• 1 Interview donnée sur Europe 1 en octobre 2018.
• 2 En me disant cela, il me tend le livre en question qu’il est allé chercher dans sa bibliothèque.
• 3 Pierre Moinot, Le Guetteur d’ombre, Gallimard, Paris, 1979.
• 4 Retranscription d’entretien avec un chasseur, président d’une fédération départementale de chasseur (...)
• 5 Paul Vialar, La Grande meute, Denoël, Paris, 1943.
• 6 Retranscription d’entretien avec un veneur, Bouton d’un équipage, 2019.

1 « À chaque fois que je prélève un brocard, j’ai effectivement ce sentiment mêlé que des auteurs ont exprimé bien mieux que moi par le passé, d’une espèce de moment de gravité où je suis conscient de ce que je fais et en même temps dont j’ai besoin1. » Ainsi, Pierre de Boisguilbert – ancien porte-parole de la Fédération Nationale des Chasseurs, Secrétaire de la Société de Vénerie et auteur d’un travail sur l’avenir de la chasse en France en 2040 auprès de la Fondation François Sommer (dont dépend le Musée de la Chasse et de la Nature) n’hésite-t-il pas, lors d’une interview au micro d’Europe 1 en 2018, à expliquer, voire à justifier sa pratique cynégétique, en mobilisant des œuvres littéraires. Nos enquêtés eux-mêmes nous renvoient directement vers des ouvrages particuliers : « Il y a un très beau livre qui a été écrit par… Comment s’appelle-t-il ? Je connais que lui. Moinot ! Pierre Moinot. Étonnant parcours ce bonhomme. Il a eu le prix Fémina je crois avec ce bouquin2, en 76, 793. Résistant. Belle carrière. Écrivain. Il était académicien. Il avait une plume classique. Très belle plume. Donc il écrit bien ça. Peu importe. Donc la culture du trophée, c’est vraiment un truc particulier […]4. » ; ou bien encore : « C’est quoi l’histoire ? Merde, ça me revient pas. L’histoire du gars qui bouffe sa fortune ? La Grande meute5 ! Vialar ! Vous connaissez ce bouquin ? Lisez ça ! Il est forcément dans votre bibliographie. La Grande meute de Paul Vialar. C’est génial. C’est l’image du vieil aristo, veneur à tout prix, qui va vendre ses fermes autour de sa propriété pour continuer à chasser6. » Les chasseurs, qui font preuve de pudeur et hésitent parfois sur le vocabulaire à choisir, se réfugient souvent dans la littérature cynégétique dont la prose valorise leur pratique et insistent pour que nous nous référions à ces ouvrages. La noblesse des lettres les rassure et ils s’en remettent au livre, messager pacifiste et universel, pour transmettre et traduire leurs émotions.

• 7 Ils sont de plus en plus infiltrés par des associations animalistes qui les filment à leur insu. Ch (...)
• 8 Cela va du Président de Fédération à l’Instagrameuse, de la lettre ouverte à la Story.
• 9 Interview télévisuelle donnée lors du Salon de la Chasse en 2019.
• 10 Le Président de la Fédération Nationale des Chasseurs de France est médiatiquement très présent, ac (...)
• 11 Il s’agit de dualiser le très fantasmé citadin, le fameux « bobo », bercé aux films d’animation Wal (...)
• 12 Ils se revendiquent eux-mêmes comme les « premiers écologistes de France » notamment par les effets (...)
• 13 Les chasseurs dénoncent par exemple ce qu’ils nomment la « cynégétophobie ».
• 14 La série de photographies d’Éric Poitevin réalisée lors de sa résidence à Belval avec le Musée de l (...)
• 15 L’ensemble de nos enquêtés était d’ailleurs étonné que cela puisse être un sujet doctoral. Nombreux (...)
• 16 Baptiste Morizot, Sur la piste animale, Actes Sud, Mondes sauvages, Arles, 2018.
• 17 La cynégétique renvoie essentiellement au travail des chiens ainsi qu’aux ruses des proies pour leu (...)
• 18 En France, le droit de chasse est soumis à un permis, mais les chasseurs se fédèrent, organisent de (...)

2 Les chasseurs, en rang serré, se méfient particulièrement des néophytes qui s’intéressent de trop près à leur passion7. La crainte étant que leurs propos soient incompris, déformés puis détournés. Même les personnalités cynégétiques invitent au calme et à la discrétion, en conseillant de « ne pas rentrer dans le jeu des réseaux sociaux8 ». L’objet qui cristallise ces appréhensions est bien sûr le trophée. Pour le tonitruant Président de la FNC, Willy Schraen, sous protection policière depuis ses propos sur le piégeage des chats, l’enjeu est communicationnel : « Il y a des conneries qui sont faites sur les réseaux sociaux. On montre les tableaux de chasse et cætera. Ça choque. On a des armes et on tue des animaux. Il faut faire attention9. » Les réseaux sociaux sont une arène numérique où s’opposent et s’affrontent deux visions du monde hermétiques l’une à l’autre. Désormais les chasseurs doivent lutter politiquement10, sociologiquement11 et surtout écologiquement12 pour défendre et légitimer la chasse13. Une autre image que les chasseurs sont réticents à diffuser est celle de la mise à mort. Il ne s’agit pas tant de cacher ce qui serait illégitime ou immoral car, comme ils le rappellent, leur pratique est légale, encadrée et nécessaire, que de réserver aux seuls initiés le moment où l’on s’empare de la vie animale14. Si les chasseurs minimisent souvent l’importance du trophée de chasse dans la culture matérielle cynégétique, c’est parce que leur plaisir se trouve ailleurs15. La traque et la mise à mort, l’immersion dans la nature et la rencontre avec l’animal, dont ils ritualisent le prélèvement, occupent davantage leur esprit. Le plaisir ultime de leur pratique demeure la rencontre visuelle avec l’animal16. Le trophée en réactive les souvenirs. La définition la plus simple et la plus incisive de la chasse renvoie d’ailleurs autant à l’observation, qu’au pistage et à la prise des animaux (fig. 1). C’est un plaisir à la fois technique17 et initiatique18.

• 19 Alphonse Daudet, Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon, Le Livre de Poche, Paris, 2019 (...)
• 20 Patrick Gentil, Mémoires d’un anti-chasseur, Respectons la Terre Éditions, Paris, 2012.
• 21 P. Gentil, op. cit. note 20, p. 126.
• 22 Terme récurrent dans le vocabulaire cynégétique qui signifie rentrer bredouille, sans avoir prélevé (...)
• 23 P. Gentil, op. cit. note 20, p. 261.

4 Le plus célèbre des chasseurs de fiction est tarasconnais. Il s’agit de Tartarin19. Il incarne l’anti-héros cynégétique qui, bien avant le sketch des Inconnus, moquait la figure du mauvais chasseur. Désormais lu par les écoliers, ce chasseur maladroit et menteur méridional notoire enchaîne les actions malheureuses de chasse. On parle volontiers de « tartarinades. » Patrick Gentil évoque « le complexe de Tartarin20 » quand le chasseur est mauvais ou bien qu’il passe pour tel auprès de pairs. Cela signifie alors un manque évident de connaissances éthologiques, naturalistes ou géographiques, voire cynégético-folkloriques : « Je décide de ne pas tirer […] Dans l’esprit du groupe, je suis devenu Tartarin. Pendant trois jours Camille et moi n’aurons plus la parole. Incompréhension la plus totale, sauf de ma fille outrée par la perte de sang-froid des locaux21. » La référence au personnage d’Alphonse Daudet permet aussi de s’auto congratuler modestement lorsqu’un chasseur évite de justesse la « bredouille22 » alors que les témoins de la scène (guides autochtones ou chasseurs) s’attendaient à une action peu glorieuse : « Vous avez dit Tartarin23 ? »

• 24 Contrairement à d’autres chasseurs dont la collection se compose de souvenirs relatifs à la réussit (...)

5 Tartarin doit sa réputation au manque de gibier dans sa région. Pour assouvir sa soif d’’action, il chasse à « la casquette » avec ses compères afin de tester leur adresse cinétique. Il acquiert ainsi le statut de « roi de la chasse » ou bien encore de « justicier cynégétique » puisqu’il est celui qui crible le plus de balles sa casquette lancée en l’air. En revanche, ses talents s’estompent dès lors qu’il se retrouve en terre des lions. Les seuls animaux qu’il abat sont un vieil âne ainsi qu’un lion aveugle et domestiqué, ce qui lui causera du tort. Ses connaissances cynégétiques ne sont que littéraires : il se réfère à Charles Bombonnel et V. Chassaing, chasseurs de lions et de panthères, qu’il dénigre allègrement, passant pour un imbécile. Les récits de chasse alimentent son imaginaire cynégétique. Ainsi possède-t-il un cabinet composé d’une bibliothèque et d’une collection d’armes ; au savoir livresque de Tartarin s’oppose l’expérience de terrain des vrais chasseurs24. Sa collection, de laquelle les trophées sont absents, n’est pas composée de souvenirs relatifs à des succès de chasse, mais catalyse son désir, son fantasme de vie chasseresse : c’est ce qui finira par l’inciter à partir, en quête d’aventure. Aucune occurrence au sujet des trophées n’apparait par ailleurs dans le roman.

• 25 Maurice Genevoix, Raboliot, Le Livre de Poche, Paris, 2019, Première édition 1925.
• 26 M. Genevoix, La Dernière Harde, Flammarion, Paris, 2018, Première édition 1938.
• 27 Le piqueux, ou piqueur, s’occupe de la meute et mène les chiens durant la chasse.
• 28 Signifier à la trompe de chasse que l’animal est pris.
• 29 Jorn Riel, Un Safari arctique, Gaïa Éditions, Montfort-en-Chalosse, 2019, Première édition 1976, pp (...)
• 30 Ernest Hemingway, Les Vertes collines d’Afrique, Folio Gallimard, Paris, 2017, Première édition 193 (...)

6 Néanmoins, l’absence de trophée ne signifie pas nécessairement que le chasseur est maladroit. En effet, lorsque Maurice Genevoix narre les aventures du braconnier solognot Raboliot25, ou bien l’affrontement entre Le Rouge, un cerf, et La Futaie26, un piqueux27, il n’y a toujours aucune occurrence relative au trophée. Et pourtant La Futaie finit par sonner l’hallali28 tandis que Raboliot s’avère être un redoutable prédateur. L’acte de chasse prime sur son résultat : chercher et trouver un animal, l’observer et le pister, l’approcher et le prélever. La chasse ne peut être réduite à la mise à mort et, le cas échéant, à la conservation taxidermique d’un animal. Ce qui ressort de la littérature cynégétique à dimension romanesque, c’est la véritable quête du chasseur : une confrontation à la nature et aux forces sauvages. Maurice Genevoix romance cette relation à la nature et au gibier, notamment parce qu’il la rend épique. Le chasseur qui part affronter des animaux non domestiqués rêve d’aventure initiatique comme dans le roman de Jorn Riel – exempt d’occurence « trophéïque » – dont le personnage principal désire « être seul. Tout seul sur une côte pratiquement dépourvue d’humains, isolé du reste du monde. Ne dépendre que de sa propre habileté, de sa propre volonté, être à la fois son seul maitre et valet […] En tant que chasseur, il pourrait sûrement mener une vraie vie de héros polaire29. » L’intérêt du roman cynégétique ne relève guère de l’adresse d’un tireur. Il s’agit plutôt de mettre en scène l’héroïsme du protagoniste dont la bravoure lui permet d’affronter les éléments fauniques et environnementaux. Ernest Hemingway – dont la plume ne fait mention que d’un seul trophée – évoque la déception éprouvée face à l’absence de « scène héroïque30 » et dramatique à propos d’une chasse au lion, tué trop facilement. La mort de l’animal n’est pas le but recherché, elle est la condition sine qua non pour que le héros s’affranchisse des normes de la culture afin de pénétrer dans une nature quasi mythique et jouir des beautés qui s’y trouvent. Ainsi le personnage de Lortier, dans le roman de Pierre Moinot, La Mort en lui, se définit-il surtout comme un homme « d’affût » :

• 33 Christophe Baticle, « Le localise cynégétique à l’épreuve du développement durable ; Autochtonie et (...)
• 34 M. Genevoix, op. cit. note 26, p. 122.
• 35 C. Baticle, art. cité note 33.

8Le roman et le récit cynégétiques rendent compte de la chasse comme une expérience globale afin qu’elle ne soit pas réduite aux pulsions meurtrières de « viandards. » La pratique permet d’approcher des animaux qui, hors contexte cynégétiques, seraient hors d’atteinte, et permet surtout d’éprouver physiquement la nature. Pour cela, le chasseur évolue sur un territoire dont il revendique parfois être un autochtone33. La Futaie partage la forêt avec Le Rouge. Il la nomme « notre forêt, celle où je te courrai un jour34. » La chasse permet à l’homme d’entrer dans la forêt avec un but précis et d’entretenir une relation d’égal à égal avec l’animal. Devenir un prédateur lui offre la possibilité d’appréhender la nature aussi légitimement que l’animal. L’expérience de la chasse engendre un sentiment d’autochtonie forestière qui conduit les protagonistes à voir ces espaces comme étant les leurs, usant du champ lexical de la propriété et de la demeure, dans la mesure où les chasseurs sont souvent nés près de ce domaine, y ont grandi et vivent toujours à proximité35. Ainsi Lortier dit-il « ma forêt » à propos de l’endroit où il chasse, faisant a contrario preuve de beaucoup plus de manière lorsqu’il est invité à chasser sur un autre territoire. Du reste, l’idée qui revient le plus est la personnification de la nature. Elle semble « vivante » au point que Lortier l’entende :

• 38 J. Riel, op. cit. note 29.
• 39 Maxime Michaud, « Chasser en gentleman ; Évolutions de l’éthique de la chasse sportive », Journal d (...)
• 40 Jean-Yves Quéau, Trophées des sommets ; À l’approche des chèvres et des moutons du monde entier, Éd (...)
• 41 P. Gentil, op. cit. note 20.
• 42 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40.

10Toutefois, si la confrontation à la nature environnante manque de difficulté parce que les espaces sauvages sont rares, clos ou entretenus ; et que le gibier, à leur image, semble domestiqué, voire relâché après avoir été élevé et génétiquement pollué, les chasseurs peuvent s’en éloigner. La recherche d’une chasse exotique et sportive peut conduire un chasseur à l’autre bout du monde afin de pratiquer son « art martial38 » dans des conditions plus ou moins extrêmes. La pratique reprend à son compte la notion sportive de fair play, dans la mesure où l’homme armé combat un animal dans un biotope qui lui est favorable. Il s’agit alors d’une chasse de gentlemen issue des chasses coloniales anglo-saxonnes39 à l’instar du roman d’Ernest Hemingway qui partage à la fois son amour de la chasse et des paysages de l’Afrique. Désormais qualifiée de chasse aux trophées, ou de chasse sportive et naturaliste, ses adeptes défendent l’idée qu’il s’agit d’une chasse éthique à tous les points de vue, car ce mode opératoire se rapproche le plus d’une chasse véritable. Les chasses européennes sont rendues artificielles par l’anthropocène, ce qui « pervertit l’action même de la chasse, puisqu’il n’y a plus l’incertitude de la quête qui en est l’essence même40. » La gestion française de la faune sauvage, jugée lobbyiste et fédérale41, n’est pas, de leur point de vue, en mesure de réguler les espèces tant elle se concentre sur la protection sans éviter la pollution42. Ainsi certains chasseurs fantasment-ils une nature vierge qui n’attendrait qu’eux :

• 44 Jacques Vettier, Markhors ; La quête ultime, Éditions de Montbel, Paris, 2016.
• 45 J. Vettier, op. cit. note 44, p. 114.

11Chasser en dehors des circuits touristiques, loin de tout, complètement dépaysés, dans l’hostilité géographique de régions reculées leur apparait dès lors authentique car une belle chasse est nécessairement difficile44. En outre, ces régions ont également besoin des talents cynégétiques et des moyens financiers européens pour non seulement conserver, mais développer le cheptel faunique car la « sauvegarde zoologique ne peut être que l’apanage de nations riches, au niveau culturel suffisant et nécessaire. Le temps requis pour atteindre ce niveau est, hélas, trop long. Le stock génétique des espèces risque fort de fondre au-delà d’un point de non-retour45. » La valeur cynégétique provient donc de la difficulté athlétique et géographique ainsi que de la dangerosité de ces expéditions. Elle puise du reste sa légitimité dans la protection faunique qu’elle engendre. Le récit vient narrer cette quête et légitimer des méthodes cynégétiques d’appréhension du sauvage. Les récits qui apparaissent comme un retour d’expérience valorisent une pratique en mobilisant des outils scientifiques et politiques, et critiquent ce qui en diffère. Quant aux romans, ils verbalisent des sentiments que d’aucuns ressentent sans toutefois parvenir à les expliquer.

• 46 Philippe Goulet et Max Hervé, Les meilleures histoires de chasse du Chasseur Français, Les Éditions (...)
• 47 J. Vettier, op. cit. note 44.
• 48 Les auteurs renseignent sur les animaux, leur biotope et leur approche. Ils conseillent également s (...)
• 49 Cela va de la référence littéraire à la référence scientifique précise, en passant par la référence (...)

12 Le roman, qu’il soit écrit par un littérateur chasseur ou non, met en scène l’univers de la chasse en se focalisant sur ce qu’il y a de plus fondamental dans la pratique cynégétique. L’absence du trophée dans cette littérature renchérit sur ce que disent les chasseurs : le trophée n’est pas primordial dans leur pratique. Le récit, quant à lui, est le témoignage d’un chasseur, soucieux de préserver le souvenir de ses chasses. Le récit peut être extrêmement court et porter sur une seule chasse, décisive ou non, pourvue qu’elle soit belle et forte en émotion, à l’instar des courts écrits sous forme de témoignages publiés dans la presse cynégétique46 ou bien sur les réseaux sociaux. Ils peuvent également donner lieu à des publications plus conséquentes. Certains adeptes vivent des chasses à ce point épiques qu’ils souhaitent rendre compte de leurs exploits. Le but est parfois double : légitimer la chasse (aux trophées), et faire fierté d’une chasse élitiste auprès de chasseurs plus modestes47. Le récit a également un rôle didactique concernant les techniques de chasse et les animaux48. Les chasseurs s’adressent aussi, et surtout, à leurs pairs, car les auteurs font très régulièrement référence à d’autres écrits cynégétiques, qu’ils soient d’ordre scientifique ou biographique. Les références littéraires sont également multiples, créant un réseau de références intertextuelles propres à l’univers du chasseur49. Ces récits sont enfin des mémoires d’hommes qui souhaitent conserver le souvenir d’une « carrière » de chasseur, lorsqu’il est temps de prendre retraite, notamment parce que le corps ne permet plus d’affronter les éléments.

• 51 Repousse annuelle des bois des cervidés.
• 52 M. Genevoix, op. cit. note 26, p. 181.

14 Si le terme même de « trophée » n’apparait pas toujours dans la littérature, d’autres sont utilisés afin de désigner les attributs de l’animal (vivant ou mort). Aussi l’absence du trophée dans les textes n’est-elle que partielle. En effet, le vocabulaire ne manque pas lorsqu’il s’agit de décrire la partie d’un animal qui fascine de manière quasi obsessionnelle le chasseur à l’affût. Maurice Genevoix analyse avec détail le refait51 de la ramure du Rouge qui, chaque année, s’étoffe davantage : « son port de tête, sa ramure avaient une majesté royale. Quatorze chevillures s’étageaient sur ses perches sombres, creusées de profondes gouttières et grumelées de perlures blanches […]52. » Les synonymes pléthoriques qui nomment les bois d’un cervidé, ou bien le lexique exhaustif qui dépeint chacune des parties d’une ramure ainsi que les diverses possibilités formelles, permettent d’apprécier un animal. Il en est de même avec le cornage des bovidés dont les courbures et l’écartement émerveillent le chasseur, à l’instar d’Hemingway, parti chasser le grand koudou en Afrique. L’évincement volontaire du vocable de « trophée » démarre dès l’appréciation de l’animal et se poursuit jusqu’à l’admiration de la dépouille :

• 54 Pour rappel, les œuvres déjà citées en note 20, 32, 40 et 44 : Patrick Gentil, Mémoires d’un anti-c (...)

15L’approche littéraire du trophée est résolument poétique et esthétique. Le trophée qui matérialise le souvenir d’une belle chasse permet en outre l’identification et la reconnaissance d’un spécimen en particulier. Cela transparait dans une moindre mesure chez les romanciers puisque les animaux sont plutôt personnifiés et rarement comparés. En revanche, chez les auteurs de récits cynégétiques plus documentaires, le trophée sert véritablement à estimer la qualité et le patrimoine d’un individu, et in fine à différencier un animal d’un autre. C’est pourquoi le terme de trophée est-il usité avec beaucoup moins de pudeur dans ce type de littérature. Si les romans évitent soigneusement le terme de trophée et mentionnent avec parcimonie l’art de la taxidermie – il y a seulement deux occurrences de cape chez Hemingway tandis que le beau-père de Raboliot est empailleur sans que le rapport de cette activité avec la chasse soit clairement évoquée – ou bien se contentent d’énumérer les cornes et les bois ; a contrario les ouvrages cynégétiques documentaires en font un usage foisonnant. Ainsi, les auteurs de récits non-fictionnels comme Quéau, Gentil et Vettier emploient respectivement le mot cinquante-sept, cinquante-et-un, et quarante-six fois dans le corps de leurs textes ; Pujol-Capdevielle fait toutefois office d’exception avec seulement six occurences54. Les usages et les acceptions sont bien sûr variés et il convient de les distinguer.

• 56 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40, p. 12.
• 57 J. Vettier, op. cit. note 44, p. 170.
• 58 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40, p. 100.

17Cette fascination peut même naître plus tardivement, à l’âge adulte, lorsqu’un chasseur de bécasse « tombe littéralement en arrêt devant un animal naturalisé, en cape, accroché au mur au-dessus du comptoir : une sorte de chèvre, de bouc plus précisément, de grande taille, aux cornes impressionnantes. Celles-ci, annelées, s’écartent l’une de l’autre de manière très élégante à la façon d’une lyre. Son pelage va du noir sur les épaulette le dessus du cou au gris beige sur les faces latérales de celui-ci et sur les joues, une barbe noire orne le menton56. » Cette fascination exercée sur des chasseurs déjà passionnés est bien d’ordre esthétique. Selon Jacques Vettier, cet intérêt esthétique relève de l’histoire de l’art : « L’ibex bézoar mérite-t-il donc vraiment une telle attention ? Assurément oui, si l’on s’intéresse à l’art et à l’archéologie. De tous ses congénères, c’est l’animal représenté le plus souvent et le plus superbement par Scythes, Sassanides, Louristanis, etc.57 » La beauté du trophée permet de mesurer, par un effet métonymique, celle de l’animal qui le porte : « Il est beau en terme de trophée, full curl, 8 ans, entre 37 inches et 38 inches58. »

• 60 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40, p. 100.
• 61 P. Gentil, op. cit. note 20, p. 118.
• 62 J. Vettier, op. cit. note 44, p. 58

19Cela permet aussi d’établir l’estimation et la sélection d’un animal correspondant à des critères de prélèvement. Il s’agit de « mieux apprécier leur trophée : le plus vieux est plus que tirable, il est full curl et donc légal60. » Les critères d’âge, de sexe et de taille déterminent un tir. Il faut s’assurer de tirer un animal bien particulier : « Calmement je m’allonge en position de tir et cherche dans ma lunette le mâle dominant […] L’animal, un mâle, porte des cornes de 1,15 m et dix anneaux qui indiquent clairement son âge. Voilà enfin mon premier trophée de haute montagne61. » Si les chasseurs se montrent sensibles au caractère visuel du trophée, c’est aussi parce qu’ils détaillent cette partie de l’animal, qui détermine le tir sélectif. Tous ces détails permettent d’individualiser un spécimen, de « recontrôler l’identité des animaux et le meilleur trophée mâle62. » Le cas échéant cela permet, enfin, de le revendiquer :

• 64 Balle non létale qui atteint la zone supérieure de la colonne vertébrale. L’animal saigne et s’écro (...)
• 65 Un chien de rouge ou de sang est un chien dressé à pister un animal blessé.
• 66 L. Pujol-Capdevielle, op. cit. note 32, p. 121.
• 67 André Gautier, « Le culte du trophée », Vénerie ; La chasse aux chiens courants, n^o 58, Deuxième tr (...)
• 68 A. Gautier, op. cit. note 67, p. 18.

20En France, le gibier peut appartenir au chasseur qui place une balle d’apophyse64 ou qui blesse un animal, et qui fait intervenir un chien de rouge65 pour retrouver et abattre l’animal. Il semble qu’à l’étranger, le trophée revienne à celui qui est capable de ramener la dépouille au campement, au grand désarroi de certains chasseurs. Si le trophée ne peut faire l’objet d’une convoitise illimitée, souvent qualifiée de « trophéïte » par les chasseurs qui voient là une perversion de la cynégétique, il est toutefois l’objet qui conclut, matérialise et légitime un acte de chasse heureux. Sa dénomination n’a cependant rien d’anodin puisqu’elle témoigne de la mort qui attend potentiellement l’animal détenteur d’un tel couronnement. Il serait naïf de ne pas considérer l’attrait que cette partie de l’animal représente pour le chasseur : « Je ne tardai pas à me rendre maitre de cet admirable bouc de 4 ans coiffé de superbes cornes66. » Le trophée doit ainsi être envisagé dans l’optique d’une appropriation, par le chasseur, des armes de l’adversaire. En tant que partie anatomique d’un animal, le trophée renvoie en effet aux cornes, aux bois et aux défenses de certains animaux. Ce sont des armes défensives qui résultent de l’évolution et donc de l’adaptation d’une espèce à son biotope, à ses prédateurs ainsi qu’à ses congénères. Si ces attributs se révèlent efficaces lors d’une prédation animale, ils se montrent moins redoutables lors de conflits intraspécifiques67. Ce sont des apparats essentiellement sexuels, si l’on en croit le dimorphisme sexuel d’une part, et l’utilisation lors de joutes séductrices d’autre part. Ce constat se renforce chez les cervidés qui perdent leur ramure une fois le brâme achevé. Les rivalités se règlent alors à coups de pattes antérieures. Les mâles ont donc une utilisation relative de leur trophée « dont le rôle purement mécanique de ces épois reste très accessoire et leur intérêt réside vraisemblablement dans la densité de l’impression visuelle ressentie par le cerf68. » Ainsi, les trophées sont-ils des armes de parade destinées à en imposer l’adversaire. En outre, les cornes et les bois ont des formes destinées à se contrecarrer mutuellement ce qui tend à limiter leur létalité. L’efficacité du trophée demeure donc dans ses éléments architecturaux qui lui permettent de paraître le plus massif possible.

• 69 P. Gentil, op. cit. note 20, p. 266.

21 De membre anatomique, le trophée devient, une fois l’animal mort, « trophée de chasse », c’est à dire concrétisation d’un souvenir autant que butin de victoire. Aussi le chasseur peut-il jauger ce qui est devenu son trophée : « Il me doit une très belle médaille d’or avec ses cornes supérieures à 80 cm (32’’ 5/8), diamètre à la base de 18 cm (7’’ 4/8)69. » Cela peut être le moment des regrets si le trophée n’est pas exceptionnel :

• 71 P. Gentil, op. cit. note 20, p. 212.

22Ce regret peut s’exprimer de différentes manières. Le chasseur peut déplorer son geste, estimant que la mort de cet animal était vaine car il aurait pu vieillir et développer son potentiel « trophéïque » et assurer une longue descendance. Il peut aussi considérer qu’il n’a pas eu l’animal qu’il méritait dans une harde : « Bois de bonne épaisseur, 104 cm en longueur, 21 andouillers, mais hélas pas de palette. Bref un animal moyen, tiré sous la pression. Une médaille d’argent tout de même. J’ai droit aux félicitations d’usage pour la qualité d’un tir… que je n’aurais pas dû exécuter […]71. » La chasse se partage ainsi entre le bonheur d’une belle récolte et la déception, ou la frustration, devant un animal même correct qui n’a pour seul but que d’épargner le chasseur de la bredouille :

• 73 Conseil International de la Chasse ; infra note n^o 107, p. 20.
• 74 J. Vettier, op. cit. note 44, p. 164.

23Cette déception, froide et cynique face à la mort d’un animal, a de quoi surprendre. Mais les chasseurs se défendent de pratiquer le collectionnisme lors d’une chasse. Cependant, quand ils arpentent les territoires les plus ardus, ils ont tout le loisir d’imaginer les magnifiques spécimens qu’ils pourraient prélever et dont la cotation CIC viendrait glorifier leur exploit73. Il faut donc avoir un minimum de « trophéïte » afin de ne pas tirer « n’importe quoi ». Il ne faut pas gâcher une cartouche, et encore moins une vie. Cette sélection est censée protéger des pratiques dites « de viandards ». Le but reste le prélèvement du plus digne représentant d’une espèce : « […] Je mets la main sur le plus beau trophée de chasse du monde, car jamais les montagnes du Cachemire n’ont vu plus grand ni plus beau markhor74. »

• 75 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40, p. 101.
• 76 Ces normes ayant elles-mêmes évolué : les récits cynégétiques du XIX^e siècle étaient accompagnés de (...)
• 77 P. Gentil, op. cit. note 20, p. 225.
• 78 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40, p. 138.
• 79 L. Pujol-Capdevielle, op. cit. note 32, p. 48.
• 80 J. Vettier, op. cit. note 44, p. 59.
• 81 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40, p. 180.

24 Le trophée de chasse donne ensuite lieu à toutes sortes de rituels. Ils visent à célébrer le chasseur, admirer l’animal et en conserver partiellement la dépouille : conservation. Tout d’abord le chasseur est félicité par le guide et congratulé par ses pairs : « Congratulations mutuelles, cigarette, photos, découpe de l’animal, partage de la viande, du crâne et des cornes entre nos deux sacs75. » Cela n’est qu’une formalité. En revanche, il existe un détail qui témoigne de la reconnaissance d’un trophée. La joie et la fierté d’un chasseur envers son trophée passent par la photographie (fig. 2). L’auteur peut préciser dans le récit qu’il sort l’appareil de sa poche afin d’immortaliser son prélèvement. Parfois simplement mentionnées, ces photographies annexent souvent le texte avec des poses normées76 : le chasseur est placé derrière l’animal encore entier dont on relève la tête afin d’estimer le cornage ou la ramure – plus rarement, il tient lui-même l’animal par le trophée ; le fusil est posé sur l’animal ou tenu droit, faisant office d’unité de mesure ; et l’animal dispose des derniers honneurs, à savoir les brisées. Il s’agit d’un hommage rendu à l’animal afin de célébrer sa combativité, ses efforts et ses ruses, mais aussi plus largement d’un honneur rendu au monde sauvage que l’on vient d’amputer de l’un de ses membres. C’est une question de respect, de reconnaissance et surtout de perpétuation du cycle de vie car la brisée est un rameau dont on nourrit symboliquement l’animal pour son dernier voyage. Parfois nommé « dernière mangeure » ou « dernière bouchée », il existe des disparités régionales selon l’espèce ou bien le sexe. Cela tend à se généraliser sans distinction dans certaines fédérations afin d’honorer tous les animaux tués. Ces photographies sont parfois complétées par des clichés des capes ou des massacres prélevés sur la dépouille. Les poses se veulent alors plus conquérantes dans la mesure où l’animal parcellisé est un objet que le chasseur porte, domine et met en scène. Prélever l’animal ne suffit pas, « le plus dur reste à faire, prélever la cape77. » Il faut donc prélever le trophée du reste de la dépouille. Il s’agit de différencier la venaison du trophée. Seul le trophée intéresse le chasseur. La viande pourra être consommée, donnée ou abandonnée selon les espèces et les usages. C’est une étape longue et fastidieuse : « Le temps de vider la bête, de prélever la cape, de la découper, de charger le tout sur les chevaux, la nuit était tombée78. » C’est un travail méticuleux d’anatomie. Il faut maitriser « l’art d’étriper les cornus79 » afin d’alléger la charge à transporter et de se délecter des meilleurs morceaux le soir même. C’est en outre une tâche dangereuse car la viande est également convoitée par divers prédateurs naturels. La préparation du trophée, une fois isolé, peut s’effectuer sur place ou le soir. Le chasseur doit s’assurer de la conservation taxidermique de son trophée. Il convient alors de tout mettre en œuvre, de la découpe : « Pas de “hallal” si vous voulez rester bien avec votre taxidermiste80 » ; au traitement de la peau, afin de remonter le trophée naturalisé par la suite : « En effet je pense à sa taxidermie et me dis qu’après encore une heure de ce traitement il aura perdu tous ses poils et que la cape sera inutilisable81. » Une fois le précieux trophée récolté, il faut le ramener. Des porteurs peuvent s’en occuper, ou bien des chevaux et des 4×4. Mais le corps-à-corps peut aussi se poursuivre. Il n’est en effet pas rare que le chasseur lui-même doive porter son trophée, renforçant ainsi la relation entre le chasseur et son animal :

• 83 L. Pujol-Capdevielle, op. cit. note 32.
• 84 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40, p. 101.
• 85 L. Pujol-Capdevielle, op. cit. note 32, p. 77.

25Enfin, la monstration, voire l’exposition, des animaux fraichement « trophéïsés » participe de la ritualisation cynégétique. Cela passe par l’utilisation et l’esthétisation de la dépouille ainsi que par l’héroïsation du chasseur. La viande non consommée peut servir d’appât – notamment pour les grands fauves – mais les trophées peuvent faire office d’appelant. Ainsi une tête d’isard dissimulée dans les rochers est-elle transformée en potentiel rival pour un autre mâle convoité83. Le trophée montré témoigne également la fin d’une chasse : « [Le guide] a saisi le crâne du mouflon à bout de bras et le dresse au-dessus de sa tête pour signifier au pilote que notre chasse est terminée […]84. » Exhiber la dépouille sert à se différencier du braconnier qui, lui, dissimulera l’animal. Si l’animal est dangereux ou nuisible, le chasseur devient un héros comme lors de cette chasse à l’ours « crucifié sur un bâti de bois, [qui] fit en camionnette, une tournée éclatante85 » dans la vallée, afin de témoigner de la sécurité retrouvée. Cela permet aussi de montrer l’animal aux passants, de leur offrir la possibilité de l’admirer et de féliciter le chasseur :

• 87 La revue Grande Faune propose par exemple une rubrique « Trophées remarquables » qui présente des t (...)

26L’essence même du trophée se trouve dès lors dans son exhibition. Cela peut aller jusqu’aux publications dans la presse locale et/ou spécialisée à l’instar de Patrick Gentil qui joint à son récit les articles relatant ses exploits, ou de chasseurs anonymes dont les trophées méritent d’être cités87.

• 89 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40, p. 206.
• 90 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40, p. 122.
• 91 Il s’agit d’un massacre prélevé sur un animal trouvé mort des suites d’une prédation animale, d’une (...)

28Le trophée – l’action de chasse en général – est présenté par les chasseurs comme une mort idéale pour l’animal, tant elle lui rend honneur. L’installation du trophée mobilise des règles d’accrochage précises selon l’importance qu’il revêt pour le chasseur : esthétique, cotation, souvenir cynégétique. L’organisation de la salle des trophées peut également se faire selon la chronologie ou l’origine des trophées : « […] Il est à une place de choix à côté de mes autres trophées de montagne89. » Toutes les places ne se valent donc pas, au même titre que les trophées, et le chasseur organise la présentation des animaux en fonction de critères subjectifs et objectifs. Le mur reste donc un objectif à atteindre, auquel le chasseur fait référence même s’il rentre bredouille « sans supplément de bagage et sans trophées » ; « Saint-Hubert n’a pas voulu que je l’accroche à mon mur90. » Le mur se mérite donc, aussi bien pour le chasseur que pour l’animal. D’ailleurs, certains trophées picked up91 figurent dans les salles de trophées :

• 94 L. Pujol-Capdevielle, op. cit. note 32, p. 115.
• 95 L. Pujol-Capdevielle, op. cit. note 32, p. 186.

30L’activation du trophée passe essentiellement par la contemplation et la remémoration du chasseur : « […] Une femelle de 8 ans dont j’ai toujours plaisir à regarder l’exceptionnel trophée accroché au mur de mon chalet de Sers94. » L’essence du trophée de chasse se trouve ainsi véritablement dans le regard. Ce regard part de la découverte de l’animal vivant dans son environnement naturel jusqu’au moment où il se retrouve sur le mur, en passant par la mise à mort de l’animal, vécue comme « un point final […] dont témoignent le massacre de la capra et celui du boucardoû accrochés au mur de mon chalet95. » Le mur est donc présent à l’esprit du chasseur à chaque instant. Le trophée clôture et commémore la chasse en même temps.

• 96 P. Moinot, op. cit. note 31, p. 87.
• 97 M. Genevoix, op. cit. note 25, p. 78.
• 98 Les dons et offrandes de trophées témoignent d’amitiés, de reconnaissance et de respect mutuels ent (...)

31 La vie domestique du trophée se poursuit ensuite dans une relation intime avec le chasseur qui, souvent, met à l’écart ses trophées. Il s’agit de raisons pragmatiques liées à la place prise par les taxidermies et pour leur conservation. C’est aussi une forme de respect observée pour les autres membres de la famille (fig. 3). Lortier évoque « la simulation ménagère d’un animal mort96 » ressentie par son épouse et fait en sorte de ne pas lui montrer le sang des animaux et de mettre ses trophées dans une pièce qui leur est consacrée. La monstration du trophée passe donc par la connaissance de tabous liés à la mort. On choisit à qui on les montre et dans quel contexte. Patrick Gentil évoque, photographies à l’appui, les soirées passées avec ses convives dans la salle des trophées, avec lesquels on s’amuse volontiers. Décor atypique pour les invités, les trophées sont pourtant le décorum cynégétique attendu de la part d’un chasseur. Lorsque le terme de trophée vient à manquer dans la littérature, les occurrences synonymes, notamment liées à la naturalisation des animaux, décrivent le « capharnaüm » et l’enchantement que représentent ces animaux « arrêtés » en pleine vie97. Quant à Jacques Vettier, il orne chacun de ses ouvrages avec un trophée qui lui a été offert98, et devant lequel pose son épouse. L’exhibition choisie du trophée, aussi récréative soit-elle, a du reste pour but de faire (re)connaitre un trophée. Cela participe de sa patrimonialisation. La patrimonialisation peut être égopatrimoniale ou cynégétique : la reconnaissance d’un chasseur et/ou du record de l’animal, mais elle peut également s’effectuer à plus grande échelle. Ainsi existent-ils des trophées célèbres. Jacques Vettier cite régulièrement les trophées historiques, cotés par Rowland Ward ou chassés par des chasseurs historiques, qu’il lui est donné de voir. Jean-Yves Quéau se réfère tout autant à ces chasseurs dont les trophées peuplent son imaginaire cynégétique :

• 101 Cela concerne les trophées historiques, records ou atypiques. Quant aux nouveaux potentiels records (...)
• 102 L’Association Française de Mensuration des Trophées publie un « Catalogue National de Trophées de G (...)
• 103 La convention ANCGG/AFMT du 8 novembre 2018 prévoit la validation d’un trophée lors de son expositi (...)
• 104 Selon nos informations, la peau a en réalité fait l’objet d’une transaction financière. L’ours a en (...)

32Les trophées doivent leur célébrité à la personne qui les a chassés, naturalisés ou aux dimensions de l’animal. La question de la trajectoire biographique de l’objet mêle alors ces notions, du pedigree du collecteur/collectionneur aux données scientifiques, à l’instar des objets ethnographiques. Ces trophées font souvent l’objet d’articles dans la presse spécialisée101 dont le but est de faire connaitre et ainsi de valoriser le patrimoine cynégétique, ou plus rarement dans la publication de catalogues de trophées102. Mais le trophée étant destiné à être exhibé, la voie royale demeure l’exposition. En effet le trophée ne devient véritablement trophée qu’après homologation et monstration : cotation, inscription en registre et exposition de trophées103. Historiquement, le trophée se définit donc largement par son expographie, voire sa muséographie. Aussi les musées – cynégétiques et d’histoire naturelle – sont-ils nécessaires au patrimoine cynégétique. Jean-Yves Quéau ne manque d’ailleurs pas de visiter les muséums d’histoire naturelle lors de ses déplacements afin de compléter ses connaissances sur les spécimens qu’il est venu chasser. Quant à Louis Pujol-Capdevielle, il évoque la peau d’un ours offerte au Musée Pyrénéen et Château Fort de Lourdes104. L’exposition permanente d’un trophée apparait dès lors comme la forme la plus aboutie de « trophéïsation ». En effet, le trophée, tel qu’on le rencontre actuellement, est le fruit d’un développement mutuel entre les musées, les expéditions coloniales et cynégétiques, et le goût pour la taxidermie et la conservation des souvenirs exotiques. Il existe alors un lien entre le musée et la maison. Paradoxalement, le musée décontextualise le trophée en le coupant du chasseur et du récit à même de l’activer. L’animal, désormais exposé uniquement en tant que représentant de son espèce perd toute la polysémie qui le définit. C’est la raison pour laquelle les musées qui exposent la chasse scénographient l’intimité et la domesticité du chasseur, du Musée de la Chasse et de la Nature avec le couple Sommer, jusqu’à Claude Hettier de Boislambert qui dispose à sa guise ses trophées au Musée international de la Chasse à Gien, en passant par le Musée Opéra de la vénerie qui expose les trophées personnels du fondateur et de son père dès la première salle (fig. 4).

• 105 L. Pujol-Capdevielle, op. cit. note 32.
• 106 J. Vettier, op. cit. note 44.
• 107 J. Vettier, op. cit. note 44.
• 108 L. Pujol-Capdevielle, op. cit. note 32.
• 109 Ludovic Ginelli, « Chasse-gestion, chasse écologique chasse durable… Enjeux d’une écologisation », (...)
• 110 Bertrand Hell, Sang noir ; Chasse, forêt et mythe de l’homme sauvage en Europe, Éditions L’Œil d’or (...)
• 111 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Éditions Gallimard, NRF, Bibliothèque des Sciences Hu (...)

34 Si le récit de chasse semble s’adresser de prime abord aux initiés ou aux néophytes qui voudraient saisir la passion chasseresse, il s’adresse aussi à ses détracteurs. Le chasseur-écrivain légitime en effet la cynégétique comme outil d’appréhension et de gestion de la faune sauvage et se plait parfois à critiquer le très fantasmé « bobo animaliste » éduqué aux films d’animation anthropomorphes Disney ou bien ceux qu’il nomme les « enculogistes105 ». Certains n’hésitent pas à critiquer « les enculades de mouches des scientifiques de congrès » afin de valoriser la chasse comme (unique) science de terrain efficiente106. Pour ce faire, les opposants (citadins et militants) sont donc disqualifiés, mais les mauvais comportements cynégétiques sont pareillement épinglés. Le chasseur-auteur critique tous azimuts les parcs naturels régionaux « semblables à des prisons », l’État français « qui protège sans réguler les espèces », ou bien les parcs cynégétiques « qui pervertissent la chasse ». La chasse aux trophées, exotique, est justifiée par la manne financière qui bénéficie aussi bien à la protection de l’environnement qu’aux populations locales107. La chasse est présentée de manière générale comme un art et un patrimoine qu’il convient de conserver et au sujet duquel il faut faire évoluer les mentalités108. Sous-tendant cet argumentaire, la chasse est d’une part qualifiée de « gestion cynégétique », et d’autre part présentée dans ces écrits comme une pratique innée à l’homme. On parle ainsi de chasse écologiste109 : il y est question de régulation et de protection des espèces, ou bien d’équilibre entre la faune et la flore. Il s’agit également pour le chasseur de légitimer sa propre identité de chasseur et de valoriser son rôle cynégétique dans la gestion du vivant. Il invoque pour ce faire ses compétences et son savoir autochtone de terrain. Raboliot déclare non seulement qu’il a la chasse dans le sang, mais qu’il a également besoin d’éprouver la chaleur du sang de l’animal. Le sang a une dimension symbolique pour les chasseurs110. Il sert d’indice et de rituel. La fiction sert de cadre aux chasseurs véritables, tandis que le récit traduit une appréhension prédatrice de la nature, ainsi qu’une anthropologie du monde dont la cosmogonie déroge souvent à l’ontologie naturaliste111.

• 112 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40.
• 113 L. Pujol-Capdevielle, op. cit. note 32.

35 L’auteur-chasseur met en évidence les raisons sociologiques, voire génétiques, auxquelles se mêlent atavisme et régionalisme, qui l’ont conduit à chasser, souvent depuis l’enfance112. Parfois le discours pour décrire l’attachement à la chasse s’exprime de manière extrême, vécue comme une addiction : c’est une maladie héréditaire, un virus incurable113. La chasse est présentée comme une nécessité qui comblerait un besoin mythique, sauvage et instinctif de l’humanité. Le chasseur se dépeint comme un être mu par ses pulsions, proches de celles des animaux qu’il chasse. Il s’inscrit ainsi dans une tradition de figures littéraires anti-modernes, qui opposent leur désir de nature et de prédation, à la société jugée décadente. Hanté par le gibier, Raboliot s’affranchit de la justice des hommes pour chasser :

• 115 Gérard Charollois, Pour en finir avec la chasse ; La mort-loisir, un mal français, Éditions Imho, P (...)
• 116 Sergio Dalla Bernardina, L’Utopie de la nature ; Chasseurs, écologistes et touristes, Éditions Imag (...)
• 117 Néanmoins le chasseur naturaliste se démarque du chasseur animiste ou totémique par le rapport maté (...)
• 118 P. Gentil, op. cit. note 20, p. 204.
• 119 J. Vettier, op. cit. note 44.
• 120 L. Pujol-Capdevielle, op. cit. note 32.
• 121 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40.

36Dans cet extrait, il est clair que le chasseur se perçoit lui-même comme une bête traquée, menacée par le danger que représente l’interdiction de la chasse ; et la faiblesse de la société humaine semble résider dans la négation d’un instinct naturel auquel on n’échappe pourtant pas. Une partie de la rhétorique de l’anti-chasse table sur le fait que la prédation humaine relève du loisir115. En ce sens, elle serait immorale. Le chasseur quant à lui, outre son discours cynégético-scientifique, mise sur la nécessité de sa prédation. Il lui faut démontrer qu’il relève pleinement de la nature. Aussi invente-t-il, voire fantasme-t-il, une nature sauvage, à laquelle il appartiendrait116. Il s’agit bien sûr d’une nature anthropique, dès lors qu’elle est appréhendée par l’homme, mais le chasseur cherche à prouver que la nature est sauvage et que l’homme participe pleinement de cette sauvagerie pour y inclure sa prédation. Le chasseur occidental créé donc un scénario relationnel avec l’animal qui parfois lui fait quitter l’ontologie naturaliste pour rejoindre un schéma davantage totémique ou animiste117. La littérature cynégétique dualise paradoxalement le rapport à l’animal chassé. En effet, si d’un côté elle se montre naturaliste en adoptant un vocabulaire rigoureusement scientifique – de l’éthologie à la biologie ; de l’autre elle est résolument anthropomorphe en douant les animaux de sentiments et de raison. Aussi Maurice Genevoix nomme-t-il Le Rouge, le cerf de son roman, tandis que les récits de chasse prêtent des intentions aux animaux, à l’instar de la ruse ou de la provocation : « À 15 m vient se camper un très beau mâle. C’est de la provocation !118 » La relation cynégético-érotique va pareillement dans le sens d’une continuité des intériorités. Cette relation peut également se montrer conflictuelle, si l’on en croit le champ lexical de l’insulte qui est fortement mobilisé. L’animal est insulté s’il est trop rusé, qu’il ne se laisse pas faire et qu’il déjoue la mort. Il est insulté quand il surpasse et met à rude épreuve les nerfs du chasseur qui rêve au trophée. Les injures sont pléthoriques. Elles vont du simple « bougre119 » au « hilh de pute120 » pyrénéen, en passant par « ces satanés mouflons121. » L’animal injurié redevient noble et admirable lorsqu’il se laisse contempler et tirer.

• 123 Certaines chasses exotiques servent à fournir de la viande aux populations locales ou bien à les dé (...)
• 124 J. Vettier, op. cit. note 44, p. 183.
• 125 P. Gentil, op. cit. note 20, p. 24.
• 126 S. Dalla Bernardina, « Sur qui tire le chasseur ? Jouissances dans les bois », Terrain ; Anthropolo (...)
• 127 J.-Y. Quéau, op. cit. note 40, p. 132.

37Le prédateur humain se démarque toutefois du prédateur naturel à ce moment très précis du choix culturel de l’animal – scientifique, esthétique ou bien écologique – et non plus seulement alimentaire, voire aucunement123. L’argument qui présente la prédation comme un comportement naturel biologiquement ancré en l’humain est par exemple perceptible dans les fréquentes analogies qui sont faites par les auteurs entre le comportement amoureux et celui de la chasse. Pour autant qu’il critique par ailleurs l’anthropocentrisme avec lequel ses détracteurs abordent la chasse, l’auteur-chasseur décrit les relations qu’entretiennent les mâles et les femelles, parfois avec romance, séduction et humanisation. Le chasseur n’hésite pas à en tirer des leçons pour le genre humain. La pratique de la chasse elle-même est associée à l’érotisme puisqu’il est dit du bipode télescopique qui équipe le fusil qu’il « se déplie en un clin d’œil et s’allonge ad libitum, comme un phallus de jeune homme124 » tandis que le fusil est comparé au pénis et ses munitions à l’éjaculation125. La métaphore amoureuse de la prédation demeure un sujet à part entière126. Le chasseur utilise la métaphore de l’amour ou, à défaut, celle de la sexualité, à dessein. Il s’agit en effet pour lui de revendiquer une relation naturelle entre lui, l’animal et plus largement la nature. Le chasseur cherche à se mesurer aux mâles sauvages, tandis que les femelles sont appréhendées à travers le prisme d’un sexisme spéciste. « La majorité des chasseurs mettent un point d’honneur à tirer un billy, c’est-à-dire un mâle par rapport à une nanny, une femelle127. » Le chasseur réserve la rivalité aux individus masculins dont la traque devient lyrique et héroïque dans le roman et le récit. Maurice Genevoix évoque un « affrontement final » entre Le Rouge et La Futaie tandis que Pierre Moinot décrit un cerf surnaturel plus proche du « fauve » que du cervidé. Le mâle exacerbe la prédation instinctive de l’homme et, a contrario, la femelle lui permet de se distinguer de l’animal en genrant la nature.

• 129 Selon les Plans de chasse, cependant les femelles sont invisibles dans les expositions de trophées.
• 130 A. Gautier, op. cit. note 67.
• 131 P. Gentil, op. cit. note 20, p. 247.
• 132 Natalie Cooper et alii, « Sex biases in bird and mammal natural history collections », Proceedings, (...)

38Dans la lunette du chasseur, la femelle est un animal faible et maternel qu’il convient d’épargner. Elle est également entourée d’un tabou cynégétique : il ne faut pas tuer celle qui porte la vie, et de fait les chasseurs rechignent à faire couler le sang de celle qui pérennise l’espèce. En France pourtant, les femelles doivent représenter le tiers des prélèvements129 et plus globalement elles détiennent la moitié du capital génétique d’une espèce130. Elles sont du reste une source alimentaire comparable aux mâles. La différence n’est que symbolique et ne se manifeste pas tant dans le comportement des chasseurs que dans leur discours. D’ailleurs les auteurs s’étonnent que les femelles et les juvéniles soient autant chassés par les autochtones, qu’ils accusent de décimer les cheptels sauvages, uniquement pour des raisons alimentaires. La chasse se partage donc entre utilitarisme et symbolisme, et le trophée en revendique une certaine vision. Aussi considère-t-on parfois que les femelles sont dépourvues d’intérêt cynégétique car elles ne possèdent pas de trophée, ou de moindre importance. L’on passe alors de la bienveillance au mépris le plus total pour ces spécimens qui déçoivent le chasseur : « J’exprime un léger doute sur la taille du trophée, mais obtempère […] Désappointement. Une grande femelle131! » Dès lors, ce sexisme spéciste traduit une appréhension misogyne du monde, tantôt animal – a fortiori dans les musées cynégétiques et les muséums d’histoire naturelle qui présentent des taxidermies puisqu’il y a une surreprésentations des spécimens mâles132 – tantôt humain, notamment lorsque ces deux mondes sont comparés.

• 133 P. Gentil, op. cit. note 20.

39 In fine, la pratique de la chasse semble octroyer un sentiment de contrôle sur le cycle de vie et de mort, auquel le chasseur appartient, et l’encourage, d’après lui, à ainsi mieux accepter sa propre mort. Si la mort est prise au sérieux par les chasseurs (« il ne faut pas mentir avec la mort133 »), elle est paradoxalement décrite comme une nécessité vitale autant qu’un plaisir coupable. En effet, le chasseur tue ce qu’il admirait quelque instant plus tôt. Le trophée de chasse vient pérenniser la beauté de l’animal, conservée dans la mort. Par ailleurs, le chasseur justifie la mort donnée à l’animal en invoquant l’inexistence de la belle mort dans la nature sauvage et hostile, où l’on meurt de faim, de froid, de vieillesse, de prédation ou bien au combat. La mort cynégétique ne serait ainsi pas plus immorale ou illégitime que la mort naturelle. Se peut-il que le trophée traduise un désir d’immortalité de l’homme, notamment lorsque des collections sont données à des musées ?

• 134 Maxime Michaud, « Safari et collectes naturalistes ; L’animal de musée comme trophée », Dominique J (...)
• 135 Lancelot Arzel, « Chasser, récolter, exposer ; Des bagages des collecteurs à la mise en musée, le p (...)

40 La chasse occidentale actuelle bénéficie de toutes les connaissances techniques et scientifiques nécessaires au prélèvement efficace des animaux. Pourtant, afin de légitimer leur pratique, les chasseurs participent d’un discours sur le réenchantement d’un monde magique et sauvage, en plaçant la chasse dans une antériorité anthropologique. Même le chasseur le plus terre-à-terre délaisse l’ontologie naturaliste dès lors qu’il chausse ses bottes pour communier avec la nature. La chasse devient un espace de réflexion entre les différentes intériorités et extériorités qui peuplent la nature, qui apparait comme une matrice supérieure. Il convient alors de la respecter et de l’honorer. Ainsi l’animal prélevé devient-il l’objet d’un sacrifice rendu à la nature. L’animal tué est honoré, consommé et conservé par la « trophéïsation », à dessein : reproduire le cycle de la vie. L’ensauvagement du chasseur ne serait donc pas qu’une simple technique cynégétique mais une véritable condition sine qua non de la chasse. Le Nemrod doit user du même mimétisme que les animaux convoités s’il souhaite les prédater. Quant aux trophées, dont la pratique semble aller de soi, ils sont moins anciens et évidents qu’il n’y parait. En effet, si l’utilisation et la conservation de dépouilles animales remontent aux confins de l’humanité, leur « trophéïsation » est cependant récente. La tradition relative aux trophées remonte au XIX^e siècle et allie l’essor de la taxidermie aux chasses coloniales. Elle s’est ensuite étendue avec la photographie des tableaux de chasse mais également, et surtout, avec le développement des expositions coloniales et des musées134. Ensuite, ces collections étaient ramenées dans des galeries privées puis des demeures, exportant à la maison les logiques expographiques135. L’histoire des trophées de chasse est donc corolaire de leur monstration muséale ce qui tend à en faire des objets bien plus culturels que naturels. L’avènement du culte du trophée date du XX^e siècle. Il s’agit d’une (ré)invention censée accompagner, justifier et revendiquer la gestion cynégétique. La pratique continue d’évoluer et la jeune génération de chasseurs s’empare du trophée pour valoriser un mode de vie et renouvelle les formes de présentation de leurs trophées.

• 136 David Berliner, « Pourquoi ne pas faire lire des œuvres de fiction à nos étudiants ? », Terrain ; A (...)
• 137 Idem, Ibidem
• 138 Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde, Éditions Gallimard, Paris, 1992, 1^re Éd. 1969.
• 139 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien ; 1. Arts de faire, Gallimard, Folio essais, Paris, 201 (...)
• 140 Jean Jamin, Littérature et anthropologie, CNRS Éditions, Paris, 2018.
• 141 Idem, Ibidem.

41 La littérature cynégétique des XX^e et XXI^e siècle témoigne allègrement de cela. Elle constitue par ailleurs un sujet ainsi qu’un terrain à part entière. Son étude met en lumière toute la cryptogamie de la chasse, mise en place par des adeptes pudiques ou perpétuant des néotraditions. En effet, si d’un côté le monde de la chasse semble difficilement accessible et compréhensible pour les néophytes, de l’autre tout semble être mis en place pour conserver des pratiques d’apparence ancestrales. Notre approche des récits et des romains cynégétiques, en parallèle de notre terrain et de nos enquêtés, enrichit notre réflexion et notre analyse. Sorti des textes scientifiques, le chercheur en sciences humaines lit malheureusement souvent peu d’œuvres romanesques et fictionnelles136. En s’interdisant des œuvres, certes fictives, le chercheur se prive également d’un éclairage sur l’imaginaire et la réalité d’un monde qu’il cherche à mettre à jour137. La lecture est un non-terrain à double niveau qui permet in fine d’accéder à une certaine « prose du monde » cynégétique, car la littérature est le langage le moins abrupt pour aborder une « phénoménologie de la perception138 ». Les récits de chasse s’envisagent alors dans une « théorie du récit », qui permet de penser le quotidien et de conduire une « théorie des pratiques139. » En l’occurrence, ils offrent un prisme idéal pour appréhender le trophée de chasse, y compris d’un point de vue ethnographique140. La littérature se fait le « porte-plume » d’un « inconscient social », et témoigne de « l’organisation de la pensée symbolique » que l’ethnologue ne peut délaisser141. À travers cette littérature, lue ou écrite, le chasseur affirme son être-au-monde, même s’il apparait comme un anti-héros, voire un antimoderne. Elle témoigne en outre de conflits d’imaginaires, ontologiques et patrimoniaux, relatifs à la nature et à l’animal. Cette littérature nous permet de suivre le trophée de chasse, de la forêt au musée en passant par la demeure du chasseur, en qualité de témoins directs de sa construction sociale et culturelle.

• 142 Retranscription d’entretien avec un chasseur, responsable d’un domaine privé, 2019.

42 Nuançons pour finir le rapport à la monstration littéraire du trophée car, encore une fois, le respect dû à l’animal invite nécessairement à la pudeur et à la discrétion. Aussi l’exhibition éditoriale n’est-elle pas du goût de tous nos informateurs (fig. 5) : « L’autre jour, un type m’a ramené un bouquin. Il a carrément écrit un bouquin sur sa vie de chasseur. C’est que des photos de lui avec des bêtes qu’il a tuées en Afrique, en Asie. T’en as plein des comme ça, ils sortent leur téléphone pour te montrer un record ou ils ont des press-book avec tous les animaux qu’ils ont tués. Je le connaissais pas lui, à la deuxième phrase il me disait “j’ai tué 130 espèces sur 5 continents.” Je m’en branle ! Je lui ai pas dit parce que ça se fait pas. Il te montre ça, il est fier comme un bar tabac. Quel intérêt ça représente de voir ta gueule en photo ? On se connait pas. À la limite, tu montres ça à tes enfants. Et encore, je pense que ça va les emmerder aussi. C’est pour toi, c’est tout. Et ces mecs ils sont là-dedans, c’est des collectionneurs. Ils veulent pouvoir dire à tout le monde combien ils ont tué. Les mecs, ils comptent vraiment. Moi je sais pas combien j’en ai tués, parce que je considère que ça n’a pas d’importance. Mais tu en as qui comptent. Et je pense qu’ils se font même plus plaisir à la chasse parce que l’objectif c’est plus que l’année d’avant et plus que le copain. Et tu occultes à chaque fois le plaisir que t’as à en chasser un. Je vais faire mieux, je vais te le filer ce bouquin à la con. Il trainait là… Je l’ai vu y’a pas longtemps. Un truc vert. Tiens, je te l’offre !142 »