Texte intégral
1Le 3 juin 2020, le rassemblement « justice pour Adama » réunit près de 20 000 manifestants aux abords du nouveau palais de justice de Paris. L’affluence, le décor futuriste du lieu et la présence majoritaire de jeunes racisé·e·s masqué·e·s lui confère une dimension iconique indéniable. Si cet événement contribue au débat renouvelé sur les « violences policières », sa réception médiatique et ses effets politiques confirment les difficultés à convertir les déviances policières visant les minoritaires en problème public. En effet, depuis son émergence au tournant des années 1970 et 1980, cette cause est frappée d’illégitimité en raison des profils des victimes, des jeunes Arabes et Noirs condamnés par la justice pour des atteintes aux biens et aux personnes ; de la relative marginalité des entrepreneurs de la cause ; de l’accès privilégié des syndicats policiers à la scène médiatique et politique légitime ; et d’un soutien constant des décideurs politiques à l’institution policière.
2Les déviances policières désignent des usages disproportionnés et illégitimes de la violence physique, verbale et psychologique lors des opérations de police judiciaire (perquisitions, interpellations) et de maintien de l’ordre. Trois ensembles de recherche ont abordé cet objet selon diverses perspectives. La sociologie de la police, attentive à la régulation institutionnelle des entorses à la déontologie, a mis en lumière des formes d’euphémisation (Bellaing, 2009), d’opacité (Boutros, 2020) et des procédures de dissimilation (Jobard, 2002b). La sociologie des mouvements sociaux a davantage interrogé les modalités de maintien de l’ordre lors d’événements protestataires (Monjardet, 1988 ; Favre, 1990 ; Jobard, 2008 ; Fillieule, Della Porta, 2012 ; Fillieule, Jobard, 2020). Enfin, la sociohistoire des luttes de l’immigration, à laquelle se rattache cet article, s’est concentrée sur la formation d’un espace de luttes. Elle documente l’émergence et les transformations de coalitions militantes hétéroclites qui réunissent les proches des victimes, des collectifs militants de descendants d’immigrés, des organisations d’extrême-gauche, des associations de solidarité, des travailleurs sociaux, etc., dans la région parisienne, à Lyon et à Marseille (Fuchs, 2009, Abdallah, 2012 ; Nasri, 2013 ; Hajjat, 2013 ; Taharount, 2014 ; Hadj Belgacem, Nasri, 2018 ; Collet, 2019).
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3Ce dernier ensemble de recherche achoppe néanmoins sur deux points. À l’exception de quelques démarches (Hajjat, 2013, 2014 ; Pregnolato, 2017, 2020a ; Boutros, 2020 ; Kokoreff, 2021), les luttes contre les déviances policières y occupent une place restreinte. Ce thème est intriqué dans la catégorie militante « police/justice » qui sert à dénoncer l’écart entre la rigueur du traitement judiciaire de la petite et moyenne délinquance et la modestie des peines infligés aux auteurs de « crimes racistes1 » (hate crimes). Le second point d’achoppement concerne la prévalence de la période postérieure à 1981. Si cette temporalité est pertinente en raison du changement d’attitude des pouvoirs publics, plus ouverts aux demandes des acteurs associatifs, de la plus grande visibilité des expressions politiques et culturelles des héritiers de l’immigration et de l’acuité de la crise urbaine, elle néglige les continuités avec les luttes antérieures et élude les effets des transformations des usages politiques et sociaux de la police. En effet, la redéfinition des politiques migratoires2 et des politiques locales de sécurité3 concourt à l’extension des « arènes de souveraineté policière4 » qui façonne durablement les interactions quotidiennes entre policiers et citoyens : une partie des habitants des quartiers d'habitat social est progressivement considérée comme la « clientèle » (Jobard, 2002a) de la police en raison de certaines propriétés (appartenance ethnique, âge, situation sociale, déplacements, etc.) tandis que la sédimentation des atteintes réciproques favorise la formation de contentieux locaux.
4Au tournant des années 1970 et 1980, la dénonciation des déviances policières est prise en charge par des coalitions militantes hétéroclites et mouvantes plutôt que par un mouvement social clairement identifié. Les coalitions militantes sont « [...] des alliances temporaires, centrées sur les moyens, entre des individus et des groupes dont les objectifs diffèrent » (Gamson, 1961, 374). Elles sont censées permettre d’accéder à de nouvelles ressources, parer les formes de répression et atteindre des nouveaux publics (Gawerc, 2020). L’émergence et le maintien des coalitions nécessitent un « coalition work » (Staggenborg, 1986) visant à créer et maintenir des liens (Rucht, 2004, 203) qu’assurent des entrepreneurs militants (« bridge builders ») (Brooker, Meyer, 2019). À Lyon, les premières coalitions militantes s’apparentent davantage à des alliances ponctuelles circonscrites à des cas singuliers (event-coalition) (Levi, Murphy, 2006). L’article se concentre sur trois mobilisations : l’« affaire de Caluire » lors de laquelle Gouthia Boutchiche est grièvement blessée (14 juillet 1979) ; la vague d’interpellations à la Guillotière (19 novembre 1980) ; et la mobilisation autour d’un jeune de la ZUP (zone à urbaniser en priorité) des Minguettes (Vénissieux), Sélim Guechi. L’article interroge les processus de formation des coalitions militantes contre les déviances policières et les contradictions auxquelles elles font face. L’analyse de ces coalitions militantes permet d’identifier des régimes de dénonciation spécifiques qui se distinguent par la place des victimes et de leurs proches, les cadrages et les répertoires d’action employés ainsi que les rapports spécifiques à l’espace.
Le matériau
L’article s’appuie sur un travail doctoral consacré à deux collectifs lyonnais, Zaâma d’Banlieue (1979-1984) et les Jeunes Arabes de Lyon et Banlieue (1985-1998) (Nasri, 2013). Il s’appuiera sur 30 entretiens effectués avec les membres de Zaâma et des témoins (chercheurs, journalistes, militants). L’article mobilise également un matériau archivistique composé d’archives publiques et privées. Il comprend des archives départementales consacrées à l’activité des organisations d’extrême-gauche et les désordres urbains dans l’Est lyonnais. Les archives privées comprennent plutôt des documents détenus par des organisations (Centre de documentation libertaire, Cimade Rhône-Alpes) et des journalistes et militants qui ont été témoins et/ou compagnons de route de ces mobilisations. Le troisième volet du matériau repose sur une étude de la presse associative et locale. La presse associative comprend des titres spécialisés (Sans Frontière, Cosmopolis) et des organes associatifs (Cimade Infos, Immigration, Droit et liberté). Elle a fait l’objet d’un dépouillement systématique tandis que la presse locale (Le Progrès) a été dépouillée sur une base événementielle.
5L’article rendra compte, dans un premier temps, d’un régime de dénonciation « généraliste » autour de coalitions militantes dominées par les organisations antiracistes et issues du secteur pro-immigré. Elles usent de cadrages généraux (critique de la politique migratoire, respect des libertés) et de répertoires d’action routiniers (action judiciaire, manifestations). Dans un deuxième temps, l’article abordera le régime de dénonciation « localisé » dominé par des comités de soutien qui réunissent les proches de la victime et qui définissent la situation à partir des contentieux locaux. L’article procède enfin à une évaluation comparative de ces régimes de dénonciation à partir de la place des victimes et de l’espace dans le processus contestataire et des rapports de force au sein des coalitions militantes.
- 5 Le sociologue Erik Olin Wright distingue, d’un côté, la répression « despotique » de l’action colle (...)
6Ce premier régime de dénonciation des déviances policières se distingue par la prédominance des organisations antiracistes, du secteur pro-immigré et des organisations de gauche et d’extrême-gauche. Les militants de ces collectifs et organisations convergent vers une critique de l’action policière qu’ils assimilaient à une technique de gouvernement voire un outil de répression « despotique5 ». Le thème de la répression policière, déjà mobilisé pendant la guerre d’Algérie (Brunet, 2000), s’est imposé comme un élément fédérateur parmi les mouvements étudiants, les syndicats et les organisations politiques après mai-juin 1968 (Bérard, 2013, 37). Pourtant, les coalitions militantes qui relèvent du régime généraliste de dénonciation des déviances policières peuvent donner lieu à des alliances improbables et temporaires d’acteurs jusque-là peu engagés dans la critique de l’action policière comme le montre « l’affaire de Caluire » ou reposer sur des coalitions militantes plus routinières à l’instar des protestations contre la « rafle de la Guillotière ».
7L’« affaire de Caluire » a pour point de départ une altercation, le soir du 14 juillet 1979, entre les filles d’une tenancière d’un café, Mme Boutchiche, et deux policiers, Yves Metenier et Michel Descarpenteries. Elle se solde par la blessure au larynx de Gouthia. L’équipage de police serait passé une première fois vers 20 h 30 pour une vérification de routine au cours de laquelle les agents auraient tenu des propos racistes. L’équipage se représente vers 1 h 30 pour tapage nocturne. En réaction à une remarque d’Akima, l’agent Yves Metenier appelle du renfort et l’agrippe en déclarant « Je vais te massacrer, petite salope ! ». Cette dernière aurait tenté de frapper le policier qui réplique en portant un coup à la gorge à Gouthia.
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8La presse locale (Le Progrès) et nationale (Libération) pointent les invraisemblances du récit des policiers6. Un arc d’organisations, allant des marxistes-léninistes de l’UCFml7 à l’Union de défense interprofessionnelle de Pierre Poujade, dénonce le comportement des policiers contraignant le préfet de police, Jean Chevance, à promettre de « faire la lumière sur cette affaire8 ». Les organisations de Français Musulmans9 réagissent prestement10. Le Front national des rapatriés de confession islamique (FNRCI11) est rejoint par le Mouvement d’assistance et de défense des rapatriés d’Afrique du Nord12 (MADRAN) et les partisans du Bachaga Boualam13. En fait, la mobilisation repose sur une alliance inédite entre les organisations de Français musulmans et le Mouvement contre le Racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) qui organisent une conférence de presse commune le 17 juillet 1979 et s’engagent au sein d’une procédure judiciaire14.
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- 17 Le FNCRI soutient Valéry Giscard d’Estaing à la présidentielle de 1974 et obtient le statut de vété (...)
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- 19 Le président du Front National des rapatriés de confession islamique : « nous sommes en train de de (...)
9Cette alliance, inédite et improbable, est rendue possible par les nouvelles formes de politisation de la question harki au milieu des années 1970. Ces transformations poussent les protestataires à reconsidérer leurs positions et envisager des convergences avec des acteurs distants voire opposés (Rucht, 2004). L’évolution du MRAP vis-à-vis des Français musulmans illustre ce type de déplacement. Soutien de la revendication indépendantiste algérienne, le MRAP ne prête pas d’attention particulière à la condition des Français musulmans. Plus encore, certains de ses membres affichent une franche hostilité15. L’attitude du MRAP évolue avec les mouvements contestataires des descendants d’harkis16 qui, à partir du milieu des années 1970, placent la citoyenneté et le racisme au centre de leurs revendications. Du côté du champ associatif français musulman, les transformations sont aussi le produit de la « révolte des camps » (Biais, Saint-Maurice l’Ardoise) en 1975. Ce champ comprend, en 1973, près de 40 organisations qui militent pour l’amélioration des conditions d’existence et la reconnaissance et la réhabilitation des karkis (Eldridge, 2010, 110). Ces organisations sont plutôt proches de la droite et des institutions gouvernementales du fait de la socialisation politique de leurs leaders (officiers et députés en Algérie) et de leur mode d’action (médiation17). L’emploi de répertoires inhabituels (grève de la faim), le recours à la violence (attentats, enlèvements, séquestrations18) et le développement de mobilisations locales (Withol de Wenden, 1990 ; Moumen, 2011, 2018) incitent les organisations qui dominent le champ (FNRCI, MADRAM) à adopter une rhétorique plus contestataire et à se concentrer sur la lutte contre le racisme (Laiß, 2021, 311). Ce déplacement favorise l’appropriation de discours et de références d’acteurs qui appartiennent à des univers militants éloignés voire antagonistes. Ainsi, Hachémi Bounini, président du FNRCI évoque-t-il à propos de l’affaire Boutchiche la recrudescence des « ratonnades » et l’analogie entre les conditions des harkis et des Palestiniens19. Les organisations de Français musulmans et le MRAP s’accordent sur l’idée d’une communauté d’expérience entre les Français musulmans et les travailleurs algériens dans leurs rapports avec les forces de l’ordre en dépit de leurs différences de statut.
- 20 Le matériau d’enquête ne permet pas de repérer des actions protestataires à l’exception des initiat (...)
- 21 Loi n° 72-546 du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme.
10Le rapprochement recouvre également une dimension tactique : les membres de la coalition optent pour l’action judiciaire20. Pourtant, l’alliance entre les organisations de Français musulmans et le MRAP n’aboutit pas à la formation d’un collectif judiciaire à l’instar de la mobilisation des cheminots marocains contre la SNCF (Chappe, Keyhani, 2018). Leur investissement n’est pas assorti d’actions protestataires au sein d’autres arènes susceptibles de servir de relais. Par ailleurs, l’action judiciaire accentue l’inégalité des capitaux militants des membres de cette coalition. En effet, les organisations de Français musulmans sont peu familières avec l’action judiciaire : elles privilégient les médiations avec les autorités. Il faut attendre les années 1990 pour qu’une nouvelle génération de militants y recourt afin d’obtenir des réparations et la reconnaissance des populations harkis (Eldridge, 2010, 139). À l’inverse, le MRAP a joué un rôle moteur dans le vote de la loi Pléven21. Il détient l’expertise et les ressources nécessaires à l’engagement au sein de l’arène judiciaire (Bleich, 2003 ; Chappe, 2013).
Le procès de l’affaire Boutchiche
- 22 Rolland F., « La bavure policière de Caluire. Sévère réquisitoire contre M. Metenier », Le Progrès, (...)
- 23 « Le couscous avait un goût amer », Droit et Liberté, n° 402, juillet-aout 1981.
- 24 Un policier lyonnais condamné à 3 mois de prison (avec sursis) pour violences racistes, Droit de Vi (...)
- 25 « Le couscous avait un goût amer », Droit et Liberté, n° 402, juillet-aout 1981. Les dommages et in (...)
Le procès de l’affaire Boutchiche a lieu le 7 octobre 1980. Les agents Metenier et Descarpenteries sont inculpés pour coups et blessures et injures raciales. Le ministère public accuse Metenier d’être « une brebis galeuse qui ternit l’image de la police22 ». Il requiert 4 mois de prison et une amende au titre des insultes racistes. Yves Metenier est finalement condamné à 3 mois de prison avec sursis pour le premier chef d’accusation et relaxé pour le second au bénéfice du doute23. Seul Michel Descarpenteries est condamné à une amende pour injures raciales. Akima Boutchiche est condamnée à 600 F d’amende avec sursis pour s’être interposée24. Le procès en appel, le 30 avril 1981, maintient l’amende de 800 F infligée à Michel Descarpenteries mais ramène les dommages et intérêts accordés à Mme Boutchiche de 1 000 à 1 F, comme à ses filles25.
- 26 À la fin des années 1970, les questions religieuses (la structuration du culte musulman) contribuen (...)
- 27 En effet, hormis cette conférence de presse, on ne trouve pas d’autres traces d’une action en commu (...)
- 28 Des syndicats tels que la CGT (Confédération générale du travail), la CFDT (Confédération française (...)
- 29 Mangin M., « Pas de 14 juillet pour Gouthia », Droit et Liberté, septembre 1979, 383.
- 30 Le projet Bonnet-Stoléru réfère à deux projets de loi. Le projet Bonnet prévoit l’extension des pou (...)
11L’analyse de l’affaire Boutchiche confirme qu’en dépit de la multiplicité des prises de position, la mobilisation a été principalement portée par le MRAP qui impose ses cadrages et ses répertoires d’action. L’alliance avec les organisations de Français musulmans se révèle temporaire et limitée : elle n’est pas suivie de mobilisations communes. À l’instar des event-coalition, elle repose sur un degré minimal de coordination et n’implique pas de consensus à long terme sur les buts et les stratégies (Levi, Murphy, 2006, 655). Cette alliance a été rendue possible par l’adoption d’un cadrage commun, l’homologie entre figures de l’immigré algérien et du harki26, et le recours à l’action judiciaire. Ce répertoire d’action autorise une forme de dépolitisation27 dans la mesure où les acteurs s’y engagent plutôt à titre individuel qu’au nom d’une coalition. Par-delà ses singularités, l’affaire Boutchiche s’inscrit dans un cycle de mobilisations qui associe prioritairement la dénonciation des déviances policières à la politique migratoire. Le MRAP et des associations partenaires28 assimilent la « bavure de Caluire » à la politique de contrôle et de « persécutions du gouvernement en direction des immigrés29 » et aux projets de loi Bonnet-Stoléru30. Dans l’agglomération lyonnaise, cette articulation est particulièrement notable lors de la mobilisation contre une opération d’interpellations dans le quartier de la Guillotière portée par une within-movement coalition qui comprend des organisations engagées dans le même combat (Staggenborg, 1986).
- 31 Immigration, nov.-déc. 1980, 23, 27.
- 32 « Une “rafle” contre de jeunes Maghrébins au Parc départemental de Nanterre », Le Monde, 10-11 juin (...)
- 33 À Marseille, plus d’une quarantaine de personnes ont été « gardées à vue », sur le trottoir pendant (...)
- 34 Nemmiche M., « Créteil, Lyon, Marseille : le temps des rafles », Sans Frontière, 6 décembre 1980, 1 (...)
- 35 Le secteur pro-immigré regroupe des organisations engagées dans le soutien aux travailleurs immigré (...)
- 36 Comité inter-mouvements auprès des évacués.
- 37 Association de coopération franco-algérienne du Lyonnais.
- 38 « Les incidents de la place du Pont », Lyon Matin, 22 novembre 1980.
- 39 « Vie de la Licra », Droit de vivre, n° 463, décembre 1980, 23.
12À la différence de l’« affaire de Caluire », la « rafle de la Guillotière » s’inscrit dans des pratiques de répression de la petite et moyenne délinquance. Le 19 novembre 1980, près de 200 policiers bouclent le quartier de la Guillotière, un quartier central où résident majoritairement des populations maghrébines. Les policiers procèdent à des fouilles de véhicules, des perquisitions de logements et des contrôles d’identité sur des piétons exclusivement Maghrébins : 554 individus sont interpellés, 123 véhicules sont fouillés, 54 personnes sont appréhendées, 20 sont gardées à vue et une seule personne est finalement arrêtée31. Ce type d’opérations, qui visent systématiquement un groupe de personnes (étrangers, Maghrébins) à partir d’un dispositif d’ordre militaire, n’est pas nécessairement inédit. La presse associative s’en fait l’écho en région parisienne32 et à Marseille33. Sans Frontière évoque une « avalanche de rafles34 » en référence à la Guerre d’Algérie à l’instar du MRAP et du secteur pro-immigré35 (Cimade36, ACFAL37) qui s’approprient le terme. La dénonciation s’étend à la Ligue des droits de l’homme (LDH), au diocèse de Lyon ou encore à la CFDT Police38. La Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), moins engagée que le MRAP, dénonce également cette opération. Un de ses membres, Jean Zouache, constate que seuls les Maghrébins sont visés, (il n’a manifestement pas été contrôlé car il n’a pas été identifié comme maghrébin). Il se rend aussitôt au cabinet du préfet, situé non loin, afin de protester contre le caractère discriminatoire de l’opération39.
- 40 « Lyon : vaste opération de police dans le troisième arrondissement », Le Progrès, 20 novembre 1980
- 41 « Près de 2 000 personnes dans la rue pour protester contre l’opération policière dans le 3e », Le (...)
- 42 Parti socialiste.
- 43 Parti socialiste unifié.
- 44 Ligue communiste révolutionnaire.
- 45 Note des renseignements généraux, « à l’initiative de la CFDT et de groupes d’extrême gauche, créat (...)
- 46 R., « Immigrés : une initiative syndicale exemplaire », Le Progrès, 31 mai 1979 ; C.C., « 16 heures (...)
- 47 Né en 1950, Christian Delorme grandit dans le quartier de la Guillotière, il étudie à la faculté ca (...)
- 48 Jean Costil (1942-2020) est un pasteur qui a été recruté au poste de permanent régional de la Cimad (...)
- 49 La grève de la faim débute autour d’un objectif spécifique, la promulgation d’une circulaire exclua (...)
13Une première manifestation spontanée, qui réunit majoritairement des militants de la CGT, de la CFDT et du MRAP (150 personnes) se dirige vers l’hôtel de police de la rue Vauban. Les manifestants scandent des slogans hostiles et subissent une charge policière qui fait six blessés40. Le lendemain, une manifestation organisée par la CFDT rassemble 2 000 personnes. Après des prises de parole dans le quartier de la Guillotière, des heurts avec les forces de l’ordre surviennent lors de la dispersion41. À la suite de cette action, la CFDT fonde le Costi (Collectif de solidarité avec les travailleurs immigrés) avec des partis politiques (PS42, PSU43, LCR44), des syndicats, des organisations de défense des droits de l’homme et des comités de quartiers45. Les organisations qui composent ce collectif dénoncent les expulsions, les contrôles de police et les tracasseries administratives que subissent les étrangers au commissariat, quai Jaÿr, dans le 9e arrondissement46. Le Costi joue, par ailleurs, un rôle moteur dans la grève de la faim contre les expulsions que mènent Christian Delorme47, Jean Costil48 et Hamid Boukhouma (2 au 30 avril 198149).
14Ici, la dénonciation des déviances policières relève plutôt d’une within-movement coalition qui comprend des organisations qui se coalisent pour contester la politique migratoire du gouvernement. L’intensification des menaces politiques (political threat) favorisent d’autant plus la formation de coalitions qu’elles permettent d’identifier un ennemi commun (Brooker, Meyer, 2019, 258). Cette coalition ne repose pas sur des alliances improbables. Elle s’appuie sur des formes d’échanges, de multi-appartenance et sur l’existence de lieux de rencontre et d’engagement dans un ensemble de luttes (écologie, anti-nucléaire, antimilitariste). L’une des caractéristiques du secteur pro-immigré lyonnais réside dans le partage d’une forme de socialisation dans les institutions chrétiennes et une inclinaison autogestionnaire et antiautoritaire qui facilitent la mise en œuvre d’une coalition (Levi, Murphy, 2006, 657).
15Les deux affaires analysées éclairent les processus de formation de coalitions militantes contre les déviances policières. Elles ont permis d’observer la formation de coalitions militantes élargies qui intègrent des acteurs peu engagés dans la dénonciation des déviances policières et qui ont investi cette cause selon des cadrages spécifiques. La formation de ces coalitions a été rendue possible par le caractère disproportionné et peu contestable des entorses à la déontologie policière. Elles mettent en évidence la prégnance d’acteurs militants qui parviennent à imposer leurs cadrages et leurs répertoires d’action. Les acteurs engagés dans le régime « généraliste » de dénonciation des déviances policières privilégient des répertoires d’action routiniers qui comprennent la manifestation, l’interpellation des autorités et l’action judiciaire. Leur accès routinier aux médias contribue à une plus grande visibilité des actions menées sans que cela ne préjuge de leur issue judiciaire. À côté de ces mobilisations, émerge progressivement un régime « localisé » de dénonciation des déviances policières qui tire sa spécificité de son ancrage dans les quartiers d’habitat de l’Est lyonnais, de l’émergence de nouvelles figures plus contestées de la victime et d’une plus grande centralité de collectifs locaux désireux d’orienter la mobilisation.
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- 51 La cité de la Grappinière est mise en service en 1964 pour accueillir des rapatriés d’Afrique du No (...)
16Le second régime de dénonciation des déviances policières s’adosse aux contentieux locaux qui, dans les quartiers d’habitat social, opposent une partie des jeunesses aux forces de l’ordre. L’intensification de la présence physique des policiers contribue à la multiplication des situations de coprésence potentiellement conflictuelles et à la définition du territoire en tant que lieu et en enjeu du conflit (Lepoutre, 1997, 48). Dans l’agglomération lyonnaise, trois quartiers dominent la chronique médiatique suite aux affrontements avec les forces de l’ordre : Olivier-de-Serres à Villeurbanne50, la Grappinière à Vaulx-en-Velin51 et les Minguettes à Vénissieux. Nous définissions le « contentieux » comme une succession discontinue de vexations policières, éprouvées sur un mode individuel ou collectif ; d’affrontements avec les forces de l’ordre ; et de protestations plus ou moins organisées. Elles peuvent prendre des formes non-conventionnelles (désordres urbains) ou plus organisées (protestations). Dans cette partie, nous avons fait le choix d’analyser l’affaire Sélim Guechi parce qu’elle représente l’expression idéaltypique du « contentieux », d’une part, et qu’elle permet d’apprécier les conditions de possibilité d’une action militante localisée contre les déviances policières, d’autre part. Plus précisément, nous entendons examiner les conditions de formation et de développement de la coalition militante avant de revenir sur les particularités du régime de dénonciation localisé des déviances policières.
- 52 Note d’Olivier Philip, préfet de la région Rhône-Alpes, au cabinet du ministère de l’Intérieur, les (...)
17À l’instar d’autres quartiers d’habitat social, les Minguettes ont subi d’importantes transformations socio-économiques (paupérisation, logements vacants, dégradation du bâti, etc.) depuis sa mise en service durant l’hiver 1967-1968. Isolée sur un plateau, la ZUP entretient peu de liens avec le reste de la commune. Durant les années 1970, les Minguettes attirent des populations étrangères dotées de faibles revenus qui représentent près de 30 % de sa population. Par ailleurs, la ZUP accuse un déficit d’équipements scolaires et collectifs qui se révèlent assez vite inadaptés (Hajjat, 2013, 33-38). La construction de la petite et moyenne délinquance en tant que problème public par les autorités préfectorales52, les élus et les médias locaux concourent à la dégradation de l’image publique des Minguettes. L’intensification de la présence policière accroît les tensions avec les jeunes habitants de la cité qui déplorent l’omniprésence et les comportements déviants de ses agents :
Personnellement, j’ai senti la tension policière au fur et à mesure que je sortais de l’enfance. Je suis arrivé à l’âge de 8-9 ans au quartier et très très vite, on a eu à faire aux hirondelles de l’époque, c’était les îlotiers qui circulaient, aux fourgons de police et aux contrôles. Quand on voyait la police, on avait peur et on courrait, pourtant, on n’avait rien à se reprocher, on courrait tout bêtement parce qu’ils avaient mauvaise réputation. À 11-12 ans, j’ai mes premiers souvenirs de maltraitance avec la police. Dès 12-13 ans, c’est des gifles, des insultes, ils te ramènent à ta condition d’étranger.
(Entretien Nadir, 4 février 2009, Lyon)
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- 58 Nordine Hammar est interpellé en décembre 1981 et sera libéré après cinq mois de détention provisoi (...)
18Nadir, militant associatif des Minguettes proche de Zaâma d’Banlieue53 né en 1961 dans l’Isère, décrit ici l’emprise des pratiques et de déplacements policiers sur la vie sociale des jeunes habitants. Le contentieux concerne surtout un groupe affinitaire ancré dans un sous-espace des Minguettes : le quartier Montmousseau. L’une de ses principales figures, Amar Djaïdja54, tire un certain prestige de ses évasions spectaculaires et audacieuses qui dévalorisent les forces de l’ordre. Il est accusé d’avoir lancé une voiture contre un car de police lors de l’« été chaud55 » de 198156. Une partie des mobilisations relevant du régime localisé concerne la dénonciation du traitement judiciaire de ces événements. Les comités de soutien, qui réunissent des proches du mis en cause et des acteurs militants et associatifs locaux (travailleurs sociaux, établis, militants associatifs), cherchent à faire annuler les condamnations des jeunes du quartier interpellés et sanctionnés après l’« été chaud » de 1981. Lorsque deux jeunes des Minguettes, Gilles Cascarino57 et Nordine Hammar58, sont interpellés et condamnés, des comités de soutien fondés par des proches contestent la réalité des faits incriminés, dénoncent les pratiques et les témoignages des policiers et critiquent la sévérité des peines prononcées par la justice. Les protestataires interprètent l’action des institutions policière et judiciaire comme une vengeance personnelle des policiers.
19L’affaire Sélim Guechi s’inscrit dans ce contexte. En novembre 1981, ce dernier est condamné à deux ans de prison ferme pour un vol de moto sur la base du témoignage d’un policier. Représenté en appel le 6 février 1982, le verdict est maintenu. La formation du comité de soutien à Sélim Guechi met en évidence l’enchevêtrement des liens familiaux, amicaux et de voisinage. Ce faisant, la dimension communautaire voire familiale de son comité de soutien redouble le caractère privé du contentieux avec les agents du commissariat de Vénissieux :
- 59 Fréderic Henry appartient à la même bande qu’Amar Djaïdja (Hajjat, 2014).
C’est mon frère qui a monté le comité Sélim Guechi, il est marié avec F. Guechi […]. Son autre sœur est mariée à Fredo, tu connais Frédéric H.59. Il a pris 22 ans de prison à l’époque des événements des Minguettes, on l’a appelé le petit prince des Minguettes et Amar était surnommé le prince des Minguettes. [...] Amar s’est évadé, il a eu plein d’autres aventures et des terribles […]. Sélim Guechi, lui, était monté dans une voiture ou une moto volée, une moto, je crois, il a fait un aller-retour, ils l’ont arrêté et mis à la ratte (prison). On avait fait des pieds et des mains pour le faire sortir.
(Entretien Nadir, 4 février 2009, Lyon).
- 60 Alors qu’il était incarcéré dans une prison lyonnaise, son frère avait constitué un groupe de souti (...)
- 61 Cette dimension est particulièrement observable dans les témoignages d’Assa Traoré (du comité Adama (...)
20Nadir retrace ici les liens familiaux et amicaux qui structurent le groupe affinitaire des jeunes habitants de Montmousseau. Il évoque certaines figures du groupe (Fréderic H., Amar Djaïdja) et souligne l’engagement militant de son frère60. Nadir insiste sur la place subalterne qu’occupe Sélim Guechi dans le groupe et le caractère discutable des infractions qui lui sont reprochées. Le comité de soutien s’apparente également à un « mouvement community » dans la mesure où il est l’expression de liens de responsabilité et d’obligation vis-à-vis du groupe ou d’une de ses parties et que les militants considèrent généralement comme allant de soi (Lichterman, 1995, 515). Ce faisant, dans le régime localisé de dénonciation des déviances policières, la mobilisation s’articule autour des proches de la victime qui, réunis au sein d’un comité de soutien, valorisent plutôt une forme d’obligation morale vis-à-vis de la victime61.
21Dans un premier temps, le comité de soutien mobilise les savoir-faire militants et les ressources (matérielles, relationnelles) de militants implantés dans le quartier. Ce renfort permet de fabriquer et de diffuser des récits et des arguments qui contredisent la version des policiers. L’engagement de Michel Ganozzi, militant marxiste-léniniste du Parti communiste révolutionnaire (PCR) établi aux Minguettes depuis 1978 et de Sif, cousin de Sélim Guechi et militant associatif local sont, de ce point de vue décisifs. Né en 1956 à Lyon, Sif s’inscrit à la faculté d’économie de Tolbiac en 1976. Il milite au sein du Parti communiste révolutionnaire (PCR) d’inspiration marxiste-léniniste et fréquente les autonomes parisiens (Tolbiac) et les mouvements lycéens (Actions presse lycéennes). Il se rapproche des mouvances associatives immigrées de la Goutte d’or. Sif rencontre ainsi des animateurs de Sans Frontière et des collectifs militants fondés à Nanterre. En mai 1981, il revient aux Minguettes, où réside sa famille, et s’inscrit en faculté de langues à Lyon II :
[…] Au début, il y avait moi, Ganozzi, mes cousines, des filles du quartier, Saba, il y avait Halim H., le grand frère de la femme à Toumi, il y avait Kamel S. [...] c’est des gens de mon âge, 57, 58, on avait les grands frères du quartier. Donc, on avait fait ce comité de soutien, et petit à petit, on a commencé à lancer, j’ai appelé Djida, j’ai rencontré Djida, tu vois, j’avais besoin de force militante, tout ça pour que ça avance, donc, ils sont venus, ils sont rentrés dedans, ensuite, il y a eu Costil, la Cimade, petit à petit, ça a pris, je pense que c’est Djida qui a popularisé.
(Entretien Sif, 26 octobre 2009, Lyon)
- 62 Née en 1957 en Algérie, elle rejoint son père en 1963 pour s’installer plus tard à Caluire près de (...)
- 63 Les filles de Zaâma assistent à la réunion du comité dans l’église des Minguettes le 5 décembre 198 (...)
- 64 Sif deviendra membre fondateur de l’Association expressions jeunes immigrés (« vitrine institutionn (...)
- 65 Zaâma d’Banlieue, avril 1981, n° 1 ; novembre 1981, n° 2 ; mai 1982, n° 3.
- 66 Les concerts gratuits sont organisés en plein air (Saint-Fons, 6 juin 1981), au CCO (20 décembre 19 (...)
- 67 « On a créé un comité de soutien avec ses copains et sa famille ; on a fait une réunion publique là (...)
22Sif insiste sur l’extension progressive du comité de soutien à des acteurs qui ne résident pas dans le quartier à l’instar de Djida Tazdaït62, leader de Zaâma d’Banlieue63. L’appel à Zaâma peut s’expliquer par les liens avec ses membres qu’il a rencontrés lors d’un concert64 et la visibilité croissante de ce collectif au sein de l’espace militant des descendants d’immigrés. En effet, Zaâma a déjà publié des 4 pages65 et organisé des concerts gratuits avec le groupe Carte de Séjour66. Si Zaâma revendique (de façon quelque peu abusive) la création du comité de soutien67, son rôle est décisif dans la publicisation de l’affaire en permettant à Sif de publier des articles dans les 4 pages (n° 2 et 3) et en mettant ses ressources relationnelles à disposition du comité de soutien.
- 68 « Brèves », Cosmopolis, février 1982, n° 1, 6 ; « Affaire Sélim, suite », Cosmopolis, mars 1982, n° (...)
- 69 Cosmopolis réunit des acteurs qui ont soutenu la grève de la faim contre les expulsions de Christia (...)
- 70 Né en 1950, Christian Delorme grandit dans le quartier de la Guillotière. Il étudie à la faculté ca (...)
- 71 En 1979, les permanents de la Cimade quittent la section locale en raison de tensions avec le siège (...)
- 72 Ainsi, lors de la grève de la faim de 1981, Christian Delorme reconnait que le second objectif de c (...)
23La publicisation de l’affaire passe également par d’autres publications associatives à l’instar du mensuel associatif consacré à l’immigration, Cosmopolis (1981-1984)68. L’accès à ce mensuel consacre un rapprochement avec une partie du secteur pro-immigré69 qui reste jusqu’alors focalisé sur les premières générations. Christian Delorme70 et Jean Costil rejoignent le comité de soutien à Sélim Guechi. À la différence d’autres membres du secteur pro-immigré, ils se concentrent davantage sur les descendants d’immigrés. Ainsi, ils se sont investis dans les luttes contre les expulsions des jeunes étrangers par différents moyens (recours gracieux, campagnes de presse, grève de la faim). Pour Christian Delorme et Jean Costil, le soutien aux descendants d’immigrés représente également un moyen de se différencier du secteur pro-immigré71. À leurs yeux, la détention d’un casier judiciaire ne constitue pas nécessairement un frein à un soutien politique. Ils se distinguent alors des grandes organisations qui, à l’instar de la LDH qu’analyse Anthony Pregnolato, sont plus enclines à s’engager dans la dénonciation des déviances policières lorsque celles-ci apparaissent crédibles et légitimes (Pregnolato, 2020b, 95). Christian Delorme et Jean Costil confèrent d’autres significations à leurs démarches. Ils invoquent l’injustice de la situation des descendants d’immigrés et revendiquent, sans toutefois y parvenir72, une volonté de favoriser leur expression et le contrôle de leurs propres mobilisations. Dans l’affaire Sélim Guechi, ils mettent à disposition du comité des ressources matérielles, relationnelles et symboliques que leur statut de permanent de la Cimade leur confère. Plus particulièrement, ils favorisent le contact avec les avocats et un accès plus aisé à l’expertise juridique.
- 73 Jacques Dalmais semble le plus engagé dans le secteur pro-immigré. Dans Cosmopolis, il dénonce les (...)
- 74 Le premier concert a lieu le 19 avril 1980 en hommage à Kader Lareiche, un jeune de 15 ans de Vitry (...)
- 75 Abdallah M., « Le face-à-face police et justice. Une histoire mouvementée », IM’média, automne 1984 (...)
- 76 Michel Bellet, accusé du meurtre de Kader Lareiche, 15 ans, tué 16 février 1980, écope d’une peine (...)
- 77 Accusé du meurtre de Houari ben Mohammed, 17 ans, lors d’un contrôle policier le 18 octobre 1980, P (...)
- 78 Mogniss, « Kader blues », Sans Frontière, 6 au 12 novembre 1981, n° 35, 7. À Lyon, deux photographe (...)
- 79 « Big Manif » Zaâma d’Banlieue, novembre 1981, n° 2, 2, Archives du CDL.
24Le comité de soutien entend élargir son action au terrain judiciaire et mener une contre-enquête pour contester les faits reprochés à Sélim Guechi. Sif revendique la réappropriation de pratiques et de savoir-faire éprouvés sur d’autres terrains de luttes au voisinage de groupes militants (autonomes). Le comité envisage, par ailleurs, de convaincre les avocats d’assurer la défense des mis en cause et entend leur fournir des éléments susceptibles d’infléchir le dossier. Des avocats, Jacques Dalmais73, Yves Sauvayre et Paul Bouchet, bâtonnier de l’ordre (1980-1981), sont contactés. Cette stratégie n’est pas totalement inédite. Dès la fin des années 1970, Mogniss Abdallah, animateur de Rock Against Police (RAP)74 et journaliste à Sans Frontière, appelle à passer de l’indignation à l’élaboration d’une stratégie judiciaire en se rapprochant des avocats et en créant des collectifs qui réunissent « jeunes » et conseils75. Cette réflexion confirme l’émergence d’un espace de cause au niveau national au sein duquel des acteurs, des savoirs et des ressources circulent. Surtout, les membres des comités de soutien et des collectifs militants peuvent opérer une connexion de cadres frame bridging (Benford, Snow, 2000, 624) entre différentes affaires. Par exemple, en novembre 1981, Zaâma relie l’indigence des peines infligées à Michel Bellet76 et à Paul Taillefer, d’un côté77 et la sévérité des jugements de Sélim Guechi et des participants présumés aux désordres urbains de l’été 1981. Ce faisant, Zaâma opère une montée en généralité dans sa critique de la gestion différenciée des illégalismes et des crimes. Lors de cette séquence, Zaâma organise un rassemblement sous les fenêtres du Progrès pour mettre en cause le rôle de la presse78 puis, le 1er novembre 1981, mène une manifestation réunissant 100 à 150 personnes, qui clament les slogans « flicage, quadrillage y’en a marre », « flics hors des cités », « libérez nos copains, ils n’ont pas tué79 ».
25L’affaire Sélim Guechi confirme le caractère contingent du régime localisé de dénonciation des déviances policières. Il émerge à la faveur de la disponibilité de capitaux militants dans les réseaux de sociabilités locaux ou à proximité immédiate. Le processus contestataire ne se limite pas à l’espace local. La formation de coalitions militantes et la connexion des cadres avec des affaires d’autres villes permettent d’atteindre d’autres publics et favorisent une montée en généralité. Ces coalitions militantes réunissent des acteurs qui tirent leur légitimité de leur ancrage local et d’une expérience sensible des déviances policières, d’une part, et des militants issus de l’extrême-gauche et du secteur pro-immigré qui se définissent par leurs capitaux militants et leur extériorité vis-à-vis du quartier, d’autre part. Cette configuration présente des similitudes avec la mobilisation contre l’implantation d’un laboratoire de bio-défense militaire dans une banlieue défavorisée de Boston qu’analysent Beamish et Luebbers (2009). Ces auteurs mettent en exergue le rôle précurseur de militants noirs d’organisations locales rejoints par des militants plutôt blancs, de classe moyenne, dotés de capitaux universitaires et qui résident à l’extérieur du secteur. Ils rappellent que les distinctions en termes de position sociale, de niveau d’éducation, de rapport à l’espace local se déclinent dans la manière d’aborder le problème et les répertoires d’action mobilisés. Ces distinctions génèrent d’autant plus de tensions que dans le régime localisé de dénonciation des déviances policières, les comités de soutien entendent contrôler l’allocation de ressources et déjouer toute forme d’instrumentalisation.
26La première distinction majeure entre les régimes généraliste et localisé de dénonciation des déviances policières concerne la place de l’espace local au sein du processus de mobilisation. Les mobilisations qui relèvent du régime généraliste sont le produit de déviances policières ayant eu lieu dans des quartiers centraux (Saint-Clair, la Guillotière) là où celles qui relèvent du régime localisé prennent place dans les quartiers périphériques de l’Est lyonnais et s’inscrivent dans la continuité des « contentieux » locaux. À première vue, la distinction peut sembler artificielle tant ces sites partagent certaines propriétés (ségrégation sociale et scolaire, petite et moyenne délinquance, cible des politiques de sécurité). La différence porte davantage sur le rôle des ressources localisées dans le processus contestataire. Au sein du régime généraliste, l’espace constitue un donné géographique et politique voire une ressource (matérielles, relationnelles, symboliques) susceptible de favoriser la mobilisation. Par exemple, la proximité du quartier de la Guillotière avec des lieux de pouvoir (préfecture, hôtel de police) et des ressources militantes (sections syndicales, associations, bourse du travail) a pu faciliter le recrutement des protestataires et l’organisation d’une manifestation spontanée en direction de la Préfecture.
27Dans le régime localisé, les coalitions militantes reposent sur la centralité d’un comité de soutien dont les membres considèrent l’ancrage local comme une ressource identitaire qui permet de différencier le « eux » et le « nous ». Les comités de soutien réunissent des personnes qui se définissent par des liens de proximité affective et d’une expérience partagée. Dans le processus de mobilisation, l’ancrage local constitue une ressource qui distingue, d’un côté, la victime, ses proches et les habitants du quartier ou du sous-quartier autour d’une expérience analogue du « contentieux » avec la police, et de l’autre, les soutiens qui se joignent à la dénonciation des déviances policières. Les comités de soutien s’apparentent à des community movement engagés dans la « défense d’un nous » (Masclet, 2006) et qui valorisent l’idée d’une communauté que l’on défend à la suite de la mort de l’un des siens (Bentounsi, 2020, 74). Cette distinction se décline sur le rapport au militantisme et à l’engagement, les objectifs de la mobilisation ainsi que les registres rhétoriques et tactiques.
- 80 « L’affaire de Caluire. L’union de défense interprofessionnelle se constitue partie civile », Le Pr (...)
28La deuxième distinction majeure entre les régimes de dénonciation « généraliste » et « localisé » concerne la légitimité et la place des victimes et de leurs proches au sein du processus contestataire. Les enjeux relatifs à la légitimité du statut de victime du plaignant s’imposent d’emblée aux organisations en raison des effets potentiels sur leur crédibilité comme l’a montré Anthony Pregnolato au sujet de la LDH (2020b). En effet, s’engager pour dénoncer les déviances policières peut s’avérer couteux pour les organisations et représenter un risque pour leur crédibilité. Aussi, les soutiens évaluent les conditions de l’intervention policière, les actes imputés à la victime et son possible « passé judiciaire ». L’engagement au sein de coalitions pour dénoncer les déviances policières apparait moins couteux lorsque les victimes « [...] peuvent attester de leur innocence, de leur vulnérabilité ou des souffrances subies à tort [...] », (Codaccioni, 2018, 167). Dans l’« affaire de Caluire », les prises de position consensuelles en faveur de la famille Boutchiche sont rendues possible par les propriétés des plaignantes, des jeunes femmes françaises musulmanes et filles de commerçants, qui confirment leur vulnérabilité. Elles favorisent le recrutement d’un large panel de soutiens qui peuvent déployer une pluralité de cadrages contestataires tels que l’antiracisme, la lutte contre l’arbitraire policier, ou plus étonnement, la défense du petit commerce80. La crédibilité du statut des victimes des plaignants peut également découler des caractéristiques de l’intervention policière comme le montre la « rafle de la Guillotière ». Dans ce cas, les organisations dénoncent l’extension abusive du « territoire des policiers » par le contrôle systématique et arbitraire de l’ensemble des passants maghrébins.
29Dans le régime localisé, l’évaluation relative au statut de victime des plaignants répond à d’autres logiques. Une part importante du travail militant consiste à construire et/maintenir le statut de victime du plaignant. L’étiquetage du quartier en tant que cible des politiques de surveillance confirme que certains de ses habitants, les plus jeunes, sont la « clientèle de la police ». En outre, les faits reprochés aux plaignants, le statut de « connu des services de police » ainsi que les références à leur casier judiciaire concourent à euphémiser les déviances policières dont ils ont pu être l’objet. Ainsi, les « contentieux locaux » ont tendance à invisibiliser les déviances policières parce qu’elles prennent des formes routinières et qu’elles donnent lieu à des réactions multiformes (harcèlement, moqueries, etc.). Les comités de soutien parviennent assez difficilement à obtenir le soutien des grandes organisations qui préfèrent s’engager à partir du régime généraliste de dénonciation des déviances policières lorsque le statut de victime paraît plus évident.
30La place des victimes dans le processus de mobilisation diffère largement entre les régimes généraliste et localisé. Dans le régime généraliste, les victimes constituent d’abord un groupe « parlé » dont l’expérience est souvent circonscrite à l’atteinte dont elle a été l’objet. Cette position de l’expérience est aussi liée à la distance sociale entre les militants du secteur pro-immigré et les victimes des déviances policières. Alors que les premiers sont plutôt des hommes blancs, salariés du secteur social, de classe moyenne, nés dans les années 1940 et 1950, les seconds sont plutôt des jeunes hommes, immigrés ou descendants d’immigrés, résidant dans les quartiers d’habitat ancien de la ville ou dans l’Est lyonnais. Elle renvoie ensuite aux cadrages dominants, la critique de la politique gouvernementale, et aux options tactiques adoptées, les manifestations et l’action judiciaire, qui laissent finalement peu de possibilités d’expression aux victimes. L’expérience concrète des victimes occupe une place plus importante au sein du régime localisé. Tout d’abord, l’expérience des victimes est partagée par les membres du comité de soutien qui tirent leur légitimité du partage de propriétés sociales et ethniques et d’une expérience de ségrégation sociale et spatiale. Les cadrages adoptés privilégient le lien entre les déviances policières et les expériences partagées du groupe (habitants du quartier) plutôt que des considérations relatives à la politique migratoire.
31La troisième différenciation majeure entre les régimes généraliste et localisé de dénonciation des déviances policières réside dans les rapports de force entre les proches de la victime et les éventuels soutiens. Cet enjeu est d’autant plus crucial que la lutte contre les déviances policières n’était pas prise en charge par un mouvement social spécifique. Les mobilisations sont portées par des coalitions dont les membres ne s’accordent pas nécessairement sur les buts, les cadrages et les répertoires tactiques. Dans cet article, nous avons fait le choix d’analyser des coalitions idéaltypiques qui définissent les régimes généralistes et localisés de dénonciation des déviances policières. Elles rendent compte de modalités différentes par lesquelles s’actualise la « consistance collective » des mobilisations que Lilian Mathieu définit comme le « [...] processus toujours précaire de rassemblement d’unités disparates et guidées chacune par des motivations et des logiques propres », (Mathieu, 2009, 94). La principale différence entre les deux régimes tient à l’existence d’un comité de soutien qui réunit les proches de la victime et dont les membres aspirent, d’une part, à former des coalitions militantes et, d’autre part, à conserver un contrôle sur le déroulement de l’action. Ils insistent sur le caractère collectif de leur action, valorisent l’idée selon laquelle les groupes concernés par les déviances policières sont les plus à même de décider des orientations à prendre pour conduire l’action contestataire. C’est le sens des propos de Sif lorsqu’il indique avoir pris contact avec des collectifs militants (Zaâma), des avocats, etc. Ce faisant, le refus de l’instrumentalisation et du paternalisme constitue un principe majeur parmi des collectifs militants qui émergent au début de la décennie 1980 en vue de dénoncer les déviances policières et les « crimes racistes ».
32Cet article a mis en lumière l’existence de deux régimes de dénonciation des déviances policières qui se distinguent selon les coalitions d’acteurs engagés, les ressources mobilisées et les revendications. L’article a permis de pointer l’avènement, au tournant des années 1970 et 1980, d’un régime localisé qui émane des contentieux locaux. Sa principale propriété réside dans la centralité de l’espace local au sein du processus contestataire qui cumule plusieurs qualités. Il est d’abord le site où surviennent les déviances policières, il constitue ensuite une source de légitimité des proches des victimes et se confond avec l’espace de collecte et d’allocation des ressources et des capitaux militants nécessaire à la mobilisation. Aussi, la probabilité qu’un tel régime de dénonciation des déviances policières puisse émerger dépend des singularités des configurations militantes locales (Jobard, 2005b). En effet, l’existence de conflits avec les forces de l’ordre n’implique pas nécessairement l’émergence de mobilisations conventuelles ou non conventionnelles. La centralité des configurations locales complète l’assertion d’Alessio Motta sur l’absence de lien naturel entre les déviances policières, les affrontements et les mobilisations (Motta, 2016, 940). Elle confirme, en outre, la nécessité de prêter une attention aux rôles des groupes affinitaires dans la formation de coalitions militantes.
33L’avènement du régime localisé de dénonciation des déviances policières s’inscrit dans un mouvement plus général de politisation des conditions d’existence des jeunes habitants des quartiers d’habitat social. Il consacre la capacité de comités de soutien locaux à politiser des usages disproportionnés et illégitime des formes de violence vis-à-vis des populations des quartiers d’habitat social qui, en dépit de leur caractère problématique, étaient réduits à des pratiques banales voire routinières. Néanmoins, le processus de construction d’une cause reste, à l’heure actuelle, encore relativement fragile. Tout d’abord, un mouvement social susceptible de prendre en charge cette cause n’a pu émerger. Ensuite, l’appropriation de la cause par les organisations du secteur pro-immigré, de l’antiracisme et de la défense des droits de l’homme demeure incertaine et ponctuelle. Certes, elles ont saisi la cause à travers des cadrages généraux tels que les interactions quotidiennes entre les citoyens et la police et la lutte contre les contrôles au faciès. Cette appropriation est néanmoins conditionnée par la crédibilité du plaignant, le caractère peu discutable des entorses à la déontologie policière et l’état des relations de coopération et de concurrence qui les unissent aux divers comités de soutien. Cette cause fait face, enfin, à un puissant contre-mouvement qui conteste, au moyen d’arguments politiques et/ou techniques la dénonciation des déviances policières confirmant ainsi l’illégitimité de la remise en cause des conditions d’intervention des forces de l’ordre vis-à-vis des membres des groupes minoritaires.
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Notes
Le ministère de l’Intérieur indique une surreprésentation des Maghrébins parmi les blessés (187 sur 225) et les morts (22 sur 24) dans les années 1980 avec un pic dans les années 1981-1983 (Hajjat, 2013, 107-112). Rachida Brahim comptabilise 731 actes de violence raciste entre 1970 et 1997 dont le bilan est de 610 blessés et 353 morts (Brahim, 2021, 43).
Le gouvernement Barre criminalise le séjour clandestin (loi Bonnet du 10 janvier 1980) et étend, à travers la « Loi Peyrefitte » du 2 février 1981, les contrôles d’identité qui jusque-là, n’étaient possible qu’en cas de flagrant délit ou d’enquête préliminaire.
Les autorités préfectorales répondent aux demandes de répression de la petite et moyenne délinquance impunie par l’accroissement des effectifs des forces de sécurité dans les quartiers d’habitat social de l’agglomération lyonnaise. Lettre d’Olivier Philip, préfet de région à M Jean Paolini, directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur, 28 mai 1980. AD Rhône, 1900W1.
Fabien Jobard les définit comme « [...] des lieux où la force employée par les policiers se substitue au droit, et où la police jouit de la souveraineté que lui concèdent le législateur et le juge » (Jobard, 2005a, 108).
Le sociologue Erik Olin Wright distingue, d’un côté, la répression « despotique » de l’action collective, basée sur le recours aux forces de l’ordre et aux stratégies juridiques, et de l’autre, la répression « hégémonique » qui fait davantage appel à la persuasion et à la fabrique du consentement (Wright, 2017 cité par Delfini et al., 2021, 29).
Gravillon P., « Racisme ou violence due à la chaude nuit du 14 juillet ? », le préfet de police : « Si l’un de nos fonctionnaires est coupable, il sera sanctionné », Le Progrès, 17 juillet 1979 ; Mangin M., « Pas de 14 juillet pour Gouthia », Droit et Liberté, septembre 1979, n° 383.
L’Union des communistes de France marxistes-léninistes est fondée en 1969. Les Permanences anti-expulsions (PAE), fondées en 1977, en sont une émanation dédiée à la lutte contre le racisme et au soutien des immigrés et de leurs descendants.
Gravillon P., « Racisme ou violence due à la chaude nuit du 14 juillet ? », Le Progrès, 17 juillet 1979.
Le terme « Français musulmans » ou « harkis » (du mot Harka qui signifie mouvement en arabe) sert à désigner les supplétifs musulmans de l’armée française pendant la guerre d’Algérie (1954-1962). Le 19 mars 1962, jour du cessez-le-feu, on compte 263 000 autochtones engagés du côté français. Le terme harki est ensuite abusivement étendu à tous les autochtones, civil ou militaire, ainsi que leurs familles qui auraient pris le parti de la France lors de ce conflit incluant des élus locaux, des fonctionnaires, etc.
Le père de Gouthia, Boualam Boutchiche, a été assassiné par le Front de libération nationale (FLN) le 30 mars 1961. Né en 1925 en Algérie, il émigre à Lyon en 1952. Ancien membre du FLN, il est recruté par les Renseignements Généraux (RG) en 1959 qui le poussent à adhérer au Mouvement national algérien (MNA) fondé par Messali Hadji, père de la revendication indépendantiste algérienne dont il devient le chef du « groupe de choc » (chargé des éliminations physiques des membres du FLN). Le MNA est en compétition violente (4 000 morts) avec le FLN pour le contrôle de l’immigration algérienne en France. À sa mort, des agents de la préfecture obtiennent une indemnisation pour son épouse au titre des services rendus (Atger, 2009, 120-122).
Fondé par Ahmed Djebbour et Mourad Kaouah.
Fondé en 1971 par Ahmed Kaberseli.
« M.M. Bounini, Kaberseli et le Bachaga Boualam constituent un front commun », Le Monde, 19 juillet 1979.
Le FNCRI, le MRAP et la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) se constituent partie civile.
Une controverse au sein de la revue Droit et Liberté en témoigne. Dans une lettre en 1974, Pierre Parraf, président du MRAP (1962-1981) mentionne les Français musulmans comme un des groupes constitutifs d’Algérie (n° 327, février 1974). En réaction dans le courrier des lecteurs (n° 328, mars 1974), un membre du MRAP compare la situation des harkis avec les collaborateurs et rappelle qu’ils sont soutenus par l’extrême-droite. Ahmed Kaberseli y répond et demande au MRAP de se désolidariser de la position de son militant (n° 330, avril 1974).
Un premier article de fond est rédigé sur la « révolte des camps » par un militant de la section nîmoise. « Citoyens au rabais », 1975, Droit et Liberté, n° 339, juin, 11.
Le FNCRI soutient Valéry Giscard d’Estaing à la présidentielle de 1974 et obtient le statut de vétéran de guerre pour les harkis et le recalcul de leurs pensions le 21 novembre 1974 (Choi, 2019, 158-159).
Ils visent le personnel d’encadrement des camps et les institutions algériennes. Pour dénoncer les harkis retenus en Algérie, les protestataires mènent des actions de rétorsion (prise d’otage, enlèvement de représentants de l’Amicale des Algériens en Europe AAE) voire des attentats contre les ambassades algériennes (à Paris, Londres et Bonn dans la nuit du 26 au 27 juillet 1975) et les locaux de l’AAE (à Paris, Lyon et Roubaix).
Le président du Front National des rapatriés de confession islamique : « nous sommes en train de devenir les Palestiniens de la France ». Le Progrès, 18 juillet 1979.
Le matériau d’enquête ne permet pas de repérer des actions protestataires à l’exception des initiatives de l’UCFml et des PAE de Villeurbanne et de la Croix-Rousse. Elles appellent à un rassemblement le 21 juillet 1979, place Demonchy et revendiquent diverses actions (pétition, courriers, rassemblements). Certains de leurs membres sont même interpellés lors de distributions de tracts. Note d’information de la Direction départementale des polices urbaines, interpellation de quatre militants de l’UCFML, 6 octobre 1980. AD Rhône 2542 W06 E7.
Loi n° 72-546 du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme.
Rolland F., « La bavure policière de Caluire. Sévère réquisitoire contre M. Metenier », Le Progrès, 8 octobre 1980.
« Le couscous avait un goût amer », Droit et Liberté, n° 402, juillet-aout 1981.
Un policier lyonnais condamné à 3 mois de prison (avec sursis) pour violences racistes, Droit de Vivre, n° 463, décembre 1980, 5.
« Le couscous avait un goût amer », Droit et Liberté, n° 402, juillet-aout 1981. Les dommages et intérêts accordés à la LICRA et au MRAP sont de 600 F en première instance et de 1 000 F en appel.
À la fin des années 1970, les questions religieuses (la structuration du culte musulman) contribuent à atténuer les antagonismes historiques. Par exemple, l’ACLIF (Association culturelle lyonnaise islamo-française), qui porte le projet de construction de la grande mosquée de Lyon depuis sa fondation en 1980, est principalement animée par des Français Musulmans. On soulignera l’engagement de descendants de harkis à la marche pour l’égalité et contre le racisme (15 octobre-3 décembre 1983) dont certains ont été des figures centrales (Toumi Djaïdja, Bouzid Kara).
En effet, hormis cette conférence de presse, on ne trouve pas d’autres traces d’une action en commun ou de l’usage d’autres répertoires d’action.
Des syndicats tels que la CGT (Confédération générale du travail), la CFDT (Confédération française démocratique du travail), la FEN (Fédération de l’Éducation nationale), le PCF (Parti communiste français) et l’AAE affirment leur soutien à la famille Boutchiche en s’appropriant ce cadrage à l’occasion des manifestations contre le projet de loi Stoléru en juillet 1979. Des manifestations contre le projet de loi « anti-immigrés », à lire dans Le Progrès, 20 juillet 1979. La présence de l’AAE dans ce front consacre d’autant plus ce rapprochement qu’elle est le relais des institutions algériennes en France et qu’elle a été visée par les mouvements contestataires des Français musulmans au mitan des années 1970.
Mangin M., « Pas de 14 juillet pour Gouthia », Droit et Liberté, septembre 1979, 383.
Le projet Bonnet-Stoléru réfère à deux projets de loi. Le projet Bonnet prévoit l’extension des pouvoirs d’expulsion du ministère de l’Intérieur et la subordination des conditions d’entrée sur le territoire à un critère de menace à l’ordre public et aux ressources. Le projet Stoléru prévoit d’entrouvrir les possibilités de non-renouvellement des cartes de séjour. Le retrait du projet Stoléru par le Sénat permet l’adoption du projet Bonnet par le conseil des ministres du 14 mars 1979 et le vote de la loi Bonnet le 10 janvier 1980.
Immigration, nov.-déc. 1980, 23, 27.
« Une “rafle” contre de jeunes Maghrébins au Parc départemental de Nanterre », Le Monde, 10-11 juin 1979.
À Marseille, plus d’une quarantaine de personnes ont été « gardées à vue », sur le trottoir pendant près d’une heure le 30 mars 1980. « Bassens : garde à vue d’enfants », Sans Frontière, 8 avril 1980, 11, 7.
Nemmiche M., « Créteil, Lyon, Marseille : le temps des rafles », Sans Frontière, 6 décembre 1980, 1, 5.
Le secteur pro-immigré regroupe des organisations engagées dans le soutien aux travailleurs immigrés et à leurs familles.
Comité inter-mouvements auprès des évacués.
Association de coopération franco-algérienne du Lyonnais.
« Les incidents de la place du Pont », Lyon Matin, 22 novembre 1980.
« Vie de la Licra », Droit de vivre, n° 463, décembre 1980, 23.
« Lyon : vaste opération de police dans le troisième arrondissement », Le Progrès, 20 novembre 1980.
« Près de 2 000 personnes dans la rue pour protester contre l’opération policière dans le 3e », Le Progrès, 21 novembre 1980.
Parti socialiste.
Parti socialiste unifié.
Ligue communiste révolutionnaire.
Note des renseignements généraux, « à l’initiative de la CFDT et de groupes d’extrême gauche, création à Lyon du Comité de soutien aux travailleurs immigrés », 1er avril 1981, AD Rhône, 2511W33.
R., « Immigrés : une initiative syndicale exemplaire », Le Progrès, 31 mai 1979 ; C.C., « 16 heures d’attente pour un certificat de séjour », Libération, 31 mai 1979 ; « Immigrés : manifestation quai Jaÿr à Vaise le 19 juin », Le Progrès, 19 juin 1979.
Né en 1950, Christian Delorme grandit dans le quartier de la Guillotière, il étudie à la faculté catholique de Lyon et à l’institut Prado (1972-1976). Intéressé par la non-violence, il s’engage à partir de 1969 dans diverses causes (sauvegarde des Indiens, antimilitarisme, soutien aux prostituées). Il est correspondant au journal La Croix et à l’Agence Presse Libération. Séminariste dans le quartier ouvrier de Gerland (1973-1975), Christian Delorme y mène une action socioculturelle informelle puis s’engage contre les expulsions de jeunes condamnés par la justice qui débouchera sur la grève de la faim de 1981.
Jean Costil (1942-2020) est un pasteur qui a été recruté au poste de permanent régional de la Cimade en 1980.
La grève de la faim débute autour d’un objectif spécifique, la promulgation d’une circulaire excluant l’expulsion d’individus nés en France et/ou arrivés jeunes, et un objectif général qui est celui de la « prise de parole » des descendants d’immigrés. La grève de la faim s’arrête sur un résultat contrasté à la suite des médiations entre le gouvernement Barre et les églises chrétiennes lyonnaises. Raymond Barre annonce la constitution d’un groupe d’étude et un sursis des expulsions durant l’examen de la situation par ce groupe. Les grévistes se déclarent satisfaits et cessent le jeune le 30 avril.
La cité de la rue Olivier-de-Serres est mise en service en 1962 pour accueillir des familles de rapatriés. Très rapidement, un conflit oppose les habitants à la régie Simon à propos des loyers, des charges et des équipements. Les classes moyennes quittent progressivement le quartier qui concentre alors des familles maghrébines pauvres (95 % des habitants en 1977). L’émergence des « bandes » et les affrontements avec les forces de l’ordre fixent l’image publique du quartier. Le 24 octobre 1977, le maire de Villeurbanne, Charles Hernu, annonce la démolition et le relogement des habitants qui débute en 1978 et s’achève en 1984.
La cité de la Grappinière est mise en service en 1964 pour accueillir des rapatriés d’Afrique du Nord, des ouvriers, des cadres moyens et des harkis. Dès le début des années 1970, les ménages européens délaissent la cité pour la ZUP voisine. Leurs logements sont alors attribués à des ménages étrangers pauvres. Les premiers affrontements entre habitants et agents de police surviennent en 1971. Les habitants se plaignent régulièrement du comportement des forces de police. En septembre 1979, alors qu’ils viennent interpeller Akim Tabet, accusé de vols de voitures, les forces de l’ordre sont pris à partie par la population et plusieurs agents dont un commissaire sont blessés.
Note d’Olivier Philip, préfet de la région Rhône-Alpes, au cabinet du ministère de l’Intérieur, les concentrations d’immigrés dans l’agglomération lyonnaise et les problèmes de sécurité qu’elles engendrent, 4 octobre 1979. AD Rhône1900W1.
Zaâma d’Banlieue (1979-1984) est un collectif informel essentiellement féminin d’une vingtaine de membres qui prône et soutient l’auto-organisation des jeunes immigrés et français dans la lutte contre les déviances policières et les « crimes racistes ».
Amar Djaïdja est le grand frère de Toumi Djaïdja, un des principaux leaders de la Marche pour l’égalité et contre le racisme (15 octobre-3 décembre 1983).
L’« été chaud » de 1981 désigne une série de désordres urbains dans les 3 V de l’agglomération lyonnaise (Vaulx-en-Velin, Vénissieux, Villeurbanne).
Amar Djaïdja est interpellé pour vol à main armée le 17 août 1981 puis le 12 novembre 1981. La première fois, il prend la fuite en sautant du 4e étage et la seconde fois, il s’échappe à la « faveur d’un début d’émeute ». « Deux vols dans des supermarchés pour Amar Djaïdja », Le Progrès, 17 décembre 1983 ; Raffin R., « Un malfaiteur s’échappe à la faveur d’un début d’émeute », Le Progrès, 1er décembre 1981.
Gilles Cascarino entreprend une grève de la faim pour contester sa condamnation pour attaque à main armée et dénonce les marchandages des agents de police du commissariat de Vénissieux. Au 32e jour de grève, il est nourri de force. Un non-lieu est finalement prononcé. Quinze jours plus tard, il est arrêté à proximité de jeunes qui prennent à partie la police. Il écope de deux mois de prison ferme. Abdallah M., « Le face-à-face police et justice. Une histoire mouvementée », IM’média, automne 1984, supplément au n° 1, 2-5, 4.
Nordine Hammar est interpellé en décembre 1981 et sera libéré après cinq mois de détention provisoire. « Vénissieux entre deux étés », Zaâma d’Banlieue, 28 et 29 mai 1982, 3, 3, Archives du CDL.
Fréderic Henry appartient à la même bande qu’Amar Djaïdja (Hajjat, 2014).
Alors qu’il était incarcéré dans une prison lyonnaise, son frère avait constitué un groupe de soutien à la grève de la faim contre les expulsions (2 au 30 avril 1981).
Cette dimension est particulièrement observable dans les témoignages d’Assa Traoré (du comité Adama) et d’Amal Bentounsi (fondatrice du collectif « Urgence, notre police assassine »).
Née en 1957 en Algérie, elle rejoint son père en 1963 pour s’installer plus tard à Caluire près de Lyon. D’abord scolarisée dans un internat catholique de jeunes filles, elle mène des études de médecine et de psychologie et occupe, en parallèle, divers emplois dans le secteur sanitaire et social (infirmière, animatrice). Ses premiers engagements concernent le droit des étranger·e·s (lois Debré et Bonnet-Stoléru). Sa socialisation militante a pour théâtre les espaces de luttes (féministes, anarchistes, écologistes, etc.) de la « Croix-Rousse alternative ». Elle rencontre les autres fondatrices de Zaâma d’Banlieue en 1979-1980 dans des lieux de loisirs culturels à la Croix-Rousse.
Les filles de Zaâma assistent à la réunion du comité dans l’église des Minguettes le 5 décembre 1981.
Sif deviendra membre fondateur de l’Association expressions jeunes immigrés (« vitrine institutionnelle » de Zaâma fondée en octobre 1982).
Zaâma d’Banlieue, avril 1981, n° 1 ; novembre 1981, n° 2 ; mai 1982, n° 3.
Les concerts gratuits sont organisés en plein air (Saint-Fons, 6 juin 1981), au CCO (20 décembre 1981) et à la Bourse du travail (28 au 29 mai 1982).
« On a créé un comité de soutien avec ses copains et sa famille ; on a fait une réunion publique là-dessus ; il y avait plus de cent jeunes à Vénissieux, avec la presse et même un curé en soutien. Il y avait plusieurs initiatives à prendre. On a décidé avec les jeunes de constituer un dossier sur les faux témoignages, sur les comportements des flics », Ben Cheriet A., « Zaâma d’Banlieue : la démarche d’un groupe autonome », Cosmopolis, mars 1982, n° 2, 44-46, 45.
« Brèves », Cosmopolis, février 1982, n° 1, 6 ; « Affaire Sélim, suite », Cosmopolis, mars 1982, n° 2, p. 6.
Cosmopolis réunit des acteurs qui ont soutenu la grève de la faim contre les expulsions de Christian Delorme, Jean Costil et Hamid Boukrouma (2 au 30 avril 1981). Nés dans les années 1950 et formés dans les institutions de l’Église, ils s’engagent dans les luttes anti-militariste et tiers-mondiste durant les années 1970. Ils s’investissent à titre bénévole, salarié ou en tant qu’objecteur de conscience au sein des organisations de soutien aux travailleurs immigrés ou réfugiés et contribuent à la structuration du secteur pro-immigré local.
Né en 1950, Christian Delorme grandit dans le quartier de la Guillotière. Il étudie à la faculté catholique de Lyon et à l’institut Prado (1972-1976). Intéressé par la non-violence, il s’engage, à partir de 1969, pour des causes aussi diverses que la sauvegarde des Indiens du Guyan Atipaya, l’antimilitarisme et le soutien aux prostitué·es. Il est correspondant au journal La Croix et de l’Agence Presse Libération. Séminariste dans le quartier ouvrier de Gerland (1973-1975), Christian Delorme y mène une action socioculturelle informelle puis s’engage contre les expulsions de jeunes condamnés par la justice. Nommé curé à Saint-Fons en 1976, commune limitrophe des Minguettes, il se rapproche progressivement des jeunes de la cité.
En 1979, les permanents de la Cimade quittent la section locale en raison de tensions avec le siège parisien. Ces départs sont interprétés comme une volonté du secrétariat national de neutraliser l’équipe lyonnaise jugée « trop radicale ». Jean Costil répond à une annonce dans la Réforme et devient permanent régional en 1980. Face au climat de défiance dans lequel il arrive, il se rapproche de Christian Delorme qui contribue à réorienter les centres d’intérêt de la Cimade locale, jusque-là plutôt centrées sur le logement des immigrés, vers les thématiques afférentes aux descendants d’immigrés.
Ainsi, lors de la grève de la faim de 1981, Christian Delorme reconnait que le second objectif de cette action, permettre l’expression des descendants d’immigrés, n’a pas été atteint et qu’ils n’ont pu trouver des espaces d’expression lors de cette lutte. Delorme C., 1981, « Par amour et par colère », Alternatives non violentes, 42, 2-12.
Jacques Dalmais semble le plus engagé dans le secteur pro-immigré. Dans Cosmopolis, il dénonce les écarts de traitement policier et judiciaire sur des bases raciales. Dalmais J., « L’insécurité judiciaire », Cosmopolis, février 1982, n° 1, 18.
Le premier concert a lieu le 19 avril 1980 en hommage à Kader Lareiche, un jeune de 15 ans de Vitry-sur-Seine abattu par le gardien de la cité. Les concerts RAP utilisent la musique pour susciter des mobilisations autour de thèmes tels que le logement, les discriminations, les expulsions, et plus largement, la problématique police/justice. Ils rassemblent des maoïstes, des ex-autonomes et des descendants d’immigrés.
Abdallah M., « Le face-à-face police et justice. Une histoire mouvementée », IM’média, automne 1984, supplément au n° 1, 2-5.
Michel Bellet, accusé du meurtre de Kader Lareiche, 15 ans, tué 16 février 1980, écope d’une peine de prison de 5 ans le 27 octobre 1980.
Accusé du meurtre de Houari ben Mohammed, 17 ans, lors d’un contrôle policier le 18 octobre 1980, Paul Taillefer est remis en liberté provisoire au début de l’année 1981.
Mogniss, « Kader blues », Sans Frontière, 6 au 12 novembre 1981, n° 35, 7. À Lyon, deux photographes parisiens indépendants travaillant pour le compte de Paris Match ont été interpellés pour avoir incité des jeunes à mettre le feu à un véhicule. « Deux journalistes parisiens interpellés à Vénissieux », Le Progrès, 21 septembre 1981.
« Big Manif » Zaâma d’Banlieue, novembre 1981, n° 2, 2, Archives du CDL.
« L’affaire de Caluire. L’union de défense interprofessionnelle se constitue partie civile », Le Progrès, 24 juillet 1979.
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