• 2 V. Bedros et E. Scirocco, « Liturgical Screens, East and West. Liminality and Spiritual Experience  (...)

2Ces hauts murs pleins sont les héritiers de la longue tradition des barrières liturgiques, ces limites tangibles que l’on connaît bien dès les aménagements qui marquent l’espace des édifices paléochrétiens. Les formes alto-médiévales des chancels sculptés ou maçonnés poursuivirent une évolution non linéaire entamée au vi^e siècle qui monumentalisa ces interfaces plus ou moins pleines et occultantes2, mais c’est en ce xii^e siècle qu’évoquait O. de Canistris que commencèrent à se généraliser les très hautes cloisons qui isolèrent davantage utilisateurs du sanctuaire des participants extérieurs aux cérémonies, protégeant les premiers des seconds, tout en renforçant la sacralité immanente de l’espace clos accessible aux seuls clercs. Les formes des clôtures varièrent d’abord en fonction des matériaux utilisés et du choix de rendre les limites opaques ou plus ou moins transparentes au regard des fidèles cantonnés par elles dans le quadratum populi ; les grilles de chœur romanes répondent ainsi aux chancels ajourés des premiers siècles chrétiens. La vue de l’assistance étant gênée voire arrêtée par ces limites matérielles au décor signifiant qui la sollicitaient, les autres sens – ouïe et odorat – venaient logiquement pallier une perception de plus en plus limitée des rites sacrés qui avaient lieu au-delà des barrières. Des portes entrouvertes ou grand ouvertes, des rideaux retirés, des parois parfois ajourées en grille donnaient très partiellement à voir les cérémonies, à les deviner « en transparence » – à la manière dont les fidèles étaient habitués à « voir » au travers de fenestellae bien obscures les reliques qu’ils savaient reposer dans leurs reliquaires.

• 3 A. M. Schneider, s. v. « Cancelli », in T. Klauser (éd.), Reallexikon für Antike und Christentum, t (...)

3Au iv^e et au v^e siècle, l’élévation d’un chancel – toujours nommé au pluriel dans les sources contemporaines (cancelli3/κάγκελλ(α)/-οι) – formait habituellement un parapet d’environ un mètre de hauteur, composé d’un assemblage stéréotypé de piliers et de plaques à bordures moulurées plus épaisses que leur champ central, ajouré ou plein – mais on ne distinguait pas grand-chose en regardant à travers une plaque travaillée à jours (fig. 1).

• 4 T. Creissen, « L’aménagement du sanctuaire dans les églises de France avant l’an Mil », Hortus Arti (...)
• 5 Sur les premières apparitions de chancel haut, voir J.-P. Sodini et K. Kolokotsas, Aliki, II, La Ba (...)
• 6 Voir, même si le texte date quelque peu, R. Farioli, « Pergulae paleocristiane del territorio raven (...)
• 7 Cf. T. F. Mathews, The Early Churches of Constantinople. Architecture and Liturgy, University park, (...)
• 8 P. L. Zovatto, « La pergula paleocristiana nel sacello di san Prodoscimo in Padova e il ritratto de (...)
• 9 A. Flammin, « La sculpture du Haut Moyen Âge en Poitou-Charentes : les récentes découvertes d’Ussea (...)

4Dans bien des cas, les limites étaient caractérisées par de sobres murets maçonnés, que les textes qualifient simplement de muri ou septa, au moins enduits du côté des fidèles4. Nombre de ces maçonneries assez minces, qui barraient la nef devant l’abside, ont été prises pour des murs de chaînage et il demeure difficile de déterminer en l’absence d’élévation conservée s’il s’agissait de la barrière même ou du soubassement d’une clôture en pierre classique – cette remarque vaut pour les périodes suivantes du Moyen Âge. Un phénomène spectaculaire fut certainement en Méditerranée orientale et jusqu’en Italie le passage dès la fin du v^e siècle, mais surtout au vi^e siècle à la barrière haute5, dite pergula6, qui perdurera au-delà du vii^e siècle. Cette surélévation de la clôture, amplifiant le côté mystique de la célébration du culte, correspondait à une évolution marquée qui était apparue à Constantinople sous l’influence de la liturgie syro-palestinienne7. Plus de deux fois plus élevée (2,20-2,50 m) que le chancel bas, la pergula n’offrait des plaques ajourées que dans de rares productions de grand prix. Les plaques pleines étaient encadrées par des piliers-colonnettes, ou plus rarement des colonnes, qui portaient une architrave moulurée, en bois, en pierre ou en marbre dans les parties droites. Un fronton ou un arc couronnait l’accès principal au moins, comme à la chapelle Saint-Prosdocime à Sainte-Justine de Pavie dans la première moitié du vi^e siècle où architrave et arc sont inscrits (fig. 2)8. Ce modèle est probablement arrivé en France actuelle à l’époque carolingienne, comme l’atteste la découverte de Pouthumé (fig. 3)9.

• 10 Voir tout dernièrement les actes du colloque de 2017 sur celui de Saint-Pierre-aux-Nonnains (et bie (...)
• 11 Voir dans ce volume la contribution de Christian Sapin.

6Les premières barrières basses, balustrades souvent ajourées, gagnèrent ainsi rapidement en hauteur et en opacité, au moins à certains moments clefs des cérémonies, leur articulation très architecturée étant théâtralisée par l’ajout de rideaux et de luminaires. Comme les précédents, les chancels élevés alto-médiévaux étaient fréquemment sculptés et peints10. Les dispositifs des viii^e-x^e siècles, situés à l’interface entre espace des clercs et espace des laïcs, formaient pour les fidèles un écran que seul pouvait franchir leur regard, s’il ne s’arrêtait pas aux ornements qu’offrait la face tournée vers eux de la barrière de chœur, souvent des entrelacs en relief méplat aux motifs de labyrinthe presque hypnotique11.

• 12 J. Rollier-Hanselmann, G. Schotté, J. Landrieu, N. Poupart, avec la collaboration de F. Perrot et B (...)

7Les siècles romans suivants, auxquels nous arrêterons notre examen, poursuivirent l’opacification de l’enveloppe du sanctuaire et du chœur tant en Orient qu’en Occident, alors même que les liturgies marquaient des différences croissantes. On y devinera des besoins similaires et parallèles dans le temps. La sacralité et le mystère des rites augmentèrent proportionnellement à la taille et à l’opacité des limites matérielles, qui soulignaient la hiérarchie stricte des espaces et de leurs occupants. L’occultation totale du sanctuaire pour les fidèles fut ainsi effective plusieurs décennies avant l’apparition du jubé gothique dans certains lieux. On a calculé que dans la Major ecclesia de Cluny, dès 1130, le murus s’élevait à 4 m-4,50 m de hauteur avec son couronnement sculpté d’arcades aveugles (fig. 4)12.

• 13 P. Chevalier, « La façade occidentale du chœur de Souvigny à l’époque romane », Hortus Artium Medie (...)
• 14 P. Chevalier, « Topographie et hiérarchie au sein de l’édifice ecclésial : l’espace du chœur et ses (...)
• 15 J. Thirion, « L’ancienne cathédrale de Nice et sa clôture de chœur du xi^e siècle d’après des découv (...)
• 16 M. Bouiron, É. Guilloteau et R. Mercurin, « Nice la colline du château. L’ancienne cathédrale et le (...)
• 17 É. Vergnolle, L’art roman en France, Paris, 1994, p. 308 et fig. 417.

8À Souvigny, la nouvelle barrière des années 1150-1170 présentait une élévation maçonnée de 2,50 m pour près de 0,80 m d’épaisseur et sa frise sommitale sculptée culminait à 3,50 m environ13. Ce phénomène d’exhaussement marqué a été observé au xii^e siècle14, aussi bien dans des églises monastiques et canoniales, que dans des cathédrales et les édifices occupés par de larges communautés de moines ou de chanoines, dont les stalles étaient adossées aux parois latérales de la clôture du sanctuaire dans sa moitié occidentale, l’avant-chœur faisant une avancée de plus en plus profonde dans la nef. L’arrière des stalles de bois ainsi disposées – surtout lorsqu’elles formaient deux rangées échelonnées vers le centre du chœur, voire trois comme on le restitue à Cluny III – constituait en effet une paroi pleine parfaitement opaque, même en l’absence de murus. Les vestiges de la clôture de chœur de la cathédrale de Nice ont montré dans les années 1962-1965 que des banquettes en petit appareil étaient adossées aussi au revers de la façade occidentale du chancel, de part et d’autre d’une porte axiale étroite (0,91 m seulement) marquant le seul accès vers le haut vaisseau de la nef. Les fouilles des années 2000 ont rajeuni cette clôture maçonnée, épaisse de 0,70 m et précédée par deux marches, datée jusque-là du milieu du xi^e siècle15, attribuant clairement la reconstruction de l’espace liturgique du chorus aux chanoines cathédraux du début du xii^e siècle16. Dans ces cathédrales, abbatiales, priorales et collégiales, les hautes voire très hautes clôtures romanes occultantes portaient un riche décor sculpté ou peint orienté vers l’assemblée – autant de messages visuels destinés aux regards des fidèles exclus de l’espace sacré ainsi délimité. On trouvait en revanche un mur de clôture lisse percé d’une porte axiale chez les chartreux et les grandmontains pour les séparer des convers, une morphologie simplissime suivie par les ordres mendiants et les ordres militaires. Les fouilles de 1997-1998 ont documenté dans l’église cartusienne de La Verne, consacrée en 117417, un de ces hauts murs transversaux qui fut ensuite remplacé par un jubé gothique.

• 18 F. Guidobaldi, C. Barsanti et A. Guiglia Guidobaldi, San Clemente. La scultura del VI secolo, Rome, (...)
• 19 G. Morrachini-Mazel, Corse romane, Saint-Léger-Vauban, 1977, p. 173-176.
• 20 T. Creissen, Les clôtures de chœur dans les églises d’Italie, d’Istrie et de Dalmatie au cours de l (...)

9À côté de formes plus légères héritées de la période antérieure, chancels bas comme à Saint-Clément de Rome – où la barrière des années 1100-1128 remploie une bonne partie de celle du vi^e siècle18 –, ou murets maçonnés, comme dans la paroissiale mono-nef de la Sainte-Trinité d’Aregno en Corse19, ou pergulae, comme celle de Santa Maria in Valle Porclenata à Rosciolo dei Marsi – avec une architrave en bois du xii^e siècle –, ou celle de Saint-Pierre d’Alba Fulgens dans les Abbruzes – une barrière cosmatesque qui remploie en 1215 des éléments sculptés du début du siècle précédent –, quelques hauts murs de clôture sont connus, notamment en Italie20. Au duomo Saint-Vincent de Bergame, des fouilles de 2004-2008 ont pu revisiter la phase de construction romane de la fin xii^e-xiii^e siècle avec une barrière de chœur, démolie au milieu du xv^e siècle. Sa façade ouest s’étendait sur 11 m de longueur, avec un accès central large d’environ un mètre. Surélevée de 40 cm (deux degrés), la structure maçonnée en briques est conservée sur 2 m de hauteur maximum. Le soubassement, revêtu de plaques sculptées en pierre de Zandobbio, atteignait un peu plus d’un mètre de hauteur. Il offrait aux fidèles un chancel néo-paléochrétien en trompe-l’œil (fig. 5) : une série de fausses plaques sculptée d’écailles imbriquées en méplat alternant avec de faux piliers ornés de rosaces, avec deux hautes plaques en fausse grille oblique de part et d’autre de l’accès axial.

• 21 G. Allevi, B. Caccia et S. Facchinetti, La cattedrale di S. Alessandro martire, Bergame, 2009, p. 4 (...)
• 22 C. Schulz-Mons, Die Chorschrankenreliefs der Michaeliskirche zu Hildesheim und ihre Beziehungen zur (...)

10Au-dessus, deux registres peints étaient articulés sur des arcatures aveugles peu profondes21 ; la moitié sud mieux préservée montre au registre inférieur une Vierge à l’Enfant trônant et des saints en pied. Citons, pour la toute fin du xii^e siècle, la clôture en stuc polychrome du chœur occidental – Engelchor (chœur des anges) – de Saint-Michel d’Hildesheim, 1194-1197 (fig. 6)22 – l’élégante arcature ajourée qui la couronne rappelle les arcades sculptées pleines de Cluny ou Souvigny.

• 23 J. Rollier-Hanselmann et al., « La reconstitution 3D… », op. cit.

11La façade occidentale de ces barrières minces n’était pas encore un jubé, dont la structure permit dans les siècles suivant la proclamation de la parole à son sommet. Elles étaient par conséquent associées à un ou deux ambons dévolus à cet usage – maints exemples italiens en témoignent et des indices probants suggèrent l’existence d’un ambon circulaire projeté dans la nef à Cluny au xii^e siècle23. Ce meuble surélevé et bien visible par les fidèles compensait en quelque sorte l’opacité grandissante de la clôture de chœur.

• 24 P. Chevalier, « La façade occidentale… », op. cit.
• 25 M.-N. Delaine, « Les grilles médiévales du centre de la France. Essai d’inventaire », Revue d’Auver (...)

12On donnait cependant à voir, entrevoir ou deviner le contenu du chœur, a minima par les portes qui en permettaient l’accès au clergé et mettaient en valeur processions et déplacements. La façade occidentale du dispositif – dont l’emplacement sera à l’époque gothique celui du jubé – jouait pour les fidèles le rôle d’un frons scenae, d’un écran monumentalisé qui dissimulait la majeure partie du spectacle liturgique et en protégeait les acteurs, ainsi isolés dans un lieu réservé. Le reste des parois du chœur étaient parfois plus transparentes ou présentaient plutôt des effets de transparence. On note l’usage dès l’époque romane, dans les parties tournantes de chœur cernées par un déambulatoire mais aussi jusqu’en façade occidentale des dispositifs de clôture, de grilles de bois – ainsi à Souvigny dans les années 107024 – ou de métal – ainsi aux xii^e-xiii^e siècles dans vingt-sept églises françaises25 –, dont la plus célèbre demeure Sainte-Foy de Conques (fig. 7), où onze panneaux sont d’origine, mais de telles grilles ornées sont préservées en Europe de Pampelune à Regensburg et même au-delà.

• 27 J.-B. Thiers, Dissertations ecclésiastiques…, ibid., p. 326.

15Ce que l’auteur appelait plaisamment les « murailles » des sanctuaires médiévaux avait pour effet contraire que « les religieux fussent moins exposés aux injures de l’air […] ils ne pouvaient mieux se munir contre la rigueur des saisons qu’en fesant fermer de murailles le chœur de leurs églises27 ». Mystère et sacralité, mais aussi sérénité et confort du culte renforcés, furent ainsi les clefs liturgiques et pragmatiques de l’évolution matérielle des limina sacra ceignant cet espace bien particulier.