1Pourquoi s’entretenir avec des victimes de violences policières ? Awa Gueye et Hadja Bah ont chacune perdu leur frère, tués par la police. Mélanie Ngoye-Gaham a été frappée à la nuque par un policier lors du mouvement des Gilets Jaunes. Toutes les trois font partie du Réseau Entraide Vérité et Justice, constitué formellement en 2020, qui regroupe des collectifs de victimes et des comités de familles de victimes de violences policières et pénitentiaires, ainsi que des militant·e·s les soutenant dans leurs démarches judiciaires et leur combat politique.
2L’objectif de cet entretien est de mettre en avant la parole de personnes directement touchées par les violences policières et leur analyse des enjeux de la lutte. S’il est vrai que les victimes et familles de victimes sont de plus en plus sollicitées dans le cadre d’enquêtes académiques et journalistiques, ces enquêtes (y compris les nôtres) utilisent généralement de courts extraits d’entretiens comme support pour l’analyse sociologique ou le reportage média. Mais cette parole est rarement retranscrite dans sa totalité, sauf dans les publications militantes (par exemple l’ouvrage du collectif Angles morts, 2014) et peu de familles écrivent et publient elles-mêmes leur témoignage, avec quelques exceptions importantes (notamment Bourdon et al., 2015 ; Traoré, 2017 ; Garand, 2022 ; El Yamni, 2021 ; Kebe, Jacquel, 2021). Avec cet entretien, nous souhaitions donner de la place, au sein du champ académique, à la parole des victimes et de leurs proches, non seulement en tant que témoignage d’expérience, mais également en tant qu’analyse sociale et politique du point de vue situé des premières concernées.
3Nous avons fait le choix de parler avec des militantes très actives dans la mobilisation, mais qui ne jouissent pas d’une notoriété publique forte, pour donner à voir les pratiques et organisations de mobilisations qui captent relativement peu l’attention médiatique. En effet, si certaines figures de la lutte sont très sollicitées par les médias et les chercheurs, ces sollicitations varient selon le degré de visibilité des différentes affaires.
4L’entretien commence par une présentation de chacune des membres du réseau et de la violence policière qu’elles ont subie, avant d’aborder une série de questions : Comment des victimes ou familles de victimes s’engagent-elles contre les violences policières et comment se construisent les solidarités militantes ? Quel est leur rapport aux journalistes et aux avocats et comment gèrent-elles ces relations ? Quelles leçons aimeraient-elles transmettre à d’autres personnes touchées par les violences policières ?
5Leurs réponses mettent en avant l’enjeu central de la création de solidarités, non seulement avec des militant·e·s, mais aussi, et de manière cruciale pour la survie de la lutte, avec d’autres victimes de violences policières. Elles analysent les rapports de force qui sous-tendent les relations entre victimes et familles de victimes d’un côté, et avocat·e·s ou journalistes de l’autre, et les stratégies qu’elles mettent en place pour gérer ces relations de pouvoir. Enfin, elles parlent des impacts que l’expérience de la violence policière a eu sur leurs vies, que ce soit sur leur santé mentale, leur vie sociale, ou leur rapport à l’État.
[1] — Pour commencer, pouvez-vous vous présenter ?
[Awa] — Je m’appelle Awa Gueye. Je suis la sœur de Babacar Gueye qui a été assassiné à Rennes le 3 décembre 2015 dans le quartier Maurepas à Rennes.
[Mélanie] — Je suis Mélanie Ngoye-Gaham, militante gilets jaunes matraquée à la nuque le 20 avril 2019 lors d’une manifestation déclarée à Paris. J’ai rejoint le collectif des Mutilés en juin 2019. Et je suis également membre du Réseau d’Entraide Vérité Justice.
[Hadja] — Je m’appelle Hadja Bah. Mon petit frère Ibrahima est mort le 6 octobre 2019, alors qu’il circulait à moto, quand des policiers l’ont pare-choqué avec leur fourgonnette. Et je fais également partie du collectif Réseau Entraide et Vérité.
[2] — Pouvez-vous nous rappeler les violences policières que vous ou vos proches ont subies et qui vous ont amené à vous mobiliser contre les violences policières ?
[Awa] — Babacar est arrivé en France sans papiers. Le soir du 3 décembre 2015, il part voir un ami sénégalais. Le lendemain matin, je reçois un appel de l’un de ses amis qui était avec lui à la soirée. Il me dit que Babacar s’est fait tuer par la police, qu’il y a plein de journalistes qui sont là et veulent prendre des photos. Et là je tombe dans les pommes. Je suis emmenée à l’hôpital Pontchaillou à Rennes.
Quand je me suis sentie un peu mieux, j’ai appelé un ami qui m’a accompagnée au commissariat, où je suis mal accueillie par la police. On me montre une photo de Babacar mort. J’étais choquée. Ils ont refusé que la personne qui m’accompagnait rentre avec moi dans les bureaux. Or, à ce moment-là, je ne parle pas très bien français. J’étais encore en formation pour apprendre. Je leur explique que je ne comprends pas tout ce qu’ils me disent. Et notamment que je ne comprends pas ce que ça veut dire « se mutiler » [Babacar s’auto-mutilait avec un couteau de table au moment de l’intervention de la police]. Le policier m’a montré un stylo, il se scarifie le ventre. Il me dit « ça, c’est un couteau ». Du coup, j’ai compris. Il m’a dit Babacar il a pris un couteau de table, et il s’est mutilé le ventre. J’ai dit « ah bon ? ». Je lui demande « pourquoi ? », je lui pose des questions. C’est normal. Il m’explique que Babacar a fait une crise d’angoisse. Je ne comprenais pas tout aux explications. J’ai continué à poser des questions pour que je comprenne bien : notamment je souhaitais savoir combien il y avait de policiers qui étaient allés là-bas, combien de balles il a reçu et tout. Un policier à côté commence alors à s’énerver sur moi. Du coup, il m’a hurlé dessus et m’a dit : « Ton frère il voulait tuer les policiers, alors on l’a tué ». J’étais choquée et je suis restée silencieuse. J’ai commencé à pleurer.
- 1 Petites équipes de militant·e·s d’environ 3 à 5 personnes auto-organisées pour apporter les premi (...)
[Mélanie] — Je souffre d’un choc post-traumatique qui fait que j’ai oublié les trois quarts de la manif. Je me souviens des débuts mais pas vraiment de la suite. Ce que je peux vous raconter c’est ce qu’on voit dans toutes les vidéos. C’était une manifestation avec un énorme cortège qui partait de Paris-Bercy. C’est une grosse date, une date « ultimatum ». On est sur le quai Jemmapes à Paris, à cinq minutes de République. Je ne vois pas ce qui se passe devant moi, notamment le gros cordon de CRS [Compagnies républicaines de sécurité]. Sur la vidéo, on voit un cocktail Molotov qui part mais j’ai dû penser que c’était une grenade lacrymogène. À ce moment-là, mon seul objectif c’est de masquer mon visage pour me prémunir des gaz. Tous les manifestants font demi-tour et moi je les suis. À ce moment-là si vous voulez, c’est une manifestation que je sens joyeuse, sympa. Donc, je n’ai pas peur et je ne cours pas. Je suis issue des quartiers populaires et mon père m’a toujours dit « si tu n’as rien à te reprocher, tu ne cours pas. Parce que si tu cours, c’est là où la police croit que tu as fait quelque chose ». Et donc je ne cours pas, je lève les mains. Et là, il y a un policier qui fait 30 mètres et me voit au bout de sa course. Il fait un décroché et il vient m’asséner un coup de matraque en haut de la nuque, me laissant KO. Je perds connaissance tout de suite. À plusieurs reprises, mon mari, ainsi qu’une équipe de Medics1 me soulèvent, me mettent en sécurité. Je me réveille et reperds connaissance à plusieurs reprises, ce qui est expliqué par le fait que j’ai deux cervicales écrasées, donc deux noyaux qui sont éclatés, qui n’existent plus, et une cervicale qui est pincée. J’ai eu beaucoup de chance. Sans l’écharpe et mon sac à dos qui a sans doute amorti aussi, aujourd’hui je serais peut-être tétraplégique. Je n’aurais l’usage que de mon visage en fait, selon le rapport du légiste. Donc, j’ai eu beaucoup de chance. Suite à ça, moi, je ne sais pas ce qui m’est arrivé parce que pour moi, ce n’est pas concevable et ça se passe dans mon dos. Tout le monde est de dos donc personne ne voit que c’est un CRS qui m’a matraqué. Je crois que c’est une grenade de désencerclement. C’est seulement le lendemain, en regardant une vidéo sur Facebook, que je vois un CRS courir comme un dératé. Et je me vois au bout de sa matraque. C’est à ce moment-là que je comprends ce qui m’est arrivé, que c’est un acte délibéré, qu’on a délibérément voulu me faire mal. Ce qui change tout. J’avais pris le contact d’une avocate que j’avais repérée lors d’un procès Gilet Jaune. Donc j’envoie la vidéo et lui dit : « C’est moi, qu’est-ce que tu en penses ? ». Elle me dit « Passe au cabinet dans deux jours, on porte plainte ».
[Hadja] — Mon petit frère Ibrahima Bah, que tout le monde connaissait sous le surnom Ibo, est mort le 6 octobre 2019 à Villiers-le-Bel parce qu’il a croisé des policiers sur sa route. Il aurait eu 23 ans le 29 octobre de la même année. Ibo était un passionné de moto. Et donc il avait pour habitude le dimanche d’aller partager sa passion avec des amis dans un champ pas très loin de Villiers-le-Bel, à dix minutes de trajet. Et ce 6 octobre 2019 pour ne pas déroger à la règle, ses amis l’attendaient. Il est parti, il a pris la route et sur le chemin, il y avait des policiers dans une rue qui étaient déjà sur place pour un refus d’obtempérer apparemment. Ibo arrive à la fin de leur intervention. Ce que je vous raconte, c’est le récit que font de nombreux témoins, une vingtaine, présents sur la rue ou qui étaient à leur fenêtre. C’est un dimanche après-midi, aux alentours de 16 h 45-17 h. Lorsqu’ils entendent la moto arriver, les policiers décident de déplacer volontairement leur fourgonnette, de façon à lui barrer la route. Le choc fut tel qu’il meurt sur le coup, sa poitrine cogne la première sur un poteau pendant que sa moto vole de l’autre côté de la rue. Alors, bien sûr, un policier se précipite directement pour aller chercher la moto de façon à déguiser la scène, parce que moi je ne vois pas d’autre raison. Donc il déplace la moto, il va la chercher pour la mettre au pied du poteau. La scène est d’ailleurs filmée par un jeune passant et est visible sur YouTube dès le premier soir.
- 2 Lakhamy Samoura, 15 ans, et Moushin Sehhouli, 16 ans, décèdent le 25 novembre 2007 à Villiers-le- (...)
Lorsqu’il y a eu l’accident, un de mes frères a été prévenu par les amis d’Ibo en question qui l’attendaient et ont entendu des gens dire qu’il y a eu un accident de moto. Lorsque mon frère est arrivé sur place, le corps d’Ibo n’était déjà plus là. Il y avait juste la moto lorsqu’il est arrivé et vu son état, il savait déjà que c’était très grave. Mais les policiers ne lui disent pas qu’Ibo est mort. Ils ne lui disent pas non plus où a été transporté mon frère. Par contre, tout ce qui les inquiétait, c’est de ne pas avoir d’émeute parce que l’accident a eu lieu dans la même rue, pratiquement à 800 mètres, que là où sont morts en 2007 Lakhamy et Moushin2. Tout ce qui les intéressait, c’était de dire à mon frère de calmer les jeunes. Mais à aucun moment ils n’ont répondu aux questions de mon frère. « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Où est mon frère ? Dites-moi où il est ». Ils ne répondaient pas. Donc, c’est vraiment plus d’une demi-heure après qu’il soit sur place qu’on lui dit qu’il faut aller à l’hôpital de Gonesse, mais sans lui indiquer que mon frère est mort. Nous on apprendra par la suite, avec l’autopsie, qu’en fait il est mort sur le coup. Nous avons porté plainte dès le lendemain, le lundi 7 octobre et nous nous sommes constitués parties civiles.
Et dès le lendemain, le préfet publie un communiqué justement pour dire qu’Ibo circulait sur une moto volée. Comme d’habitude, bien sûr, pour criminaliser la victime, comme pour justifier leurs actes atroces. En plus d’accepter et réaliser que notre frère était mort, il a fallu en plus justifier que la moto n’était pas volée. On a dû publier rapidement des documents justifiant la propriété de la moto.
[3] — Vous faites aujourd’hui toutes les trois parties du Réseau d’Entraide Vérité et Justice, comment s’est fait votre engagement dans la lutte ?
- 3 Sœur de Lamine Dieng, décédé par suffocation le 17 juin 2007 lors d’une interpellation policière (...)
- 4 Sœur d’Amine Bentounsi, décédé le 21 avril 2012 d’une balle dans le dos tiré par le policier Dami (...)
- 5 Sœur de Lamine Dieng et de Ramata Dieng (voir note 3).
[Awa] — Après les faits, j’ai pris le corps de Babacar et je suis partie au Sénégal. Ce sont des militants qui aidaient la cause des sans-papiers à Rennes qui ont organisé la première marche blanche, pour rendre hommage à Babacar. Je suis restée trois ou quatre mois au Sénégal. Puis j’ai décidé de rentrer en France, pour me battre pour mon frère. À partir de là, j’ai commencé à organiser les premières marches pour Babacar. Beaucoup de personnes sont venues me soutenir à Rennes : Ramata [Dieng]3, Amal [Bentounsi]4, beaucoup de familles de victimes qui sont venues me soutenir. On a continué à se battre et à rencontrer toutes les familles partout en France. Et avec Ramata, Fatou [Dieng]5, et d’autres, on a fondé le Réseau d’Entraide.
- 6 Le collectif des Mutilé·e·s pour l’exemple rassemble des personnes touchées par des violences pol (...)
- 7 Vanessa Langard a été victime d’un tir de LBD au visage lors d’une manifestation Gilets Jaunes le (...)
- 8 Collectif créé en 2010, à l’initiative du Comité Vérité et Justice pour Lamine Dieng, qui rassemb (...)
- 9 Désarmons-les est un collectif contre les violences d’État créé en 2012 à la suite des blessures (...)
- 10 Il s’agit de la Loi pour une sécurité globale et préservant les libertés, adoptée par l’Assemblée (...)
- 11 La Coordination Stop Loi Sécurité Globale est créée le 8 novembre 2020 à l’initiative d’organisat (...)
- 12 David Dufresnes est un journaliste, écrivain et réalisateur, spécialiste des questions de répress (...)
[Mélanie] — Comme je vous l’ai dit, je suis issue des quartiers populaires du nord d’Amiens et donc j’étais très sensible aux violences et aux crimes policiers, même si je ne m’étais jamais engagée dans la lutte parce que je sortais très peu d’Amiens. Certes, je suis issue des quartiers populaires, mais bon, je m’appelle Mélanie, mon nom de famille il fait tiquer quand j’ai un contrôle d’identité, mais je passe un peu crème. Donc j’ai toujours été sensible, mais pour autant pas forcément concernée. Moi, j’étais déjà militante. Je suis rentrée dans la lutte contre les violences policières parce que j’étais militante : c’est parce que j’étais militante qu’on m’a tabassée. Après, il y a eu le collectif des Mutilé·e·s qui s’est créé dès janvier 20196. Et mes camarades d’Amiens me disent : « Mélanie, il faut absolument que tu les rencontres ». Parce qu’en fait quand je leur parlais, ce n’est pas qu’ils ne me comprenaient pas, mais en fait mon mal être, ils n’avaient pas de mots et ils me disaient « les premiers concernés te comprendront forcément mieux que nous ». Et donc, me voilà sur la marche des Mutilé·e·s en mai. Et là, rencontre de Vanessa [Langard]7, des camarades du collectif et qui me disent : « Bah tu rentres dans le collectif, on te fait rentrer dans le collectif ». Moi, je ne comprends pas trop parce que je ne suis pas mutilée. Je n’ai pas perdu d’œil, je n’ai pas perdu une main. Et en fait, ils me disent :« Non, mais on t’arrête toute de suite. Il n’y a pas de hiérarchie de la blessure dans le collectif des Mutilé·e·s. Toutes les personnes qui sont blessées, traumatisées, mutilées, éborgnées, édentées, ont leur place dans le collectif. Tu as ta place dans le collectif ». Et donc, on fait des marches de manière épisodique et j’ai proposé au collectif en octobre 2020 il me semble, de faire une marche des Mutilé·e s dans ma ville, portée par mon collectif de Gilets Jaunes. L’idée est acceptée, sauf que je ne voulais pas faire qu’une marche. Je voulais aussi faire un week-end qu’on a appelé « Les trois jours pour ne plus jamais fermer les yeux » où le premier soir on a fait la première journée, le vendredi, où c’était un moment de partage et d’échange. Le deuxième jour, on a diffusé des films et on a fait des débats autour des films. Et pour ça, j’ai invité les collectifs des familles à nous rejoindre parce que pour moi, la lutte contre les violences policières elle peut se faire que tous ensemble ou pas. Et puis, j’avais très envie aussi de rencontrer un peu plus Vies Volées8, je travaillais déjà avec Désarmons-les9, on parlait beaucoup de Fatou, Ramata, de tout ce qui avait été mis en place par Amal. J’avais très envie de les rencontrer et j’avais aussi très envie de travailler avec eux. Puis est arrivée la Loi sécurité globale10. Et là, tous nos collectifs ont intégré la coordination « Stop Loi Sécurité Globale »11 par différentes portes. Moi, c’est parce que j’ai fait le film avec David Dufresne12 qui était dans la coordination. Et du coup, il pensait que c’était bien d’avoir un Gilet Jaune dans la coordination Stop Loi Sécurité Globale. Donc il m’a fait rentrer comme ça. Il y avait plusieurs comités et collectifs de familles de victimes qui y participaient. La différence qu’il y a aujourd’hui avec le Réseau d’Entraide par rapport au collectif Vies Volées, c’est qu’on est ouvert aux collectifs de victimes, aux victimes et je trouve que ça nous fait une force, d’être tous ensemble dans la rue, de ne parler que d’une voix, d’avoir des revendications communes. Ça nous a permis aussi à nous, au collectif de Mutilé·e·s, par exemple, d’avancer sur nos revendications. Parce que c’est vrai, on était focalisé sur le maintien de l’ordre en manif, alors qu’en fait, ça nous a ouvert les yeux sur le côté systémique. Et aujourd’hui, on est des abolitionnistes. Ces rencontres nous font avancer.
- 13 Il s’agit des rébellions urbaines de Villiers-le-Bel à la suite de la mort de Lakhamy Samoura et (...)
- 14 Assa Traoré est la sœur d’Adama Traoré, décédé à l’âge de 24 ans à la gendarmerie de Persan à la (...)
[Hadja] — Non, je n’étais pas du tout dans le milieu militant avant le drame. D’ailleurs, je n’étais pas non plus présente dans les premières manifestations qui ont été organisées après le décès de mon frère parce que j’étais tellement sous le choc. J’étais vraiment, très mal, j’avais un suivi médical. Au final, c’est mon frère qui était présent sur les lieux, qui a pris l’initiative des premières démarches. Il a organisé une marche dès le lendemain. Il faut dire qu’il était très entouré, épaulé par beaucoup de familles de victimes, de blessés, de journalistes, d’artistes qui sont venus sur place. Parce qu’ils avaient encore en mémoire les émeutes en 2007, encore en mémoire, le décès de ces deux jeunes de 15 et 16 ans pratiquement sur les mêmes lieux13, et donc ça a réveillé des douleurs. Donc il a vraiment eu le soutien nécessaire pour organiser tout ça. Il y avait aussi des militants qui connaissaient des familles de victimes comme Assa Traoré14 par exemple, mais aussi une militante qui habite à Sarcelles et qui connaît pas mal de familles de victimes et de blessés, donc ainsi que des artistes issus de Sarcelles. Des artistes venus dans les années 1980-1990, qui se sont mobilisés très rapidement avec mon frère pour l’aider à organiser une marche. Parce que pour eux c’est encore un petit frère qui part comme ça de façon inacceptable. Il fallait absolument qu’ils se mobilisent. Plus tard, quand on rangeait les affaires de mon frère, nous avons remarqué des t-shirts [en soutien à la lutte contre les violences policières]. Là j’apprends que mon frère était bien plus conscient des problèmes de violences policières. En même temps, c’est un jeune homme en banlieue. Il subit les contrôles au faciès comme tous les jeunes en banlieue : noirs, arabes, etc. Mais là je constate qu’il était très sensible à ce problème. Et ça me motive encore plus pour nous mettre à fond dans ce combat. Et donc, suite à ça, avec mes frères, on décide de créer une association, l’association Paix et justice pour Ibrahima Bah. Et c’est de là qu’on a commencé le combat contre les violences policières, les crimes d’État en général. Et on fait de belles rencontres comme Mélanie, Awa, Fatou. Vraiment, je ne vais pas lister tout le monde. Dans notre malheur, on rencontre de belles personnes que j’aurais souhaité rencontrer autrement.
[4] — Pour vous, qu’est-ce que le Réseau d’Entraide Vérité et Justice apporte à la lutte ?
[Hadja] — Il y a cette solidarité entre nous. Comment elle se traduit cette solidarité ? Par exemple, pour la première marche, si on ne sait pas comment faire une déclaration en préfecture, alors ils nous communiquent les coordonnées, comment écrire le courrier. Ensuite, ils nous expliquent les règles de sécurité. Ils nous expliquent comment on peut organiser, par exemple, une conférence de presse et nous transmettent les contacts de journalistes. Pareil pour des besoins techniques. Étant une famille de victimes, on n’a pas forcément les moyens financiers pour avoir des camions ou des micros, mais ne serait-ce que pour faire des t-shirts aussi, il y a eu une aide financière, on nous aide à créer très rapidement une cagnotte. En fait, il y a vraiment une aide dans la logistique, dans l’orientation juridique. L’orientation aussi vers des médias. Les « bons médias » parce qu’il y a des médias qui sont à blacklister malheureusement. Ces familles qui sont là depuis des années sur le terrain, elles nous orientent vers les bonnes personnes et heureusement qu’elles sont là d’ailleurs. Et donc, c’est comme ça que s’organise cette solidarité.
[Mélanie] — Le Réseau d’Entraide, par exemple, est venu au procès de mon agresseur, et au délibéré. Ça, c’est une puissance qui est quand même assez dingue de les avoir là sur les bancs, ça te donne une puissance et une force que je ne pouvais pas défaillir. Ce jour-là, ils étaient là et ils me portaient, même s’ils ne se rendaient pas compte ils me portaient. Si j’ai pu aller à la barre, être digne et garder la tête droite, c’est parce qu’ils étaient là. S’ils n’avaient pas été là, tous ces militants, je pense que je me serais peut-être sans doute écroulée. Parce que là ils me donnent de la force et donc j’y vais. Il y a aussi tout ce qui est, par exemple le juge : si jamais une des familles avait eu affaire à ce juge-là j’aurais pu savoir comment travaillait ce juge et j’aurais pu l’appréhender autrement. On se transmet aussi ce genre de choses. Quand on a un avocat et qu’on sent qu’il est un peu défaillant, on peut se le dire. Et le réseau c’est aussi le moyen de se donner des contacts de journalistes : « Là j’ai un journaliste qui est vachement bien, un copain, il cherche une interview pour tel ou tel sujet ». Du coup on s’échange ça. Et ça permet de mettre en valeur un collectif, une famille, une victime qui, à ce moment-là, en a besoin. On n’est pas tous non plus au même niveau de politique. Nous, notre collectif [les Mutilé·e·s pour l’exemple] est très politisé. On est d’extrême gauche, on l’assume assez bien. On ne vit pas de la politique, on n’est pas des politiciens. Mais par contre, vu qu’on est abolitionniste, vu qu’on demande des choses qui ont trait à la politique, oui on fait de la politique. Mais il y a d’autres collectifs de familles de victimes qui sont moins politisés que nous et dans ce cas-là, c’est à nous de nous adapter et à accepter que des gens ne soient pas comme nous. Alors après on ne va jamais s’associer avec un collectif d’extrême droite. On ne peut pas. Et donc à nous de nous adapter aux collectifs qui sont moins politisés, qui sont moins abolitionnistes que nous. Et c’est tout. En fait, c’est juste être ouvert à l’autre et pas être jugeant. Ils ont le droit d’avoir envie de croire en la police. Tout comme moi, j’ai le droit de ne plus croire en la police et d’avoir envie d’autre chose. Et ce n’est pas incompatible. Il faut juste trouver le levier qui nous permet d’avancer ensemble. Ce qui nous fait avancer ensemble c’est la lutte contre les crimes d’État, contre les violences d’État et là-dedans, on est très, très bon et on est très solidaires, et après, on avance dans nos collectifs avec nos propres revendications. Mais le réseau porte des revendications et tous les collectifs qui sont à l’intérieur les portent quand ils représentent le réseau.
[Awa] — Moi à l’époque, c’était difficile de parler et de lire le français. C’est toujours un peu compliqué. Mais aujourd’hui les gens me comprennent mieux, parce que j’ai progressé, grâce aussi des familles des victimes. Ramata et Amal c’est les deux personnes que j’ai connu en premier en tant que familles de victimes. Et Ramata, c’est une personne qui m’a toujours dit « Awa, même si tu pleures, ce n’est pas grave, parle ! » Avant, chaque fois que je prenais le micro, je pleurais. Pourquoi ? Non seulement je pleurais parce que j’ai perdu mon frère, mais aussi parce que je ne savais pas comment m’exprimer en français pour que les gens me comprennent. C’était trop dur pour moi. Sauf que personne ne peut parler à ma place. Et Ramata elle me donne toujours ce courage. Grâce à elle, vraiment, j’ai eu cette force de continuer à parler. Après le Réseau d’Entraide qui a été construit par le collectif Vies Volées, par Ramata et Fatou et d’autres collectifs, c’était deux groupes : il y avait des familles de victimes et des victimes blessées, et il y avait des militants et des collectifs qui soutiennent des familles. Il n’y a pas des différences de couleurs de peau, là c’était ouvert à tout le monde. Vraiment Fatou elle accueille bien les gens aussi, elle donnait du courage aux gens. Et les personnes quand elles viennent elles ne connaissent pas tout forcément, mais avec toutes les familles des victimes… Quand on a des réunions pour parler ensemble, ou quand il y a des manifs, ça donne toujours de la force aux autres qui ne savent pas trop quoi faire, parce qu’ils sont en deuil, parce qu’ils ont aussi subi comme nous des pressions de l’État et de la police.
[5] — Dans le Réseau d’Entraide, vous avez deux groupes « Signal » pour échanger : un uniquement pour les familles de victimes et les victimes blessées, mutilées et un qui inclut également les militants. Est-ce que ce, vous pouvez nous expliquer pourquoi vous avez choisi ce mode de fonctionnement ?
[Hadja] — On a estimé qu’il fallait qu’on fasse deux groupes parce qu’il y a certaines choses qu’on a besoin de partager mais dont on est les seuls à pouvoir comprendre, parce qu’on est les premiers touchés à la chair. Avec ce groupe, je peux m’ouvrir sur certains sujets – psychologie ou médical ou autre – avec Mélanie, Awa ou Fatou, que je ne pourrais ou ne voudrais pas forcément traiter avec des soutiens d’autres collectifs. Même si je sais qu’ils sont là pour nous soutenir. Mais je n’ai pas forcément cette affinité-là avec eux. On ne partage pas forcément la peine ou peut être qu’ils ne comprendraient pas certaines remarques ou certains dires. C’est pour ça qu’on a préféré distinguer les deux groupes.
[Mélanie] — Oui, c’est pour ça que je pense aussi qu’entre premiers concernés on se comprend. Parfois les autres peuvent être durs avec nous. Quand on se fait agresser par un flic, on a un sentiment de culpabilité, il faut qu’on en sorte. Et après, on nous dit qu’il faut se relever, qu’il faut passer à autre chose. Et en fait, je crois qu’il y a quelque chose que seuls les premiers concernés peuvent comprendre : on n’arrive pas à passer à autre chose. On n’arrive pas à passer au-delà. Que ce n’est pas n’importe qui qui nous tue, nous tabasse, nous viole, nous mutile. C’est la police. C’est ceux qui sont censés garantir notre sécurité. Et grâce à ce groupe entre nous, c’est là où je vais me livrer par moments. Alors que le groupe de conversations avec les soutiens, ça va rester sur des discussions politiques.
[6] — Concernant l’aspect juridique, comment se passent les relations avec vos avocats ? Comment les avez-vous choisis ? Avez-vous déjà changé d’avocats, et si pourquoi ? Ces procédures coûtent cher, comment faites-vous pour les financer ?
[Mélanie] — La relation avec l’avocat, c’est particulier. Moi j’avais un grand nom du militantisme, un avocat de renom. Il est sur beaucoup d’affaires. Or moi j’étais très en demande de pouvoir préparer le procès, de pouvoir être maître et donner la ligne que je voulais dans le procès. Je ne voulais pas de ligne politique et je voulais vraiment me concentrer sur les faits. Je ne voulais pas parler Gilets Jaunes. Je voulais que Dominique Caffin (le CRS qui m’a frappé) se présente et qu’il y ait confrontation. C’est très compliqué la relation avec un avocat : ils mettent en place une relation de particulier alors qu’en fait je suis le patron et il devrait faire ce que je veux. Ils installent une relation amicale un peu et par conséquent j’ai eu du mal à imposer ce que je voulais. Si bien que le jour du procès, je n’ai pas eu ce que je voulais au niveau de la défense et ça s’est très mal passé. C’est comme ça, c’est de ma faute, j’aurais dû me saisir de mon dossier. J’aurais dû m’imposer. Après, c’est difficile parce que c’est très anxiogène, même si nous sommes les victimes. Moi j’ai eu un procès à charge avec un juge à charge, un procureur à charge et un avocat royaliste de la partie adverse à charge. J’avais ces trois personnes-là qui me faisaient passer pour une moins que rien. C’est très déstabilisant. Avoir une bonne relation avec son avocat, je pense que c’est primordial. Si j’ai un conseil à donner, c’est de prendre un grand nom pour qu’il s’occupe des sollicitations médiatiques, mais de prendre quelqu’un d’autre pour bosser le dossier. Par exemple, dans mon dossier en Cour de justice, il n’y avait aucune de mes radios alors que je les avais fournies. Il y avait une vidéo qui montrait clairement Dominique Caffin me faire un décroché et qui venait me chercher, mais pareil, cette vidéo n’était pas là. On n’a que la vidéo où on a l’impression qu’il fait une ligne droite et qu’il court avec ses collègues alors qu’en fait, non : il court tout seul et ses collègues essaient de le rattraper. J’avais l’impression que le dossier n’était pas prêt en fait. Et mon avocat, je l’avais vu quelques semaines avant. Il me disait : « Tu vas voir ça va être une partie de rigolade ». Au final, c’est Dominique Caffin et son avocat qui ont rigolé, pas moi. Mon avocat n’a pas rigolé non plus. Je pense qu’il a été désarçonné aussi au moment du procès. Je pense que l’avocat en face de lui s’était très bien préparé. Au niveau des financements, cet avocat comme il est venu me chercher, il prenait un pourcentage sur ce que je gagnais. Donc il n’a rien gagné. Sinon, pour financer les allers-retours au tribunal et les frais d’huissiers, on a ouvert une cagnotte. Pour le premier procès, ce sont principalement les Gilets Jaunes qui ont participé. Pour le second – j’ai porté plainte contre tous les flics en lien avec mon interpellation – on a ouvert une autre cagnotte. C’est le Réseau d’Entraide et la coordination qui ont participé et qui m’ont permis d’accéder à la justice. Sans cette aide financière, clairement, je n’aurais pas pu poursuivre la procédure.
[Hadja] — Je rejoins tout à fait ce qu’a dit Mélanie en parlant de la relation de confiance avec l’avocat. Oui, il faut un minimum de contacts et de confiance entre nous et l’avocat. Comme le disait Mélanie avoir des gros bonnets qui au final, ne sont pas là à l’écoute et ne sont pas présents. Ils sont là juste pour le prélèvement et pour la visibilité de l’affaire. Je préférerais dans ces cas-là avoir un jeune avocat peu expérimenté mais qui a la volonté de nous accompagner dans la recherche de la vérité et la justice, que d’avoir un avocat qui a pris la grosse tête et qui cherche uniquement des affaires visibles au sein des réseaux et des médias.
[Awa] — Ça a été compliqué avec les avocats, j’ai dû en changer deux fois. J’ai eu un avocat à Rennes, on m’avait aidé à payer cet avocat. Et avec lui, on a pu demander et obtenir la reconstitution des faits. Cependant elle s’est très mal passée, il manquait des gens. J’ai encore changé d’avocat suite à cela, on en a pris deux. Et pour à nouveau financer, on a décidé de faire des t-shirts à la vente. Il faut toujours payer : les avocats, les déplacements pour soutenir d’autres familles, les expertises balistiques et médico-légales. Des militants qui nous aident et nous soutiennent ont fait des sérigraphies et les t-shirts. Il y avait aussi une cagnotte en ligne.
[7] — Sur le rapport aux journalistes, comment s’est construit votre apprentissage par rapport aux médias ? Quelles sont les bonnes ou les mauvaises surprises que vous avez eues ? Et aujourd’hui au vu de votre expérience, quelle est votre position ?
[Hadja] — Nous, on a vraiment appris de nos erreurs. Courant 2020, un journaliste est venu voir mon frère en lui disant : « Le sujet des motos et des bikers, je suis sensible à ça, ça me touche beaucoup tout comme l’affaire de votre frère. J’aimerais revenir auprès des jeunes, prendre leurs témoignages, vu qu’apparemment ils sont très mal vus en tant que jeunes de banlieue. J’aimerais pouvoir leur donner la parole ». Il l’a vendu comme ça. Donc ce journaliste est venu, on l’a reçu chez mes parents. Il a filmé la chambre de mon frère, ses affaires personnelles. Mon frère a partagé vraiment des choses très privées avec lui. Il s’est promené avec lui dans la ville, à Sarcelles. Il l’a présenté à des jeunes. Ils sont allés sur les lieux du drame. Il a filmé le poteau, les bouquets de fleurs, certains jeunes du quartier où a eu lieu le drame et certains jeunes bikers. Et au final, surprise, l’émission de Sept à Huit [sur TF1] était tout autre. En fin de compte, son sujet était sur les rodéos pour les dénoncer. Ça nous a fait très mal. D’autant plus que tout ce qu’il a filmé, tous les témoignages relevés n’ont pas du tout été diffusés. La seule image qui a été diffusée, juste après qu’il ait fait passer des témoignages de familles de riverains qui se plaignaient des jeunes à moto en banlieue, des choses qui n’ont rien à voir avec l’affaire de mon frère. Juste après ces scènes-là, il montre la scène où il est avec mon frère devant le poteau en lui disant : « Votre frère, il aurait pu quand même s’arrêter lorsqu’on lui a demandé ». Alors mon frère il est déjà surpris en lui disant : « Mais attendez, pour autant il méritait de mourir ? ». C’est la seule scène qui a été diffusée dans ce reportage. Donc, vous pouvez comprendre que lorsqu’on vit ça deux fois de suite, vraiment on se méfie et c’est pour ça que d’ailleurs on ne répond pas aux invitations de témoignages télévisés en général. Certaines familles nous ont rapporté que leurs témoignages ont été transcrits en modifiant les mots. C’est pour ça qu’on reste très méfiants au niveau des médias.
[Awa] — Déjà le jour de la mort de mon frère, le journal France-Soir, qui a sorti l’affaire sur Babacar, a repris les témoignages des policiers mais sans chercher à nous contacter, pour savoir notre version, nous écouter, qui était Babacar. Ils n’ont parlé que de légitime défense, ce que les policiers ont dit, leurs mensonges, parce que je sais que ce sont des mensonges depuis le début. À un moment, ce journaliste a vu que je commençais à évoquer des éléments importants, que j’obtenais tout le temps mes demandes d’actes, alors ils nous ont contactés pour nous voir. J’ai accepté pour pouvoir remettre les pendules à l’heure. Quand ils sont arrivés, je leur ai dit : « Vous n’avez pas cherché à me contacter moi ou d’autres membres de la famille, vous n’avez fait que reprendre la version fallacieuse des policiers, les mensonges. Et maintenant que certains éléments contradictoires commencent à sortir, vous vous dîtes que ce serait bien de me rencontrer ? » Ils sont restés silencieux. À partir de là, ils ont fait attention, en prenant en compte mes versions des faits. Et depuis cet épisode, je n’accorde plus facilement ma confiance aux journalistes. Je demande à vérifier ce qu’ils ont écrit et voir si cela correspond à ce que j’écris. Je travaille avec certains journalistes, militants ou pas. Un jour on m’a invité sur un plateau télé pour un débat. Mais j’ai refusé, je n’accepte pas tant que ce n’est pas en direct.
- 15 Voir note 7.
- 16 Il s’agit ici de l’émission Touche Pas à Mon Poste, présenté par Cyril Hanouna, sur la chaîne C8.
[Mélanie] — Il y a des chaînes qu’on boycotte par solidarité aux camarades. Par exemple nous avons boycotté Russia Today [RT] parce qu’ils ont refusé de donner les vidéos de la mutilation de Vanessa [Langard]15. Ils étaient là, ils ont filmé. On a une vidéo où on les voit en train de filmer mails ils ont refusé de nous fournir la vidéo. C’est pourquoi, on a décidé de boycotter RT. Après, on peut accepter certaines émissions peu importe les chaînes de télé. Par exemple, on a décidé d’accepter Envoyé Spécial parce qu’ils nous ont donné des garanties et on connaît le travail d’Élise Lucet. On lui fait confiance. Personnellement, j’ai accepté Arte Regards parce que c’est une émission que je connais depuis toujours et que j’aime énormément. Ils sont toujours bienveillants. J’ai d’ailleurs eu droit à une relecture avant diffusion, Mais tout ça, ça se négocie en amont. Ce que je fais quand j’ai des demandes d’interviews, c’est que je pose toutes les questions possibles et imaginables, et ensuite je rapporte tout au collectif. J’explique la demande d’interview et tout le contexte. Il y a des médias comme Hanouna16 qui dépolitisent nos propos. Tout ce qu’il veut, Hanouna, c’est des gens qui chialent. Quand t’y vas en mode guerrière, on te met de côté, on ne t’invite plus. Et du coup, ça dessert plus que ça ne sert.
[8] — Les médias, c’est aussi un terrain de bataille en termes de contre-enquête judiciaire dans les affaires. Comment vous appréhendez la relation avec les journalistes pour mettre en avant votre version des faits ?
[Mélanie] — C’est au petit bonheur la chance, tu vas avoir Le Monde qui va faire un papier génial et qui va trouver le tireur de Manu du premier anniversaire des Gilets Jaunes. Du coup, tu dis ce journaliste-là, je peux lui faire confiance et après, il va te sortir un papier dégueulasse. Il y a des tas de journalistes qui sont militants, qui font des papiers super bien, et en fait tu les contactes et là ils disparaissent, tu les sollicites pour venir au procès et ils ne viennent pas.
[Hadja] — Après, on a aussi des médias indépendants, en qui on a eu confiance et qui ont fait de bons articles sur nos affaires.
[Mélanie] — Oui, complètement. Il y a une vraie bienveillance, ils font des allers-retours, ils nous montrent l’article. On a des camarades de contre-enquête qui sont aussi des militants qui sont bienveillants et qui nous suivent et qui font le travail. Du coup, on s’appuie sur ça, sur le travail de contre-enquête, mais c’est des enquêtes indépendantes qui leur coûtent de la thune. Alors que les journalistes ils ont tout pour faire.
[9] — Vous l’avez plusieurs fois évoqué, porter plainte pour violences policières peut avoir un coût en termes de répression. Est-ce que vous pourriez évoquer des exemples de formes de répression, que ce soit judiciaire, politique, médiatique ou économique, que vous avez pu subir après avoir décidé de porter plainte et/ou de vous engager ?
[Awa] — Quand Babacar est mort, ils ont porté plainte contre lui le même jour. Je rencontre des familles qui ont perdu des proches en prison et qui subissent beaucoup de pressions. Souvent, elles n’ont pas le droit d’avoir accès au dossier, elles n’ont pas le droit de faire un rassemblement devant la prison où les personnes sont mortes. Et à chaque fois on dit aux familles que la personne s’est suicidée. Pour moi, la famille devrait avoir accès au dossier et à l’autopsie pour avoir les preuves qui démontrent si la personne s’est réellement suicidée ou non. Il y a pas mal des familles que j’ai rencontrées qui ont peur aussi pour leurs autres enfants qui sont encore en prison, parce qu’il y a des pressions sur eux.
- 17 Selon le sociologue Francis Dupuis-Déri, « le Black Bloc est un type d’action collective, une tac (...)
- 18 Le samedi 12 décembre 2020, lors d’une manifestation Gilets Jaunes à Amiens, Mélanie est interpel (...)
[Mélanie] — En fait, on parle de la criminalisation des victimes, mais aussi de leurs familles. On a un cas d’école, c’est la famille Traoré, où on va criminaliser le frère, on va le mettre en prison pendant quatre ans. On va porter plainte pour diffamation contre la sœur. Et donc toute une famille comme ça est criminalisée, est montrée du doigt parce que, je pense, beaucoup suivent et soutiennent cette famille. C’est ce qu’on retrouve aussi dans mon affaire : au moment où je me fais arrêter le 12 décembre, où mon nom bip, on se dit, celle-là on va se la faire. Les médias complices qui disent que je suis la cheffe du Black Bloc17, parce que je suis porteuse d’un parapluie qui appelle à la haine18. Et dans les médias, ça se transforme en : la cheffe des Black Block est une femme de 40 ans, etc., et ça, ça fait le bandeau. Cette répression-là, les familles la subissent. Pour nos enfants, leur nom de famille est stigmatisé. Professionnellement, mon contrat de travail se termine au mois de mars. Je suis grillée. Je suis travailleuse sociale à Amiens, je ne retrouverai jamais de travail. Nos noms de famille ils sont maintenant « googelisables ». Donc, les employeurs ils rentrent notre nom de famille : « Ah oui celle-là elle fait chier, en plus son frère, son mari, son oncle, il est mort sous les coups de la police et elle fait des interviews où en plus, elle se plaint. » On est moins employables, on est criminalisés. Que ce soit par la société, que ce soit par les médias, que ce soit par la justice, on devient des parias à partir du moment où on dénonce le crime, la mutilation, la blessure, le viol d’une personne sous les coups de la police.
[Hadja] — Dans notre cas, c’est les témoins surtout. Certains témoins ont subi des intimidations de la part des policiers. Comme ça se passe à Sarcelles, ce sont des policiers de Sarcelles. Bien sûr, entre-temps, ils ont été mutés ailleurs pour, soi-disant, « une question de sécurité ». Mais certains témoins visuels ont eu des intimidations pratiquement tous les jours. Ce sont les mêmes qui contrôlent les mêmes personnes tous les jours, donc c’était très facile pour eux. Donc avec le temps qui passe, on en perd des témoins, parce qu’au final, avoir la pression de la police sur le dos tous les jours en sachant qu’ils savent où tu habites, ils connaissent toute la famille, ils sont amenés à te contrôler tous les jours, ça décourage certains de dire ce qu’ils ont entendu ou ce qu’ils ont vu. Il y en a un particulièrement qui n’était pas loin derrière mon frère à moto, qui était là dans les premiers instants du drame. Lui, courant 2020, il pense qu’il n’a jamais eu autant d’amendes de sa vie que sur une même année. Donc, il se sent suivi en permanence. Pour un oui pour un non, on l’interpelle. On lui met des amendes à tout-va.
[10] — Qu’est ce qui a changé pour vous dans votre vie quotidienne ? Qu’est-ce que vous aimeriez transmettre aux autres familles et victimes d’aujourd’hui et de demain ?
[Hajda] — Pour ma part, la vie ne sera plus jamais ce qu’elle était. On n’est plus les mêmes, on est devenus d’autres personnes. La vie n’a plus le même goût. Comme je le disais tout à l’heure, on est comme des survivants. On s’est créé une autre vie en fait. Enfin ce n’est pas on s’est créé, elle s’est créée tout seul. On ne peut plus être ce qu’on était, ça c’est sûr. Et le combat, au fur et à mesure qu’on avance et qu’on rencontre d’autres familles, qu’on voit d’autres victimes, qu’on voit comment les affaires sont traitées en France – juridiquement parlant et par les médias – plus on avance, plus on se rend compte du déni total de l’État, du manque de considération et de justice. Et aujourd’hui, je pensais être dans un pays de droit et en fin de compte, non, pas du tout. Et ça ne se limite pas seulement à l’affaire de mon frère. C’est pour toutes les victimes et malheureusement, on l’a vu à travers des victimes, ça peut arriver à tout le monde. Effectivement, on sait très bien qu’en banlieue, ça ne date pas d’hier. Mais l’exemple des Gilets Jaunes, ou d’autres manifestants, qui n’ont fait que se mobiliser et dire haut et fort leurs revendications contre des textes de loi ou autres et qui se font matraquer, frapper, violenter et mettre en garde à vue, montrent à quel point ça peut arriver à n’importe qui. Mais pour autant, on ne voit pas d’actions de l’État, on ne voit pas d’action réelle de l’État et les familles et les victimes qui portent plainte, qui font sans cesse face à des non-lieux. Certaines vont jusqu’à porter l’affaire auprès de la Cour européenne des droits de l’homme [CEDH] pour obtenir justice, un semblant de justice puisqu’au final, ces policiers ne seront jamais condamnés puisque la CEDH n’est pas apte à condamner le policier ou le gendarme, mais condamne l’État. Aujourd’hui, ça reste juste un semblant de justice. Ce n’est pas que je n’ai pas espoir. J’ai espoir parce que je me dis qu’il y a encore quelques années, il n’y avait pas de débat à la télé sur les violences policières. Il n’y avait pas de sujet, comme si ça n’existait pas. Donc pour moi, c’est déjà un grand pas qu’on puisse en débattre, qu’on en parle. Mais le chemin reste très long, en France, pour qu’on condamne réellement des policiers. Il y a des condamnations, mais franchement c’est vraiment ridicule. Quand on entend certains des montants qui sont demandés à être versés aux victimes ou les condamnations avec sursis, alors qu’il y a mort d’homme, c’est juste inacceptable d’entendre ce genre de condamnations. On sait très bien que de toute façon tous les droits qu’on a eus aujourd’hui, on ne les a pas eus du jour au lendemain. C’est parce que des gens se sont levés pour se battre, manifester, hurler haut et fort, qu’on en est arrivé là. Donc là, avec le réseau qui s’est créé et qui s’agrandit – et qui s’agrandit malheureusement, parce que ça veut dire que qu’il y a encore des victimes qui s’ajoutent à la liste – à force d’union et de lutte, j’ai espoir qu’on arrive à obtenir des condamnations judiciaires des forces de l’ordre qui commettent des violences et des crimes, que l’on considère des crimes d’État, car ils sont couverts par l’État.
- 19 Notons que, lorsqu’il y a condamnation, l’État français doit dédommager les familles de victimes, c (...)
- 20 Maurice Rajsfus était un journaliste, historien et militant contre les violences policières. Né e (...)
[Mélanie] — Je vais rebondir sur ce que dit Hadja. Les mots que je dirais aux familles ou aux victimes qui nous rejoignent sont courage, force et amour. Ça va être long. La temporalité des instructions est très longue et il faut bien compter dix ans pour avoir une instruction à la CEDH. Et c’est juste une reconnaissance de la Cour des droits de l’homme. Ce n’est pas une reconnaissance de l’État français19. Ce n’est pas non plus une sanction pour le policier ou les policiers en cause, et du coup ce n’est jamais satisfaisant. Dans le mouvement des Gilets Jaunes, on a bien réussi à faire condamner quelques policiers, mais à chaque fois, ce sont des amendes. Ce sont rarement des peines et encore moins avec du ferme. On avance, mais si on avance, c’est grâce à des collectifs comme Vies Volées, comme tous ces gens qui se sont battus avant nous et qui ont semé des graines. Grâce à ce travail, pour certaines affaires, la justice n’a pas pu faire machine arrière. Ils sont obligés de punir certains d’entre eux pour faire exemple. Ils ne font pas tomber les gros bonnets, ils font tomber les bleus, ceux qui viennent de rentrer et qui n’ont pas une grande place dans la police. Je pense que de mon vivant, je n’aboutirai pas à l’abolition de la police. Mais quand même, on a aujourd’hui deux candidats à la présidentielle qui parlent de violences policières. Et ça, c’est du jamais vu. Philippe Poutou [Nouveau Parti anticapitaliste], qui dit que la police tue, et Jean-Luc Mélenchon [France insoumise] qui parle de violences policières, qui parle d’abolir la BAC [brigade anti-criminalité], qui parle donc de désarmer la police. Donc on avance quand même. Mais ce n’est pas grâce aux politiques, clairement c’est que grâce aux militants du passé, et qui sont toujours là d’ailleurs, malheureusement, et heureusement pour nous d’ailleurs. Mais on aimerait bien aussi que ces gens-là aient justice et qu’à un moment donné, ils puissent se reconstruire. Moi, ils m’ont pris ma naïveté et ma légèreté. Ils m’ont volé le fait d’aller en manif et de sortir des blagues. Ils m’ont volé cette insouciance que j’avais. Aujourd’hui, je ne sors pas de chez moi sans avoir peur de la police. Aujourd’hui, quand je sors de chez moi, je réfléchis « garde à vue ». Est-ce que dans cette tenue-là, je serais à l’aise en garde à vue ? Je ne me déplace plus nulle part sans penser que je peux potentiellement faire une garde à vue pour rien. Ils m’ont pris beaucoup honnêtement. J’étais quelqu’un de solaire, j’étais quelqu’un d’hyper positive et quand je revois des vidéos d’avant l’agression, d’avant la garde à vue, je ne me reconnais pas. Je n’ai pas l’impression que c’était moi, cette personne hyper joyeuse, hyper souriante, qui avait envie de danser tout le temps. Moi, je faisais partie de ces Gilets Jaunes qui dansaient, ceux qui faisaient la queue leu leu et qui dansait et qui chantait des chansons paillardes en manifs. Eh bien ça, je ne le suis plus, ils m’ont cassée. Est-ce que je redeviendrais cette femme joyeuse ? Je ne sais pas. En tout cas, aujourd’hui, je n’y arrive plus. Alors pour soutenir les familles j’arrive toujours à trouver la force. C’est aussi parce que mes camarades viennent me chercher chez moi pour aller jusqu’à la gare. Mais sinon, sortir comme ça, une copine qui me dit :« Viens, on sort », je ne sors pas. C’est fatiguant d’avoir peur tout le temps. Aujourd’hui, j’en peux plus de croiser un flic, même un bleu, même un mec de la municipale, les entendre m’appeler par mon nom Facebook, ce n’est pas normal. Et s’ils le font, c’est pour me faire comprendre qu’ils me pistent, et qu’ils sont là partout. Donc voilà, aux familles qui arrivent, aux victimes qui arrivent : « Force et amour, on sera là pour vous. » Jamais on ne les lâchera. Et même si j’irai comme Maurice Rajsfus20 jusqu’à la fin de ma vie comme ça, eh bien j’irai jusqu’à la fin de ma vie comme ça. Et c’est tout.
[Awa] — Moi, depuis des années en tous cas, je n’ai pas peur du tout. Bien sûr, si je bouge beaucoup, ce n’est pas pour faire revenir mon frère, il ne reviendra plus jamais. Mais c’est pour dire à la justice stop, montrer que ces meurtres ne sont pas des situations normales. C’est un racisme d’État. Quand je rencontre d’autres familles de victimes qui se déplacent mais qui ne parlent pas, ou des familles qui ont envie d’être là mais qui ont peur, c’est là où je me dis que je dois être exemplaire. Il faut que je montre à toutes les familles des victimes qu’il n’est pas question d’avoir peur. Ce n’est pas nous les assassins, ce sont eux. Peu importe si on lutte ou non, eux ils sont là pour nous faire du mal. C’est pourquoi il est impératif de dénoncer. Sans dénonciation, c’est la version des policiers qui continue de primer. Personne ne peut comprendre. Personne ne peut savoir la vérité. C’est à nous de parler de nos proches, de dire ce qu’il s’est passé. C’est à nous de laver la mémoire de nos frères. Aujourd’hui, je suis très fière de moi parce que le monde entier, ici et maintenant, sait que j’ai raison. La vérité maintenant, c’est celle que j’ai portée, pas celle des policiers.