Jean-Pascal Gay, Silvia Mostaccio, Josselin Tricou (éds), Masculinités sacerdotales
Turnhout, Brepols, « Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique » 111, 2023, 398 pages
Entrées d’index
Haut de pageTexte intégral
- 1 Roland Barthes, « Iconographie de l’abbé Pierre », in Mythologies : Paris, Seuil, 1957, p. 55-56.
1Duos habet et bene pendentes : la sentence avait été reprise naguère par Maurice Clavel après l’élection de Jean-Paul II, allusion à la légende de la « papesse Jeanne » et au rituel tout aussi légendaire de vérification de la virilité des nouveaux papes. On se souvient également des formules ciselées de Roland Barthes, interprétant dans ses Mythologies la « forêt de signes » qui recouvrait le corps de l’abbé Pierre : « la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, la canadienne du prêtre-ouvrier, la canne du pèlerin… », tous ces divers « attributs » de l’apostolat, de la bonté ou de la sainteté venant affirmer l’identité rassurante « d’une morphologie et d’une vocation1 ». « L’idée de mode est antipathique à l’idée de sainteté », ajoutait par la même occasion le sémiologue, ce que confirmait Federico Fellini dans son film Roma de 1972, évoquant à sa façon onirique et burlesque l’aggiornamento conciliaire par un défilé de mode ecclésiastique : la scène sert ici d’introduction à l’étude consacrée à l’imaginaire moderne du vêtement liturgique (p. 178). Tous ces éléments dispersés attendaient en effet qu’on les pense, puisque, là comme ailleurs, les mythes sont l’une des voies privilégiées de remontée des inconscients : si les « masculinités sacerdotales » ont toujours été sans doute interrogées et souvent soupçonnées, elles le sont aujourd’hui plus explicitement que jamais, effet des dernières décennies où se sont puissamment conjugués les effets déconstructeurs de la crise identitaire du clergé postconciliaire et ceux des « troubles dans le genre ». Et à l’heure également où la dénonciation de divers types d’« abus » dénude l’envers pathologique des « masculinités sacerdotales », dans des cas assez nombreux pour que l’on puisse débattre de leur caractère « systémique », le recours aux sciences humaines semble aussi légitime que nécessaire.
2Contournant les prudences ou les dénégations de l’institution ecclésiale, mais secouant aussi les préventions de gender studies très séculières, méconnaissant fréquemment les spécificités de l’objet religieux, une nouvelle génération de chercheurs est donc entrée avec enthousiasme dans ce domaine de recherche à la croisée de l’histoire religieuse, de l’histoire culturelle et de l’histoire du genre. Certains que le « prisme du genre est devenu inévitable pour l’histoire du clergé catholique » (p. 393) et que la masculinité sacerdotale est la « clé de voute du système catholique de genre » (p. 28), trois d’entre eux, Jean-Pascal Gay, Silvia Mostaccio & Josselin Tricou, ont conçu ce gros colloque tenu à Louvain-la-Neuve en mars 2018, aux fortes ambitions exploratoires et théoriques que l’appel aux communications balisait :
Il [le colloque] se propose d’interroger les lieux de construction et de performance de la masculinité des membres du clergé et la manière dont la masculinité structure le monde clérical marqué par l’homosocialité ; la manière et les lieux où les modèles de masculinité sacerdotale s’articulent à la masculinité catholique et aux différents régimes de la masculinité hégémonique ; la variabilité des modèles de masculinités sacerdotales en fonction de contextes ecclésiaux et pastoraux ; le lien entre la masculinité sacerdotale et le caractère « sacré » du clerc et sa performance, notamment liturgique ; ses rapports avec la spiritualité et les fonctions spirituelles, notamment dans le contexte de la direction ; son rôle dans l’articulation d’un « pouvoir pastoral » ; le rôle des clercs comme éducateurs de la masculinité et la reconfiguration de ce rôle en fonction de la perception catholique des évolutions des rapports de genre ; la manière dont l’étude des masculinités sacerdotales permet d’interroger les thèses de la « féminisation » et de la « remasculinisation » du catholicisme.
- 2 Raewyn Connell, Masculinités : enjeux sociaux de l’hégémonie, édition établie par Meoïn Hagège & Ar (...)
3L’entrée dans la problématique est facilitée par les trois premiers textes, dus à chacun des maîtres d’œuvre. On doit à J. Tricou le positionnement interdisciplinaire de l’ensemble, et un état des lieux de ce que l’historiographie peut attendre d’un « appareillage conceptuel issu de la sociologie », sa propre discipline d’ancrage (« Masculinités sacerdotales : approches historiques et apports sociologiques », p. 21-35). Cette notion de « masculinité » en provient, avec ses configurations diverses (« hégémonique », « marginale », « subordonnée », « complice » …), forgée notamment par les travaux de la sociologue australienne Raewyn Connell, dont l’ouvrage Masculinities a été publié en 1995 – appareil conceptuel qu’à la lecture du colloque on jugera de fait opératoire, du moins quand il résiste à sa mobilisation exclusive comme à sa propension parfois un peu laborieuse à couper les cheveux en quatre2. Est-ce à dire cependant que la « complicité » caractériserait le mieux la corrélation des « masculinités sacerdotales » aux masculinités « hégémoniques » et dominantes, du moins à l’époque moderne, comme le discute J.-P. Gay, en revisitant à son tour les catégories de R. Connell dans son essai de théorisation (« Towards a Religious History of Gender. Sacerdotal Masculinity and the Historicization of Hegemony », p. 37-46) ? Certes, cette notion de « complicité » semble mieux convenir que celles d’émasculinité ou de neutralité, sinon même de « troisième sexe », avancées par d’autres chercheurs (p. 27, 57). Par-delà cependant sa valeur provisoire, et les services qu’elle peut rendre dans des contextualisations historiques précises, la catégorie, outre ses résonances péjoratives, paraît limitée dans son adéquation, coinçant le sacerdoce dans les effets de surface où le réduit parfois la sécularisation. Comme le démontre l’auteur, affiner et historiciser ces catégories reste donc un enjeu, et l’un des fruits qu’on peut attendre d’une histoire religieuse du genre informant à son tour l’histoire genrée du religieux.
- 3 Voir ici « L’identité sacerdotale », Communio 267 (2020), avec une bibliographie internationale abo (...)
4Le plan d’ensemble enfin est présenté et raisonné par S. Mostaccio (« Pour une vision relationnelle et performative des masculinités sacerdotales », p. 11-20), qui explicite la répartition des études réunies en trois volets : la masculinité des clercs dans son rapport à l’institution et à ses règles, dans ses « performances » corporelles ensuite (notion dont l’usage peut sembler parfois un peu trop extensif), dans ses interactions relationnelles enfin, en termes d’intégration, d’altérité ou de contradiction, au contact par exemple de la féminité, mais également « à l’épreuve de l’hégémonie », face à la famille patriarcale bourgeoise, en contexte de guerre ou en mission prolétarienne. Vingt contributions sont ensuite venues s’inscrire dans ce vaste cahier des charges, 11 en français, 9 en anglais, foisonnante matière d’une « enquête collective » historique, qui court du XIIe siècle d’Hildegarde de Bingen (A. Fontbonne, « La virilité maternelle au XIIe siècle. L’anéantissement du féminin dans la perfection spirituelle », p. 139-153) jusqu’à la pastorale des vocations à la veille de Vatican II (P. Airiau, « De Trente aux trente glorieuses. Le prêtre, modèle masculin dans Le prêtre. Qui est-il ? Que fait-il ? [1961] », p. 107-119). Cette longue durée déployée pourra certes sembler un peu trop étirée : le partage imaginaire du « masculin » et du « féminin » bouge sans cesse. Et par ailleurs, comme ce n’est pas dans ses aspects genrés seulement que « l’identité sacerdotale » fait question, il reste délicat de ne tirer qu’un seul fil, tout coloré qu’il soit, de la pelote3. Une circulation systématique des résultats obtenus avec les évolutions historiques de la théologie du sacerdoce et des normes canoniques semble requise. Le modèle structurant le mieux documenté ici reste donc celui du « prêtre tridentin » : tous les clercs étudiés ne s’y conforment pas, et de part et d’autre du concile de Trente les communications de M. Armstrong-Partida (« Sex and Priestly Masculinity in Late Medieval Europe », p. 251-277) et de S. Dumortier (« Être prêtre et amoureux. Quelles masculinités pour les ecclésiastiques dévoyés ? XVIe-XVIIIe siècle », p. 279-290), documentent la résistance d’un bas clergé paroissial concubinaire, mais c’est dans le contexte normatif fixé à l’orée de l’époque moderne que la plupart des études réunies s’inscrivent, jusque dans ses actualisations – voire ses portes de sortie – les plus tardives.
5Passent ainsi dans ces pages, sous les plumes de T. Bervoets et de J.-P. Gay, un évêque sur la frontière confessionnelle (« La figure du prêtre et la supériorité du célibat sacerdotal dans l’œuvre d’Henricus Cuyckius, 2e évêque de Ruremonde », p. 49-58) puis un théologien jésuite, Théophile Raynaud, soucieux de faire respecter l’ordre des sexes dans la sociabilité dévote (« A Theologian and his Obsession with a Binary Gender Order », p. 59-69), tous deux représentatifs de la Réforme catholique. On retrouve plus loin les jésuites, aumôniers dans l’armée des Flandres (S. Mostaccio, « Sacerdotal Masculinity at War. Jesuit Military Chaplains at the Eighty Years’ War », p. 291-301), puis ceux de la Compagnie restaurée, après la Révolution, dans un tout autre contexte de genre (S. Barthelemy, « Masculinités jésuites en France dans le premier XIXe siècle », p. 87-105). Le « laboratoire salésien » de Don Bosco et sa littérature d’édification pour patronages populaires retient A. Serra (« L’éducation à la masculinité dans la production littéraire de Giovanni Bosco », p. 337- 356). Entre le missionnaire classique et le prêtre-guérillero, plusieurs « masculinités » se croisent dans l’étude que C. Sappia consacre à l’engagement de prêtres belges au service d’une Amérique latine en transition (« Quelle masculinité pour quelle mission ? Les prêtres Fidei Donum au Brésil face aux enjeux de genre. 1950-1985 », p. 233-248). « Le christianisme a-t-il dévirilisé l’homme ? », ce fut naguère sujet à controverse au sortir de la Guerre, sous l’aiguillon fasciste ou communiste, comme le rappelle dans sa contribution T. Cavalin (« La masculinité des prêtres-ouvriers entre accomplissement sacerdotal, exemplarité militante et scandale ecclésial », p. 121-136). Incontournables dans l’imaginaire contemporain de l’apostolat, ces « prêtres-ouvriers » seront l’une des réponses apportées : faisant bouger les lignes de l’identité sacerdotale et de la sociabilité militante, ils retiennent également ici A. Favier (« L’écran des prêtres-ouvriers ? La masculinité sacerdotale et les milieux populaires en France », p. 357-370). Les figures sacerdotales du cinéma français sont scrutées et historicisées par J. Tricou (« Priestly Masculinity in French Cinema : 1944- 2014 », p. 371-392), avec 128 occurrences relevées dans la période.
6Deux cas plus pathologiques, celui d’un capucin des Pouilles au XVIIe siècle soucieux de sa pureté jusqu’à l’émasculation, et celui de la « mystique » réputée de Toulon Marie Cadière, abusée en 1731 par Jean-Baptiste Girard, son directeur jésuite, sont explorés par F. Alfieri (« Hérésies du corps masculin. Le cas du frère Giovanni Battista, laïc capucin », p. 195-209) et M. Choudhury (« Clerical Masculinity and Sexual Violence in 18th century France in the Girard/Cadière Affair », p. 303-319). B. Roeder analyse le discours catholique sur les eunuques et leur intégration sacerdotale, à la faveur du goût liturgique italien pour les castrati (« Ambiguous Gender in Early Modern Catholicism ? The Case of Clerical Eunuchs », p. 71-86) ; C. Muller revisite le soupçon bien documenté de la bourgeoisie anticléricale vis-à-vis du confesseur intrusif (« Pères spirituels contre pères de famille ? Masculinité sacerdotale et famille bourgeoise dans la seconde moitié du XIXe siècle », p. 321-335). À partir d’un dossier passionnant de 200 cas contemporains, T. van Osselaer, L. Rossi & K. Smeyers décortiquent l’articulation du pouvoir clérical et du pouvoir charismatique, et les liaisons potentiellement dangereuses du coaching ecclésiastique, quand il s’agit de diriger des stigmatisées et des mystiques (« Fates and Faiths Intertwined. Clergymen and Mystical Women in 19th and 20th century Europe », p. 211-232). Quant aux incarnations corporelles, les effets virilisants de la pilosité analysés par J.-M. Le Gall (« On Priestly Hairs and Beards », p. 155-175), et les effets travestissants et/ou sacralisants du vêtement liturgique (R. Dekoninck & C. Heering, « Féminisation monstrueuse ou glorification sanctifiante », p. 177-192) pluralisent l’éventail des performances ecclésiastiques et alimentent la controverse interconfessionnelle. Dans la plupart de ces situations, et dans leur lot abondant de controverses, se vérifient les Charybde et Scylla entre lesquels la masculinité sacerdotale doit se construire et faire son chemin, contestée dans les catégories de l’ange ou de la bête, polarisée entre le soupçon d’une « hypermasculinité prédatrice » et celui d’une « prêtrise efféminée » (p. 17).
7Sans idéologie et fondamentalement honnête, ce qui, dans le contexte actuel de ces thématiques, est méritoire et salutaire, l’ensemble, s’il n’évite pas toujours les questions sans fond, garde la modestie de la recherche au plus près des divers objets historicisés, comme les conclusions tirées par les trois maîtres d’œuvre, prudentes et provisoires (p. 393-398). Aucun coup de force interprétatif ne vient objectiver « les reins et les cœurs », et ces masculinités sacerdotales plurielles gardent généralement pour elles les données relatives à leur sexualité et aux diverses façons de la gérer. Par sa richesse stimulante, et sa forte structuration théorique, ce colloque restera donc assurément comme un jalon important, novateur et durable. Certes, on reste parfois sur sa faim, pour des raisons transitoires sans doute, puisque d’autres chapitres importants de l’histoire des prêtres bénéficieront tôt ou tard des mêmes grilles d’analyse, les modalités de formation des habitus cléricaux dans les séminaires par exemple, ou les campagnes révolutionnaires de déprêtisation. Mais pour une raison plus profonde aussi, que la conclusion explicite : « Le rapport entre masculinité et sacralité du prêtre, en particulier dans le contexte liturgique, est resté en dehors du champ de nos investigations » (p. 397). Masculinité cultuelle, rituelle, sacramentelle : si elle devra sans doute entrer encore plus avant dans la théologie et les données de son histoire, la recherche historique, par-delà les prêtres, reste requise également par la masculinité de la fonction.
Notes
1 Roland Barthes, « Iconographie de l’abbé Pierre », in Mythologies : Paris, Seuil, 1957, p. 55-56.
2 Raewyn Connell, Masculinités : enjeux sociaux de l’hégémonie, édition établie par Meoïn Hagège & Arthur Vuattoux, traduit de l’anglais par Claire Richard, Clémence Garrot, Florian Voros, Marion Duval & Maxime Cervulle, postface d’Éric Fassin : Paris, Éditions Amsterdam, 2014 (Masculinities : Berkeley, University of California Press, 1995).
3 Voir ici « L’identité sacerdotale », Communio 267 (2020), avec une bibliographie internationale abondante p. 118-122.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Michel Fourcade, « Jean-Pascal Gay, Silvia Mostaccio, Josselin Tricou (éds), Masculinités sacerdotales », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 26 | 2024, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 20 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/cerri/9112 ; DOI : https://doi.org/10.4000/120gt
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page