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Introduction

Comprendre les mobilisations contre les violences policières

Understanding Mobilisations Against Police Violence
Magda Boutros, Paul Le Derff et Anthony Pregnolato

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Notes de l’auteur

Les auteur·rice·s ont contribué de manière égale au numéro et sont listé·e·s par ordre alphabétique.

Texte intégral

1Les années 2010 ont été marquées par une plus grande mise en visibilité des mobilisations contre les violences policières à travers le monde, des révolutions arabes contre des États policiers, au mouvement Black Lives Matter, en passant par les manifestations contre les violences policières en France, au Brésil, au Nigeria, ou à Hong Kong. Si la notion de « violences policières » semble avoir connu un certain succès, ainsi que son lot de controverses dans le débat public ces dernières années, la question des résistances aux pratiques policières et violences d’État a finalement été relativement peu posée comme énigme de recherche en sciences sociales (Dupuis-Déri et al., 2017).

2C’est pourquoi, l’ambition de ce numéro est de comprendre ce qui se joue dans la remise en question de l’autorité policière, tout en interrogeant les logiques sociales amenant à légitimer ou délégitimer les pratiques policières. Cette introduction vise à retisser des liens entre les différents travaux qui ont pris comme objet d’étude, de près ou de loin, les mobilisations contre les violences policières et violences d’État, afin de les réinscrire dans un programme général d’étude des rapports de domination et de la fabrique de l’ordre social (Favre, 2009). Après une présentation des différentes perspectives à travers lesquelles les sciences sociales appréhendent les violences policières, nous abordons trois axes principaux de la recherche sur les résistances aux pratiques policières, et dans lesquels les articles de ce numéro s’inscrivent ; les enjeux de définition de la cause, la mobilisation du droit, et les questions d’opacité et de mise en visibilité de l’action policière.

1. Les résistances aux violences policières dans les sciences sociales

  • 1 Conceptualisé par Susan Star et James Griesemer, un objet-frontière est « un objet qui est à la foi (...)
  • 2 Ces pratiques peuvent provenir aussi bien de la police que de la gendarmerie, raison pour laquelle (...)

3L’usage des termes de « violences policières » et « violences d’État » pose un certain nombre de questions. Non seulement ces notions sont l’objet de controverses, que ce soit dans le débat public, dans le champ académique, ou dans l’espace militant (nous y reviendrons), mais ce sont aussi des objets-frontières1, c’est-à-dire des termes relativement plastiques qui articulent une pluralité de définitions. Plutôt que de chercher à sélectionner et justifier un ensemble de critères qui dessineraient les frontières de ce que nous entendons par violences policières, nous préférons adopter une approche constructiviste qui s’attache à analyser les usages et la (dé)légitimation du terme, sans préjuger de son bien-fondé. Comme nous le verrons dans ce numéro, les victimes, les familles de victimes et les militant·e·s qualifient de « violences policières » une diversité de pratiques telles que des interventions policières mortelles, des blessures liées à l’usage d’une arme de la police (flash-ball, lanceur de balles de défense, grenades, etc.), des coups reçus par un·e policier·ère, aussi bien que la surveillance policière, des contrôles d’identité, notamment jugés discriminatoires, des insultes ou des amendes, pouvant être perçus à elles seules comme des formes de violences symboliques2.

4La « police moderne » qui apparaît au XIXe siècle comme institution publique et professionnalisée tournée vers la prévention et de la répression des désordres (Jobard, Maillard, 2015), se définit par sa revendication du monopole de l’usage de la violence légitime (Bittner, 1970). En ce sens, elle contribue à la (re)production de l’ordre social (Gauthier, Jobard, 2018) et perpétue des relations de domination, tout en devant s’assurer de maintenir une autorité et de susciter le consentement pour préserver son existence (Jobard, Maillard, 2015). L’usage de la violence par les forces de l’ordre s’inscrit dans des logiques sociales de (re)production de rapports de domination, d’un ordre social et politique, bien documentés et analysés par les sciences sociales. Dès lors, cela induit des relations de résistances qui peuvent prendre des formes « déguisées, des formes infrapolitiques » ou « ouvertes et déclarées » (Scott, 2019) permettant de s’y soustraire, de s’y opposer frontalement, de les dénoncer, de les contrôler et les sanctionner, voire d’y mettre fin. Ainsi, nous considérons comme résistance aux violences policières toute action qui vise à se soustraire, à s’opposer ou à contester des pratiques policières jugées violentes ou illégitimes par les acteur·rice·s qui les qualifient ainsi.

5Au sein des sciences sociales, les pratiques policières et résistances aux violences policières ont été appréhendées de différentes manières. Nous pouvons ainsi distinguer cinq perspectives qui ont contribué à interroger les violences policières ou qui les ont prises comme objet d’étude.

1.1. Institution policière et sociologie du droit

6En premier lieu, les violences policières sont interrogées au prisme de travaux de sociologues de la police, du droit, ou de criminologues, qui étudient le rôle et les pratiques de l’institution policière. Très tôt, l’usage de la force publique et son rôle dans la société ont été au cœur de ces travaux (Westley, 1953 ; Monjardet, 1996 ; Jobard, 2002a).

7Pour certains sociologues et politistes, l’étude des violences policières amène à interroger l’existence de la police dans une société démocratique et à questionner la relation entre la police, le droit et l’État en tant que forme d’organisation du pouvoir politique (Monjardet 1996 ; Dufour, et al., 2020). Certains travaux, assez proches des réflexions sur l’abolitionnisme pénal (Gilmore, 2007 ; Charbit, Ricordeau, 2015 ; Davis, 2021), interrogent l’existence même de l’institution policière et questionnent la pertinence des réformes en vue de réduire les violences policières (Vitale, 2015 ; Pasternak et al., 2022).

8Dans une autre perspective, plusieurs travaux ont à la fois interrogé comment le droit et l’institution policière encadrent l’usage de la violence et révélé comment ce droit et le fonctionnement même des institutions policières, judiciaires et politiques fournissent aux agent·e·s de police une relative autonomie organisationnelle dans l’application du droit, qui tend à légitimer l’usage de la violence, contraignant ainsi la reconnaissance et la condamnation pénale des violences policières (Lévy, 1987 ; Monjardet, 1996 ; Jobard, 2002a ; Moreau de Bellaing, 2015), sauf exception (Pregnolato, 2020).

1.2. Inégalités et discriminations raciales

  • 3 Il convient d’entendre ici un usage critique du mot « race », qui désigne l’assignation raciale d’u (...)

9Parallèlement, l’histoire de ces violences policières se croise avec celle des violences et discriminations raciales (Jobard, 2002a ; Jobard, Névanen, 2007 , Gauthier, 2010 ; Jobard et al., 2012 ; Jobard, Maillard, 2015 ; Brahim, 2020). Ainsi, un certain nombre de travaux ont étudié les discriminations raciales3 dans les pratiques policières routinières et les interactions des agent·e·s de police avec une partie de la population, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou en France (Jobard, 2006 ; Mohammed, Mucchielli, 2006 ; Gauthier, 2010 ; Jobard et al., 2012 ; Epp et al., 2014 ; Jobard, Maillard, 2015 ; Fassin, 2015 ; Roux, 2017 ; Boukir, 2019). Ces travaux convergent vers l’observation d’une rationalisation et d’une banalisation de pratiques discriminatoires qui résultent à la fois de politiques de sécurité et de routines professionnelles. Ces dernières conduisent à la constitution d’une clientèle policière (jeune, homme, appartenant aux classes populaires, étranger ou perçu comme tel, héritier de l’immigration post-coloniale, habitant les quartiers populaires) et favorisent des relations conflictuelles entre les policier·ère·s et ce public-cible. Le contrôle d’identité qui vise prioritairement ces populations, dit « contrôle au faciès », est emblématique de ces discriminations policières (Jobard et al., 2012).

10Un ensemble de travaux met en évidence les interactions entre les policier·ère·s et leur « public cible » qui reposent sur des rapports de pouvoirs racialisés au croisement de catégories de race, de genre, de classe et de territoire (Van Maanen, 1978 ; Mainsant, 2008 ; Gauthier, 2010 ; Voegtli, 2010 ; Fassin, 2015 ; Roux, Roché, 2016). Ces études font écho aux discriminations raciales étudiées au sein de l’institution judiciaire (Jobard, 2006 ; Jobard, Névanen, 2007), et plus généralement aux analyses des processus de racialisation des relations sociales (Fassin, Fassin, 2012). De plus, ces discriminations policières renvoient à la manière dont sont pensés ensemble l’État, la population, l’immigration et la sécurité du territoire. En effet, des travaux ont mis en avant comment la figure de « l’immigré », de « l’enfant d’immigré », du « musulman » ou du « jeune de cité » ont été socialement construites et assimilés à la délinquance ou au sentiment d’insécurité (Bonelli, 2008 ; Rea, 2001), ce qui contribue à structurer les rapports conflictuels entre la police et les jeunes hommes héritiers de l’immigration. Ces représentations et ces pratiques politiques s’inscrivent ainsi dans une histoire (post-)coloniale et de traitement policier des immigrés et de leurs héritier·ère·s (Blanchard, 2011 ; Rigouste, 2009).

1.3. Luttes antiracistes et sociologie des mobilisations

11L’histoire des mobilisations pour les droits civiques et contre les discriminations est fortement imprégnée d’une histoire des contestations des violences policières que ce soit aux États-Unis (Talpin, 2016) avec le mouvement Black Lives Matter, particulièrement visible à l’international depuis quelques années (Recoquillon, 2020 ; Célestine et al., 2022), mais aussi en Grande-Bretagne (Fryer, 1984) ou en Belgique (Rea, 2008). En France la dénonciation des violences policières est très présente dans les mobilisations antiracistes et les luttes de l’immigration post-coloniale et des quartiers populaires depuis les années 1960 (Mathieu, 2006 ; Boubeker, Hajjat, 2008 ; Abdallah, 2012 ; Hajjat, 2013 ; Taharount, 2017 ; Pregnolato, 2017 ; Laplanche-Servigne, 2017 ; Picot, 2019). De manière significative, le travail d’Abdellali Hajjat (2013) montre comment en France, la dénonciation des violences policières est à la genèse et au cœur de la Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme de 1983.

12Par ailleurs, les violences policières renvoient aussi à l’histoire de la répression des mouvements sociaux (Abdallah, 2000 ; Dewerpe, 2006 ; Damamme et al., 2008 ; Association Vacarme, 2016), du développement et de la brutalisation du maintien de l’ordre des dernières années (Fillieule, Della Porta, 2012 ; Wood, 2015 ; Fillieule, Jobard, 2020). Depuis peu, un ensemble de travaux portant sur des mobilisations qui n’ont pas pour objet premier la dénonciation des violences policières, montre comment celles-ci s’organisent contre la répression et s’en protègent ou tentent de faire sans la police, autant dans les luttes dans les quartiers populaires et les luttes antiracistes, que dans les luttes féministes, altermondialistes, écologistes, syndicalistes, contre un projet de loi ou d’occupation de Zones à Défendre (Dupuis-Déri 2003 ; Association Vacarme, 2016 ; Dupuis-Déri et al., 2017 ; Pregnolato, 2022).

1.4. Rébellions urbaines

13Les discriminations et violences policières ont aussi été interrogées, ou du moins mises en lumière, dans l’étude des violences collectives ou rébellions urbaines dans les quartiers populaires, couramment nommées « émeutes », qui émergent notamment aux États-Unis à partir des années 1950, en Grande-Bretagne et en France à partir des années 1970, et dans une moindre mesure en Belgique dans les années 1990 (Rea, 2006 ; Waddington et al., 2009 ; Jobard, 2009 ; Abu-Lughod, 2012). Sociologues et politistes s’accordent à dire que ces violences collectives ont souvent pour point de départ une intervention policière violente, parfois mortelle, et mettent en scène des affrontements entre les forces de l’ordre et les jeunes habitants des quartiers défavorisés (Lagrange, Oberti, 2006 ; Waddington et al., 2009 ; Béroud et al., 2011). Une partie de ces travaux évoque les violences policières comme une variable explicative du « sentiment d’injustice » ou comme l’une des « raisons de la colère » (Lagrange, Oberti, 2006 ; Kokoreff, 2006 ; Mauger, 2006), sans pour autant les prendre comme objet d’étude. Tandis que d’autres, à travers des approches configurationnelles ou plus interactionnistes ont pris au sérieux les relations entre les forces de l’ordre et une partie de la population dans l’étude des dynamiques des rébellions urbaines (Monet, 1992 ; Jobard, 2003 ; Zancarini-Fournel, 2004 ; Mohammed, 2009 ; Waddington, 2010 ; Body-Gendrot, 2011 ; Abu-Lughod, 2012 ; Blanchard, 2012 ; Hajjat, 2014). À la lumière de ces travaux, nous comprenons dans ce numéro ces rébellions urbaines comme des formes de résistances aux violences policières, qui se retrouvent notamment dans une sociologie et une histoire des luttes de l’immigration postcoloniales et des quartiers populaires, et plus largement une sociologie de l’action collective.

1.5. Médias et police

14Enfin, les violences policières ont été prises comme objet de recherche en sociologie des médias pour travailler des questions de mise à l’agenda et de luttes communicationnelles, principalement via des analyses de contenus médiatiques. Regina Lawrence (2000) étudie les représentations médiatiques des violences policières, à partir d’une analyse de contenu du New York Times et du Los Angeles Times, entre 1985 et 1994. L’autrice entend démontrer comment la presse offre généralement un éventail étroit de voix et de points de vue sur les questions du recours à la force et de la brutalité policière. L’accès aux médias est principalement réservé aux sources officielles. Ce n’est que lors d’incidents particuliers (event-driven news) que l’accès à la presse s’élargit à un certain nombre de discours concurrents, non-officiels. De même, un certain nombre de travaux montre comment les réseaux socio-numériques permettent l’émergence et la diffusion de contre-discours (Clark et al., 2017 ; Bouté, Mabi, 2020 ; Bouté, 2021).

15Pris dans leur ensemble, les travaux issus de ces sous-champs disciplinaires nous invitent à prendre les résistances aux violences policières comme un objet de recherche central de l’étude des inégalités sociales et des rapports de domination. À cet égard, une première question transversale que pose ce numéro est celle des enjeux de définition de la cause.

2. Enjeux de définition de la cause

16En France, les mobilisations contre les violences policières s’inscrivent dans une histoire longue des luttes de l’immigration postcoloniale et des quartiers populaires depuis les années 1960 (Boubeker, Hajjat, 2008 ; Taharount, 2017). Plusieurs événements marquent cette histoire, comme les massacres du 17 octobre 1961 (Abdallah, 2000) et du 8 février 1962 (Dewerpe, 2006), la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 (Hajjat, 2013), la mort de Malik Oussekine en 1986 (Kheniche, Evenou, 2016), ou les rébellions urbaines d’octobre-novembre 2005 (Lagrange, Oberti, 2006 ; Pregnolato, 2013 ; Bacqué et al., 2015).

17Certains comités s’organisent collectivement depuis les années 1980 autour de la revendication « Vérité et Justice » (Taharount, 2017 ; Boutros 2020 ; Pregnolato, 2022), et plusieurs se sont rassemblés récemment en créant le Réseau d’Entraide Vérité et Justice (dans ce numéro, l’entretien croisé avec trois membres du collectif revient sur les enjeux de leur mobilisation). Ces luttes menées par des Comités Vérité et Justice sont cependant longtemps restées marginalisées. Elles s’inscrivent dans une histoire et un héritage militant depuis les années 1970 qui fut particulièrement porté dans les années 1990 et 2000 par le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues (MIB) (Taharount, 2005 ; Fuchs, 2010 ; Taharount, 2019). Depuis 2016, une partie de ces mobilisations des héritier·ère·s de l’immigration postcoloniale est particulièrement visible à travers le combat du Comité la Vérité pour Adama, créé à la suite de la mort d’Adama Traoré le 19 juillet 2016, interpellé par des gendarmes.

18Par ailleurs, depuis la décennie 2010, les violences des forces de l’ordre sont aussi de plus en plus dénoncées dans les manifestations des mouvances de la gauche radicale, des écologistes et des anarchistes, qui s’organisent aussi en collectifs. Tout d’abord, des militant·e·s blessé·e·s par les armes dites « non létales » (flash-ball, lanceurs de balles de défense, grenades lacrymogènes, de désencerclement ou assourdissante) lors de manifestations ou d’occupation de zones à défendre (Dupuis-Déri, 2018) se mobilisent pour leur interdiction. Développé au cours des années 1990-2000 dans les quartiers populaires pour lutter contre les « violences urbaines », l’usage de ces armes se généralise à l’encontre de supporters de football et de mouvements sociaux dans les années 2000-2010. Fin 2014, certaines de ces victimes s’organisent et créent l’Assemblée des blessé·e·s, contribuant à l’émergence politique de la figure de « blessé·e ». À partir de 2016, la question des violences policières est particulièrement médiatisée et politisée à la suite de la répression des manifestations contre la « loi travail », du mouvement Nuit Debout, et du mouvement des Gilets jaunes en 2019.

19Ainsi, pour Anthony Pregnolato, la décennie 2010 marque une extension du domaine des violences policières et une généralisation de ce qu’il appelle la cause contre les violences des forces de l’ordre (Pregnolato, 2022). En revenant sur sa genèse, il étudie un espace des mobilisations contre les violences des forces de l’ordre défini comme « l’ensemble de ces victimes, familles de victimes, militant·e·s et collectifs qui prennent pour objet de lutte commun – de manière exclusive ou non – les violences policières, et sont liés par des relations d’alliance ou de conflits pour la définition et la poursuite de cette même cause » (Pregnolato, 2022, 19). L’auteur identifie cinq pôles militants : les luttes « autonomes » de l’immigration post-coloniale dans les quartiers populaires à travers le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues ; les associations dans les quartiers populaires et le « community organizing » ; l’« antiracisme politique » des « premier·ère·s concerné·e·s » qui émerge surtout après 2005 ; la gauche radicale, les autonomes, les libertaires et les anti-autoritaires ; et les défenseur·euse·s des droits humains. Ces pôles ne sont pas hermétiques, certain·e·s militant·e·s passent d’un pôle à l’autre, tandis que d’autres sont multipositionné·e·s. Toutefois, ils tendent à structurer les relations d’alliances et de conflits au sein de l’espace des mobilisations contre les violences policières, le choix des modes d’actions et les diverses manières de définir et de mener la lutte. Les mobilisations contemporaines comportent une diversité de modes d’action qui prennent les violences policières comme point de départ et/ou comme cible de la contestation : violences collectives – communément appelés « émeutes » – affrontements physiques avec les forces de l’ordre, actions en justice, création de Comités Vérité et Justice, marches commémorations et manifestations, sit-in, formation d’associations ou de collectifs.

20S’il arrive qu’il y ait des actions communes, en France ces alliances sont plutôt occasionnelles et un certain nombre de clivages rendent compte des désaccords importants sur la définition de la cause. Certains groupes circonscrivent le problème à quelques pratiques policières jugées abusives ou illégales, et proposent davantage de mesures de contrôle (amélioration de la formation des agent·e·s, récépissé des contrôles d’identité, caméra piétons) à travers la voie législative, sans remettre en cause l’institution policière dans sa globalité. D’autres définissent la police comme une composante d’un système de domination plus large et militent pour une transformation plus radicale, voire l’abolition de la police en faveur d’autres formes de régulation sociale plus égalitaire. Pour ces derniers, la nature de la domination et de l’oppression qu’exerce la police fait aussi l’objet de désaccords militants. Elle est vue soit comme l’instrument d’une domination raciale ou post-coloniale, ou comme un outil du capitalisme qui exerce une domination de classe, ou encore comme une forme de domination intersectionnelle qui relie principalement des catégories de classe et de race (même si certain·e·s y articulent aussi les catégories de genre ou de religion). De manière similaire, l’un des clivages concerne la représentation de la figure de victime : qui est victime ? Quelle victime peut représenter la cause, et quelle cause ? La lutte en tant que victime doit-elle être individuelle ou collective, seulement juridique ou aussi politique ? Ainsi, lorsque les victimes ou leurs proches se mobilisent en tant que et au nom des victimes, elles tendent à s’inscrire dans un espace militant au gré de leurs trajectoires et des alliances militantes.

21Avec la généralisation des dénonciations des violences policières dans les manifestations dans la décennie 2010 en France et l’émergence de « nouvelles » contestations provenant de la gauche institutionnelle ou de la gauche radicale, plusieurs distinctions ont émergé ou ont fait ressurgir des conflits antérieurs entre d’un côté des luttes dans les quartiers populaires et de l’immigration post-coloniales, et de l’autre les mouvements de la gauche radicale ou de la gauche institutionnelle. En effet, l’émergence de la lutte des « blessé·e·s » ou de la dénonciation des violences policières en manifestation pouvait apparaître plus « légitime » dans l’espace médiatique et politique, apparaissant alors comme la priorité pour certain·e·s acteur·rice·s ayant eux·elles-mêmes davantage de légitimité dans les espaces politiques et médiatiques. Tandis que pour d’autres, cette représentation de la cause risquait de reproduire la marginalisation des luttes de familles de tués dans les quartiers populaires, voyant se reproduire la mise au second plan des revendications des militant·e·s des quartiers populaires dans un contexte où la cause est pourtant fortement médiatisée et politisée (Pregnolato, 2022). Les victimes et familles de victimes du Réseau d’Entraide Vérité et Justice sont un exemple de collectif qui tente de dépasser ces clivages et de s’unir autour d’une même cause sans prioriser un type de violences policières plutôt qu’un autre.

22Ces lignes de clivages ne sont pas exhaustives et méritent d’être étudiées davantage dans la mesure où, en plus de rendre visibles des luttes auparavant confinées, leur étude permet de mieux comprendre ce qui rend possible ou non la contestation des violences policières et la légitimation de telle ou telle représentation de la cause et, par extension, les logiques de légitimation ou de délégitimation des pratiques policières violentes à l’encontre d’une partie de la population. Par exemple, aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter représente un certain succès d’un cadrage percevant les violences policières avant tout comme une question relative au racisme et à la lutte antiraciste, même si des clivages internes peuvent persister (Célestine et al., 2022).

23Dans ce numéro, l’article de Foued Nasri démontre que plusieurs « régimes de dénonciation » peuvent coexister en même temps pour contester l’action policière au niveau local. Ainsi, à Lyon au tournant des années 1970, l’auteur analyse d’un côté un régime généraliste porté par des coalitions d’organisations antiracistes et pro-immigrés, qui s’organisent autour d’affaires spécifiques plutôt consensuelles (victimes crédibles ou action policière indéniablement exagérée), et utilisent un répertoire d’actions classique (manifestations, actions judiciaires). Et de l’autre, il observe un régime localisé qui se forme à l’initiative de groupes affinitaires dans un quartier donné, qui constituent un comité de soutien local. Dans le premier régime, le cadrage de la lutte emprunte aux cadrages généraux de critique à la politique migratoire ou d’atteintes aux libertés ; dans le second, le cadrage lie la lutte à des « contentieux locaux » et à l’expérience des victimes et de leurs proches, sans forcément dénoncer la politique migratoire. À l’échelle nationale, l’article d’Anne Le Huérou montre comment, en Russie, des associations de défense des droits de l’humain ont su tirer parti des dispositifs juridiques mis en place par l’État pour faire entendre la contestation des violences policières. De même, l’autrice montre comment des acteur·rice·s ont adopté des méthodes spécifiques pour obtenir la condamnation de policiers accusés de violences. Pour sa part, l’article de Pablo Corroyer montre comment des militant·e·s développent des pratiques afin de se soustraire à la surveillance policière et de résister aux pratiques policières violentes. Ici, il s’agit moins de construire une figure de victime et d’obtenir la condamnation pénale des violences policières que d’échapper à la répression en partie par la préservation de l’anonymat, afin de poursuivre les objectifs de leur mobilisation écologiste.

24Ainsi, les clivages qui traversent l’espace des mobilisations contre les violences policières se traduisent en partie par des modes d’action différents. Dans ces derniers, on retrouve particulièrement le rapport au droit comme outil de la lutte.

3. Mobiliser le droit contre les pratiques policières

25Le droit et la justice sont des enjeux centraux des luttes contre les pratiques policières abusives, violentes ou discriminatoires. Comme la littérature du courant law & society l’a démontré, le droit est un outil ambivalent pour les luttes sociales, représentant à la fois une ressource et une contrainte. En effet, l’usage du droit a tendance à favoriser les acteurs dominants et à reproduire les inégalités sociales (Galanter, 1974 ; Bourdieu, 1986), mais il peut également servir d’outil de mobilisation pour les militants, représenter un levier de négociation politique, et élargir les opportunités légales pour les victimes d’injustice (McCann, 1994 ; Stryker, 2007 ; Israël, 2009 ; Chappe, 2013).

26Pour les mobilisations contestant les pratiques policières, la tendance du droit à favoriser les dominants est encore plus marquée, du fait de plusieurs caractéristiques spécifiques à la police. Tout d’abord, la police se distingue par le fait que la loi lui permet de transgresser les normes légales qui s’appliquent à la population générale (Brodeur, 2010). Bien qu’il existe des limites à l’usage légitime de la force policière, en pratique, les policiers jouissent d’une présomption de crédibilité, et « les tribunaux confèrent aux définitions policières des situations le privilège de dire le vrai sur ce qui s’est effectivement produit » (Jobard, 2001, 340). Dans le même temps, les personnes les plus ciblées par la police sont également les moins dotées en ressources pour contester ces violences, et les moins crédibles dans l’arène judiciaire (Jobard, 2001, 2002a). Les travaux de Vanessa Codaccioni montrent comment la conception et l’usage de la notion juridique de « légitime défense » favorisent une absence de reconnaissance des violences policières létales (Codaccioni, 2018).

27Une autre difficulté tient au fait que la codépendance des institutions policières et judiciaires crée une « solidarité organique » entre la police et la justice (Sayad, 2006), qui complique le contrôle judiciaire de l’action policière. En France, il n’existe pas d’organe indépendant d’enquête pour les allégations de violences policières illégitimes : les enquêtes sont menées par les organes d’inspection internes aux forces de l’ordre, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Cela donne lieu à des dénonciations régulières de la part d’associations de défense des droits, qui notent un manque d’impartialité dans les enquêtes judiciaires contre des policiers (ACAT, 2016 ; Amnesty International, 2009).

28Dans les faits, les condamnations judiciaires ou administratives de policiers pour violences illégitimes, abus de pouvoir, ou discrimination, restent exceptionnelles. Une enquête sur les sanctions administratives prononcées à Paris en 2003 et 2004 montre que « les dénonciations d’usage abusif de la force par la police aboutissent moins souvent à une sanction que celles de tout autre type d’atteintes ; et, lorsque ces cas de violences sont sanctionnés, ils le sont proportionnellement moins gravement que les autres formes de déviances policières » (Moreau de Bellaing, 2009, 126). Les condamnations pénales sont également rares (Roy, Simbille, 2020). Selon Fabien Jobard, seule une minorité des violences policières illégitimes sont considérées comme telles par la justice. Pour qu’il y ait condamnation, plusieurs conditions doivent être réunies : qu’il soit établi que la violence était exorbitante alors que les policiers ne faisaient face à aucun danger, que la victime et les témoins soient jugés crédibles, autrement dit qu’ils ne fassent pas partie de la « clientèle policière », et qu’il existe des éléments de preuve matérielles tels que des certificats médicaux (Jobard, 2002a, 2012). Dans son analyse du procès du policier qui a tué Amine Bentounsi en 2012, Anthony Pregnolato montre que la condamnation peut aussi découler de la « rupture d’un équilibre des rapports de force entre la justice et la police » lorsque l’enquête révèle des tentatives de dissimulation de preuves, des faux témoignages, et des pressions sur les enquêteurs et témoins (Pregnolato, 2020, 167).

29Malgré ces difficultés, de nombreuses mobilisations contre les pratiques policières investissent le droit, avec pour objectif à la fois de renforcer la capacité du droit à protéger les victimes d’abus policiers, et de mettre en visibilité les pratiques dénoncées dans l’espace médiatique et ainsi interpeller l’opinion publique sur la question. En France, de nombreuses mobilisations contre l’action policière ont investi le droit dans leur lutte, avec différentes approches (Boutros, 2022a).

30Tout d’abord, certains groupes militants mobilisent le droit tout en adoptant une posture critique de l’institution judiciaire assez proche de l’approche que Vincent Chappe (2019) qualifie de légalité de combat. C’est le cas par exemple des comités Vérité et Justice qui se constituent suite aux décès liés à des interventions policières. Tout en dénonçant « une justice à deux vitesses », prompte à condamner les habitants des quartiers populaires pour des délits mineurs, mais réticente à condamner des policiers qui tuent ou violent, ces militant·e·s utilisent le droit comme une « arme » dans le combat politique pour promouvoir un contre-récit qui met en doute la version policière.

31L’une des stratégies principales de comités est la contre-enquête, c’est-à-dire le fait pour des militants et familles de victimes de « réaliser un travail d’investigation sur les faits indépendamment de l’enquête administrative et de l’instruction judiciaire jugées impartiales et/ou incomplètes » (Pregnolato, 2022, 281). Ces contre-enquêtes se basent sur une lecture approfondie du dossier judiciaire, des appels à témoins, des reconstitutions des faits, ou la publication d’expertises indépendantes. Elles visent à la fois à faire pression sur les juges d’instruction pour obtenir des actes d’enquête et éviter le non-lieu, mais aussi à promouvoir un contre-récit qui met en doute la version officielle de l’intervention policière (Jobard, 2002b). En ce sens, pour une partie des militant·e·s, un non-lieu ou un acquittement peut tout de même représenter une victoire politique, si les médias reprennent les faits établis dans la contre-enquête ou le discours des militant·e·s (Abdallah, 2002 ; Angles Morts, 2014).

32Dans ce numéro, Anne Le Huérou montre ainsi comment, en Russie, ce sont les « enquêtes publiques » menées par un ensemble d’associations qui ont permis, dans un contexte politique favorable, de traduire en justice un certain nombre de policiers auteurs de violences. Ces enquêtes ont suivi une double logique : à la fois produire le travail d’investigation normalement dévolu à l’État et mettre en cause la carence des institutions policières et judiciaires.

33Dans un registre différent, des acteurs plus légitimes dans l’espace judiciaire – organisations de défense des droits, avocat·es engagé·e·s – tentent de construire des contentieux qui visent à obtenir une jurisprudence favorable aux victimes des illégalismes policiers. Utilisant le droit comme un « outil » (Israël, 2009), ces militant·e·s tentent de renforcer la capacité du droit à protéger les victimes d’injustice et d’inégalités. Ce fut le cas du procès contre l’État pour des contrôles d’identité discriminatoires, qui a abouti à la condamnation de l’État pour faute lourde en 2016, et a créé une nouvelle voie de recours pour les victimes de contrôles discriminatoires (Jobard, Maillard, 2021). Ce fut également l’approche du même groupe d’avocats lorsqu’ils ont pris en charge l’affaire dite de la brigade des « Tigres », dans laquelle onze policiers étaient accusés de violences physiques et sexuelles, insultes racistes, et détentions arbitraires, sur des mineurs du douzième arrondissement de Paris (Boutros, 2018).

34Quelle que soit l’approche, l’usage militant du droit implique de conjuguer l’action en justice avec un travail de communication médiatique, puisqu’au-delà des décisions judiciaires, la mobilisation du droit peut contribuer à mettre en visibilité les pratiques policières dénoncées, à promouvoir les revendications militantes, et à capter l’attention politique autour des questions de police, inégalités et injustices.

35Si la mobilisation du droit est une stratégie centrale des mobilisations contre les pratiques policières, l’article d’Aline Daillère dans ce numéro montre que pour certains outils policiers, la contestation par le droit s’avère presque impossible. C’est notamment le cas des amendes forfaitaires, de plus en plus utilisées pour des infractions mineures, qui ciblent principalement des jeunes hommes des quartiers populaires. Elles permettent à la police de rendre une forme de « justice de rue » sans réelle possibilité de contrôle par le juge.

36En somme, les enjeux de la mobilisation du droit contre les pratiques policières font l’objet d’une littérature importante. Pour autant, plusieurs questions restent à creuser. L’article d’Aline Daillère suggère que, si les pratiques policières sont, en général, très peu contrôlées par la justice, certains outils policiers rendent ce contrôle presque impossible, ce qui invite à interroger si certaines de leurs caractéristiques limitent la capacité des mobilisations à utiliser le droit comme outil de contestation. De plus, dans quelle mesure la mobilisation du droit (ou le refus d’aller sur le terrain juridique) influence le cadrage de la cause par les groupes militants et la définition donnée aux violences policières dans le débat public ? Enfin, notre entretien avec des victimes et familles de victimes de violences policières soulève la question des relations de pouvoir entre les victimes et leurs avocat·e·s, qui peuvent se compliquer lorsque des avocat·e·s agissent notamment en fonction de leur carrière médiatique.

4. Opacité et mise en visibilité

37La littérature sur les mouvements sociaux, les problèmes publics et les scandales ont souligné l’importance des médias dans la mise en visibilité et le succès des dénonciations (Henry, 2007 ; Rayner, 2007 ; Lemieux, 2008). Pour les mobilisations dénonçant les pratiques policières, l’une des problématiques récurrentes est la difficile mise en visibilité des pratiques dénoncées. D’un côté, les États et les administrations policières ont institutionnalisé les fonctions de communication (Legavre, 1993 ; Ollivier-Yaniv, 2000 ; Meyer, 2013 ; Nollet, 2013) et disposent d’un meilleur accès à l’espace médiatique (Sigal, 1973 ; Darras, 1995), qui dépend toutefois des configurations dans lesquelles ces ressources communicationnelles sont déployées (Kaciaf, 2016). De l’autre, les groupes les plus ciblés par la police souffrent, au contraire, d’un déficit de crédibilité (Fricker, 2007) et ont peu de ressources organisationnelles et de légitimité politique. De ce fait, les groupes protestataires contre les violences policières peuvent difficilement recourir à des tactiques d’insiders (Offerlé, 1998 ; Courty, 2006) pour porter leurs revendications, et « doivent obtenir une couverture médiatique pour espérer toucher l’opinion et de ce fait forcer l’entrée des arènes institutionnelles » (Fillieule, Tartakowsky, 2013, 143).

38Les institutions policières font partie des institutions étatiques où la « culture du secret » ou de l’omerta est prégnante (Westley, 1956 ; Bowling et al., 2019). En France, alors que les statistiques criminelles sont rendues publiques chaque année, relativement peu de données sur l’action policière le sont. Le contrôle d’identité ne fait l’objet d’aucun enregistrement systématique, et on ignore le nombre de contrôles effectués par an, leurs motifs, les espaces où ceux-ci sont concentrés, ou encore les caractéristiques démographiques des personnes contrôlées. En ce qui concerne l’utilisation de la force, des progrès en termes de transparence et d’accessibilité ont toutefois été faits depuis plusieurs années. Les rapports d’activité, devenus annuels, de l’IGPN et l’IGGN s’étayent et sont présentés en conférence de presse. Par ailleurs, de nouveaux instruments de mesure ont également été créés, comme le traitement relatif au suivi de l’usage des armes (TSUA) ou le recensement des particuliers blessés et tués (RBD).

39Pour autant, les luttes de communication perdurent. L’État et les institutions policières déploient leur communication en vue de valoriser leurs actions et leur image (Ollivier-Yaniv, 2000), en articulant des logiques de diffusion de données sélectionnées pour promouvoir leurs activités avec celles de rétention d’informations (Kaciaf, 2015). Avec l’émergence des réseaux sociaux, la police et la gendarmerie mènent une politique d’autonomisation vis-à-vis de la presse : à mesure de développer leur communication sur les réseaux sociaux, ces administrations deviennent prescriptrices de leurs propres contenus (Meyer, 2012). Dans les opérations de maintien de l’ordre, les institutions policières déploient des stratégies d’enrôlement de la presse (Fillieule, Jobard, 2020) en vue de préserver leur statut de définisseur primaire dans les cadrages médiatiques (Hall et al., 1978). Les résistances de la police et gendarmerie aux regards extérieurs et la « tentation de régler exclusivement tous les problèmes en interne » (Commission Nationale de la Déontologie de la Sécurité, 2011, 27) demeurent, comme l’illustrent les refus de mettre en place tout dispositif de mesure des pratiques discriminatoires de la police (Mouhanna, 2017). Les instances de contrôle et les associations de défense des droits continuent d’alerter sur la récurrence de pratiques telles que le refus d’enregistrer des plaintes à l’encontre des forces de l’ordre, la dissimulation ou la « disparition » de preuves, et la rédaction de faux procès-verbaux pour dédouaner les forces de l’ordre et mettre en causes les personnes interpellées (ACAT, 2016 ; Amnesty International, 2009).

40Pour mettre en visibilité des pratiques policières jugées illégitimes et ainsi attirer l’attention publique, plusieurs stratégies d’action collective ont été développées dans les mobilisations.

41Dans les quartiers les plus touchés par les violences policières, des stratégies de surveillance de la police émergent à partir des années 1960. Lors du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis, des organisations noires développent le copwatching, une tactique qui consiste à organiser des patrouilles civiles qui observent et filment les interventions policières, afin de documenter les violences et de prévenir les abus (Simonson, 2016). Cette tactique a été diffusée dans de nombreux autres pays depuis (Harju, 2020 ; Meyer, 2010). À la même période, la stratégie de la contre-enquête se développe en France (voir plus haut). Elle se diffuse dans les quartiers populaires à partir des années 1990, notamment grâce aux actions du Mouvement Immigration Banlieues (Kawtari, 2008 ; Abdallah, 2012, 2018 ; Angles Morts, 2014 ; Taharount, 2017). La possibilité de toucher un public de plus en plus large grandit à mesure que les vidéos captées par des copwatchers sont diffusées sur les réseaux sociaux, ou que les résultats des contre-enquêtes sont publiés sous une variété de formats : livres, films documentaires, bandes dessinées, reconstitutions visuelles, enquêtes journalistiques.

  • 4 Voir par exemple la réponse de la ministre de l’Intérieur à la suite de la publication du rapport d (...)

42En parallèle de ces modes d’action « par le bas », des organisations non gouvernementales entreprennent de documenter les violences policières et de mettre au jour les mécanismes de l’impunité en la matière. En France, plusieurs rapports dénoncent ainsi des abus de pouvoir, des violences illégitimes, des comportements racistes au sein de la police, et un système qui maintient une « impunité de fait » pour les forces de l’ordre (ACAT, 2016 ; Amnesty International, 2009). Si ce type de publication est un peu plus audible dans le débat politique, il reste facilement décrédibilisé comme « tendancieux » ou manquant d’objectivité4. Par ailleurs, des chercheurs-militants publient des enquêtes indépendantes qui visent à fournir des outils à la lutte. Ainsi Maurice Rajsfus, militant et historien, rescapé de la rafle du Vel’ d’hiv’, consacre une grande partie de sa vie à recenser et à publier « toutes les informations concernant les petites et les grandes exactions des policiers » (Rajsfus, 1996, 2012). De même, le journaliste et militant des luttes de l’immigration post-coloniale, Mogniss H. Abdallah, documente les mobilisations contre les « crimes racistes et sécuritaires » (Abdallah, 2012), notamment à travers la création de l’agence IM’Média et la réalisation de documentaires.

  • 5 Par exemple, Bronner L., 1er juillet 2009, « Police : La réalité des contrôles au faciès établie », (...)
  • 6 Voir l’article à paraître de Boutros M., Mobilisations contre les violences et discriminations poli (...)

43À partir des années 2000, certaines organisations forment des partenariats avec des instituts de recherche scientifique pour produire des connaissances sur les discriminations policières. Par exemple, la fondation Open Society a financé un projet de recherche mené par des chercheurs du CNRS sur les contrôles d’identité à Paris, qui a démontré que les personnes perçues comme noires ou arabes avaient en moyenne 6 et 8 fois plus de chance d’être contrôlées que les personnes perçues comme blanches, et les personnes habillées du style de la jeunesse des quartiers populaires 11 fois plus (Open Society Justice Initiative, 2009). De par sa crédibilité scientifique, cette étude a eu un impact considérable sur le débat public français. De nombreux médias de masse l’ont décrite comme la « preuve scientifique » de la réalité des contrôles au faciès en France5. Le déni gouvernemental qui avait prévalu jusque-là est devenu difficilement tenable, et des élus de droite comme de gauche ont commencé à reconnaître la réalité du ciblage des minorités visibles lors des contrôles d’identité. La lutte contre les contrôles au faciès a été mise à l’agenda politique, sans pour autant que cela se traduise par des changements législatifs ou politiques concrets6.

  • 7 L’article 24 proposait de pénaliser « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu (...)
  • 8 Il s’agit de la mort de Cédric Chouviat, à Paris le 3 janvier 2020, et du tir mortel contre un véhi (...)

44Enfin, depuis quelques années, la captation d’images d’interventions policières violentes par des passants est devenue un outil important de la lutte, au point où elle fut mise en débat en France lors des discussions autour du projet de loi « pour une sécurité globale préservant les libertés » en 20207. Lorsqu’elles sont largement diffusées, ces images servent parfois de supports dans le déclenchement de mobilisations de rue, comme cela a été le cas à la suite de la diffusion de la vidéo des violences policières subies par Rodney King à Los Angeles en 1991 (Jacobs, 1996), ainsi que les morts d’Eric Garner en 2014 et de George Floyd en 2020. Elles rendent également plus difficile la dissimulation policière et la dénégation politique (Jobard, Maillard, 2021), permettant ainsi aux militant·e·s d’imposer le sujet dans le débat public. Si la vidéo est devenue un enjeu de visibilité des pratiques policières, il faut cependant relativiser sa portée. D’une part, les violences policières en dehors d’un contexte protestataire sont difficiles à filmer. Contrairement aux manifestations de rue les plus médiatisées, les violences policières en dehors d’un contexte protestataire ont souvent lieu loin de la visibilité publique – souvent de nuit et/ou en dehors des centres-villes – avec généralement peu de témoins capables de filmer. D’ailleurs en France, seules deux interventions policières mortelles ont donné lieu à des vidéos qui ont ensuite été rendues publiques8. D’autre part, la diffusion de vidéos de violences policières reste toujours dépendante de la capacité des victimes et des entrepreneurs de cause à pouvoir toucher un public relativement large. Comme le montre une récente enquête, seuls certains acteurs déjà visibles sur les réseaux sociaux (influenceurs, personnalités médiatiques) parviennent à faire circuler ces vidéos largement (Bouté, 2021).

45La manière dont les militant·es tentent de produire des connaissances sur les pratiques policières a des conséquences importantes pour la construction de la cause. Les travaux de Magda Boutros (2020 ; 2022b) sur les mobilisations françaises montrent que le mode de production des connaissances – les données empiriques collectées, la méthodologie et le lieu de l’enquête, le prisme d’analyse – influencent le cadrage militant du problème, car il produit des données qui soulignent certains aspects du problème au détriment d’autres. Par exemple, les différentes approches utilisées par les mobilisations contemporaines ont façonné la manière de définir la « race » et le racisme policier, comme attitudes individuelles, politiques institutionnelles, ou inégalités structurelles héritées de l’époque coloniale (Boutros, 2022b).

46Dans ce numéro, Anne Le Huérou montre comment les affaires de violences policières et pénitentiaires qui ont fait scandale dans les médias russes ont contribué à la construction d’un espace de concertation entre l’État et les associations en vue de proposer des réformes. Cependant, l’État a pu tirer profit de cette médiatisation en présentant la justice comme ferme envers les « pommes pourries », tout en limitant l’autonomie de la société civile censée contrôler les institutions policières et pénitentiaires. Par ailleurs, notre entretien avec des membres du Réseau d’Entraide Vérité et Justice montre combien il demeure difficile pour les victimes et leurs familles de construire des relations de confiance avec les médias de masse, et combien les médias indépendants sont essentiels à la lutte.

47Si la visibilité est un objectif important de plusieurs mobilisations, il faut souligner que tous les groupes protestataires ne suivent pas les mêmes logiques d’action. Comme le montre Pablo Corroyer dans ce numéro, pour les militant·e·s autonomes mobilisé·e·s contre le projet d’enfouissement nucléaire à Bure, l’objectif de leurs actions n’est pas de formuler des demandes ou des revendications aux autorités publiques, mais plutôt d’occuper des espaces et de retirer à l’adversaire les possibilités d’action. Cela implique de résister aux dispositifs de surveillance policière qui tentent de rendre visibles les populations, en développant des tactiques d’opacification telles que le chiffrement des communications, la dissimulation du visage, ou l’utilisation de pseudonymes.

48En somme, la recherche sur les questions d’opacité et de mise en visibilité de l’action policière est déjà bien entamée, mais des pistes de recherche restent à creuser. L’article de Pablo Corroyer nous invite à faire le lien entre l’analyse de la surveillance policière et les stratégies militantes de mise en visibilité ou d’opacification. Par ailleurs, quelles sont les conditions de félicité de la mise en visibilité des pratiques policières dénoncées ? Dans quelle mesure les caractéristiques sociales de la victime et le lieu des interactions policières, comme facteurs de mise en visibilité, s’articulent à des logiques plus macros, comme la conjoncture politique et les évolutions législatives ou judiciaires ?

5. Conclusion

  • 9 Cette approche s’inscrit dans la lignée d’autres appels à décloisonner les questions de recherches (...)

49Ce numéro invite à articuler divers sous-champs disciplinaires (sociologie de la police, du droit, des inégalités, des mobilisations collectives, des médias, etc.) afin de comprendre au mieux les logiques de légitimation et de délégitimation de l’autorité policière9. Comme le rappelle James C. Scott, les dominé·e·s engagé·e·s dans des formes de résistance le font en fonction de la forme que prend la domination et de ce qu’il est possible de faire, autant que les dominant·e·s doivent prendre en compte les résistances et adapter la forme de domination pour assurer son maintien (Scott, 2019).

50En s’intéressant à divers modes de résistances aux pratiques policières, dans des contextes différents, les articles et l’entretien qui composent ce numéro rendent compte des enjeux, conflits, et des contraintes qui traversent la résistance aux pratiques policières et violences d’État, que ce soit dans l’espace des mobilisations, ou dans les arènes médiatique, politique, et judiciaire. Ils donnent ainsi à voir les logiques sociales menant à la remise en question des rapports de domination, et à la dénonciation publique de leur reproduction. Le numéro contribue également à la production de connaissances et d’analyses critiques de l’institution policière à travers l’examen des discours et des pratiques de celles et ceux qui y résistent.

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Notes

1 Conceptualisé par Susan Star et James Griesemer, un objet-frontière est « un objet qui est à la fois suffisamment plastique pour s'adapter aux besoins locaux et aux contraintes des différentes parties qui l’emploient, mais suffisamment robuste pour conserver une identité commune à travers les sites » (Star, Griesemer, 1989, 393).

2 Ces pratiques peuvent provenir aussi bien de la police que de la gendarmerie, raison pour laquelle certains préfèrent parler de violences des forces de l’ordre. Mais, dans un souci de lisibilité nous faisons le choix des termes de « pratiques policières » ou de « violences policières », à la fois pour alléger la lecture et en se référant aux usages communs dans la nomination de ces faits.

3 Il convient d’entendre ici un usage critique du mot « race », qui désigne l’assignation raciale d’un individu ou d’un groupe dans une hiérarchie sociale en raison de sa couleur de peau, son phénotype, ses origines, sa religion ou sa culture. La racialisation désigne ainsi ce processus et les logiques sociales d’assignation raciale amenant un individu ou un groupe à être soumis à des formes multiples de discriminations ; Fassin, Fassin, (2012) ; Mazouz (2020).

4 Voir par exemple la réponse de la ministre de l’Intérieur à la suite de la publication du rapport d’Amnesty International en 2009, qui qualifie le rapport de « présentation tendancieuse de la réalité » qui « ne s'appuie sur aucun élément objectif et relève de la critique la plus tendancieuse. ». Question numéro 46 680 de Jean-Jacques Urvoas, 14 avril 2009.

5 Par exemple, Bronner L., 1er juillet 2009, « Police : La réalité des contrôles au faciès établie », Le Monde ; C. J., 30 juin 2009, « La police française pratique largement le délit de faciès », Le Figaro ; Bellery S., 1er juillet 2009, Le contrôle « au faciès » scientifiquement prouvé, BFMTV.

6 Voir l’article à paraître de Boutros M., Mobilisations contre les violences et discriminations policières, in Maillard J. de, Skogan W. (dir.), Police et Sociétés en France, Paris, Presses de Sciences Po.

7 L’article 24 proposait de pénaliser « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un agent de la police nationale ou de la gendarmerie nationale autre que son numéro d’identification individuel lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police ». Après différentes adaptations du texte, l’article 24 est finalement censuré par le Conseil Constitutionnel en mai 2021.

8 Il s’agit de la mort de Cédric Chouviat, à Paris le 3 janvier 2020, et du tir mortel contre un véhicule en mouvement, à Nice le 7 septembre 2022. Le plus grand nombre d’interventions policières mortelles filmées aux États-Unis par rapport à la France s’explique en partie par le fait que, les juges états-uniens, contrairement à ceux français, peuvent ordonner aux forces de l’ordre mises en cause de rendre publiques les images des caméras embarquées.

9 Cette approche s’inscrit dans la lignée d’autres appels à décloisonner les questions de recherches et à lier les sous-champs disciplinaires dans l’analyse sociologique (Lahire, 2012 ; Bezes, Pierru, 2012 ; Monteil, Romerio, 2017).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Magda Boutros, Paul Le Derff et Anthony Pregnolato, « Comprendre les mobilisations contre les violences policières »Champ pénal/Penal field [En ligne], 26 | 2022, mis en ligne le 21 décembre 2022, consulté le 19 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/champpenal/14104 ; DOI : https://doi.org/10.4000/champpenal.14104

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Auteurs

Magda Boutros

Assistant professor, département de sociologie, University of Washington
mboutros[at]uw.edu

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Paul Le Derff

Doctorant/ATER en science politique, Université de Lille, CERAPS
paul.le-derff[at]univ-lille.fr

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Anthony Pregnolato

Docteur en science politique, Université Paris Nanterre, ISP
a.preg[at]protonmail.com

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