La “Rose de Saint-Jean” de Besançon : étude historique, iconographique et liturgique d’un autel circulaire prétendument paléochrétien
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- 1 R. Crozet, « Études sur les consécrations pontificales », Bulletin monumental, 1946, p. 20-22.
- 2 Étude menée dans le cadre du PCR Vesontio Christiana, topographie chrétienne de Besançon (ive-xie s (...)
1La ‘Rose de Saint-Jean’ de Besançon est une mensa circulaire en marbre d’un autel réputé avoir été consacré par le pape Léon IX lors de la dédicace de l’église du mont Saint-Étienne le 3 octobre 10501. Elle est aujourd’hui située sur un support fixe récent dans une des chapelles latérales nord de la cathédrale, dite de ce fait « chapelle de la Rose de Saint-Jean »2.
- 3 B. de Vregille, Hugues de Salins, archevêque de Besançon 1031-1066, Thèse de doctorat, Univ. de Bes (...)
- 4 B. de Vregille, op. cit., p. 109*-112* (voir aussi la publication condensée de cette thèse, Id., Hu (...)
- 5 J.-M. Suchet, La Rose de Saint-Jean, Besançon, Impr. Jacquin, 1897, p. 15-16.
- 6 En 1792 selon C. Rohault de Fleury, La messe : études archéologiques sur ses monuments, vol. 1, Par (...)
2Malgré son importance, l’autel a laissé peu de traces dans la littérature. Comme le rappelle Bernard de Vregille, aucune source narrative n’a décrit les fêtes de la consécration de Saint-Étienne3. C’est essentiellement grâce à la bulle pontificale fixant les privilèges de cet autel, rédigée trois mois plus tard4, et par une notice plus tardive, que nous connaissons l’évènement. Néanmoins il n’y est pas question du marbre circulaire sous lequel ont été déposées les reliques majeures de l’église de Besançon. Sa présence au centre de l’autel massif de Saint-Étienne est en revanche attestée par des sources annexes, liturgiques ou historiques, par exemple lorsqu’il s’agit de le transférer à la cathédrale Saint-Jean en 1674 ou de le consacrer à nouveau en 17115, lorsque la table fut intégrée dans l’autel majeur de la cathédrale. Elle a été par la suite incrustée dans le mur de l’abside au-dessus du trône épiscopal en 17906, puis déposée en 1898 dans la chapelle des fonts baptismaux (fig. 1).
- 7 Ibid.
- 8 L. Preyssouyre, « Les tables d’autel de la province ecclésiastique de Narbonne (ixe-xie siècles), B (...)
3Les questions qui demeurent tout entières sur cette pièce exceptionnelle du mobilier liturgique concernent tout d’abord son origine et sa datation, tout comme son usage à travers les siècles. S’agit-il finalement d’une table de l’Antiquité tardive, ce qui en ferait la mensa d’autel de la première ecclesia de Vesontio, ou plutôt d’un autel du xe siècle7 (fig. 2), appartenant à une église carolingienne de Besançon (Saint-Jean ou Saint-Étienne), ou encore d’une pièce du xie siècle8, destinée alors à l’église Saint-Étienne du Mont ? Nous tenterons d’y répondre dans les lignes qui suivent.
L’origine mythique de la tradition bisontine
- 9 Consultable en ligne à l’adresse suivante http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84322733
- 10 On trouvera la transcription et la traduction d’une partie de cette légende dans J.-M. Suchet, op. (...)
- 11 L’église Saint-Étienne n’est pas conservée. Elle a été rasée lors de la construction du premier fro (...)
4D’après une tradition locale bien ancrée, qui est encore tenue dans la littérature du xixe siècle, l’autel circulaire aurait fait partie de la cargaison de marbre et de matériaux précieux envoyés par sainte Hélène à l’évêque de Besançon Hilaire au ive siècle pour la construction d’une église dédiée au protomartyr Étienne. Cette croyance aurait pour source une légende hagiographique qui se trouve – pour le témoin le plus ancien – dans un lectionnaire bisontin du xiie siècle à l’usage de la cathédrale Saint-Jean, conservé à la Bibliothèque nationale de France (BnF) sous la cote Nouv. acq. Lat. 21889. Au fol. 122 et suivants, on peut lire, en effet, le récit de l’expédition au départ de Rome d’un navire envoyé par l’impératrice Hélène, qui, après avoir franchi la mer, être passé à Arles, remonte le Rhône, la Saône puis le Doubs, rivière dans laquelle il sombre avec sa cargaison10. On apprend à cette occasion qu’il était chargé de marbre, de bronze et de divers matériaux destinés à la construction d’une église : « Erat enim honusta marmore et ere et diversi generis materie que erat necessaria construende ecclesie » (fig. 3). La lecture de ce texte ne nous apprend rien de plus, mais on comprend aisément qu’un lien ait été établi entre ce marbre à l’apparence antique et le récit en question évoquant la construction de l’église du Mont-Saint-Étienne11.
Fig. 3 - Lectionnaire et antiphonaire de l’église Saint-Jean de Besançon, BnF, Nouv. Acqu. Lat. 2188, fol. 122 (xiie siècle).

Analyse archéologique de la table
- 12 Aucune analyse pétrographique n’a été effectuée, mais l’aspect du marbre est très caractéristique.
5La « Rose de Saint-Jean » est une table circulaire en marbre blanc veiné des Pyrénées12, taillée dans une plaque antique portant des graffitis et des incisions (grilles orthogonales, croix, etc.) dont le sens nous échappe et interdit de présager de son emploi primitif. Si l’on excepte deux petites fissures, la pierre est en excellent état de conservation : son diamètre maximal restitué (avec tranche moulurée) est de 116,5 cm, l’épaisseur de 11,5 cm et la largeur du rebord de 19 cm (fig. 4, a et 4, b).
6Elle affiche néanmoins plusieurs manques et réparations qui résultent de sa longue histoire. En haut de la tranche, 1,5 cm sous l’arête du rebord, une trace horizontale correspond à l’accroche d’un lien (ou d’un châssis de bois ?) destiné à maintenir une nappe. Y contribuait peut-être aussi la mortaise (diam. 1,2 cm) rebouchée au mortier, percée sur la même ligne au niveau des lettres N·A.
7On remarque sur le plateau deux mortaises carrées plus importantes qui entaillaient deux bords latéraux opposés de deux lobes situés à la hauteur des lettres TI·A et POPV·LIS. La première (3,5 x 3,3 x 3 cm) entamait le creusement et la gorge limitant le lobe, la seconde (3,7 x 3,7 cm) n’atteignait pas l’intérieur du lobe. Elles ont été réparées par des morceaux de marbre blanc du même type que celui bouchant le loculus (voir ci-dessous), avec restitution de la gorge. Chacune était semble-t-il associée à un trou de goujon circulaire de 1,3-1,5 cm de diamètre, encore empli d’une tige en fer fixée au plomb. On a là les vestiges de la fixation d’un élément important, assez lourd, peut-être un retable gothique posé à l’est de la mensa dans sa position originelle (?), qui aurait été supprimé lorsque l’autel a été apporté à la cathédrale.
- 13 À Saint-Jean comme à Saint-Étienne, on peut supposer que les quatre croix de consécration habituell (...)
8Les deux bandeaux inférieurs de la moulure de la tranche ont été retaillés au ciseau de manière assez soignée, sauf sur 3 cm de largeur (entre REG· et N·A), probablement pour assurer l’insertion dans le maître-autel au début du xviiie siècle. Au revers, le large chanfrein résulte d’une retaille, peut-être contemporaine de la précédente mais réalisée et dressée plus sommairement (de nombreuses traces de piquetage subsistent). On rapprochera aussi de la nouvelle mise en œuvre à la cathédrale la cavité rectangulaire très soigneusement rebouchée avec du marbre (taillé puis replacé au même endroit ou issu de la retaille du chanfrein du revers ?) dans l’écoinçon au-dessus de Hoc sig·num (5,6 x 4 cm). Il peut s’agir du sépulcre de reliques qui auraient été placées là en 1711, ce type de dépôt n’étant pas encore pratiqué au milieu du xie siècle. La présence du décor rendait sans doute inutile la gravure des croix de consécration13.
9À une phase ultérieure doivent être attribués une grande retaille grossière, réalisée à la pointe, de la tranche au niveau des lettres CAEL·ES (à l’opposé de Hoc sig·num) sur 8,2 x 4,3-5 cm, ainsi que deux agrafes métalliques coupées net situées de part et d’autre, au niveau des lettres TI·A et POPV·LIS. En fer et fixées au plomb, elles sont dirigées vers le revers et mesurent encore 5,6 et 4,5 x 1,5 m pour 6 mm d’épaisseur ; leur insertion a nécessité une entaille travaillée aussi à la pointe sur 13,5 x 7 cm et 6 x 6 cm autour des deux mortaises. Ces trois éléments contribuaient vraisemblablement à maintenir le disque à la verticale lors de sa fixation dans le mur de l’abside.
10Il est difficile de situer dans la séquence chronologique le creusement un peu oblique au trépan d’un trou rond de 1,3 cm de diamètre sur 3,7 cm de profondeur. Il est situé à 1,8 cm au-dessus de la croisée du chrisme. C’est probablement l’emplacement du point de compas central ayant permis de sculpter la mensa, Nous y reviendrons plus bas.
11Les siècles d’utilisation de l’autel ont causé des usures remarquables et significatives. Le rebord présente, au centre des courbes des lobes, des pertes de matière très importantes sur le marbre, en particulier autour de Hoc sig·num, qui devait correspondre à la face placée vis-à-vis du célébrant. Ce phénomène se retrouve au fond de la cuvette, ou les motifs sculptés et les lettres gravées sont émoussés et par endroits effacés, comme l’œil de l’oiseau et les détails de la tête de l’agneau.
12Enfin, on lit un petit graffiti récent, incisé à la pointe sèche au fond du lobe situé à droite de Hoc sig·num : MV 26 / 2 1907.
La table dans son état original
13Taillée dans une dalle antique et donc en remploi, la mensa affecte la forme d’une plaque circulaire de marbre, une rondelle, plane et lisse au revers, creusée d’une cuvette octalobée autour d’un champ circulaire.
14Le rebord est plat, lisse. Une fine gorge (profondeur de 5 mm max.) de profil tantôt angulaire tantôt arrondi, souligne à 1,6-1,7 cm de distance le contour des lobes et des écoinçons qui les séparent, dessinant aux jonctions de courtes lunules courbes qui en accentuent l’effet géométrique.
15Chaque lobe, légèrement outrepassé, mesure 23,5 cm de diamètre maximal à son sommet et 21,4 cm à l’ouverture. Les huit lobes non contigus entaillent le rebord sur 4 à 5 cm de profondeur ; leur fond descend ensuite presque imperceptiblement de 6 à 8 mm vers le champ central ; ce dernier s’enfonce encore de quelque 5 mm au niveau du cercle médian de 69-69,5 cm de diamètre. La profondeur maximale de la cuvette est de 6 cm.
16Originellement, la tranche présentait sur 6 cm de hauteur une moulure superposant trois bandeaux verticaux (h. 1,5 cm ; 1,5 cm ; 3 cm), en retraits successifs vers l’arête périmétrale supérieure. Cette moulure n’est plus préservée que sur 3 cm de longueur. Au-dessous, un très large chanfrein, retaillé en oblique douce, rétrécit la plaque sur une hauteur de 5,5 cm.
- 14 C. Rohault de Fleury (op. cit., p. 160), repris par J. Braun (Der christliche Altar in seiner gesch (...)
17Une inscription est disposée sur le rebord, dans les écoinçons entre les lobes, en plusieurs groupes de mots ou de lettres (au minimum 2 lettres pour le NA final, au maximum 9). Le texte est lisible depuis le bord extérieur de la table et se lit dans le sens inverse des aiguilles d’une montre en partant de l’écoinçon situé au bas de l’axe central du motif ornant le champ central. Les lettres gravées régulièrement sont des majuscules pattées, on observe des A à traverse rectiligne ou brisée ; les C et les G sont très proches même si la courbe du G dépasse un peu le demi-cercle. Le L de populis présente un repentir, une faute corrigée (?) et mêle le L avec un P14. La ponctuation en simples points gravés à mi-hauteur des lettres et même sur l’oblique du N de NA, semble disposée de manière aléatoire par rapport aux mots du texte, au rythme d’ensemble… – nous y reviendrons.
- 15 Nous avons ajouté à la transcription deux points médians qui n’avaient pas été observés jusque-là : (...)
- 16 A. Castan, Besançon et ses environs, 3e éd., Besançon, Impr. Jacques et Demontrond, 1936, réimprimé (...)
- 17 B. Mora, « L’autel de Besançon : datation et symbolique », Cahiers archéologiques, 41, 1993, p. 31- (...)
18L’inscription se lit ainsi : Hoc sig·num / pra·es/ta·t / popu·lis / cael·es/ti·a / reg·/n·a15 ; ce qui a été traduit comme « Ce signe manifeste, pour les peuples, le royaume des cieux »16 ou « Ce signe procure aux peuples le royaume céleste »17. Nous proposons, plus prosaïquement et « mot à mot » : « Ce signe montre aux peuples les royaumes célestes ».
- 18 Ce symbole christique qui apparaît sous Constantin au ive siècle réunit les deux premières lettres, (...)
- 19 Première et dernière lettre de l’alphabet grec, symbolisant le fait que Dieu est le début et la fin (...)
- 20 Marcel Ferry y voyait un aigle ! (M. Ferry, B. de Vregille, Cathédrale Saint-Jean de Besançon, Lyon (...)
19Le signum en question est sculpté en très faible relief sur le fond de la cuvette. Un chrisme18 à branches effilées s’inscrit dans une couronne (diam. ext. 32,5 m ; diam. int. 29,8 cm) en filet lisse au centre du champ ; il combine un khi majuscule et un rhô latinisé dont la large boucle s’ouvre légèrement à sa base. Un point élargi au trépan marque le centre réel du cercle de la mensa, 1 cm environ au-dessus de la croisée du khi et du rhô qui paraît marquer le milieu de la composition. Les lettres alpha (A haut de 4,7 cm à traverse brisée et légèrement penché vers la droite) et oméga (ω minuscule large de 5,4 cm)19 ont été gravées dans les triangles médians du khi. En fait, la haste du rhô ne fait qu’une avec celle d’une haute croix latine (52,5 cm), pattée à la base, et qui se surimpose à la couronne chrismée. La traverse (L. 28,5 cm) de la croix recouvre ainsi le sommet de la couronne. Haste et traverse sont faites d’un filet large de 1,5 cm en moyenne, la patte inférieure s’évase jusqu’à 2,3 cm. Un oiseau à bec pointu, aile effilée et queue trapézoïdale (colombe20) est perché au sommet, de profil, la tête orientée vers la droite et quelque peu baissée vers la croix. À la base, devant la hampe se tient un agneau debout, de profil, orienté lui aussi vers la droite, mais sa tête retournée vers l’arrière. Comme le reste des motifs sculptés en méplat, avec quelques ciselures encore visibles et des points de trépan, l’Agnus Dei est très usé. On ne distingue plus que la forme de sa corne recourbée à droite autour d’un point de trépan et trois pattes posées sur le rebord du champ central ; très effacée, la patte avant gauche était levée et repliée.
20Le sens de lecture de l’image est axial, rectiligne à partir des lettres Hoc sig·num : on voit en parcourant le fond de la mensa l’agneau immolé du sacrifice, la croix, le chrisme qui énonce le nom du Christ avec l’alpha et l’oméga qui marquent son éternité, et enfin la colombe. L’inscription qui l’appelle signum enveloppe cette fusion de symboles tout autant que les huit lobes de la table.
Commentaire
- 21 A. Castan, Besançon…, op. cit., p. 86.
- 22 É. Vergnolle, « Les églises comtoises au xiie siècle : une voie originale », in : É. Vergnolle (dir (...)
21La forme octolobée et le chrisme « constantinien » de ce précieux autel en marbre ont conduit la tradition locale et certains chercheurs à considérer qu’il ne pouvait être que très ancien et sa datation restait discutée ces dernières années encore, entre l’époque paléochrétienne et le milieu du xie siècle. Comme évoqué en introduction, Auguste Castan y voyait ainsi « l’un des morceaux que l’on sait avoir été fourni par sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin, pour la construction de cette église [Saint-Étienne]. »21. Aujourd’hui, son analyse archéologique concourt cependant à accréditer l’hypothèse d’une datation au milieu du xie siècle – contemporaine de la consécration par Léon IX. La référence explicite aux mensae paléochrétiennes s’inscrit dans cet esprit de réforme qui anima le diocèse de Besançon à partir de l’épiscopat d’Hugues de Salins et qui se manifesta jusqu’au xiie siècle à travers, notamment, des choix architecturaux inspirés des grands modèles du passé22.
- 23 O. Nussbaum, « Zum Problem der runden und sigmaförmigen Altarplatten », Jahrbuch für Antike und Chr (...)
- 24 René Tournier en déduisait qu’on disposait les hosties à consacrer dans les huit lobes régulièremen (...)
- 25 Bien que forcément dépassé du fait des découvertes effectuées depuis 15 ans, le catalogue « interna (...)
- 26 J. Braun, op. cit., p. 248 ; O. Nussbaum, op. cit., p. 43 ; et E. Chalkia, op. cit., p. 160.
22Effectivement, les tables d’autel au rebord creusé de lobes, en sigma ou circulaires dans l’Antiquité tardive23, rectangulaires pour une série produite entre le xe et le xie siècle, sont les héritières de certaines tables à manger tardo-antiques assez luxueuses. Sortes de plats individuels, de soucoupes intégrées à la mensa, les lobes des tables en sigma se trouvaient chacun à portée d’un des convives couchés sur un stibadium en hémicycle, la forme de lit de repas qui devint typique au ive siècle24. Les lobes sont un indice du nombre maximum de convives regroupés autour de ces tables antiques semi-circulaires ou circulaires qui reposaient sur un socle central unique. On comprend bien ce qui a poussé les premiers chrétiens à utiliser cette forme de plateau dans les cérémonies eucharistiques, même si cet usage reste limité en regard des mensae rectangulaires classiques. Par rapport à la mensa d’autel bisontine, les exemplaires antiques présentent une épaisseur quatre à cinq fois moindre (1,5 à 2 cm pour le champ central de plateaux tardo-antiques/paléochrétiens de 1,10-1,30 m de diamètre) ; les lobes sont plus serrés car ils sont séparés par de minces pédoncules que souligne, en un trait se terminant par une patte triangulaire, la gorge qui cerne les lobes – au lieu, comme ici d’en faire le tour et de former une lunule concave ; les lobes sont creusés en cavets adoucis pour atteindre 3 à 4 cm de profondeur et non en pente presque verticale sur près de 5 cm. Néanmoins, la troublante fidélité typologique apparente de notre table suppose une bonne connaissance des modèles tardo-antiques et, partant, leur circulation dans la région – alors qu’ils sont mieux étudiés en Méditerranée tout particulièrement orientale (Palestine, Chypre, Grèce, etc.), mais aussi en Tunisie, Croatie…25. On connaît certes une table en sigma à dix lobes semble-t-il contemporaine (du xie siècle selon J. Braun, O. Nussbaum et E. Chalkia26), découverte à l’abbaye de Mettlach, près de Trèves, tout aussi inspirée par la morphologie des exemplaires antiques. Et l’on peut encore citer la table en sigma monolithe de l’abbaye de Saint-André-le-Bas de Vienne (Isère), de facture plus grossière. Les mensae romanes rectangulaires en marbre à multiples lobes résultent quant à elles d’une création inspirée par les tables antiques, adaptée à la forme rectangulaire, plus prisée. Mais là encore la parenté est superficielle. Leur décor de rinceaux, petites croix, fleurons, perles et pirouettes, se concentre toujours sur le rebord et jamais au fond. La plus proche (géographiquement) de Besançon est celle de la major ecclesia de Cluny (l’abbatiale dite Cluny III), probablement consacrée par Urbain II en 1095.
- 27 J. Braun en connaissait huit exemplaires en tout, le nôtre compris (J. Braun, op. cit., p. 284).
- 28 Cette mensa d’autel-coffre a été mise au jour au xixe s. On doit son relevé à C. Rohault de Fleury, (...)
- 29 Y. Narazawa, Les autels chrétiens du Sud de la Gaule (ve-xiie siècles), Turnhout, Brepols, 2015, p. (...)
- 30 J. Braun, op. cit., p. 285.
- 31 L’inverse peut aussi s’opérer, comme dans la basilique Saint-Apollinaire in Classe (Italie) où une (...)
- 32 Y. Narazawa, op. cit., p. 441.
- 33 J. Braun, op. cit.
23Le décor en faible relief de la table de Besançon est plus exceptionnel encore que sa forme même. On ne rencontre en effet que quelques cas27 paléochrétiens, comme l’autel du vie siècle des Saints-Apôtres de Rome qui arbore une grande croix grecque pattée en méplat emplissant presque tout le fond28, voire haut-médiévaux comme la table de l’église Saint-Pierre du Ham (Manche)29 consacrée en 678-679 et où le centre est finement incisé d’une croix latine ancrée, mais qui tient davantage du graffiti que de la sculpture. Citons enfin, comme J. Braun30, un dernier exemple, montpelliérain des années 1200 : une table rectangulaire en marbre blanc dont le fond est orné d’un agneau gravé entouré par le tétramorphe. On pourrait certes avoir pris pour des plaques de chancel sculptées en méplat peu marqué des fragments de table31. L’exemple le plus ressemblant apparaît sur une plaque en grès carrée à sommet convexe trouvée à Narbonne. Datée du xie siècle, elle a été interprétée à raison comme un dossier de cathèdre. On y retrouve huit lobes encadrant une couronne contenant un chrisme en méplat à rhô latinisé avec les lettres alpha et oméga presque effacées. Cependant, outre sa forme générale, il ne s’y trouve ni croix, ni agneau, ni colombe, un fleuron occupe chaque écoinçon et un bandeau de perles cerne l’ensemble32. La présence du décor sensé gêner la pose stable des objets de culte avait conduit certains à supposer que la « rose de Saint-Jean » ait été un disque décoratif originellement inséré dans un mur à la verticale. Cependant les moulures de la tranche et le très faible relief – on ajoutera encore, comme C. Rohault de Fleury en 1883, l’usure extrême des éléments du fond, mais aussi de la bordure des lobes – conduisaient déjà J. Braun33 à affirmer en 1924 qu’il s’agissait assurément de l’autel de 1050 de l’église Saint-Étienne.
- 34 Études et relevés menés dans le cadre du PCR Vesontio christiana.
24Outre ce qui a été dit plus haut, le réexamen de la mensa en 201634 a permis d’une part d’attester qu’il s’agissait d’un marbre de remploi et d’autre part de comprendre la disposition des points qui avaient été pris pour des ponctuations du texte gravé. Leur emplacement aléatoire ne faisait aucun sens et pour cause. Il s’agit en réalité d’un ensemble de huit points de compas de 3 à 5 mm de diamètre qui n’ont rien à voir avec l’inscription et qui étaient là avant elle, puisqu’elle en tient compte. Incisés à 3 cm en moyenne de l’arête du rebord au centre de chaque écoinçon entre-lobes, ils assuraient le tracé d’axes préparatoires à la taille des lobes eux-mêmes et des motifs du fond. Ainsi, l’axe entre reg· et ta·t passe par le gros point de trépan approfondi à 1,8 cm au-dessus de la croisée du chrisme mais également par deux points plus usés (l’un à la pointe sommitale de l’alpha, expliquant sa position oblique ; le deuxième au sommet central de l’oméga). L’axe entre Hoc sig·num et cael·es suit le milieu de la haste verticale de la croix et du rhô du chrisme en passant par le point central déjà cité et l’échancrure sous le cou de la colombe.
L’utilisation liturgique de la table
25C’est à travers les Ordines liturgicae que l’on trouve quelques renseignements sur la « Rose » telle qu’elle est désignée pour la première fois à notre connaissance dans l’Ordinaire de l’Église de Saint-Étienne de Besançon daté de 1580 (BM Besançon, Ms 104). Le rituel qui la met en scène est celui du Lavement ou Ablution des autels qui a lieu dans les dernières heures du Jeudi saint, jour où l’Église célèbre l’institution de l’eucharistie lors du repas de la Cène et veille du Vendredi saint, commémoration de la mort du Christ en croix.
26A. Ordinaire de Saint Étienne, BM Besançon, Ms 98 fol. 37 (milieu du xiiie s.) (fig. 5)
In Coena Domini. Post prandium pulsatur officium ad illud instrumentum quod dicitur tenebres. Et ebdomadarii debent esse inducti amictis et albis et discalciati et amictos circa pectus precinctos habentes spongias in manibus et ita procedunt de sacrario ad lavandum maius altare. Dum lavatur canit chorus Circumdederunt me. Qui habitat […] et ponitur in altari I sextarius vini et potatur a clero postea a populo […] Cum finitur evangelium [.] benedictur panis […] presbiter incipit alta voce ubi est caritas et dilecto [rum ?] [.] dat panem benedictum canon. et [.] aliis. Postea datur vinum ad potandum.
- 35 Semainiers ou hebdomadiers : chanoines officiants à tour de rôle pendant une semaine.
27« À la Cène du Seigneur. Après le déjeuner, on sonne l’office avec les instruments que l’on dit des ténèbres. Les semainiers35 doivent être revêtus de l’amict et de l’aube, être déchaussés, porter un amict autour de la poitrine, avoir des éponges en mains et ainsi procéder aux rites du lavement de l’autel majeur. Pendant qu’on lave, le chœur chante Circumdederunt me, Qui habitat […] et qu’on mette dans l’autel un setier de vin et que le clergé boive, puis le peuple […] Lorsqu’on a fini l’Évangile […] qu’on bénisse le pain […] le prêtre entonne à haute voix Ubi est caritas […] Il donne le pain bénit aux chanoines et aux autres. Après cela, il est possible de boire du vin. »
28Après la cérémonie solennelle du dépouillement de l’autel, qui consiste à le débarrasser de ses nappes et ornements – en référence au dépouillement du Christ avant la crucifixion – les célébrants procèdent à l’ablution proprement dite. L’usage général et traditionnel consiste à verser de l’eau et du vin sur chacune des cinq croix de consécration réparties entre les quatre angles et le centre de l’autel, puis à l’éponger. Pour ce faire, les célébrants se ceignent, à la manière d’un tablier, d’un amict, linge de toile fine destiné habituellement à recouvrir les épaules et le cou de l’officiant. À Saint-Étienne de Besançon, cette cérémonie est suivie d’un rite tout à fait propre au lieu : le remplissage, la bénédiction et la consommation de vin à même la cavité formée par la Rose enchâssée au centre de l’autel majeur. Cette pratique, pourtant absente du pontifical romano-germanique en usage à Besançon, est attestée dès le xiiie siècle dans un ordinaire liturgique de l’église Saint-Étienne (cf. texte A. et fig. 5). Le rituel abrégé de l’église Saint-Étienne, daté de 1580 (cf. texte et fig. 6), constitue un témoin plus récent de cet hapax liturgique.
Fig. 6 - Ordinaire de l’Église de Saint-Étienne de Besançon, BM Besançon, Ms 104, fol. 160 v°-161 (1580).

- 36 Crécelle.
- 37 Graduel.
29B. Ordinaire de l’Église de Saint-Étienne de Besançon, BM Besançon, Ms 104, fol. 161 r°-161 v° (1580) [il s’agit d’un rituel abrégé] (fig. 6)
« Après disner on sonne a trois heures et demye avec la tarevelle36 puis on commence complies. On dict les psalmes cum invocarem et les aultres suyvans sans intervalle. On ne lict pas devant co[m]plies. Après complies, messieurs qui ont célébré la grande messe avec leur aulbes lavent le grand aultel et se faict la benediction du vin quon met dedans la Rose. Cependant le .s. Surchantre co[m]mence le respond (sans chappe estant au poulpite) Circundederunt me. /// Et les aultres suyvans co[m]me elles sont dedans le Greal37. Et va on [sic] boire au grand aultel du vin benict. Puis après vont tous à s. Martin […] ».
30Ensuite a lieu le Mandatum (lavement des pieds) des chanoines et du S. Surchantre uniquement. « Puis après on distribue le pain bénict lon n’y boit point jusques le jour de Pasques après dinez que l’un des choriaux pourte une tasse plenne de vin au[x] plus vieux chanoines en reception. En apres on revient a leglise en la chappelle n[ost]re Dame… ».
31Après ce rite exceptionnel, la célébration reprend sa forme classique. Un autre ordinaire manuscrit de la fin du xvie siècle nous livre un témoignage concordant (cf. texte C et fig. 7).
32C. Ordin. Offic. Sancti Stephani, BM Besançon, Ms 105, fol. 16 r° (1593) (fig. 7)
A prandio hora tertia prima pulsatur cum illo instrumento dicto la Taravelle et dicitur completorium. Interim altaristae vestiuntur amictis cingulis et albis et praecinguntur aliis amictis ad abluendum majus altare. Inde benedicitur vinum appositum in Rosa... Interim succentor incipit responsum Circumdederunt me eum aliis, et quando canitur in choro vadunt per ordinem bibitum vino...
- 38 Ministres de l’autel : prêtre, diacre, sous-diacre.
33« Après le déjeuner, à la troisième heure, qu’on sonne [.] avec l’instrument dit la Taravelle et qu’on dise les complies. Pendant ce temps, que les altaristes38 revêtent les amicts, les cingulons et les aubes et se ceignent d’autres amicts pour l’ablution de l’autel majeur. Ensuite qu’on bénisse le vin placé dans la Rose… Pendant ce temps le sous-chantre entonne le répons Circumdederunt me et les autres, et pendant qu’on chante, ils vont au chœur par ordre boire du vin… »
34La dernière attestation de cette cérémonie singulière dans son contexte originel de la cathédrale Saint-Étienne, nous est fournie par un Liber caeremoniarum rédigé par le sous-chantre François Guénard en 1629. Ce cérémonial décrit notamment la manière particulière par laquelle on procède à la consommation du vin bénit (cf. texte D et fig. 8).
Fig. 8 - Liber caeremoniarum et officiorum divinorum quae fiunt in ecclesia Sancti Stephani Bisuntini, singulis diebus, ut habetur in calendario, a Francisco Guenard, presbytero et in eadem ecclesia succentore, conscriptus anno Domini 1629. BM Besançon, Ms 109, p. 134 (1629).

- 39 Chappe.
35D. Liber caeremoniarum et officiorum divinorum quae fiunt in ecclesia Sancti Stephani Bisuntini, singulis diebus, ut habetur in calendario, a Francisco Guenard, presbytero et in eadem ecclesia succentore, conscriptus anno Domini 1629, BM Besançon, Ms 109, p. 134 (fig. 8)
733. Après complies les sieurs altaristes habillés d’aulbes blanches et d’amicts devant eux en forme de devanthures, s’en vont au grand autel pour les laudes préalablement la rose qu’est le milieu dudit autel, dedans laquelle, après avoir esté bien lavée, nettoyée et essuyé[e], en disant les sept psalmes penitentiaux à basse voix, on y met du vin lequel on bénist.
734. Cependant quand les sieurs altaristes sont occupez à laver ledit autel le Sieur surchantre commence le respond (sans avoir aucun pluviale39) circumdederunt me, le chœur poursuyvant, comme il est dans le graduel, et le reste comme suyt. Qui habitat. De necessitatib. D[omi]ne non s[e]c[u]d[u]m.
735. Pendant quoy les sieurs altaristes ayant es mains chacun une tasse pleine dudit vin benit se retournent vers le peuple, et boivent, et messieurs les chanoines, surchantres, et familiers, chacun selon sa reception vont boire dudit vin benist avec toute modestie ».
736. Puis après, tous s’en vont à la chapelle saint Martin […] Lict l’Evangile […] pendant quoy on benist les pains.
738. [après et pendant les chants liturgiques du « processionaire »] … on distribue le pain benit aux assistants.
739. Après cela, on revient à l’église dans la chapelle Notre Dame […].
- 40 « Il me montre la Rose creusée dans cet autel, dans lequel on dépose un setier de vin rouge (ou sei (...)
- 41 Ibid., loc. cit.
36On peut également placer ici le récit que Jean-Jacques Chifflet fait à son frère Laurent après avoir interrogé le chanoine Rody au sujet de cette cérémonie : « (Dominus Rody) … mihi ostendit rosam illam excavatam in altari, in qua ponitur sestarium unum vini rubri (sive pintae sexdecim ; tot enim capax) die Jovis Hebdomadae sanctae, de quo Canonici omnes ordine bibunt, deinde populus universus »40. Interrogé sur la raison de ce rite, le chanoine Rody répond à Chifflet « que cet usage était une survivance de celui des premiers chrétiens, qui partageaient nourriture et boisson lorsqu’ils se retrouvaient pour la synaxe (de là aussi les repas de confréries) »41.
- 42 Ibid., t. I, p. 486-487 et t. II, p. 1170, note 281.
37Une comparaison avec les rites pratiqués le Jeudi saint à la cathédrale Saint-Jean, décrits dans l’Ordre des offices de l’Église métropolitaine de 1683 (BM Besançon, Ms 112), montre qu’une fois la messe pontificale terminée, on procède à l’ablution de l’autel puis à la bénédiction de petits pains et de fèves pendant que le chant continue à voix basse. « La bénédiction achevée, l’officiant distribuë a chacun des enfants de chœur un petit pain, et des faives, puis on en présente aux altaristes, et ensuitte aux chanoines, et aux familliers ». La distribution de fèves, qui constitue une nouvelle curiosité liturgique dont on ne peut dater l’apparition, existe aussi à Saint-Étienne selon l’Ordinaire de 1580. On retrouve donc la même structure rituelle dans les deux « cathédrales », exception faite de la bénédiction et de la consommation de vin directement à l’autel qui est propre à Saint-Étienne. Cette coutume, qui vient littéralement s’intercaler dans la forme ordinaire de la liturgie, entre l’ablution de l’autel et la bénédiction des azymes, est donc bien liée à la présence de la Rose. Le particularisme liturgique du Jeudi saint semble être de tradition à Besançon : sur ce sujet on pourra suivre les références données par B. de Vregille dans sa thèse42.
38L’exécration de l’autel majeur de Saint-Étienne a lieu le 31 mai 1674 en prévision de la démolition totale de l’édifice. À cette occasion, la Rose est descendue à Saint-Jean et entreposée dans la chapelle Saint-Denis. Il faut attendre 1711 pour qu’elle reprenne sa place centrale sur le nouveau maître-autel de la cathédrale consacré le 23 décembre par l’archevêque François-Joseph de Grammont. Elle y restera jusqu’en 1790, date à laquelle l’abbé Roy, principal administrateur de la cathédrale, la fait incruster dans le mur au fond de l’abside, derrière l’emplacement où se trouvait alors la cathèdre. Elle est déplacée en 1897 et l’on en voit encore actuellement la marque circulaire dans le mur.
39Étonnamment, bien que n’ayant plus été pratiqué pendant plusieurs décennies, le rite de la bénédiction du vin au sein de la Rose est réactivé dès lors que ce marbre retrouve à Saint-Jean une place identique à celle qu’il occupait à Saint-Étienne. À la lecture de cet usus antiquus rénové que relate de façon si claire le chanoine Hugues-Hyacinthe Callier dans son Cérémonial de l’Église métropolitaine rédigé en 1747 (cf. texte F et fig. 9), on se prendra facilement au jeu de la comparaison avec les autres Ordines transcrits et traduits ci-dessus.
- 43 Les sept psaumes pénitentiaux sont les psaumes VI, XXXI, XXXVII, L, CI, CXXIX et CXLII.
40E. Cérémonial de l’Église métropolitaine [Saint-Jean], BM Besançon, Ms 113, fol. 308-309 (1747) (fig. 9)
« On verse d’abord du vin sur les croix de l’autel ; on essuie ensuite avec une éponge et des serviettes. Puis le marguillier verse, dans le creux de la Rose, deux ou trois channes de vin que l’officiant bénit ; puis ayant baisé l’autel, il goûte de ce vin, et après lui le diacre, le sous-diacre, les deux chanoines qui ont récité les psaumes pénitentiels43… les chanoines, les familiers, les chantres et les enfants de chœur vont successivement, par le côté du grand-chantre, baiser l’autel et goûter du vin béni ».
Article neuvième. Du lavement de l’autel canonial. [fol. 307-310]
Après-midi, le Marguillier fera préparer ce qui est nécessaire pour le lavement de l’Autel et pour le lavement des mains des chanoines.
Les clercs iront prendre à l’Archevêché huit channes de bon vin rouge que le Maître d’hôtel doit fournir pour le Lavement de l’Autel et pour la Cêne.
Ils dépouilleront l’Autel de ses nappes et parements ;
Ils placeront un pupitre au milieu du sanctuaire, et porteront sur la crédence deux vases l’un de vin, l’autre d’eau claire.
Dans la sacristie ils prépareront pour le Célébrant, le diacre et le sous-diacre des amicts, des aubes, des ceintures, des serviettes, et des éponges, des aubes, des amicts, ceintures pour les deux plus jeunes chanoines.
Pour le lavement des mains, des chanoines, ils auront soin de préparer une étole et quatre chapes rouges, la grande croix procession[n]elle, les chandeliers des acolytes avec des cierges.
Dans la chapelle des Fonts ils prépareront une crédence couverte d’une nappe blanche, où ils mettront les pains azimes sur deux grands bassins d’argent, le bénitier avec le goupillon, un bassin et une aiguière d’argent remplie d’eau claire, des serviettes blanches pour essuyer les mains du célébrant et des chanoines.
Devant le baptistaire, ils placeront un pupitre et un missel dessus. À l’entrée de la chapelle, ils mettront un autre pupitre avec un graduel, ils prépareront des verres ou des goblets pour la Cène.
À deux heures après midi on donne le signe avec la Taravelle 1° devant les portes de l’Eglise 2° devant la maison des enfants de chœur 3° devant celle du surchantre, et le long de la rue qui va aux minimes.
Une demi-heure après le signe donné, on récite complies dans le même ton que les petites heures du matin, n’y ayant point de leçons ces trois jours avant complies.
Pendant complies le semainier, le diacre, le sous-diacre et les deux plus jeunes chanoines prennent dans la sacristie des amicts des aubes des ceintures. les acolytes prennent leurs chandeliers avec des cierges allumés.
Après complies, le surchantre descend à l’Aigle et impose le répons marqué dans le graduel que le chœur poursuit lentement. En même temps le semainier précédé des diacres, des sous-diacres, des deux jeunes chanoines des acolytes et des bedeaux suivi du marguillier et des clercs portants l’un une aiguière d’eau, l’autre un pot de vin, va à l’Autel, s’incline, au bas des degrés avec le diacre et le sous-diacre y monte et le baise au milieu. Les acolytes posent leurs chandeliers aux endroits accoutumés. Les deux jeunes chanoines ayant fait inclinaison à l’Autel avec le semainier vont au pupitre placé au milieu du sanctuaire, où ils récitent alternativement les psaumes pénitentiaux et les litanies des saints à basse voix tant que dure le Lavement de l’Autel.
[chiffre non marqué] Ensuite le semainier ayant reçu du diacre l’aiguière d’eau, il en verse sur chacune des croix de l’Autel commençant par celle du milieu, ensuite sur celle du coin de l’Evangile vers l’arrière de la table de l’Autel et sur les autres croix dans l’ordre des chiffres marqués en cet exemple [cf. dessin sur la fig. 9].
Il prend le vase du vin qui lui est présenté par le sous-diacre, il verse de même sur chacune des croix ; après quoi, lui, le diacre et le sous-diacre étendent avec les éponges l’eau et le vin sur toute la table de l’Autel et la lavent. Les clercs l’essuient avec des serviettes, le marguillier verse dans le creux de la Rose deux ou trois channes de vin que l’officiant bénit, puis, ayant baisé l’Autel il goutte de ce vin et après lui le diacre, le sous-diacre, les deux chanoines qui ont récité les psaumes pénitentiaux, et retournent à la sacristie dans le même ordre qu’au nombre 12.
Les chanoines, les familiers, les chantres et les enfants de chœur vont successivement par le côté du Grand Chantre baiser l’Autel et gouter le vin bénit.
Cependant le célébrant prend une étole et une chape rouge. Le diacre et le sous-diacre prennent chacun une chape rouge sans étole ni manipule. Le portecroix se revet partiellement d’une chape rouge et prend la grand’ croix processionnelle. Les acolytes leurs chandeliers.
Hypothèse
41La chose est assez rare pour être soulignée, cinq ordines décrivant l’usage liturgique du Jeudi saint mettant en scène l’autel circulaire ou Rose nous sont parvenus, et force est de constater l’étonnante immuabilité de ce rite entre le xiiie et le xviiie siècle. Historiens et liturgistes se sont interrogés sur cette tradition, pensant y voir la survivance d’un usus antiquior antérieur aux réformes liturgiques médiévales successives ou encore l’adaptation locale d’une pratique en usage à Rome, comme en existèrent d’autres au cœur de la Réforme dite grégorienne à Besançon et dans les diocèses de l’orbe romano-germanique. Toutefois il semble bien s’agir ici d’un hapax liturgique. C’est peut-être vers la réponse donnée à J.-J. Chifflet par le chanoine Rody qu’il nous faut revenir pour tenter une explication. Lorsque ce dernier évoque une survivance des synaxes paléochrétiennes, ne songe-t-il pas à une évocation de celles-ci, ou plutôt à une réactivation circonstanciée du partage qui suivait les agapes au sein desquelles trouvaient place la fractio panis, autrement dit la consécration liturgique des espèces du pain et du vin ? Cette hypothèse nous semble assez probante s’agissant d’une coutume intégrée dans le cours de la Semaine sainte, a fortiori lors du Jeudi saint déjà marqué par le rite évocateur du mandatum réitérant le geste du lavement des pieds tel qu’il fut pratiqué par le Christ selon les Évangiles. C’est d’ailleurs dans cette même Semaine sainte que se jouaient à Besançon comme ailleurs les « mystères » théâtralisés qui visaient à faire revivre les évènements de la Passion.
42La puissance évocatrice de la Rose, monument supposé appartenir aux origines du christianisme selon une tradition rapportée plus haut, semble bien commander l’action liturgique qui la met en scène le Jeudi saint. C’est ce qu’on pourrait déduire de l’absence de la bénédiction et de la consommation de vin dans l’Ordo hebdomadae sanctae de la cathédrale Saint-Jean daté de 1683, alors même qu’on y bénit et distribue des pains et des fèves. En effet, à cette époque, l’autel circulaire qui a été descendu à la cathédrale avant la destruction de Saint-Étienne, n’a pas encore été replacé dans l’autel majeur, ce qui ne sera fait qu’en 1711, à la suite de quoi reprendra le rite du remplissage de la cavité de la Rose comme en atteste l’ordinaire liturgique de 1747. Qu’on ait cru à son antiquité ou qu’il ait suffisamment figuré la synaxe des origines, ce marbre était vraisemblablement le centre et la raison d’être d’une évocation de la sainte Cène. C’est l’hypothèse que nous retenons comme paraît le prouver ultimement l’ordinaire de 1747 qui conclut la cérémonie par le retour à la sacristie des ministres de l’autel au nombre de douze, à l’instar des apôtres, chiffre que ne donnaient pas les témoignages antérieurs de cette curieuse pratique.
Notes
1 R. Crozet, « Études sur les consécrations pontificales », Bulletin monumental, 1946, p. 20-22.
2 Étude menée dans le cadre du PCR Vesontio Christiana, topographie chrétienne de Besançon (ive-xie siècle), dirigé par M. Čaušević-Bully et M.-L. Bassi.
3 B. de Vregille, Hugues de Salins, archevêque de Besançon 1031-1066, Thèse de doctorat, Univ. de Besançon, 1976, t. III, doc. XXXII, p. 113*-115*.
4 B. de Vregille, op. cit., p. 109*-112* (voir aussi la publication condensée de cette thèse, Id., Hugues de Salins, archevêque de Besançon, 1031-1066, Besançon, Cêtre, 1981, p. 75-82, 412-418).
5 J.-M. Suchet, La Rose de Saint-Jean, Besançon, Impr. Jacquin, 1897, p. 15-16.
6 En 1792 selon C. Rohault de Fleury, La messe : études archéologiques sur ses monuments, vol. 1, Paris, 1883, p. 161 et pl. LI. En ligne : https://bibliotheque-numerique.inha.fr/collection/item/12273-la-messe-etudes-archeologiques-sur-ses-monuments-volume-7?offset=13
7 Ibid.
8 L. Preyssouyre, « Les tables d’autel de la province ecclésiastique de Narbonne (ixe-xie siècles), Bulletin monumental, 125-2, 1967, p. 186-190 (en particulier p. 188). En ligne : https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_1967_num_125_2_7775
9 Consultable en ligne à l’adresse suivante http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84322733
10 On trouvera la transcription et la traduction d’une partie de cette légende dans J.-M. Suchet, op. cit, p. 12-13.
11 L’église Saint-Étienne n’est pas conservée. Elle a été rasée lors de la construction du premier front de la citadelle de Vauban en 1674. Voir par ex. Y. Jeannin, « Martyrium de Saint-Étienne sur le Mont », in : X. Barral i Altet (dir.), Paysage monumental de la France autour de l’an mil, Paris, Picard, 1987, p. 333.
12 Aucune analyse pétrographique n’a été effectuée, mais l’aspect du marbre est très caractéristique.
13 À Saint-Jean comme à Saint-Étienne, on peut supposer que les quatre croix de consécration habituelles se trouvaient aux angles de l’autel massif dans lequel était inséré le disque, tandis que le décor de la Rose constituait la cinquième croix centrale (c’est en tout cas ce que semble indiquer le dessin de la fig. 9, qui donne le sens de lavage de l’autel selon la forme d’une croix de saint André, voir infra).
14 C. Rohault de Fleury (op. cit., p. 160), repris par J. Braun (Der christliche Altar in seiner geschichtlichen Entwicklung, Bd 1, München, Alte Meister G. Koch & Co, 1924, p. 246-248, pl. 42 ; photo dans la chapelle des Fonts), avait même lu « POPVPIS (sic) ».
15 Nous avons ajouté à la transcription deux points médians qui n’avaient pas été observés jusque-là : un après REG de regna, le second surimposé au N de regna.
16 A. Castan, Besançon et ses environs, 3e éd., Besançon, Impr. Jacques et Demontrond, 1936, réimprimé par les Éditions de la Tour Gile en 1996, p. 86.
17 B. Mora, « L’autel de Besançon : datation et symbolique », Cahiers archéologiques, 41, 1993, p. 31-36.
18 Ce symbole christique qui apparaît sous Constantin au ive siècle réunit les deux premières lettres, en majuscules, du mot grec Christ – ΧΡιστός –, le khi (X) et le rhô (P).
19 Première et dernière lettre de l’alphabet grec, symbolisant le fait que Dieu est le début et la fin de tout, comme l’énonce à trois reprises l’Apocalypse de saint Jean.
20 Marcel Ferry y voyait un aigle ! (M. Ferry, B. de Vregille, Cathédrale Saint-Jean de Besançon, Lyon, Héliogravure Lescuyer, 1976, p. 8).
21 A. Castan, Besançon…, op. cit., p. 86.
22 É. Vergnolle, « Les églises comtoises au xiie siècle : une voie originale », in : É. Vergnolle (dir.), La création architecturale en Franche-Comté au xiie siècle : du roman au gothique, Besançon, PUFC, 2001, p. 47-85.
23 O. Nussbaum, « Zum Problem der runden und sigmaförmigen Altarplatten », Jahrbuch für Antike und Christentum, 4, 1961, p. 18-43, ici p. 38 n° 4 et n. 175.
24 René Tournier en déduisait qu’on disposait les hosties à consacrer dans les huit lobes régulièrement distribués sur la périphérie de l’autel circulaire : R. Tournier, La cathédrale de Besançon, Paris, H. Laurens, 1967, p. 46-50.
25 Bien que forcément dépassé du fait des découvertes effectuées depuis 15 ans, le catalogue « international » le plus complet demeure celui d’E. Chalkia, Le mense paleocristiane : tipologia e funzioni delle mense secondarie nel culto paleocristiano, Città del Vaticano, 1991 (Studi di Antichità Cristiana, XLVI), qui cite notre table p. 159. Voir pour les exemples de Salone en Dalmatie (Croatie), le commentaire synthétique de Noël Duval, in : C. Metzger (dir.), Salona I, Catalogue de la sculpture architecturale, Rome, 1994, p. 153-154, puis les n° VII.F.1-7, p. 155-157 (Coll. de l’EFR, 194).
26 J. Braun, op. cit., p. 248 ; O. Nussbaum, op. cit., p. 43 ; et E. Chalkia, op. cit., p. 160.
27 J. Braun en connaissait huit exemplaires en tout, le nôtre compris (J. Braun, op. cit., p. 284).
28 Cette mensa d’autel-coffre a été mise au jour au xixe s. On doit son relevé à C. Rohault de Fleury, op. cit., p. 137, pl. XXXVII.
29 Y. Narazawa, Les autels chrétiens du Sud de la Gaule (ve-xiie siècles), Turnhout, Brepols, 2015, p. 457 et fig. 447 (Bibl. de l’Antiquité tardive, 27).
30 J. Braun, op. cit., p. 285.
31 L’inverse peut aussi s’opérer, comme dans la basilique Saint-Apollinaire in Classe (Italie) où une plaque de chancel sert depuis les restaurations des années 1950 de mensa à l’autel reconstitué dans la nef.
32 Y. Narazawa, op. cit., p. 441.
33 J. Braun, op. cit.
34 Études et relevés menés dans le cadre du PCR Vesontio christiana.
35 Semainiers ou hebdomadiers : chanoines officiants à tour de rôle pendant une semaine.
36 Crécelle.
37 Graduel.
38 Ministres de l’autel : prêtre, diacre, sous-diacre.
39 Chappe.
40 « Il me montre la Rose creusée dans cet autel, dans lequel on dépose un setier de vin rouge (ou seize pintes ; en fait autant qu’il est possible) le Jeudi de la Semaine sainte, duquel tous les chanoines par ordre boivent, puis tout le peuple », Bibliothèque royale de Bruxelles, Ms 7852, fol. 163 v° ; et Vesontio, II, p. 208. Transcription latine dans B. de Vregille, op. cit., t. II, p. 1169-1170, n° 278.
41 Ibid., loc. cit.
42 Ibid., t. I, p. 486-487 et t. II, p. 1170, note 281.
43 Les sept psaumes pénitentiaux sont les psaumes VI, XXXI, XXXVII, L, CI, CXXIX et CXLII.
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Titre | Fig. 1 - Photo de la table dans la chapelle des Fonts baptismaux publiée par J. Braun en 1924. |
URL | http://journals.openedition.org/cem/docannexe/image/22876/img-1.jpg |
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Titre | Fig. 2 - Dessin de la table publié par Rohault de Fleury en 1883, pl. LI. |
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Titre | Fig. 3 - Lectionnaire et antiphonaire de l’église Saint-Jean de Besançon, BnF, Nouv. Acqu. Lat. 2188, fol. 122 (xiie siècle). |
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Titre | Fig. 4 - a : photo de la table (cl. D. Le Cornu). |
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Titre | Fig. 4 - b : dessin de la table (P. Chevalier et M. Čaušević-Bully). |
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Titre | Fig. 5 - Ordinaire de Saint-Étienne, BM Besançon, Ms 98 fol. 37 (milieu du xiiie s.). |
URL | http://journals.openedition.org/cem/docannexe/image/22876/img-6.jpg |
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Titre | Fig. 6 - Ordinaire de l’Église de Saint-Étienne de Besançon, BM Besançon, Ms 104, fol. 160 v°-161 (1580). |
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Titre | Fig. 7 - Ordin. Offic. Sancti Stephani, BM Besançon, Ms 105, fol. 16 r° (1593). |
URL | http://journals.openedition.org/cem/docannexe/image/22876/img-8.jpg |
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Titre | Fig. 8 - Liber caeremoniarum et officiorum divinorum quae fiunt in ecclesia Sancti Stephani Bisuntini, singulis diebus, ut habetur in calendario, a Francisco Guenard, presbytero et in eadem ecclesia succentore, conscriptus anno Domini 1629. BM Besançon, Ms 109, p. 134 (1629). |
URL | http://journals.openedition.org/cem/docannexe/image/22876/img-9.jpg |
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Titre | Fig. 9 - Cérémonial de l’Église métropolitaine [Saint-Jean], BM Besançon, Ms 113, fol. 309 (1747). |
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Pour citer cet article
Référence électronique
Manuel Tramaux, Pascale Chevalier et Morana Čaušević-Bully, « La “Rose de Saint-Jean” de Besançon : étude historique, iconographique et liturgique d’un autel circulaire prétendument paléochrétien », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA [En ligne], Hors-série n° 15 | 2025, mis en ligne le 24 mars 2025, consulté le 25 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/cem/22876 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13k6s
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