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Embuer l’État

Une épreuve de lisibilité au sein d’un territoire contestataire (Bure, France)
Cloud the State. A Test of Legibility in a Contentious Territory (Bure, France)
Pablo Corroyer

Résumés

À Bure (Grand Est), des acteurs étatiques, chargés de mettre en œuvre un projet nucléaire, font face à des militant·e·s dits « autonomes » qui, à l’inverse d’autres mobilisations, cherchent à maintenir l’opacité de leurs actions. Une part importante de l’activité militante consiste ainsi à contester les stratégies et dispositifs par lesquels l’État veut restaurer la lisibilité du territoire disputé. À partir d’une enquête ethnographique, l’article s’attache donc à comprendre la formation d’un régime d’action collective relativement à celle d’un certain ordre politique et territorial.

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Texte intégral

1. Introduction

Il y a beaucoup de monde qui s’affaire à la Maison de résistance car dans quelques jours est prévue la « manif de réoccupation » du bois Lejuc [expulsé le 7 juillet 2016]. On crie dans la grange : « Eh ! y a quelqu’un qui se fait contrôl’ juste à côté de la Maison ! ». Une quinzaine de secondes plus tard, vingt personnes sont dehors, masquées à la va-vite. La voiture de gendarmerie est déjà en train de partir. Moïse, qui semble avoir été là plus tôt, nous crie : « Prenez-leur les papiers ! Prenez-leur les papiers ! ». Pas grand monde ne comprend ce que cela veut dire. Un militant saute pour s’allonger sur le pare-chocs de la voiture de gendarmerie, l’obliger à s’arrêter. Les autres se campent autour. Un gendarme sort sa gazeuse à main, prêt à s’en servir. Celui qui s’était allongé lui crie : « Rendez-les ! Rendez-les ! ». Au bout de quelques secondes, l’un des gendarmes lance par la fenêtre des papiers d’identité et un permis de conduire [pris à la personne contrôlée], et la voiture démarre en trombe.

(Carnet de terrain, Bure, 11 juillet 2016)

1Depuis les années 1980, une littérature foisonnante a construit la notion de « clientèle policière », désignant les populations qui non seulement sont les plus ciblées par l’action policière, mais contribueraient à la définir en propre (Van Manen, 1978 ; Monjardet, 1996 ; Zauberman, 1998 ; Boussard et al., 2006 ; Jobard, 2010). Ces populations cibles de l’action policière sont le plus souvent identifiées comme les populations pauvres, urbaines ou non blanches. À l’époque contemporaine, les contrôles d’identité sont ainsi étudiés comme les dispositifs majeurs par lesquels s’exerce l’action policière vis-à-vis de ces populations (Epp et al., 2014 ; Maillard, 2019). Nul doute que de tels dispositifs participent, dans le champ du policing, à construire ce que l’anthropologue James C. Scott a appelé la mise en lisibilité des populations gouvernées (Scott, 2021). De leur formation jusqu’à nos jours, les États modernes se sont en effet constitués par la conquête d’instruments de lisibilité des territoires et des populations qu’ils prétendent gouverner. Du mètre étalon aux noms de famille permanents, du cadastre à la carte d’identité, jusqu’à l’urbanisme planifié, l’ensemble de ces processus de standardisation a rendu possible, non sans de multiples résistances, le gouvernement des populations.

2Au sein de la littérature sur la clientèle policière, une petite partie s’efforce d’analyser le rôle des résistances individuelles ou collectives au policing. Une littérature proche de celle-ci s’est également efforcée de comprendre la formation des (ré)actions collectives aux pratiques policières : dans des espaces aussi variés que les favelas brésiliennes, les quartiers populaires français, ou des mouvements politiques comme Black Lives Matter, une large part des mobilisations s’appuie sur la catégorie critique de « violence policière » (Motta, 2016 ; Dupuis-Deri et al., 2017 ; Poupin, 2019). L’article qui suit se place dans la continuité de ces différents travaux. Pour comprendre de façon relationnelle, dynamique et plurivoque la fabrication policière de l’ordre socio-territorial, il semble en effet pertinent de décrire les différentes pratiques d’évitement ou d’affrontement que cultivent les groupes en prise avec cet ordre. La question qu’on peut maintenant se poser est : qu’en est-il lorsque l’effort étatique de mise en lisibilité s’exerce sur – et se heurte à – des groupes directement contestataires (par ailleurs blancs pour l’essentiel, et en milieu rural) ? Avant de voir à quels groupes contestataires l’État (français) est ici confronté, quelques points de contexte sont nécessaires.

3Convaincus depuis les années 1960 par l’option de l’enfouissement géologique, les acteurs de la filière nucléaire française, ainsi que les élus qui la soutiennent, ont finalement choisi la frontière de la Meuse et de la Haute-Marne pour enterrer les déchets radioactifs les plus dangereux, dans de profondes galeries équivalentes au métro parisien. La réussite de cette option technique est fondamentale pour la survie de la filière, et pour la vente de centrales nucléaires à l’étranger. Au sein de ces territoires désindustrialisés et en phase de désertification, la mobilisation contre le vaste « centre industriel de stockage géologique » (Cigeo) s’est initiée dès les années 1990, appuyée par des habitant·e·s des environs du projet et des militant·e·s écologistes et légalistes. On compte parmi ces associations : Bure Stop 55 ; Cedra 52 (Collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs), Eodra (Élus opposés à l’enfouissement des déchets radioactifs), Mirabel (Meuse Nature Environnement).

4De 1995 à 2015 furent menées des campagnes d’actions collectives, relativement classiques pour des mobilisations environnementales à ce moment-là (pétitions, conférences, contre-expertise, manifestations pacifiques). Bien que des actions de blocage voire des moments d’affrontements avec les forces de l’ordre aient eu lieu, elles restèrent rares. À partir de 2015, quelques dizaines de militant·e·s « autonomes », proches de l’écologie radicale et de l’anarchisme (Bulle, 2020), se sont installé·e·s dans les villages les plus visés par le projet, à proximité du maître d’ouvrage, l’Andra (Agence nationale en charge de la gestion des déchets radioactifs).

5Tentant de former un « territoire en lutte » similaire sur certains points à celui de la Zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes (NDDL), ces militant·e·s autonomes déplacent les modes d’engagement jusque-là pratiqués. Cela implique, pour le chercheur en sociologie des mobilisations, d’appréhender le déploiement de l’action collective en amont de son expression sur des scènes spectaculaires ou même publiques, là où s’élaborent et s’expriment ordinairement les revendications. Mettant en question certains postulats théoriques de la discipline, des chercheurs ont en effet déjà montré qu’un certain nombre de mobilisations n’avaient pas nécessairement comme objectif de formuler des revendications à destination des pouvoirs publics, voire pouvaient s’efforcer de demeurer inintelligibles à ceux-ci (Péchu, 2006 ; Robineau, 2017, Bulle, 2017).

6De plus, la mobilisation ne se déploie pas dans des lieux, des temps ou des champs d’activité circonscrits. Au contraire, les acteur·ice·s contestataires font un quotidien de leur engagement dans le territoire disputé. Ils ou elles s’approprient, construisent, habitent, se soignent, se divertissent, cultivent et défendent physiquement des espaces élargis, et ce parfois pendant des années (une forêt occupée durant plus d’un an et demi, un champ squatté appartenant à l’Andra, une vingtaine de logements achetés ou loués aujourd’hui encore). Ce type d’engagement peut être ainsi considéré comme « total » (Jobard, 2014). Il se distingue en partie des mobilisations étudiées, par exemple, par Charles Tilly concernant les « moments où les gens s’assemblent pour faire des revendications vigoureuses, visibles, publiques, agissent sur la base de ces revendications d’une manière ou d’une autre, puis retournent à d’autres affaires » (Tilly, 1995, 32). Les militant·e·s autonomes de Bure ne s’en retournent pas à d’autres affaires, l’engagement affectant presque l’ensemble de leur vie sociale.

7Au sein de ce territoire disputé entrent donc en relation des acteur·ice·s contestataires, qui vivent et agissent dans des cadres difficilement contrôlables, et des acteurs étatiques, qui s’efforcent d’y renouveler leur emprise (préfectures, escadrons de gendarmerie mobile, procureurs, magistrats, entreprises privées, agence publique). Le schéma 1 dessine le paysage de l’intervention policière et judiciaire sur le territoire.

Schéma 1. Paysage de l’intervention policière et judiciaire sur le territoire

Schéma 1. Paysage de l’intervention policière et judiciaire sur le territoire

8Au cours de ce qui peut être qualifié d’épreuve de lisibilité, l’enjeu pour les premiers est d’opérer un travail quotidien d’opacification de leurs pratiques afin de demeurer insaisissables à la gouvernementalité libérale-démocratique. Pour les seconds, l’enjeu d’une répression politique, policière et judiciaire réside dans la restauration d’une lisibilité possible, aux fins – du moins c’est l’hypothèse qui sera travaillée – de neutraliser la mobilisation elle-même. À travers le cas de Bure, que nous dit cette confrontation de la formation d’un régime d’action collective (ainsi que de celle, en creux, d’un certain ordre territorial) ?

9Pour mettre en lumière cette épreuve, je commencerai dans un premier temps par saisir les résistances structurelles de la mobilisation à son gouvernement, avant d’étudier les tactiques (Certeau, 1980, 57-63) et pratiques quotidiennes par lesquelles les militant·e·s cultivent une certaine opacité de leur action, rendant plus difficile encore l’emprise politique et policière sur la mobilisation. De plus, au vu des alliances que nouent ces militant·e·s avec les composantes citoyennes de l’opposition anti-nucléaire, l’État est conduit à intensifier son engagement. À travers des discours aussi bien que des dispositifs variés, des acteurs étatiques comme les élus ou les forces de l’ordre (et l’appareil judiciaire, que nous ne pouvons étudier ici) produisent des effets d’endiguement voire de neutralisation de la contestation politique. Il s’agira donc, dans un second temps, d’étudier les résistances militantes à ces dispositifs d’encadrement policier en les appréhendant à partir du territoire disputé.

Enjeux éthiques et méthodologiques d’une enquête en terrain sensible

Cet article est l’un des résultats d’une enquête ethnographie de longue durée, menée à Bure entre l’été 2016 et l’été 2018 (suivie de quatre courts séjours entre 2018 et 2021). Par « Bure », je n’entends pas seulement la commune éponyme de 84 habitant·e·s, mais tout un périmètre comprenant une dizaine de villages, le plus directement impactés par le projet de cimetière nucléaire et le cœur également de la contestation politique. L’immersion ethnographique fut plus adaptée aux configurations du terrain, notamment du fait du caractère autogestionnaire et non public de l’organisation sociale des militant·e·s. Arrivé pour des motifs militants au moins autant que scientifiques, j’ai vécu dans les mêmes conditions matérielles que les acteur·ice·s contestataires, participé aux tâches d’entretien et aux actions collectives. Ma position d’« insider » (Humeau, Rachamin, 2009) fut une nécessité épistémique : elle a permis de ne pas me limiter aux épisodes et discours publics de la contestation autonome, d’accéder aux interactions quotidiennes qui constituent la matière de la mobilisation. Cet avantage épistémique ne doit pas faire oublier les difficultés que l’immersion impose à la construction du savoir scientifique : à force d’intérioriser les enjeux d’entretien de la mobilisation et les affects attachés à l’engagement corps et âme, il est devenu de plus en plus difficile de poursuivre un projet personnel dans la relative solitude qu’il demande. De même que Humeau et Rachamin (2009) dans le milieu du punk, ou Bouillon (2009) dans celui des squats, la poursuite de ce projet a pu être vécue comme un arrachement voire une auto-exclusion.

Seuls quelques entretiens ont été menés (la plupart au domicile des personnes), dans la mesure où peu de militant·e·s acceptent de parler en leur nom propre, moins encore de leur trajectoire personnelle. En plus des très nombreuses observations directes, l’enquête se base sur l’étude de corpus militants comme institutionnels. Les institutions étatiques n’ont été étudiées qu’au prisme de leurs relations aux militant·e·s autonomes. J’ai par ailleurs été contraint par un processus d’« encliquage militant, autrement dit l’enfermement dans les réseaux des enquêté·e·s par lesquels on accède au terrain » (Buu-Sao, 2019, 123) qui rendait presque impossible l’élargissement de l’investigation à d’autres enquêté·e·s (élu·e·s locaux·les, institutions porteuses du projet, etc.).

Il faut enfin préciser les précautions prises afin d’éviter de contribuer involontairement aux efforts d’enquête colossaux déployés par les services de l’État. En effet, comme le chercheur Thierry Dominici, qui enquêtait sur le mouvement nationaliste corse (Maro, Perrin-Joly, 2019), j’ai été perquisitionné dans chacun des lieux où j’ai habité durant mon enquête ethnographique : en septembre 2017 dans la Maison de résistance à Bure, et en juin 2018, dans une autre maison à quelques kilomètres de Bure. J’ai pu cacher mes données, mais il devint évident, qu’il fallait les protéger pour protéger les enquêté·e·s. D’où la décision de quitter Bure (d’autant qu’il me fallait prendre le recul nécessaire à l’écriture) et de supprimer définitivement la petite partie de mes données qui aurait pu, même indirectement, fournir des renseignements aux services de sécurité. Malgré les débats que ce type d’opérations peuvent susciter (Portilla, 2016), elles sont ici assumées, ne serait-ce que pour garder possibles des enquêtes sociologiques en terrains sensibles. De plus, non seulement certains lieux et l’ensemble des personnes ont été rendu anonymes, mais j’ai également brouillé les pistes quant à la datation de certaines scènes qui, recoupées à d’autres informations, auraient pu produire du renseignement utile aux enquêtes judiciaires.

2. Opacifier la mobilisation

2.1. Jouer hors des règles du conflit légitime

10Lorsque l’on parle de résistance aux pratiques policières, il est intéressant de saisir, non pas seulement les tactiques volontaires des militant·e·s pour contrer les politiques de rétablissement de l’ordre, mais aussi les conditions objectives, disons les dynamiques organisationnelles, qui déterminent en partie la relation qu’entretiendra la mobilisation concernée avec certaines institutions de l’État (ici, régaliennes). Dans le cas de Bure, le régime d’action autonome se distingue du régime d’action citoyen tel qu’il peut s’observer dans d’autres mobilisations environnementales : le type d’organisation militante, le rapport au droit et au jeu démocratique classique, sont autant de modalités par lesquelles la mobilisation autonome se rend difficilement appréhendable ou gouvernable par les pouvoirs publics.

2.1.1. Lutter sans médiations ?

  • 1 Anonyme, novembre 2018, Fragments de lutte contre le jus de ce monde, [en ligne] sur le blog autono (...)

11Jouer hors du jeu démocratique classique est une position revendiquée par les militant·e·s autonomes de Bure. Dans une brochure listant notamment des actions contre l’ordre électrique, « quelques Bure à Mater » expliquent que leur objectif est de « mettre des bâtons dans les roues de la machine énergétique qui alimente ce monde ». Ils affirment que « [leurs] désirs de liberté sont incompatibles avec [la] contestation démocratique »1. Les formes d’action collective et d’engagement autonomes que l’on observe à Bure (comme à NDDL) peuvent être ainsi comprises comme une inflexion d’un long processus historique (certes discontinu) de légalisation, de pacification voire d’institutionnalisation des formes de la contestation sociale et politique en France, depuis la fin du XIXe siècle et surtout au XXe siècle (Tilly, 1986 ; Fillieule, Della Porta, 2006 ; Sirot, 2011).

12Cette pacification s’observe aussi du côté des forces de l’ordre, de mieux en mieux formées par un mouvement de professionnalisation (Fillieule, Jobard, 2020, 29-46). Cependant, la décennie 2010 voit une inflexion, voire une certaine « brutalisation du maintien de l’ordre » français (Fillieule, Jobard, 2020, 185-230) : expulsions des ZAD, états d’urgence, répression des mouvements sociaux comme celui contre la « loi travail » ou les Gilets jaunes. L’intense répression des mouvements anti-nucléaires est plus ancienne, par exemple celle qui a entraîné la mort d’un manifestant en 1986.

13La toute relative pacification de la contestation politique exige tout de même que cette dernière suive certaines formes et modalités d’expression. Les pouvoirs publics doivent connaître en son sein des leaders ou représentants capables de participer à une négociation, accepter des compromis, appeler à l’arrêt des manifestations ou violences, et, si besoin, endosser des responsabilités. Or, dans l’organisation militante de Bure, il n’existe rien de tel – moins encore que dans le mouvement des Gilets jaunes. Quand processus formel de prise de décision il y a, il se fait en assemblée, sur le mode du consensus. Les militant·e·s autonomes ignorent tout à fait les élu·e·s, qu’ils soient favorables ou non au Cigeo. Quant aux interactions avec les forces de l’ordre, contrairement à ce que ces dernières peuvent parfois penser, elles se déroulent très souvent sans aucune planification ni décision collective. Aussi les rares tentatives policières pour trouver des représentants ont été vouées à l’échec.

14Alors que les militant·e·s venaient de subir leur première expulsion du bois et tentaient de bloquer des travaux destinés à le clôturer :

[Dubois] — « Y a-t-il un responsable parmi vous ? On va parler ». En contrebas de la route où le commandant est posté avec ses hommes, une douzaine de militant·e·s, pneus, palettes et bouteille d’essence plein les bras, cherchent une occasion pour monter une barricade de fortune sur la route. La seule réponse que l’officier militaire reçoit est une chanson parodique criée en sa direction : « Scions du bois pour en faire, pour en faire… Scions du bois, pour en faire un grand feu ! ».

(Carnet de terrain, Mandres-en-Barrois, à un kilomètre du bois Lejuc, 25 juillet 2016)

15De même que face au mouvement des Gilets jaunes ou à ceux d’occupation des places publiques de la décennie 2010, les pouvoirs publics comme les forces de l’ordre se retrouvent désarçonnés par l’absence de représentants, incapables d’opérer les stratégies de canalisation de la contestation. En plus de ne pas avoir de représentant, l’opposition autonome de Bure ne formule pas de revendications, pas d’adresse formelle ni de demande en direction de l’ordre politique institué – contrairement à la plupart des mobilisations étudiées par les sciences sociales du politique (Tilly, 1995 ; Melé, 2011 ; Neveu, 2019, 3-24).

16Tandis que le régime d’action citoyen consiste le plus souvent à convaincre, le régime d’action autonome consiste davantage à prendre : prendre des espaces de communication et de négociation institutionnels pour les interrompre (comme le débat public national sur les déchets radioactifs) ; prendre, de façon prolongée, des espaces utiles à la poursuite du projet contesté, par l’occupation (bois Lejuc, champs) ; (tenter de) retirer directement des possibilités d’action à l’adversaire, par le blocage et le sabotage. Dans l’histoire des luttes politiques, ce type d’action collective ne fait pas tout à fait exception, correspondant à l’héritage anarchiste dit de « l’action directe ». Lorsqu’au milieu du XIXe siècle, des militant·e·s de syndicats anti-propriétaires organisent le sabotage de logements dont les loyers sont considérés comme trop élevés, le principe de la propriété privée lucrative est combattu sans appel aux autorités (Péchu, 2006, 68). L’action d’occuper une forêt (bois Lejuc) ou un champ (de l’Andra) prétend énoncer par elle-même son but politique ; elle s’oppose directement à l’emprise des institutions chargées du projet Cigeo, sans exiger de médiations institutionnelles ou médiatiques pour assurer son efficacité. Elle est ainsi censée construire une relation immédiate entre les opposants et leurs adversaires. Cela se comprend bien dans une lettre relativement menaçante que quelques militant·e·s de Bure ont envoyée à des associations naturalistes travaillant pour l’Andra en Lorraine.

  • 2 Anonyme, 18 mars 2018, Solidarité avec nos cousins et cousines hiboux de Bure, [en ligne] sur le bl (...)

À l’attention de prétendus défenseurs de la nature. […] Votre collaboration avec l’Andra doit cesser immédiatement. Nous ne cherchons pas, par cette lettre, à vous convaincre de quoi que ce soit ou à établir un « dialogue », car vous vous êtes déjà trop fourvoyés. […] Nous attendons de pied ferme votre retrait du projet Cigeo. S’il ne vient pas, nous le provoquerons. Nous ne souhaitons pas l’arrêt de toutes vos activités et initiatives pour l’environnement, mais s’il faut en passer par là pour neutraliser un maillon de cette immense chaîne radioactive qui s’impose par la brutalité, nous n’hésiterons pas. […] La nature, prête à se défendre2.

  • 3 Les médias en ligne de la nébuleuse autonome (vmc.camp, bureburebure.info, manif-est.info, etc.), l (...)

17Les actions directes peuvent d’abord se dérouler lors de grands événements protestataires (manifestations déclarées ou non, « semaines d’action »). On en observe durant les deux décennies de mobilisation et ne datent donc pas de l’arrivée des militant·e·s autonomes. Elles se sont cependant multipliées depuis 2015-2016. Pour ne citer que quelques exemples récents : la destruction des clôtures de barbelés érigées par l’Andra autour du bois Lejuc (juin 2016), la destruction d’un kilomètre de mur en béton érigé ensuite pour mieux sécuriser ses futurs chantiers (août 2016), le démantèlement de 500 m de clôtures autour d’un bâtiment de l’Andra (février 2017), le saccage de l’hôtel-restaurant utilisé par l’Andra (juin 2017). D’autres actions directes ne sont menées que par quelques personnes et de nuit. Elles se sont également multipliées depuis 2015, allant du blocage de sous-traitants à l’incendie d’engins de chantier en passant par le sabotage de pylônes électriques, des tags, des vols d’appareils de sondage, des destructions de morceaux de voie ferrée ou de moyens de forage. Leur recensement systématique est difficile, mais la revue du corpus militant de la mobilisation autonome permet d’en dénombrer au minimum une trentaine entre 2015 et 20213. Il est à noter que ces actions se distinguent de la « désobéissance civile » qui envisage l’arrestation et le procès (qui suivent l’action concrète) comme des moments importants, inclus dans l’action elle-même. À l’inverse, l’efficacité des actions nocturnes est en général mesurée à l’aune de leur impact matériel (estimé) sur la continuité des travaux de mise en œuvre du Cigeo, ou bien sur le montant des dégâts occasionnés. Plutôt que la lisibilité du message, c’est la matérialité de l’impact qui est ici évaluée.

2.1.2. Des « assemblages » difficiles à briser : résister à l’isolement et à la disqualification

18Le régime d’action autonome, si différent soit-il du régime citoyen, est parvenu à s’hybrider en partie avec lui – du moins dans le contexte de la lutte de Bure. Je fais l’hypothèse que les « assemblages » ainsi créés ont pu perturber quelque peu les cadres de l’entendement policier et, ce faisant, limiter l’effet des stratégies d’isolement et de disqualification de la mobilisation autonome.

19À partir de 2015 environ, des alliances, assemblages et hybridations se sont formés entre militant·e·s associatif·ve·s de longue date et militant·e·s autonomes (Corroyer, 2019). Bien qu’usant de répertoires d’action collective assez différents, ces personnes se croisent lors de moments de sociabilité, organisent ensemble la mobilisation à l’occasion d’« Assemblées de lutte » censées mettre les participants à égalité. Une partie des illégalismes politiques entrepris par les militant·e·s autonomes sont venus se mêler de façon complémentaire avec des recours et plaintes déposés par les acteurs associatifs. Comme cela s’observe régulièrement dans les conflits sociaux et environnementaux, le gouvernement des contestations passe aussi, à Bure, par des stratégies de dissociation (Delfini et al., 2021). Séparer les franges autonomes du reste de la mobilisation anti-Cigeo aurait dû faciliter la neutralisation policière et judiciaire de celles-ci.

20Or, l’opposition au projet Cigeo s’est caractérisée depuis 2015 par des mouvements successifs d’habitation du territoire, l’ouverture légale de bases d’organisation et lieux de vie, ou bien l’occupation d’espaces (forêt, champ) afin de les défendre physiquement. Il s’est alors agi pour les pouvoirs locaux – progressivement suivis au niveau national – d’opérer des distinctions entre les « vrais » et les « faux » habitant·e·s, invoquant l’autochtonie des Meusiennes et Meusiens contre les militant·e·s qui seraient, eux ou elles, hors-sol. Ces opérations dites de dissociation s’expriment également lors d’événements protestataires organisés conjointement par les associations anti-nucléaires et les militant·e·s autonomes. À l’orée d’un week-end de mobilisation en juin 2018, le ministère de l’Intérieur « invite les organisateurs à dénoncer et condamner les comportements de ceux qui, par leur action violente, nuisent aux revendications et aux messages que la manifestation avait pour objet de porter »4. Ces discours sont également repris par des agents des forces de l’ordre, comme lorsqu’ils contrôlent une habitante âgée, par ailleurs opposante au projet, qui essaye de se rendre à pied au bois occupé. À son arrivée, celle-ci témoigne :

Les gendarmes sont au carrefour [entre l’entrée sud du bois et le village, il y a 1 km environ]. Ils m’ont contrôlée, je n’avais pas mes papiers sur moi… Pensez bien ! J’ai dû faire demi-tour pour aller les chercher. Ils m’ont lâché : « Vous êtes sûre de vouloir aller là-bas Madame ? Ils sont dangereux, vous savez ? ».

(Carnet de terrain, Mandres-en-Barrois, bois Lejuc, 28 mai 2017)

21L’année suivante, lors de la perquisition de la maison d’une militante associative en décembre 2018, un policier enquêteur la justifie ainsi : « Vous avez qu’à arrêter de fréquenter les gens de Bure »5. Volontairement ou non, l’enquêteur (parmi les responsables de la section criminelle de Nancy, chargée de la mobilisation de Bure) alimente une catégorisation entre de « bons » opposants, respectant la loi et les canaux conventionnels de négociation, et les « mauvais » opposants qui refusent compromis et normalisation.

22Ces stratégies de dissociation se couplent à des discours de dépolitisation et de disqualification (Talpin, 2016) dans lesquels les militant·e·s autonomes sont exclusivement qualifiés de « délinquants »6. Cependant, l’entreprise de dissociation a en grande partie échoué, dans la mesure où, publiquement au moins, les associations écologistes opposées au projet se sont refusées, depuis 2016, à se séparer de la composante autonome de l’opposition. À plusieurs occasions, ces associations ont plutôt dénoncé les tentatives de dissociation en réaffirmant la légitimité de toute l’opposition. En février 2017, après l’attaque des grilles de l’Andra lors d’une manifestation, l’ensemble des acteurs représentant l’opposition citoyenne affirme :

[…] Face à des années de ce traitement indigne d’une démocratie, il est inévitable que la colère finisse par s’exprimer hors des espaces tolérés par les autorités et autrement qu’avec la fleur aux dents. […] Et […] ce sont les grilles de « l’écothèque » de l’Andra, qui en ont fait les frais7.

23La veille de l’expulsion du bois Lejuc, le secrétaire d’État M. Lecornu avait lancé une invitation au dialogue aux associations écologistes qui donnèrent cette réponse le lendemain :

Le gouvernement envoie un signal détestable et très inquiétant quant à sa conception de la concertation. Est-ce ainsi que se pratique la démocratie ? Visites diplomatiques, […] d’un côté, et, simultanément, brutalité et répression aveugle envers l’opposition. […] Les opposant·e·s envoient ce jour une fin de non-recevoir à l’invitation, envoyée tout juste hier, de rencontre de M. Lecornu. Celui-ci a choisi son camp8.

24Ce faisant, les associations se réaffirment solidaires des militant·e·s autonomes expulsés, et dans un conflit ouvert avec l’État. Le maintien, depuis 2016, de cette solidarité publique, ainsi que le refus de la plupart des associations d’adopter les règles du « débat démocratique » telles que fixées par l’État, ont mis en échec les stratégies étatiques d’isolement et de disqualification de la mobilisation autonome. Cette mise en échec peut néanmoins expliquer le surcroît de judiciarisation de l’ensemble de la mobilisation, visant les militant·e·s associatif·ve·s les plus actif·ve·s : deux en procès pour la destruction du mur de l’Andra, une mise en examen dans le cadre d’une information judiciaire, une autre perquisitionnée, d’autres encore convoqués à la gendarmerie après une action directe anonyme.

2.2. Opacifier, ou se protéger de la surveillance policière

25Malgré ces hybridations de registres critiques et de répertoires contestataires, le régime d’action citoyen reste marqué par l’héritage politique de la « désobéissance civile », selon lequel un·e bon·ne militant·e doit « assumer » ses actions contestataires, c’est-à-dire ne pas chercher à échapper à la lisibilité policière et judicaire – afin de porter des messages et provoquer des changements institutionnels (Rawls, 1987, 57). L’espace public est donc investi en tant qu’espace du visible et de l’intelligible. À l’inverse, les militant·e·s autonomes cherchent en permanence, tandis qu’ils vivent et agissent, à se protéger du visible et de l’intelligible (Photo 1). Une part non négligeable de l’activité militante, de la plus ordinaire à la plus spectaculaire, consiste dans le fait de s’opacifier elle-même.

Photo 1. Un·e occupant·e du bois Lejuc. Photo : Jürgen Nefzger, Bure ou la vie dans le bois

Photo 1. Un·e occupant·e du bois Lejuc. Photo : Jürgen Nefzger, Bure ou la vie dans le bois

26Avant de se retrouver à Bure, dans ce coin de campagne reculé, la plupart des militant·e·s autonomes ont vécu leur socialisation politique récente, non pas dans des organisations partisanes ou syndicales, mais au travers d’événements protestataires : les 20-30 ans – l’immense majorité – ont notamment participé, entre 2012 et 2018, à des ZAD, mouvements sociaux (loi travail, Gilets jaunes), « contre-sommets » internationaux ou mouvements féministes. Ils y ont pris des risques judiciaires ou assisté à des pratiques policières qu’ils ont jugés illégitimes. De même que les militant·e·s du Parti communiste français des années 1950, les autonomes vivent une expérience partagée de la répression. Ces « expériences répressives » viennent marquer les personnes et prendre place dans le récit autobiographique qu’elles construisent (Codaccioni, 2015). D’innombrables savoirs et savoir-faire, combines et autres tactiques, circulent alors entre pairs pour se protéger des risques d’identification. La lecture des medias militants comme les témoignages de proches offrent des cas concrets de surveillance policière qui confortent chacun dans l’idée d’être potentiellement surveillé. En milieu urbain, il reste néanmoins possible, par exemple, de sortir de manifestation en citoyen modèle. Dans un milieu rural comme Bure, le développement des pratiques de dissimulation s’avère d’autant plus nécessaire que les espaces de la mobilisation sont tout à fait réduits et identifiés par les forces de l’ordre. De plus, les militant·e·s doivent évoluer dans des espaces très visibles de grands champs, sans beaucoup de reliefs ni de haies, tandis que ceux de NDDL, par exemple, ont disposé d’innombrables chemins discrets à travers les haies et frondaisons.

27Certains des dispositifs de surveillance policière ont été révélés par des rapports des forces de l’ordre en vue de procès visant les militant·e·s, ou bien par des fuites du dossier de l’instruction qui a visé 11 d’entre eux. La surveillance prend des formes variées :

28– Une surveillance par l’identification : circulation de gendarmes, trombinoscopes en main, autour des lieux de vie militants ; récolte systématique, lors des « vérifications d’identité » et gardes à vue, de photos, empreintes digitales et génétiques des militant·e·s. Ces dernier·e·s refusent souvent ces prélèvements, entraînant des poursuites pénales ; la sollicitation de la caisse d’assurance maladie, des services fiscaux ou encore des offices notariaux pour obtenir des informations sur des militant·e·s9.

29– Une surveillance par l’image : chaque jour, quelques (dizaines de) fois, de jour et de nuit, un véhicule de gendarmerie passe à 10 km/h devant ces lieux de vie, pour les éclairer et/ou les filmer. Cela représente plusieurs milliers de passages entre 2016 et 2019 ;

30– Une surveillance des communications et circulations : IMC catcher (permet de récolter tous les numéros de téléphone présents à un endroit et ceux avec lesquels les appareils communiquent) ; la mise sur écoute, ponctuelle ou permanente, de plusieurs dizaines de personnes liées à la mobilisation, (« représentant plus de 16 ans de temps cumulés de surveillance téléphonique »10) ; une tentative de sonorisation d’un lieu de vie et d’organisation ; le traçage GPS de véhicules de militant·e·s, etc.11

31– Une surveillance des activités : deux exemples peuvent être sélectionnés pour cette catégorie qui en compte un grand nombre : en 2017, une militante a accouché dans une maison proche de Bure. Le maire de la commune concernée, sympathisant des opposants, leur a expliqué que le lendemain, « les gendarmes sont venus toquer chez [lui] et [lui] ont demandé l’extrait d’acte de naissance de l’enfant. [Il a] refusé » (Carnet de terrain, Biencourt-sur-Orge, 9 septembre 2017) ; en début d’année 2019, alors que d’ancien·ne·s militant·e·s de Bure s’étaient installé·e·s dans un village (sans contexte de mobilisation) à 600 km de Bure, ils apprirent par une conseillère municipale que plusieurs agents des renseignements étaient venus interroger le maire de la commune sur ces nouveaux habitant·e·s.

32Ces différents types de surveillance ne s’exercent pourtant pas sur des personnes systématiquement passives ou impuissantes. Dans cette épreuve de lisibilité, les militant·e·s développent de nombreuses pratiques de défense et d’évitement. La prise d’image est, pour l’essentiel, perçue comme potentiellement récupérable par les forces de l’ordre. Elle est donc très strictement contrôlée et provoque des altercations internes récurrentes.

Tables avec nourriture installées sur la petite place du village. Les militant·e·s de Bure veulent profiter du 14 juillet pour créer un espace de sociabilité extérieur à la Maison de résistance. Au bout d’un quart d’heure, plusieurs fourgons arrivent, les gendarmes mobiles se déploient, le commandant Dubois est présent. Les esprits s’échauffent, les corps se font face. Un militant, arrivé depuis moins de deux semaines, sort sa caméra pour filmer les gendarmes. L’un d’eux essaye de faire tomber sa caméra, le militant se recule au second rang, et fait ainsi entrer dans son champ visuel d’autres militant·e·s. L’un de ces derniers (l’un de ceux manifestant le plus de colère contre les gendarmes), l’interpelle : « Eh, t’arrêtes de filmer les camarades, toi ! Qu’est-ce que tu vas faire de tes images de toute façon ?! ».

(Carnet de terrain, Bure, 14 juillet 2016)

33Entrent ici en contradiction deux tactiques d’autodéfense face à la surveillance policière : l’une, consistant à utiliser son corps et ses mots contre ceux des agents des forces de l’ordre et, l’autre, consistant à filmer ceux-ci pour éventuellement limiter l’intensité du conflit et/ou démontrer publiquement, par la suite, la répression policière.

34Face au dispositif de surveillance très prégnant qu’est l’hélicoptère de gendarmerie, il arrive que certain·e·s militant·e·s tentent une réaction immédiate. En août 2016, alors que l’appareil survole longuement et à basse altitude le bois Lejuc momentanément réoccupé, une fusée d’artifice est lancée vers lui depuis les frondaisons, le manque, mais le contraint à s’éloigner. Plus souvent, l’autodéfense face à la surveillance est plus pacifique. Si la photo reproduite plus haut est une mise en scène, elle vient néanmoins illustrer que la dissimulation du visage n’est pas un acte immédiatement conflictuel, mas d’abord un geste de protection inscrit dans la vie quotidienne.

Les gens se masquaient ou se cachaient quand l’hélico passait pour pas être pris en photo, y avait beaucoup de pression avec les hélicos aussi et en gros pratiquement toutes les nuits, les flics étaient devant la barricade et ils nous éclairaient avec une mag light, une lumière très très puissante. Y avait toute une organisation autour de ça, pour être toujours un peu sur la défensive […].

(Entretien avec Bios, femme, occupante du bois, 11 mai 2019)

35Quelles autres pratiques d’opacité peut-on observer à Bure ? Si des raisons évidentes de protection des enquêtés restreignent les possibilités de description, beaucoup de pratiques sont aujourd’hui connues car diffusées sur les médias militants. De façon très informelle ou bien lors d’ateliers spécifiques, les militant·e·s de Bure apprennent à sécuriser le plus possible leurs communications et usages informatiques : du chiffrement des données stockées à celui des communications (e-mail, téléphone), en passant par l’anonymisation des navigations web ou encore la suppression de tout historique d’usage de son ordinateur grâce à un système d’exploitation sécurisé (Tails), ce sont quelques exemples des pratiques militantes de résistance à l’identification policière. Celles-ci sont en partie efficaces, de l’aveu même des forces de l’ordre. De fait, les dizaines d’ordinateurs et téléphones portables saisis lors des perquisitions ont nourri peu de preuves pour des poursuites pénales.

36Du point de vue des approvisionnements, la plupart des achats sont faits en liquide lorsqu’ils sont « sensibles » ; beaucoup de matériaux sont par ailleurs récoltés grâce à des dons relativement discrets, de la « chourre » ou des « récup », également discrètes parce qu’illégales et réprimées.

37Par-dessus tout, l’usage quasi systématique de pseudonymes dans la vie quotidienne semble perturber les forces de l’ordre – au vu des efforts déployés dans des rapports pour associer des dizaines de pseudonymes à des identités civiles. Nommer des lieux (de façon souvent humoristique, avec des références politiques ou mémorielles) comme se nommer soi-même (noms de plantes, d’animaux, de phénomènes climatiques) est tout autant une pratique d’autodéfense que d’attachement affectif. Ces nominations vernaculaires et changeantes renouent avec des pratiques pré-modernes, lorsque l’État n’était pas encore parvenu à imposer des patronymes permanents à sa population (Scott, 2021, 121-133). À la différence que les pratiques présentes sont directement instituées pour échapper à la mise en lisibilité.

38En définitive, les forces de l’ordre font moins face à de la pure et simple clandestinité qu’à une culture généralisée de l’anonymat, soutenue par des valeurs et reproduite par l’organisation sociale des militant·e·s, caractérisée par un certain entre soi.

[En arrivant à Bure], je connaissais quelques têtes. Après, y avait quand même un peu cet esprit de cooptation qui était assez compliqué pour moi, enfin je me souviens avoir eu la chance d’être à certains endroits parce que j’étais « amie de » ou « copine de ». Tu vois, […] je sais que mes « entrées » dans certains lieux, […] c’était quand même ce truc de cooptation, de « ah ! on l’a vue avec machin donc, c’est bon, on peut lui faire confiance ».

(Entretien avec Binette, vers 30 ans, militante habitant près de Bure, 16 mars 2019)

39L’épreuve de lisibilité entre l’État et les acteur·ice·s contestataires se joue donc d’abord dans les caractéristiques objectives de la mobilisation : absence de représentants, absence de revendications, actions directes – pour certaines organisées de manière affinitaire –, grande informalité des échanges et d’une bonne part des décisions, absence de hiérarchies formelles, de rôles officiels ou publics dans l’organisation, régime de cooptation et lourds coûts d’entrée dans le collectif… Les militant·e·s autonomes font leur cette affirmation de Scott : « L’illisibilité a ainsi été et demeure une source sûre d’autonomie politique » (Scott, 2021, 107). Ces pratiques limitent en effet – sans les empêcher – les capacités policières (et judicaires) de compréhension et de domestication du régime d’action autonome. Si les pouvoirs publics et forces de l’ordre ne parviennent pas à neutraliser politiquement la contestation autonome, du fait qu’elle reste informelle, opaque et mêlée à la contestation légale, ils cherchent néanmoins à reprendre le dessus à l’aide d’une reconquête massive du territoire disputé.

3. Résister á l’endiguement, disputer le territoire

3.1. Défendre des prises territoriales

40Autour de la frontière Meuse/Haute-Marne, sur un périmètre d’environ 200 km², les militant·e·s autonomes s’efforcent d’obtenir et de défendre des « prises territoriales », c’est-à-dire à la fois des points stratégiques dans l’enrayement matériel du projet Cigeo, et des « appuis critiques » pour ancrer des imaginaires alternatifs du territoire contesté – comme le font ces Israéliens arabes qui réinvestissent régulièrement le village de leurs ascendants (Bulle, 2017). Les barricades, minimales ou habitées (Photo 2), constituent les dispositifs par excellence de défense de ces prises. Faites de bric et de broc récupéré ou volé çà et là, érigées pour quelques minutes ou améliorées durant des mois, elles marquent une frontière paradigmatique entre l’espace de la mobilisation et l’adversaire (agents et vigiles de l’Andra, autorités politiques, forces de l’ordre).

Photo 2. Vue de « Barricade Nord » par l’extérieur du bois occupé. Prise par un·e militant·e et publiée en ligne : https://bureburebure.info/​le-bois-lejuc/​

Photo 2. Vue de « Barricade Nord » par l’extérieur du bois occupé. Prise par un·e militant·e et publiée en ligne : https://bureburebure.info/​le-bois-lejuc/​

41Cette photographie, prise par un militant, montre une partie de la Barricade Nord, faite de « barbelés rasoirs » auparavant utilisés par l’Andra pour clôturer les lieux, d’un épouvantail figurant un responsable local de l’agence, d’une petite tour de vigie en bois, d’une tranchée, de pneus destinés à enflammer la barricade en dernière nécessité, etc., tout cela étant marqué par le slogan récurent « Andra, dégage ! ». Les barricades nourrissent aussi ce caractère « silencieux » de la contestation autonome, opaque à la lecture administrative.

  • 12 « Copaine » est un néologisme, terme générique utilisé par les militantes pour désigner leurs camar (...)
  • 13 Sven est un militant qui s’est déclaré sur la procédure par laquelle il reconnaît occuper – et même (...)

[Au milieu de la matinée]. Nous sommes à Barricade Sud, l’une des barricades maintenues, à l’entrée sud du bois Lejuc occupé. Comme l’essentiel du temps, nous discutons autour du feu, pour se réchauffer et passer le temps. Un militant joue, davantage que les autres, le rôle de vigie, en restant debout sur les « remparts » de bois bricolés, à 2 m du sol. C’est lui qui donne l’alerte : « Y a deux voitures qui arrivent, qu’ont pas l’air de voitures de copaines12 ». Tout le monde se masque. Ça sent les « officiels ». Les voitures s’arrêtent à quelques mètres de la barricade. Une demi-douzaine de vigiles (sans doute de l’Andra) descend, accompagnée d’un huissier de justice. Il parle fort, demande à voir Sven Lindstrom13, pour lui remettre une lettre [ordonnance d’expulsion]. Personne ne répond. Sven n’est pas là. L’huissier parle à une barricade.

(Carnet de terrain, Mandres-en-Barrois, bois Lejuc, 7 janvier 2017)

42Durant la seconde occupation du bois (septembre 2016 à février 2018), et surtout à partir du printemps 2017, un groupe de gendarmes mobiles vient régulièrement se poster, boucliers et lanceur de balles de défense (LBD) en mains, à quelques dizaines de mètres des principales barricades du bois. Ces épisodes (appelés « coups de pression policière » par les militant·e·s), provoquent quelques fois de fugaces affrontements. L’un d’eux, à Barricade Nord, est, fièrement raconté sur leur blog par les militant·e·s, reproduit en grande partie ici car assez détaillé (et réaliste, pour avoir été sur place) :

  • 14 Les militant·e·s street medics se sont formé·e·s aux premiers secours spécialement pour soutenir de (...)

Bure [au matin] : […] « Ça arrive !  » nous signale un hibou. Vite, nous nous masquons à nouveau le visage, un·e copain·ine médic14 se prépare et nous rangeons les sacs et vélos qui pourraient gêner nos déplacements – la sécurité au travail, c’est important ! Dans le même temps, nous enflammons une barricade pour les maintenir à distance. Tout cela est fait en moins d’une minute.

  • 15 Anonyme, 23 juin 2017, « Récit de confrontation à Barricade Nord », [en ligne] sur le blog autonome (...)

À une quarantaine de mètres, les gendarmes se sont arrêtés. Une dizaine s’est formée en ligne, elle est accompagnée du commandant Dubois, qui malgré son nom ne vaut pas le sous-commandant Marcos. Pendant cinq minutes on s’observe de part et d’autre de la barricade enflammée. Un·e copain·ine se casque et s’empare d’un bouclier, passe la barricade en feu et se tient prêt·e, à 30 m des forces du désordre. […] Les hiboux sont nombreux·ses à avoir passé la barricade et ne sont plus qu’à 20 m des gardiens du désordre. D’autres, aussi discret·e·s que le vent dans les arbres, se glissent dans la forêt en direction de l’équipe bleue, pour s’assurer qu’une partie d’entre elle n’est pas en train d’entrer dans le bois pour nous prendre à revers. [.…] Lentement et sur ses gardes, la brigade commence à marcher à reculons. Une minute plus tard, les gendarmes sont sous le coup de jets de pierres issus du bois et du chemin. Le but ? Montrer que nous sommes déterminé·e·s à garder le bois. Ainsi, si des décideurs politiques veulent nous expulser, ils devraient assumer des coûts et risques politiques si importants, que cela les incite à repousser cette décision. Ce statut quo nous est favorable : chaque jour qui passe est un jour où l’Andra est bloquée dans ses projets sur le bois […]15.

43Ce type de mise en récit et d’héroïsation de la confrontation directe avec les forces de l’ordre n’est cependant pas au goût de tous les militant·e·s. Il reçoit notamment une certaine critique féministe :

On était toujours un peu sur la défensive, y avait […] l’idée […] qu’il y ait toujours des gens qui soient réveillés à 5 heures du mat au cas où. Mais […] y a pratiquement jamais eu de vraie attaque avec velléité d’expulsion, sauf le jour de la vraie expulsion. […] Au pire, des fois c’était un peu un jeu d’avance-recule qui se passait autour des barricades, c’est-à-dire que les gens de vigie Sud sortaient pour faire partir les flics, et parfois les flics reculaient, parfois ils étaient plus à nous faire peur et nous mettre la pression, ils avançaient. Y avait une espèce de jeu comme ça étrange, un peu tout le temps, qui était assez stressant […]. Pour moi c’était aussi beaucoup un jeu de virilisme, un jeu de se la jouer soldat…

(Entretien avec Bios, 11 mai 2019)

44Mais les impératifs défensifs ne sont pas les seuls qui président aux formes d’habitation dans le bois occupé. De même que les habitant·e·s des villages et villes pré-modernes dont parle James C. Scott, les occupants se sont installés dans la forêt sans ordre prédéfini ou planifié, le long d’impératifs défensifs, de besoins matériels, d’attachements affectifs et de conditions géographiques. Les chemins, hormis ceux préexistant, sont tracés au gré des usages et des besoins. Les occupants parlent leur propre « dialecte géographique » (Scott, 2021, 107). La forêt occupée devient un milieu de vie : lieux ordinaires, lieux d’apprentissages (grimpe, cueillette, bricolage, discussions politiques, etc.), investis d’affects, de relations amoureuses, de conflits, de rêveries, d’organisation pratique du quotidien pour la vaisselle, les déchets, etc.

45Une autre de ces prises territoriales permet de saisir la prégnance de l’épreuve de lisibilité. Conquise en plusieurs étapes, racontées par Binette, une militante de Bure. Sur une première parcelle :

Y avait à ce moment-là [2015] une douzaine d’agriculteurs qui avaient ramené leurs tracteurs […] pour travailler la terre et des gens derrière qui semaient à la volée […] Et puis il y avait les Espaces technologiques [bâtiments de l’Andra] vraiment à côté, chose qui serait plus du tout pensable aujourd’hui [rires]. Et du coup ça a été un peu les prémisses de ce groupe de gens complètement non formés qui s’appelle Terres de Bure. Y a eu plein de discussions formelles et informelles quand les gens passaient à la Maison de résistance sur comment on pourrait vraiment prendre des champs, parce qu’en fait le terrain dont je parlais, les engins de l’Andra sont allés détruire ça un mois et demi après.

(Entretien avec Binette, 16 mai 2019)

  • 16 L’agence rachète depuis des années des terres en vue de les échanger pour mener à bien le projet Ci (...)

46Une autre parcelle de champs (2 ha), appartenant à l’Andra16 et jouxtant un lieu de vie et d’organisation militante, est prise ensuite en 2016.

Y a toute cette phase où on jardine sans barricades et où on est assez seuls sur ce champ. Je me souviens de jours où les flics passent, patrouillent, s’arrêtent, on est en cagoule, en train de biner des mètres carrés de patates dont personne s’occupe et dont tout le monde se fout.

(Entretien avec Binette, 16 mai 2019)

47Malgré le manque d’intérêt voire la défiance d’une partie des militant·e·s autonomes envers l’activité agricole, en novembre 2016, des « barricades agricoles » sont érigées autour du champ squatté afin de le protéger. Elles sont faites d’épouvantails et d’arbres plantés dans des pneus de tracteurs. Quelques mois plus tard, elles sont détruites par les forces de l’ordre, grâce à une diversion opérée au niveau du bois Lejuc. Binette pense que :

Visuellement, ça les faisait chier qu’il y ait le mur, les barricades, les pneus etc. Du coup ils sont venus avec les machines pour enlever ça histoire de faire un peu propre et que les gens se disent que c’est un champ lambda.

(Entretien avec Binette, 16 mai 2019)

48Pour assurer les moments de plantation, il faut parfois déployer jusqu’à six personnes postées à différents endroits, pour prévenir en cas de patrouille policière :

Y avait une vigie à Mandres, une à Luméville et une à Cirfontaines. Je trouvais que les premières vigies, c’était hyper beau de se dire : OK là on plante ce qu’on mangera demain, et même si nous on n’a pas le matériel, il y a une personne qui se mouille. En plus pendant les vigies on se marrait trop […]. Et puis la dernière vigie qu’on a faite, ça a été l’enfer, y a eu une grosse dispute avec les gens qui habitaient à ce moment-là à X, que c’était « pas possible de faire ça », etc. […] Un pote agriculteur avait emprunté un tracteur [supplémentaire] […] pour faire les travaux plus vite parce qu’il y avait déjà les flics qui passaient toutes les 20 minutes, c’était vraiment le moment chaud, quoi. […] Nous, on était avec les téléphones, on essaie de capter si y a des flics ou pas […]. Tu penses à cette personne qui est dans son tracteur en train de gamberger à 2 heures du mat… Ils ont trop galéré à ramener les tracteurs parce que les flics tournaient partout, on a dû rentrer le tracteur à l’intérieur de X, les flics sont rentrés […] pour prendre une photo de l’immatriculation.

(Entretien avec Binette, 16 mai 2019)

49Les « prises territoriales » sont avant tout des entreprises de contestation de l’emprise politique et spatiale exercée par les porteurs du projet contesté. Mais la présence policière extrêmement forte sur le territoire rend leur existence précaire. Ce d’autant plus si leurs modalités d’entretien et de développement ne rencontrent plus d’accord au sein des collectifs militants environnants. L’absence de solidarité qui s’ensuit rend presque impossible de tenir des positions et d’entretenir certaines pratiques.

50Par ces prises militantes, l’État se retrouve contesté, de façon certes limitée, dans sa revendication de certains monopoles : le monopole de la violence légitime, le monopole de la décision politique en dernière instance ou encore le « monopole de la durée » – c’est-à-dire sa capacité à tenir des positions de façon presque illimitée grâce à de nombreux effectifs (Jobard, 2014). Une telle contestation ne le conduit pourtant pas, à l’égard des militant·e·s, à faire de la brutalité directe une tactique de prédilection. Malgré quelques épisodes marquants (comme la mutilation du pied d’un manifestant par une grenade de la gendarmerie), l’essentiel de l’effort étatique de reconquête du territoire disputé va consister en un déploiement massif de forces mobiles pour quadriller le territoire et y neutraliser la possibilité même d’y mener des actions collectives.

3.2. Disputer la maîtrise du territoire : résister aux contrôles d’identité

51La littérature sur les contrôles d’identité se penche essentiellement sur la détermination d’éventuelles discriminations, mais apporte également des éléments quant au rôle social et politique que l’on peut induire de ces dispositifs. L’enquête ethnographique menée à Bure tend à montrer que le « style de police » qui s’y exerce relève en grande partie d’une politique « proactive », « avec un mandat de maintien de l’ordre en public » (Maillard, Zagrodzik, 2017) qui tendrait à produire une « incapacitation sélective des protestataires » (King, 2004, 20). Suivant bon nombre d’auteurs ayant travaillé sur l’activité policière, je me demanderai à présent dans quelle mesure ces dispositifs relèvent d’une velléité étatique de discipliner les déviants, de maîtriser le territoire et de réaffirmer l’ordre politique (Bradford, 2017 ; Gauthier, 2015 ; Maillard et al., 2016 ; Roché, 2016). Si la barricade bricolée est le dispositif par excellence de la contestation autonome de l’ordre territorial, je me demande ici si le contrôle d’identité est celui qu’auraient adopté les autorités politiques pour surmonter l’épreuve de lisibilité, et réaffirmer l’emprise et la légitimité de l’État dans ce territoire.

52Au fur et à mesure de la contestation, le dispositif policier n’a cessé de croître et de se consolider. À partir de l’été 2017, un escadron de gendarmerie mobile (EGM), c’est-à-dire 110 militaires, est installé 24h/24 à Bure, dans l’enceinte du laboratoire de l’Andra. En octobre 2018, une convention est signée entre l’Agence et la Direction générale de la gendarmerie nationale pour pérenniser la présence de ces militaires et ainsi la protection des installations et travaux de l’agence. Cette convention coûte « une dizaine de millions d’euros par an » selon l’agence17. Grâce à plusieurs décrets (1997, 2008, 2010, 2014)18, il est en effet possible pour une entreprise publique ou privée de rémunérer des agents des forces de l’ordre, rembourser des frais de restauration, d’hébergement, de mise à disposition de matériel, etc. L’installation de l’EGM chez l’Andra le rend extrêmement réactif à la moindre alerte (par exemple : des véhicules ou passants près du bois Lejuc). La nature des forces employées ainsi que les textes qui encadrent leurs actions (convention, arrêtés préfectoraux, réquisitions du procureur) démontre qu’il s’agit bien de « stratégies organisationnelles » qui laissent peu de place à l’autonomie des agents (Maillard, 2019).

53Cela se révèle également par l’observation de très nombreux contrôles d’identité entre 2016 et 2019. Ces contrôles ont plusieurs effets complémentaires : identification des militant·e·s (rôle judiciaire), neutralisation ou dissuasion (rôle opérationnel), intimidation et réaffirmation de l’autorité de l’État (rôle symbolique).

54Le rôle judiciaire des contrôles d’identité semble le moins prégnant, bien que la grande majorité des contrôles effectués l’aient été au titre de la police judiciaire (article 78-2 du Code de procédure pénale). La plupart sont en effet juridiquement justifiés par des réquisitions du procureur de la République, au motif de la dangerosité des militant·e·s de Bure. Assez rarement, ces contrôles ont permis de trouver des personnes recherchées – comme ce militant qui avait enfreint son interdiction de séjour. Le plus souvent, les illégalismes poursuivis à la suite d’un contrôle d’identité résultent du contrôle lui-même en tant qu’interaction. C’est une situation qui produit souvent des tensions, les contrôlés se plaignant de l’être de façon répétée et injustifiée. Il n’est pas rare que les contrôlés soient alors poursuivis pour « outrages » ou « rébellions » à l’égard des gendarmes. Dans d’autres cas, les personnes sont poursuivies pour « transports » ou « ports d’armes » (tels des câbles, Opinels, pelles à tarte). S’ajoute généralement à l’accusation le « refus de signalétique » et de « prise d’empreintes ADN ». Ces contrôles ont donc pour rôle évident de donner un visage à des militant·e·s qui s’efforcent de le dissimuler, mais peuvent être également compris comme des tactiques destinées à pousser les militant·e·s à la faute et de les faire ainsi entrer dans un parcours judiciaire. Dans cette épreuve de lisibilité, les forces de l’ordre l’emportent sans conteste : même si l’on ne conduit pas de véhicule (ce qui contraint à avoir ses papiers d’identité sur soi), très peu de militant·e·s ont pu vivre plus d’un an dans les environs de Bure sans jamais avoir à donner leur véritable identité.

55Hormis l’identification individuelle des militant·e·s, il ne faut pas sous-estimer le rôle symbolique des contrôles d’identité. Dans la continuité des travaux qui se sont efforcés d’observer in situ les contrôles, j’observe l’importance des interactions ordinaires entre gendarmes et militant·e·s lors d’un contrôle. Si les personnes contrôlées manifestent de l’impatience ou de l’indocilité verbale à l’égard de l’autorité policière, le contrôle se durcit immédiatement, et les gendarmes vont expressément chercher à discipliner la personne (« si vous le prenez comme ça/sur ce ton… On va s’intéresser un peu plus à vos feux »/« Ah, vous voulez jouer ? Vous n’avez pas de papiers ? Au poste ! »). Répondre au gendarme peut avoir des conséquences ultérieures à l’interaction immédiate, comme ce fut le cas à Bure pour Chair, militante de moins de 30 ans :

Je me suis faite contrôler tout près de la Maison [de résistance] alors que j’étais déjà garée. Je leur ai dit qu’ils n’avaient pas le droit et le gars m’a répondu : « On a tous les droits? ». J’ai dit : « Ah ! donc ça veut dire qu’on est dans un État fasciste ? ».

(Carnet de terrain, Bure, 16 juillet 2017)

56Environ une semaine plus tard, Chair est de nouveau contrôlée alors qu’elle conduit à quelques kilomètres de là. Les gendarmes exigent qu’elle laisse sa voiture et les suivent au poste. Elle est mise en garde à vue pour « outrage », puis reçoit un « rappel à la loi ». Autre exemple :

On est autour du poêle […] quand Calamity entre. […] Elle a l’air énervé et choqué, raconte son interaction du matin avec une patrouille de gendarmerie mobile : Ils m’arrêtent en bagnole. Bon, moi, direct, je tends les papiers, Il les prend sans rien dire, retourne vers son fourgon avec ses p’tits camarades. […] Il reste bien cinq bonnes minutes avec eux, il avait l’air de plus faire grand-chose… J’en avais trop marre, je voulais rentrer chez moi. Je l’appelle : « Alors ? Je peux y aller ?! » Le flic revient, l’air véner, et m’dit : « Eh là ! on se calme Madame ! D’abord, vous m’avez pas donné vos papiers ! ». [Calamity] – « Quoi ?! Vous vous foutez de moi ? ». [Le gendarme] – « Pour la dernière fois, calmez-vous sinon je vous embarque pour outrage ! ». J’ai lâché l’affaire, j’ai attendu, et il a fini par revenir me rendre mes papiers, avec un sourire narquois en disant : « Et bonne route ».

(Carnet de terrain, Biencourt-sur-Orge, 8 octobre 2018)

57Cependant, la fonction la plus importante des patrouilles et contrôles d’identité massifs, opérés à toute heure du jour et de la nuit, plusieurs fois sur les mêmes personnes, est une fonction opérationnelle. À partir de 2016 environ, en plus des contrôles ordinaires, les forces de l’ordre en opèrent au prétexte de tous les événements militants : qu’il s’agisse d’une projection dans une salle des fêtes, d’une réunion associative annoncée sur Internet, d’un goûter festif ou bien évidemment d’un rassemblement protestataire, des dispositifs arrêtent les personnes susceptibles de s’y rendre. Des arrêtés préfectoraux expriment le plus nettement la destination opérationnelle du quadrillage policier du territoire : il s’agit d’empêcher les rassemblements, mais aussi leurs conditions matérielles de possibilité. En mars 2018, il s’agit d’empêcher « la réoccupation du Bois, haut-lieu de la lutte anti-nucléaire ». Ce pourquoi, pour les jours précédant le week-end de mobilisation et durant celui-ci : interdictions de manifester, interdictions de circulation et de stationnement, interdiction de survol (RAA n° 19, mars 201819). En août de l’année suivante, alors que l’opposition organise un festival, la préfecture prend arrêté de l’interdiction dans toute la Meuse de « rassemblements à caractère festif », celle de circulation des personnes aux environs de Bure, celle « du port et transport » de carburant, de pneus, poutres, paille ou bois dans douze villages autour de Bure (RAA n° 66, août 201920).

58Les tactiques de résistance des militant·e·s anti-nucléaires à ce quadrillage policier sont multiples : autodéfense physique, auto-formation, recours juridiques et dénonciation publique. Les pratiques d’autodéfense physique s’observent bien davantage en 2016, alors que le rapport de force est moins en faveur des forces de l’ordre.

Je suis dans la cuisine de la Maison, aidant trois autres personnes à préparer le dîner. Judith déboule depuis l’extérieur, un peu essoufflée : « Marjolaine est en train de se faire contrôler ! Je suis passée à côté en voiture. ». « Où ça ?! » demande un militant présent. [Judith] : « Pas loin de vigie Sud, avant l’antenne ! ». En quelques mots, une bonne partie des personnes présentes décide de se rendre là-bas. Un appel est lancé […]. À la va-vite, nous partons en remplissant presque trois voitures. Aucune stratégie n’a été élaborée dans ce genre de cas. […] La détermination un peu virulente qu’on sent flotter dans l’air est aussi enthousiaste : les militants semblent avoir plutôt confiance en eux – ou du moins en font montre. Entre-temps, le crépuscule s’est évanoui. Après trois minutes de voiture, nous arrivons. En file indienne, les voitures sont garées à 20 m du contrôle, encore en cours. Tout le monde sort des voitures, le visage déjà masqué, se dirige en silence vers les trois gendarmes présents, à côté de leur véhicule et de celui de Marjolaine. S’il y a sans doute des motifs de sécurité à ce silence (ne pas donner à reconnaître sa voix), il y a surtout un effet dramatique ou d’intimidation plus ou moins recherché. Le gendarme qui interrogeait Marjolaine essaye de garder la face : « Bon, ça va. » Il fait un signe à ses équipiers. Ils rentrent dans leur voiture et s’en vont. Marjolaine racontera un peu après que les gendarmes « ont été inquiets en voyant arriver les phares de trois bagnoles dans la nuit ». Tout le monde rentre ensemble à la Maison avec une sorte de joyeuse fierté.

(Carnet de terrain, Bure et Mandres-en-Barrois, 12 septembre 2016)

59Ces actes de solidarité sont ensuite racontés et valorisés. Il est par ailleurs socialement peu acceptable de passer devant un contrôle d’identité sans s’arrêter « en soutien » ou aller prévenir des camarades. De petites actions ont également été tentées pour contester le quadrillage policier de ce coin de territoire. Cachés derrière une haie, des groupes ont attendu que passe une patrouille pour « caillasser » le véhicule. Parfois, aucun véhicule ne passait. Les actions sont souvent moins virulentes. Une militante s’est une fois installée au beau milieu d’une rue de Bure (très fréquentée par les forces de l’ordre), sur une chaise, pour jouer de l’accordéon. Elle est emmenée en vérification d’identité. Toutes ces actions, improvisées ou préparées à la va-vite, peuvent être comprises comme des tactiques, au sens où les définit Michel de Certeau :

[La tactique] est mouvement à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi et dans l’espace contrôlé par lui […]. Elle fait du coup par coup […], profite des occasions […]. La puissance est liée par sa visibilité. Par contre, la ruse est possible au faible.

(Certeau, 1980, 60-61)

60L’épreuve de lisibilité passe également par la circulation de savoir-faire propres à la culture de l’anonymat, sous forme de « bons conseils » pour contourner les points de contrôles, contester un contrôle d’identité ou se défendre durant une garde à vue ou une perquisition. Lors de chaque affluence militante, il est par exemple rappelé à chacun : « Demande à voir la réquisition puis vérifie bien l’heure et le lieu qu’elle concerne. Si ce n’est pas bon, tu refuses que les passagers soient contrôlés. » En cas d’arrestation, des « équipes juridiques » sont mises en place en soutien. À la lecture de rapports d’enquête policière, il apparaît qu’identifier ces équipes soit un objectif central pour les forces de l’ordre.

61La résistance à la reconquête policière du territoire passe également par des recours juridiques. L’opposition obtient une victoire par un jugement en nullité de la cour d’appel de Nancy (11 juin 202021) concernant un militant contrôlé avec un Opinel sur lui. La Cour considère que la succession systématique des réquisitions fournies par le procureur de la République est « irrégulière » et injustifiée. Ce type de décisions judiciaires constitue l’une des opportunités et pistes militantes pour dénoncer publiquement la surveillance systématique et les stratégies de neutralisation de la part des pouvoirs publics et forces de l’ordre. Grâce à des « auto-médias » militants, certains médias dits alternatifs (Médiapart, Reporterre), un rapport de la Ligue des droits de l’homme ou des tribunes de soutien de personnalités publiques, l’opposition au Cigeo cherche à sortir de l’isolement et à se re-légitimer face à la répression.

4. Conclusion

62Une enquête sur le cas de la mobilisation récente de Bure, nourrie de matériaux empiriques denses, permet d’approcher un foyer particulièrement brûlant de relations entre État et contestation politique dans la France contemporaine. L’État fait ici face à une mobilisation qui tente d’arracher à sa gestion des espaces et des possibilités d’action collective. En s’inscrivant dans la littérature sur la « clientèle policière » ainsi que dans celle des résistances aux pratiques policières, cet article tente l’analyse qualitative des dispositifs de sécurité (surveillance, contrôles d’identité, moyens humains) déployés par l’État à Bure. Cette analyse permet de dégager certains rôles ou effets sociopolitiques de l’institution policière : il s’agit bien ici d’un vaste engagement de forces et de moyens pour neutraliser la mobilisation anti-nucléaire en isolant, pénalisant et dissuadant l’action collective sur ce territoire. Dans ce cadre, le contrôle d’identité constitue un instrument décisif.

63Quand la plupart des mobilisations étudiées par les sciences sociales ont pour objectif de gagner en visibilité dans l’espace public et d’obtenir des changements institutionnels, celle à laquelle s’est consacré cet article a pour impératif permanent de maintenir son opacité afin d’empêcher directement l’action de l’État. Suivant les analyses convergentes de Michel de Certeau et de James C. Scott, l’étude de ce cas contribue à mettre en lumière une dimension majeure du pouvoir : celui-ci n’est pas seulement à chercher dans l’exercice de la violence, mais aussi dans les efforts constants qu’il déploie pour reproduire ou restaurer la lisibilité et le contrôle (des usages) de l’espace. Quant aux acteur·ice·s contestataires qui désirent s’y opposer sans pour autant entrer dans un conflit armé de vaste amplitude, ils ou elles doivent mettre en œuvre des tactiques, c’est-à-dire agir dans cet espace au coup par coup, user de dissimulation et de ruse.

64Enfin, l’étude de la répression policière en interaction avec les caractéristiques de la mobilisation autonome de Bure permet de souligner les jeux de co-production, les effets de co-entraînement : pour neutraliser la menace de la mobilisation anti-nucléaire, les acteurs étatiques engagés doivent agir dans la trame même du territoire disputé, dans ses interstices anodins et quotidiens bien plus encore que sur des scènes ritualisées d’affrontement. Ce faisant, ils nourrissent la politisation quotidienne et intégrale de la vie des acteur·ice·s contestataires, construisant un style commun de groupe, celui de cible de l’action policière.

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Notes

1 Anonyme, novembre 2018, Fragments de lutte contre le jus de ce monde, [en ligne] sur le blog autonome de Bure : https://bureburebure.info/brochure-fragments-de-luttes-contre-le-jus-de-ce-monde/, p. 5, p. 10. (consulté le 15 février 2022).

2 Anonyme, 18 mars 2018, Solidarité avec nos cousins et cousines hiboux de Bure, [en ligne] sur le blog autonome lorrain : https://manif-est.info/Solidarite-avec-nos-cousins-et-cousines-hiboux-de-Bure-467.html (consulté le 12 février 2022).

3 Les médias en ligne de la nébuleuse autonome (vmc.camp, bureburebure.info, manif-est.info, etc.), les brochures écrites par les militant·e·s de Bure eux ou elles-mêmes (Fragments de lutte contre le jus de ce monde en novembre 2018, BrochureBure en août 2020, Contre l’avancée des travaux de Cigeo (Bure) en novembre 2021), ou encore le journal papier interne au collectif autonome de Bure, Hibou Express, publié de façon discontinue entre 2016 et 2018).

4 Communiqué de presse du ministre de l’Intérieur, 15 juin 2018, [en ligne] : file:///C:/Users/ces/AppData/Local/Temp/cp-journee-sapeurs-pompiers-15-juin-2018.pdf.

5 Propos rapporté par la militante perquisitionnée, [en ligne] : https://bureburebure.info/la-liste-noire-des-perquisitions-sallonge/.

6 Voir le site du média Public Sénat : https://www.publicsenat.fr/article/politique/bure-on-a-expulse-des-delinquants-affirme-sebastien-lecornu-83144.

7 Communiqué de presse commun au mouvement, 18 février 2017 [en ligne] : http://burestop.free.fr/spip/spip.php?article781.

8 Voir le communiqué de presse sur le site du Réseau Sortir du Nucléaire : https://www.sortirdunucleaire.org/CIGEO-BURE-expulsion-illegale-du-Bois-Lejuc-et

9 Voir l’article de Libération https://www.liberation.fr/france/2018/11/14/bure-le-zele-nucleaire-de-la-justice_1692100/.

10 « La justice a massivement surveillé les militants antinucléaires de Bure », Reporterre, 27 avril 2020, [en ligne] : https://reporterre.net/La-justice-a-massivement-surveille-les-militants-antinucleaires-de-Bure (consulté le 10 mai 2022).

11 Voir le journal en ligne Médiapart : https://www.mediapart.fr/journal/france/270420/la-justice-massivement-surveille-les-militants-antinucleaires-de-bure.

12 « Copaine » est un néologisme, terme générique utilisé par les militantes pour désigner leurs camarades quel que soit leur genre – ce qui présente aussi l’avantage de donner moins d’information sur la personne.

13 Sven est un militant qui s’est déclaré sur la procédure par laquelle il reconnaît occuper – et même habiter – le bois, ce qui oblige théoriquement les autorités administratives à attendre un procès et une ordonnance judiciaire pour procéder à l’expulsion.

14 Les militant·e·s street medics se sont formé·e·s aux premiers secours spécialement pour soutenir des manifestant·e·s blessé·e·s.

15 Anonyme, 23 juin 2017, « Récit de confrontation à Barricade Nord », [en ligne] sur le blog autonome de Bure, vmc.camp : https://web.archive.org/web/20170606150244/http://vmc.camp/2017/05/25/recit-de-la-confrontation-du-mardi-23-juin-a-barricade-nord/.

16 L’agence rachète depuis des années des terres en vue de les échanger pour mener à bien le projet Cigeo. Par l’intermédiaire de la Safer, elle posséderait aujourd’hui environ 2 000 hectares de forêts et 3 000 hectares de terres agricoles, redistribuées aux agriculteurs en baux précaires.

17 Voir le média en ligne Reporterre : https://reporterre.net/A-Bure-l-agence-des-dechets-nucleaires-se-paie-des-gendarmes.

18 Voir ceux de 1997 et de 2008, [en ligne] : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000564559/ et https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000018315293/.

19 Voir en ligne : https://www.meuse.gouv.fr/content/download/14598/92248/file/RAA%20n%c2%b0%2019%20du%201er%20mars%202018.pdf.

20 Voir en ligne : https://www.meuse.gouv.fr/content/download/17181/108655/file/RAA%20n%c2%b066%20du%207%20ao%c3%bbt%202019.pdf.

21 Voir en ligne : https://reporterre.net/A-Bure-les-controles-d-identite-systematiques-juges-illegaux.

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Table des illustrations

Titre Schéma 1. Paysage de l’intervention policière et judiciaire sur le territoire
URL http://journals.openedition.org/champpenal/docannexe/image/14049/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 84k
Titre Photo 1. Un·e occupant·e du bois Lejuc. Photo : Jürgen Nefzger, Bure ou la vie dans le bois
URL http://journals.openedition.org/champpenal/docannexe/image/14049/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 115k
Titre Photo 2. Vue de « Barricade Nord » par l’extérieur du bois occupé. Prise par un·e militant·e et publiée en ligne : https://bureburebure.info/​le-bois-lejuc/​
URL http://journals.openedition.org/champpenal/docannexe/image/14049/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 126k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Pablo Corroyer, « Embuer l’État »Champ pénal/Penal field [En ligne], 26 | 2022, mis en ligne le 21 décembre 2022, consulté le 29 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/champpenal/14049 ; DOI : https://doi.org/10.4000/champpenal.14049

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