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Introduction

Genre et carrières délinquantes

L’apport essentiel des approches féministes dans le champ pénal
Pauline Picot et Xavier de Larminat

Texte intégral

1. Introduction

1Depuis les travaux fondateurs de l’École de Chicago, le concept de carrière a nourri de multiples façons les recherches relatives à la délinquance et à la déviance (Becker, 1985). Il a notamment contribué à souligner le caractère processuel des comportements qui transgressent les normes, en lieu et place d’une vision binaire et contingente centrée sur le passage à l’acte. L’intérêt d’étudier ce qui relève du champ pénal au prisme des carrières est double. D’une part, l’analyse des modalités de production et d’application des normes permet de souligner le caractère relatif de la loi, qui varie dans le temps et l’espace, ainsi que son inégale mise en œuvre, qui vient entretenir et renforcer des rapports de domination. À travers l’attention portée aux mécanismes d’étiquetage, de stigmatisation ou de différenciation, le concept de carrière souligne la nécessité de tenir compte de la réaction sociale à l’égard des différentes formes de transgressions pénales (Robert, 1973). D’autre part, l’étude du déroulement de ces carrières délinquantes consiste à replacer la commission d’infractions dans une perspective séquentielle et relationnelle, qui permet de mieux comprendre ce type de comportements en les inscrivant dans leur contexte. Le concept de carrière permet ainsi d’articuler des dimensions biographiques et institutionnelles indissociables dans l’appréhension du rapport entre des normes et des comportements.

2Au-delà du domaine de la pénalité, le concept de carrière est aussi couramment utilisé depuis Everett Hughes (1958) en sociologie du travail (Hatzfeld, 2004 ; Arborio, 2013) comme en sociologie des mouvements sociaux (Agrikolisansky, 2017 ; Fillieule, 2020). Or, si certains de ces travaux l’articulent avec des analyses des rapports de genre (Laufer, 2004 ; Guillaume, Pochic, 2007 ; Fillieule, Roux, 2009 ; Rétif, 2013 ; Fillieule, Lechaux, Meuret-Campfort, 2018), la conjugaison de ces deux approches reste encore rare en sociologie de la délinquance et des institutions pénales, du moins dans le monde francophone. En effet, contrairement au monde anglophone dans lequel il existe depuis les années 1970-1980 un courant de recherche féministe en criminologie qui s’est doté de revues dédiées, les publications francophones qui s’efforcent de problématiser les rapports de genre dans le champ des études pénales restent marginales (Ricordeau, 2019). On peut cependant noter le rôle pivot des chercheuses canadiennes qui se sont depuis longtemps efforcées de faire dialoguer recherches féministes anglophones et francophones, comme en témoigne au début des années 1990 le dossier de la revue Criminologie « Les femmes et le contrôle pénal, questions féministes » (Biron, 1992). La même année, un dossier de Déviance et Société intitulé « Femmes et droit pénal » (Faugeron, 1992) croisait quant à lui des contributions de chercheuses canadiennes mais aussi française, belge, allemande et italienne. Les recherches féministes apparaissent ainsi centrales en ce qui concerne l’incorporation des problématiques de genre aux travaux sur la délinquance et la pénalité. En effet, le champ criminologique a souvent été aveuglé par la prédominance masculine dans la population pénale et sujet aux biais androcentriques classiques des disciplines majoritairement masculines (Cook, 2016). Le développement de travaux à la croisée des études pénales et des études de genre a ainsi permis de problématiser le fonctionnement et les effets des rapports de genre et de dépasser des conceptions – encore très courantes cependant – du genre comme simple variable d’état civil, qui serait transparente et fondée sur une bipartition du sexe biologique conçue comme naturelle et indépassable (Delphy, 2013 ; Mathieu, 2013).

3Nombre de travaux francophones qui mobilisent le concept de carrière délinquante tendent cependant à oublier les rapports de genre – alors que les rapports sociaux de classe, par exemple, font l’objet d’une problématisation explicite. À l’inverse, les travaux anglophones qui proposent une approche genrée de la délinquance mobilisent finalement assez peu le concept de carrière (bien que certaines recherches qualitatives s’en rapprochent du fait de leur intérêt pour les parcours de vie). Si la mobilisation séparée des concepts de genre et de carrière a permis d’approfondir et de renouveler la sociologie de la délinquance sous de nombreux aspects, l’originalité de ce numéro de Champ Pénal consiste à croiser ces deux concepts de manière opérationnelle, afin d’en faire fructifier les apports conjoints à partir de travaux empiriques. Il s’agit notamment d’interroger les différentes dimensions des carrières délinquantes au prisme d’une approche relationnelle du genre, qui s’intéresse non seulement « aux femmes » mais qui cherche aussi à appréhender « les hommes » comme groupe social genré, spécifique et construit dans et par le rapport au groupe social des femmes (Thiers-Vidal, 2010 ; Connell, 2014).

4Ce dossier se propose ainsi d’investir à nouveaux frais les apports déjà bien connus des conceptions interactionnistes pour la sociologie de la délinquance, en s’appuyant sur les affinités théoriques et méthodologiques entre ces dernières et les approches féministes du genre et de l’intersectionnalité, dans leur dimension constructiviste partagée. Une attention particulière sera portée à l’incorporation des normes sociales et pénales, ainsi qu’aux processus d’étiquetage, de régulation et d’adaptation qui en découlent. Le concept de carrière s’avère ainsi tout à fait heuristique au moment d’appréhender de manière fine des trajectoires biographiques et de les restituer en prenant en compte le poids des contraintes que font peser les rapports de domination structurels sur l’expérience des individus (Darmon, 2008 ; Rétif, 2013).

5Les apports de la recherche féministe sont toutefois multiples et ne correspondent pas à une seule et unique orientation théorique, ce qui a également des implications sur les façons de concevoir le genre dans les travaux sur les carrières délinquantes. Kathleen Daly (1997) distingue ainsi trois tendances principales dans les façons de conceptualiser le sexe/genre et de s’en saisir en criminologie : 1) des approches « matérialistes » qui s’attachent à décrire les conditions réelles d’existence des femmes, et plus largement des catégories sociales dominées ou marginalisées. Cette tendance correspond notamment aux travaux pionniers des années 1970, qui trouvent actuellement un écho renouvelé à travers un paradigme intersectionnel ; 2) des approches discursives qui s’intéressent à la production des normes de genre (et de race, de classe, de nationalité), et notamment au droit en tant que » texte » qui contribue à construire et représenter des hommes et des femmes. Plus largement, le poids de la réaction sociale mise en œuvre par les institutions pénales apparait central dans cette (re)production des normes ; 3) enfin, des approches en termes de performances de genre et en termes de masculinités, qui s’efforcent de déconstruire la binarité rigide des représentations traditionnelles du masculin et du féminin.

6En partant du constat que la prise en compte du genre dans les travaux sur les carrières délinquantes reste minoritaire, comme dans l’ensemble de la criminologie mainstream, on reprendra ici cette trame pour mettre en valeur les apports essentiels des approches féministes dans le champ pénal. Après avoir mis en lumière les problématiques soulevées par une partie de ces travaux ainsi que leurs principales conclusions, on évoquera certains des angles morts de la recherche que les articles de ce dossier contribuent à explorer pour mieux saisir le sens des carrières délinquantes au prisme du genre.

2. Retour sur le développement des approches féministes du genre et de la pénalité

7Historiquement, la relative marginalisation des travaux sur les femmes et des approches en termes de genre peut, au moins en partie, être attribuée à la structure des rapports de genre dans le champ des études sur la criminalité et le système pénal. Celui-ci reproduit des formes de hiérarchisation qui survalorisent les travaux d’hommes, sur les hommes, au détriment des travaux de femmes, en particulier lorsqu’ils portent sur les femmes et/ou cherchent à expliquer le fonctionnement des rapports de domination (Chesney-Lind, Morash, 2013). Dans une recension récente portant sur les articles parus entre 2015 et 2019 dans deux revues de criminologie anglophones, Crittenden et al. (2020) relèvent un désintérêt pour le genre et une faible prise en compte théorique de ses implications. Leur premier constat est que les recherches qui adoptent une perspective de genre sont minoritaires en criminologie, sont plus souvent menées par des femmes et restent principalement cantonnées aux revues spécialisées sur le genre, à l’écart des revues de criminologie généralistes. Lorsque c’est le cas, le genre est le plus souvent utilisé en tant que variable de contrôle, plus rarement en tant que variable indépendante ou dépendante. Il est aussi quasi-systématiquement utilisé en tant que variable binaire (les deux catégories « hommes » et « femmes » étant alors pensées comme exhaustives et mutuellement exclusives). Les autrices soulignent ainsi le désintérêt de la criminologie mainstream pour les analyses en termes de genre et la faible prise en compte des théorisations en la matière. Ainsi, même dans les travaux qui portent un intérêt réel aux trajectoires des femmes, la prédominance des enquêtes quantitatives qui ne prennent pas le temps de la réflexion méthodologique sur la construction des catégories et des modèles interprétatifs aboutit à la reproduction de biais tels que l’androcentrisme. C’est par exemple le cas lorsque l’on compare les femmes avec les hommes, qui restent le modèle de référence, et que l’on teste si les théories élaborées à partir des hommes sont aussi valables pour les femmes (sans jamais inverser la focale ou remettre en cause la binarité de sexe).

8L’hétérocentrisme est aussi un biais fréquent, lorsque les catégories de sexe sont prises comme naturelles et complémentaires et que la norme hétérosexuelle est considérée comme évidente. Cela se remarque notamment lorsqu’il est question du mariage ou de la mise en couple, de la maternité (naturalisée) et des modèles familiaux (qui sont aussi souvent révélateurs de l’ethnocentrisme des chercheur·es puisque les modèles familiaux autres que la famille nucléaire ne sont que très peu pris en compte). On peut citer en exemple les recommandations à la fin d’un article de Rodermond et al. (2016) qui insistent sur la nécessité de permettre aux femmes sortantes du système pénal de s’occuper de leurs enfants, de renforcer leurs liens sociaux et leur sentiment de capacité (« feeling of agency ») – même la nécessité de leur ouvrir plus largement les dispositifs d’aide à l’emploi est également mentionnée. De telles recommandations contribuent au renforcement de rôles sociaux traditionnels (charge des enfants et des relations familiales) et à l’homogénéisation de la catégorie « femmes ». Elles sont formulées comme spécifiques à cette catégorie, comme si celle-ci était différente par essence de celle des hommes et homogène (c’est-à-dire valant pour toutes les femmes, quelle que soit leur âge, leur sexualité, leur inscription dans les rapports sociaux de race ou de classe). C’est tout le rapport entre groupe social des femmes et groupe social des hommes qui reste dans l’angle mort de l’analyse, avec tout le poids des autres rapports sociaux qui pèsent sur les femmes criminalisées.

9Ce défaut persistant de théorisation du genre dans le champ criminologique peut paraître étonnant au regard de l’ancienneté des recherches se réclamant d’une criminologie féministe, qui ont émergé dès les années 1970 (voir dans ce numéro la traduction de Daly et Chesney-Lind, 1988). C’est en effet à cette époque qu’ont été posés, dans l’espace anglophone comme dans l’espace francophone, les grands enjeux théoriques et méthodologiques de la définition du genre en sciences sociales. Nicole-Claude Mathieu proposait ainsi dès 1971 des pistes pour une « définition sociologique des classes de sexe » (le concept de genre n’existant alors pas encore de la manière dont on le connaît aujourd’hui). Dans cet article, republié ensuite dans l’ouvrage l’Anatomie politique, elle remarquait que le sexe, l’âge et la catégorie socio-professionnelle sont les « trois variables fondamentales constamment utilisées dans les recherches empiriques en sociologie et en psycho-sociologie », qui toutefois « ne bénéficient ni de la même rigueur quant aux critères sociologiques de leur définition, ni du même statut au sein de la sociologie générale quant à la systématisation de leur problématique » (Mathieu, 2013, 18).

10Sous l’impulsion du mouvement féministe des années 1970 et des chercheuses qui y ont pris part, des recherches, notamment qualitatives, ont opéré un tournant méthodologique et théorique dans le champ pénal. Ces travaux se sont appuyés sur des récits des femmes criminalisées elles-mêmes en cherchant à intégrer à l’analyse de leurs trajectoires le poids des contraintes structurelles qui pèsent sur les individus, non seulement du point de vue économique (dans une analyse de classe qui existait déjà dans les sciences sociales critiques) mais aussi du point de vue du genre et de la race. Comme le résume Colette Parent, la première moitié des années soixante-dix « se caractérise par l’introduction de productions criminologiques féministes qui s’alimentent à la fois aux réflexions et mouvements théoriques dans la discipline et aux apports féministes en dehors du champ criminologique » (Parent, 1992, 73). C’est à partir de cette époque que des chercheuses travaillent sur la criminalité/criminalisation des femmes et sur leur victimation, dans une démarche féministe.

11Ces travaux sont plus nombreux dans le monde anglophone, qui voit se structurer dans les années 1980 un champ de recherche en criminologie féministe qui se dote de revues spécialisées, notamment Feminist Criminology et Women and Criminal Justice (qui publient principalement des recherches menées au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Australie et dans les pays scandinaves). Il existe aussi des travaux francophones (y compris du Canada) relativement peu nombreux, qui adoptent une perspective attentive aux rapports sociaux de sexe, aux structures sociales et aux rapports de domination. Dans ce cadre, « le contrôle pénal apparaît alors comme une des facettes du contrôle exercé sur les femmes, comme une des instances où se reproduisent leurs conditions d’oppression » (Parent, 1992, 83). On trouve dans une partie de ces travaux des considérations théoriques et épistémologiques sur l’articulation des niveaux d’analyse (micro/meso/macro) et sur la nécessité de prendre en compte les contraintes structurelles pour comprendre les trajectoires individuelles. Il y est question en particulier des rapports de genre, notamment pour comprendre les relations familiales et sentimentales/sexuelles, mais aussi du marché du travail et du logement ou des politiques sociales (Sered, Norton-Hawk, 2021).

12Ce mouvement de théorisation croisée du genre et de la délinquance est toujours en cours, inachevé. En 2013, Chesney-Lind et Morash insistent sur la nécessité de théoriser le genre plutôt que d’utiliser le sexe comme variable et plaident pour une criminologie féministe qui s’intéresse aux façons dont les différentes formes de patriarcat influencent la criminalité, la victimisation, le système pénal et les travailleurs et travailleuses de ces institutions. Dans la lignée de la critique du « féminisme carcéral » développée par Elizabeth Bernstein (2007), Musto (2019) remet en cause les approches « féministes libérales » qui ont conduit à une forme d’« égalité avec vengeance », c’est-à-dire à une pénalisation accrue et à l’appropriation par les institutions pénales d’un discours sur l’empowerment des femmes qui n’apporte aucune solution aux inégalités structurelles, tout en entraînant une hausse de l’incarcération des femmes et des Noir·es. La même autrice insiste en revanche sur les apports théoriques et épistémologiques d’autres approches féministes, notamment du paradigme de l’intersectionnalité et du féminisme transnational, ce dernier proposant une remise en cause du binarisme « the west VS the rest » et une critique de l’État-nation comme cadre d’analyse privilégié.

3. Le poids des institutions : la production du genre dans et par le système pénal

13En dépit de l’ancienneté et de la diversité des recherches féministes appliquées au champ pénal, celles-ci n’en sont pas moins marginalisées parmi la profusion des approches consacrées aux carrières délinquantes ou aux trajectoires déviantes en général. Au-delà de l’androcentrisme commun à la plupart des disciplines scientifiques (Courau et al., 2022), ce déficit de théorisation du genre dans le champ criminologique semble aussi tenir à une des spécificités des travaux sur la pénalité. En effet, ce domaine de recherche est en grande partie structuré par la réponse à une demande institutionnelle : il est alors d’autant plus difficile de s’extraire des catégories et modes de pensée des institutions policières, judiciaires ou pénitentiaires.

14Il paraît dès lors pertinent de s’arrêter sur des travaux qui s’intéressent au rôle des institutions pénales dans la (re)production des rapports de genre. Ainsi, parmi les publications francophones de la dernière décennie, on peut citer deux numéros de Nouvelles Questions Féministes consacrés aux « lois du genre » en 2009 et 2010, ainsi qu’un numéro des Cahiers du Genre intitulé « L’engendrement du droit » (2014). Dans l’introduction de ce dernier, Coline Cardi et Anne-Marie Devreux précisent que « le droit ne produit pas seulement de la discrimination, il produit avant tout de la différenciation et, ce faisant, il produit le genre » (Cardi, Devreux, 2014, 11). Ces publications partagent avec les courants anglophones des feminist legal studies et des legal gender studies une conception critique du droit et des institutions pénales qui remet en cause l’universalisme juridique et la fiction de la neutralité, pour s’attacher à montrer leur fonctionnement genré. Cet ensemble de travaux a notamment prêté attention à « la manière dont la construction même des catégories juridiques rend compte, voire légitime, des inégalités de genre » et à « la façon dont les conflits autour de la fabrication de ces catégories peuvent modifier les rapports sociaux et les processus de régulation sociale » (Cardi, Devreux 2014, 12). Ils permettent ainsi de dénaturaliser les catégories du droit (y compris celle du sexe à l’état civil) en revenant sur les processus historiques et politiques de constitution de ces catégories, qu’il s’agisse de celles de sexe en elles-mêmes ou de différentes qualifications pénales. Dans cette perspective, le droit est considéré comme une « expression des rapports de force du moment ».

15Dans ses travaux sur la déviance des femmes, Coline Cardi s’intéresse particulièrement aux processus institutionnels d’étiquetage et d’orientation différenciés entre hommes et femmes, et entre les femmes. Elle montre ainsi que le » tri » opéré par les institutions pénales est loin d’être aveugle au genre : « Il apparaît que les femmes sont toujours minoritaires parmi les personnes poursuivies à chacune des étapes du processus pénal, et leur proportion ne cesse de diminuer tout au long de la chaîne pénale […]. Ensuite, au cours du processus pénal, les femmes sont rarement sanctionnées – environ deux fois moins fréquemment que les hommes – par des décisions privatives de liberté, qu’il s’agisse de décisions avant jugement ou de décisions sentencielles » (Cardi, 2007, 5). Elle souligne également que le même comportement est traité différemment selon qu’il est attribué à un homme ou à une femme. Les lois ne sont donc pas appliquées de manière neutre sur le plan du genre : « les femmes sont jugées déviantes au regard d’autres normes, en-deçà de la norme légale et en amont ou à côté de la sphère pénale » (Cardi, 2007, 4).

16Selon Coline Cardi, « ce contrôle pénal différentiel selon le sexe repose sur des conceptions du masculin et du féminin et des rôles associés à cette bicatégorisation » (Cardi, 2007, 6). À partir de ses enquêtes auprès de femmes incarcérées et de l’examen des statistiques et des politiques pénales spécifiquement destinées aux femmes, elle montre que les institutions pénales et carcérales opèrent sur la base d’un « familialisme » latent : les femmes sont plus souvent définies dans et par leur rapport à la filiation. L’autrice souligne que « cela implique pour les deux sexes des morales différentes qui engendrent des contrôles différents et différentiels » (Cardi, 2007, 12). Elle montre également l’existence de fortes inégalités entre les femmes elles-mêmes, avec un traitement différent des femmes célibataires par rapport aux femmes mariées, et une rigueur particulière envers celles qui sont étiquetées comme « mauvaises mères ». Il s’agit donc de dépasser l’hypothèse classique du traitement « favorable » des femmes (en vertu d’une application paternaliste du droit qui voudrait « protéger » les femmes) ou celle d’un traitement défavorable (dans le cas d’une application sexiste et misogyne). L’attention au fonctionnement du droit et des institutions pénales (et sociales) permet ainsi d’aller plus loin que le constat de leur « dimension plus ou moins sexiste » pour mettre en lumière « leur participation à la construction du genre par la désignation et le ciblage de certaines femmes en particulier » (Cardi, 2007, 4). En résumé, les institutions pénales ne font pas qu’appliquer des normes de genre qui existent en-dehors d’elles, mais contribuent précisément à les produire et à les (faire) appliquer.

17C’est aussi ce qui ressort de nombreux travaux sur le sentencing (le processus de fabrication des décisions des magistrat·es). Parmi les travaux francophones récents, on peut citer l’enquête d’Arthur Vuattoux auprès des tribunaux pour enfants. Il montre que ces derniers sont le lieu d’une « production institutionnelle des normes de genre », qui interagissent avec les rapports de classe, de race et d’âge. Cela se traduit par des pratiques de jugement différenciées, c’est-à-dire par des « discriminations institutionnelles ». Celles-ci influencent très concrètement les trajectoires de celles et ceux qui les subissent, quand pour le même type d’infraction certain∙es sont incarcéré∙es alors que d’autres se voient imposer un suivi éducatif : « genre, race, classe et âge se conjuguent alors dans la production institutionnelle de ces catégories, qui traversent l’action judiciaire et modèlent les expériences des adolescents catégorisés, du fait du traitement différentiel qui leur est réservé » (Vuattoux, 2021, 169). À propos de la justice pénale des majeurs, Virginie Gautron et Jean-Noël Retière notent aussi, comme d’autres avant eux, le poids des rapports sociaux de classe et une forme particulière de discrimination envers les justiciables les plus marginalisés lorsque « les magistrat·es évoquent leur volonté d’épargner aux plus inséré·es les effets désocialisants de la prison » (Gautron, Retière, 2016, 18).

18Par ailleurs, les travaux de Coline Cardi et d’Arthur Vuattoux élargissent également la perspective sur la production institutionnelle du genre en prenant en compte le volet civil du traitement judiciaire. Au-delà du domaine de la délinquance en particulier, on peut souligner de ce point de vue l’importance en sociologie du droit des travaux du Collectif Onze (2013) sur « le tribunal des couples » (au sujet de la justice des affaires familiales) et de ses diverses ramifications (Minoc, 2017 ; Biland, 2019). Les chercheur·es qui développent ces conceptions constructivistes du genre et du droit incitent ainsi à rompre avec le pénalo-centrisme et à ne pas se focaliser uniquement sur la prison, dans la mesure où le contrôle social qui s’exerce sur les femmes est loin de se limiter aux institutions pénales et commence le plus souvent dans la famille, premier lieu de reproduction des inégalités de genre (Bessière, Gollac, 2019). En s’appuyant sur divers travaux anglophones (Hutter, Williams, 1981 ; Heidensohn, 1985 ; Carlen, 1988), Coline Cardi remarque ainsi que « dans la perspective où le contrôle social réservé aux femmes s’actualise aux marges du pénal, il faut considérer la prison, non pas comme une institution autonome, voire totale, mais comme le dernier maillon d’une chaîne englobant toute une série de dispositifs qui distribuent de façon différentielle la déviance des hommes et des femmes » (Cardi, 2007, 13).

19De ces travaux qui s’intéressent moins à la délinquance en tant que telle qu’à sa définition et son traitement institutionnel, on peut retirer une approche constructiviste et relationnelle du genre, attentive aux processus de production des normes de genre et de différenciation sociale. Ils incitent ainsi, pour l’analyse des carrières délinquantes, à prendre en compte non seulement la dimension genrée des trajectoires individuelles mais aussi la façon dont celles-ci sont façonnées dans et par les interactions avec les institutions pénales, ainsi qu’avec le travail social. On pense notamment aux façons dont les individus peuvent essayer de s’extraire des attentes de genre, ou au contraire s’efforcent de correspondre à la définition normative de ce que devrait être une femme ou un homme « respectable » afin de se donner des repères solides pour orienter leur conduite et/ou s’affranchir du contrôle institutionnel. Ces recherches posent aussi des questions méthodologiques sur les façons d’appréhender les carrières délinquantes, dans la mesure où les dispositifs méthodologiques les plus répandus se concentrent autour de la prison. Il serait pourtant intéressant d’investiguer davantage de terrains incluant le suivi socio-éducatif et les procédures civiles voire administratives, ce qui permettrait de prendre en compte un spectre plus large de pratiques jugées déviantes sans pour autant qu’elles ne fassent l’objet d’une réponse pénale systématique.

4. Sortir du masculin neutre : les études queer et l’analyse des masculinités

20Si les travaux ci-dessus permettent d’aborder les rapports entre pénalité et normes de genre du point de vue des institutions qui les édictent et entreprennent d’y faire correspondre les individus, d’autres se sont plutôt focalisés sur le point de vue des personnes qui s’efforcent de s’y conformer, de s’y adapter ou de s’y opposer. C’est le cas de certaines recherches qui portent une attention particulière aux parcours et aux temporalités, à partir de récits de vie et d’entretiens réitérés. À la différence des grandes enquêtes quantitatives qui reposent sur des échantillons principalement masculins et des indicateurs administratifs « objectifs » (âge, statut matrimonial et parental, statut d’emploi et résidentiel, nombre et périodicité des condamnations, etc.), ces travaux cherchent à restituer le sens que les individus donnent à leurs pratiques et à leurs parcours et proposent une analyse processuelle et relationnelle des carrières ou des trajectoires. C’est notamment dans cette perspective que certain·es chercheur·es intègrent une analyse du genre en termes de « masculinités ».

21Dans la criminologie anglophone, les recherches sur les masculinités ont fait l’objet d’une émulation collective dans les années 1990 en particulier, avec de nombreuses publications sur le sujet qui entreprennent de transposer dans le champ des études pénales le concept de « masculinités » proposé en 1995 par la chercheuse féministe Raewyn Connell. On peut citer par exemple un dossier du British Journal of Criminology consacré à cette approche (Jefferson, 1996). Construit à partir des apports théoriques de la sociologie et des mouvements féministes et queer qui pensent les groupes de sexe non pas comme des groupes naturels mais comme des groupes sociaux interdépendants dans un même système de domination, le concept de masculinités (au pluriel) permet d’analyser les normes et attentes sociales envers le groupe social « hommes » et les façons de s’y conformer (ou non) des acteurs dans une société, à une époque donnée. Il encourage ainsi à étudier les processus de différenciation et de hiérarchisation entre hommes et femmes – notamment ce qui relève de la légitimation de la domination collective exercée par le groupe social « hommes » sur le groupe social « femmes » – mais aussi à mieux appréhender l’hétérogénéité interne au groupe « hommes ». Les formes de masculinités dominantes dans un contexte social donné constituent alors les masculinités « hégémoniques », tandis qu’il existe aussi des formes de masculinités dominées. A l’occasion d’une enquête en prison, Valérie Icard montre par exemple que l’institution carcérale encourage certaines formes de masculinités jugées « respectables », à l’encontre des formes de « masculinités prisonnisées » considérées comme transgressives (Icard, 2022).

22Ce sont en particulier des recherches sur les violences envers les femmes qui ont mis en lumière la relation entre les comportements délictueux et les constructions ordinaires, souvent légitimées, de la virilité (DeKeseredy, Schwartz, 2005). La notion de « contrôle coercitif » (Stark, 2007) permet ainsi de penser les violences liées au genre - notamment conjugales - au-delà de leurs manifestations physiques, en les inscrivant dans un large spectre de pratiques quotidiennes caractéristiques de la domination masculine. En cela, c’est une certaine conformité à l’ordre du genre qui contribue à l’invisibilisation des violences sexuelles, incestueuses, homophobes ou transphobes. Celles-ci ne constituent pas des déviances exceptionnelles mais font pleinement partie d’un système de domination (Dussy, 2021) participant au contrôle social des femmes (Hanmer, 1977) et des populations LGBT+ (Trachman, Lejbowicz, 2020).

23Cependant, à l’instar des recherches féministes matérialistes des années 1970, l’apport des queer studies et des travaux sur les masculinités depuis plus de vingt ans reste encore largement ignoré ou négligé par la criminologie généraliste. Crittenden et al. (2020) soulignent ainsi l’absence de distinction entre sexe et genre dans la plupart des recherches anglophones récentes : le terme « genre » y est parfois employé alors même que ce qui est enregistré est le sexe à l’état civil, qui recouvre le sexe assigné à la naissance et pensé comme « biologique ». Dans d’autres cas, les articles s’appuient sur une conception qui distingue le sexe comme catégorie « biologique » et le genre comme catégorie « sociale », renvoyant alors aux rôles de genre, aux attributs de la féminité ou de la masculinité. Pour les autrices de cette recension, cet amalgame ou confusion entre sexe et genre produit des travaux d’une relative faiblesse conceptuelle et renforce les approches binaires et hétéronormatives, dans lesquelles les minorités de genre (personnes trans, intersexes, non-binaires) sont rendues invisibles, de même que toutes les sexualités autres qu’hétérosexuelles. Elles posent ainsi la question de la conceptualisation explicite du genre et en défendent une conception « fluide », raisonnant en termes d’identités de genre hégémoniques ou marginalisées/minoritaires – ces dernières étant par ailleurs souvent étiquetées comme « déviantes » dans la littérature criminologique mainstream. Elles appellent ainsi à « plus d’inclusivité » dans les recherches et surtout à l’importation des recherches récentes sur le genre, qui ont montré à quel point les définitions et caractéristiques de la « masculinité » ou de la « féminité » ont varié à travers l’espace et le temps et sont donc des constructions sociales complexes.

24Plus largement, les travaux sur les masculinités ont le mérite de tenter de penser le genre de manière relationnelle plutôt que comme une variable qui reposerait sur une différence « naturelle » ou une structure sociale par laquelle les individus seraient complètement déterminés. Il permet de restituer aux enquêté·es une capacité d’agir dans un contexte donné. Dans leur synthèse sur le sujet, Messerschmidt et Tomsen (2011) reprennent le constat selon lequel le genre est un des facteurs les plus déterminants de prédiction de la délinquance. En effet, la grande majorité des crimes est commise par des hommes, que l’on se réfère aux chiffres de la police, aux enquêtes par auto-déclaration ou aux enquêtes de victimation ; et que l’on s’intéresse aux petits délits ordinaires, au crime organisé ou encore à la délinquance « en col blanc ». Cependant, les raisons de cette sur-représentation des hommes ont longtemps constitué un angle mort de la recherche. Ils soulignent également que, malgré la focalisation quasi-systématique des enquêtes sur des échantillons masculins, d’autres biais (de classe notamment) ont entravé l’analyse : « une grande partie de la production criminologique traditionnelle s’est spécifiquement attachée à l’étude et au contrôle des formes de masculinité ‘dangereuses’, en particulier la délinquance masculine de la classe ouvrière » [notre traduction] (Messerschmidt, Tomsen, 2011). De plus, ce sont longtemps des approches naturalisantes à la fois du genre et de la délinquance qui ont prévalu à travers des explications essentialistes qui font de la délinquance un phénomène présocial vers lequel les hommes sont attirés. Les auteurs précisent cependant que les approches en termes de masculinités ne suffisent pas à comprendre les logiques genrées de la criminalité, et qu’il est nécessaire de prendre également en compte les processus de criminalisation en fonction de la classe et de la race pour éviter de naturaliser la délinquance masculine (c’est-à-dire en revenir à l’idée que l’exercice de la violence serait inhérent au fait d’être un homme).

25Messerschmidt et Tomsen citent plusieurs exemples de travaux qui mobilisent le concept de masculinités dans l’analyse des carrières et des pratiques criminelles. DeKeseredy et Schwartz (2005) montrent que dans diverses configurations de violences physiques et sexuelles exercées par des hommes contre des femmes, l’intention de l’auteur des violences est de renvoyer une image virile et dominante vis-à-vis de lui-même, de sa victime et de ses pairs. Ils montrent ainsi que l’exercice de la violence est en partie rendu possible par le fait qu’il fait partie des modèles disponibles pour se construire une image de soi « en tant qu’homme » dans une société patriarcale. Par ailleurs, des travaux sur les masculinités et la délinquance montrent que certains garçons/hommes se construisent une identité masculine par l’intermédiaire de l’engagement dans la criminalité, qui leur donne notamment accès à la reconnaissance par un groupe de pairs (Sauvadet, 2006). De manière moins évidente, Jody Miller (2002) montre que le recours à des modèles de masculinité délinquante peut aussi constituer une ressource pour certaines filles/femmes engagées dans des bandes mixtes. En effet, si l’autrice montre bien qu’il y existe de fortes inégalités entre garçons et filles, certaines parviennent à les contourner en se différenciant des autres filles pour devenir « un des gars » (« one of the guys »). Se conformer au modèle dominant de masculinité dans ce contexte spécifique leur permet ainsi de contourner les rapports de genre hiérarchisés en sortant, aux yeux de leurs pairs, de la catégorie « femme ».

5. Revisiter les thématiques, renouveler les problématiques, ouvrir des perspectives

26Malgré la relative marginalité dans laquelle elles restent cantonnées, l’apport des approches féministes dans le champ pénal s’avère essentiel pour revisiter certains thèmes canoniques, renouveler les problématiques et ouvrir de nouvelles perspectives. La dernière décennie a ainsi été marquée par une véritable émulation des recherches francophones en la matière, à travers une double dimension : d’un côté, explorer la délinquance des femmes, en montrant qu’elles peuvent activement transgresser la loi, et pas uniquement de manière passive ou en tant que complices. De l’autre, souligner la violence des hommes sur les femmes, en analysant les violences sexuelles et/ou conjugales sous leurs multiples dimensions, de leur cadrage par les féministes à la réponse donnée (ou non) par les institutions.

27Après quelques ouvrages restés sans suite immédiate au tournant des années 2000 (Rostaing, 1997 ; Farge, Dauphin, 1997 ; Bard et al., 2002), divers travaux récents en histoire, sociologie ou science politique ont ainsi été consacrés aux femmes perçues comme déviantes (Fugier, 2009 ; Blanchard, Niget, 2016), aux femmes violentes (Cardi, Pruvost, 2011 et 2012 ; Bugnon, 2015 ; Boutron, 2019 ; Guibet-Lafaye, Frénod, 2019), aux adolescentes placées en institution (Lemercier, 2017 ; Blanchard, 2019) et aux majeures condamnées (Chauvaud, Malandain, 2009 ; Barbier, 2016 ; Bugnon, 2018 ; Ancian, 2022) ou incarcérées (Joël, 2017 ; Chetcuti-Osorovitz, 2021).

28Un rapprochement entre genre et pénalité s’est également opéré à travers la mise en lumière des violences de genre (Delage et al., 2019), dans le sillage des analyses en termes de « continuum de la violence sexuelle » (Kelly, 2019) et d’enquêtes quantitatives ayant permis de mieux prendre la mesure de ce phénomène de masse (Enveff, 2001 ; Brown et al., 2020) – d’autant plus dans la période post #metoo (Cavalin et al., 2022). Cela a notamment conduit à la publication de travaux relatifs aux politiques publiques en la matière (Boussaguet, 2008 ; Herman, 2016 ; Delage, 2017) et à leur régulation par les institutions judiciaires et médico-sociales (Pérona, 2017 et 2018 ; Oddone, 2020 ; Jouanneau, 2022).

29Ce dossier s’inscrit pleinement dans ce renouveau actuel en explorant plus particulièrement les implications du genre dans l’analyse des carrières délinquantes, tout en plongeant ses racines dans la longue tradition féministe de plus de cinquante ans qui a contribué de manière sous-jacente à transformer l’appréhension du champ pénal et de ses dynamiques. Dans ce but, ce dossier débute par une traduction de l’article « Feminism and criminology », initialement publié en 1988 dans Justice Quarterly par Kathleen Daly et Meda Chesney-Lind. Après cette mise en perspective généraliste, quatre articles consacrés aux carrières délinquantes au prisme du genre en éclaireront différentes facettes à partir d’enquêtes empiriques inédites. En s’intéressant aux processus genrés de socialisations juvéniles (Armelle Weil), aux relations entre police et revendeuses de drogues (Sarah Perrin), à l’application du droit disciplinaire universitaire en matière de violences sexuelles (Farah Deruelle et Julie Jarty), ainsi qu’à la mise en discours des trajectoires de victimation de femmes détenues (Lise Kayser), ces articles couvrent un large spectre temporel et relationnel propre aux carrières délinquantes. Enfin, pour clôturer ce dossier, Pauline Picot dresse une revue de la littérature sur les sorties de délinquance au prisme du genre, notamment dans le champ anglophone.

30Chacune des contributions s’efforce de tenir ensemble la double dimension des carrières délinquantes, en articulant ce qui relève de l’expérience biographique et de la réaction (ou de l’absence de réaction) des institutions. Dans cette optique, la prise en compte du genre n’intervient pas comme une variable causale ni comme un facteur plus ou moins prédictif de la délinquance, mais ce sont bien les rapports de genre qui sont appréhendés dans leur structuration et dans la façon dont ils sont (re)modelés par les interactions.

31En centrant son étude sur la délinquance juvénile, Armelle Weil prête d’abord une attention particulière aux processus de socialisation et à la manière dont ils structurent les parcours différenciés des garçons et des filles qu’elle étudie. Pour cela, elle intègre les rapports de genre à une grille de lecture classique des carrières délinquantes fidèle à l’approche d’Howard Becker (1985), centrée sur les relations entre pairs et vis-à-vis des autorités, et scandée par trois grandes étapes : les prémices, l’apprentissage et le maintien dans la délinquance.

32Sarah Perrin s’intéresse également aux interactions entre pairs et avec la police, mais en centrant cette fois son enquête sur des femmes majeures, à la fois usagères et revendeuses de drogue, par ailleurs bien insérées socialement. Ce choix singulier permet d’interroger en creux les modalités du profilage policier (Dufour, Dupuis-Déri, 2022), en explorant la façon dont ces femmes parviennent, malgré la forte stigmatisation dont elles font l’expérience, à échapper en grande partie aux contrôles – à l’inverse des jeunes hommes racisés issus des classes populaires qui sont la cible privilégiée des institutions pénales en matière de stupéfiants. D’un côté, elles bénéficient des conditions matérielles restrictives de la part de la police (la faible proportion de femmes policières susceptibles de réaliser des fouilles) ; de l’autre, elles font valoir leurs capacités d’agir par des performances de genre qui leur permettent partiellement, dans un contexte de domination masculine, de retourner certains stéréotypes sexistes en leur faveur.

33L’article de Farah Deruelle et Julie Jarty prolonge ensuite l’analyse des enjeux liés à l’absence de réaction institutionnelle à l’égard de certains types de transgressions. En s’intéressant à la façon dont sont jugées les violences sexuelles à l’université, elles montrent que malgré les transformations sociales et les réformes procédurales en cours, les auteurs de ces actes échappent encore largement à tout stigmate délinquant de la part du droit disciplinaire, redoublant les failles du droit pénal en la matière. Ce phénomène témoigne une nouvelle fois de la tendance du droit, dans sa formulation et son application, à restreindre le périmètre des carrières délinquantes à certains groupes particuliers, tandis que tout un pan des illégalismes n’y entre pas ou bénéficie de procédures alternatives indulgentes à leur égard, à l’image de la délinquance des élites économiques et politiques (Lascoumes, Nagels, 2018), de la criminalité environnementale (Salle, 2022) et donc aussi, en l’occurrence, des violences sexistes et sexuelles.

34Si les auteurs de violences de genre échappent largement aux sanctions, comme le montre également le grand écart entre les résultats des enquêtes de victimation et les statistiques des condamnations (Brown et al., 2020), les femmes incarcérées ont, quant à elles, été particulièrement exposées à ce type de violences au cours de leur vie. C’est en partant de ce constat que Lise Kayser explore la manière dont les professionnelles de santé en prison incitent les prisonnières concernées – condamnées pour d’autres raisons – à se reconnaitre et à se présenter en tant que victimes. Entre adhésion minoritaire à ce récit de soi et résistance de la plupart à un tel discours institutionnel, l’article montre comment la construction des carrières de « coupables » ou de « victimes » est modelée par des attentes et des perceptions genrées.

35Enfin, en explorant la part accordée aux rapports de genre dans le champ des sorties de délinquance (Mohammed, 2012 ; Gaïa et al., 2019), Pauline Picot montre que les travaux anglophones ayant recours à la notion de « désistance » souffrent du même déficit de théorisation à ce sujet qu’au sein de la criminologie généraliste. En mettant ensuite l’accent sur une série de travaux mêlant approches biographiques et prise en compte des rapports sociaux (de genre, de classe, de race), elle souligne néanmoins qu’il existe d’autres perspectives pour appréhender les processus de désengagement en tenant compte des inégalités économiques et sociales et des rapports sociaux de sexe qui structurent les carrières délinquantes.

36Des prémices des transgressions à une éventuelle sanction, ce dossier, en tant qu’ensemble, explore ainsi les conditions différentielles d’implication dans des activités délinquantes, en fonction des dynamiques de genre et de la manière dont ces dernières façonnent les modalités d’interpellation, de jugement ou de punition de la part des institutions sociales, administratives ou pénales. On ne manquera pas de relever, pour conclure, que les contributrices de ce dossier sont très majoritairement des doctorantes, ce qui témoigne du dynamisme et de l’apport essentiel des jeunes chercheuses dans le renouvellement des thématiques, des problématiques et des enjeux de la recherche dans le champ criminologique, en particulier en ce qui concerne l’incorporation des études de genre.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pauline Picot et Xavier de Larminat, « Genre et carrières délinquantes »Champ pénal/Penal field [En ligne], 28 | 2023, mis en ligne le 11 juillet 2023, consulté le 23 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/champpenal/14396 ; DOI : https://doi.org/10.4000/champpenal.14396

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Auteurs

Pauline Picot

Docteure en sociologie, chercheuse indépendante associée à l’URMIS. Contact : picot.pauline@orange.fr

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Xavier de Larminat

Maitre de conférences en science politique à l’université de Rouen, CUREJ. Contact : xavier.de-larminat@univ-rouen.fr

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