune à la création d’une académie, dont il commence à parler en 1882 et qui va lui servir durant des années « d’outil de pouvoir » destiné à asseoir sa position dans le champ littéraire (556), tandis que l’ouverture du Grenier en 1885 allait aussi contribuer à affirmer son « indéniable magistère » (ibid.). Le chapitre consacré à ce cénacle fin de siècle, qui réunit de 1885 à 1896 de nombreux littérateurs et fut donc d’une rare longévité, est particulièrement intéressant : manque de chaleur de l’hôte dont la poignée de main rappelle à Jules Renard le contact d’un « édredon humide » (561), rôle capital joué par Daudet à la personnalité solaire et charismatique, école goncourtiste où le maître dispense à ses disciples des leçons, procédés divers de fidélisation parmi lesquels le Journal joue un rôle important – y être cité est une assurance sur la postérité... Jusqu’à sa mort, Edmond modifiera la liste des futurs académiciens, et au jour de l’ouverture de son testament – qui entraînera un procès de la part de sa famille déshéritée – chacun s’inquiètera de savoir s’il en est ou pas. La vente de toutes ses collections permettra de réunir la somme d’un peu plus de quatre millions d’euros actuels, juste assez pour fonder la future Académie qui siégea pour la première fois en 1903 et couronna Force ennemie de John Antoine Nau.

9De cette biographie impeccable on ne peut que dire qu’il s’agit d’un ouvrage de référence, érudit et brillamment écrit, souvent aussi amusant que le Journal. Elle propose en outre la biographie de tout un monde littéraire oublié, où les articles incendiaires et les comptes rendus violents pleuvaient dans les journaux, et l’histoire d’un siècle coupé en deux par les journées de juin 48, puis par la chute de l’Empire et l’avènement de la IIIe République, un monde politique aussi, traversé par l’Ordre moral, l’antisémitisme et l’Affaire Dreyfus. On juge particulièrement importantes les mises au point sur l’antisémitisme des deux frères, puis d’Edmond qui le prolonge plus qu’il ne l’accentue : Jules déjà accueille avec froideur la poignée de main d’un de ses anciens condisciples, Eugène Péreire, rencontré en chemin de fer (592) ; Edmond, dans son compagnonnage avec l’oeuvre de Drumont, ne va pas, du moins, jusqu’à nier le talent de Bizet. La préface de l’adaptation théâtrale de Manette Salomon énonçait pourtant nettement qu’Edmond certes ne demandait pas « qu’ils soient pendus, fusillés », poursuivant : « – un jour seulement, en plaisantant, j’ai demandé, dans mon Journal, qu’il soit fabriqué des lois, pour les empêcher d’arriver à l’accaparement de toute la richesse nationale… ». Les positions antisémites d’Edmond s’appuyaient sur des arguments économiques bien connus et reprenaient les tout aussi connues thèses complotistes (dans la même préface, Edmond prédisait une chute rapide pour sa pièce, du fait du pouvoir des Juifs dans la presse).

10C’est donc tout les Goncourt que nous livrent les biographes : anti-modernes, réactionnaires, ultraconservateurs, athées mais invoquant la liberté de l’homme de lettres, contre les « gouvernementaux », qu’ils fussent de droite ou de gauche, et contre les académies officielles, qui penchaient toujours vers des traditions désuètes. Cette valorisation de l’écrivain en un siècle où s’impose la littérature publique, on doit une immense reconnaissance à Jean-Louis Cabanès et Pierre-Jean Dufief de l’avoir mise en pleine lumière en faisant finalement de ces deux grincheux les chantres d’une certaine conception de la littérature.

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Pour citer cet article

Référence papier

Eléonore Reverzy, « Jean-Louis Cabanès et Pierre-Jean Dufief, Les frères Goncourt hommes de lettres »Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, 26 | 2021, 215-218.

Référence électronique

Eléonore Reverzy, « Jean-Louis Cabanès et Pierre-Jean Dufief, Les frères Goncourt hommes de lettres »Cahiers Edmond et Jules de Goncourt [En ligne], 26 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 24 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/cejdg/769 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cejdg.769

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Auteur

Eléonore Reverzy

Université Paris-Sorbonne nouvelle

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