1. Introduction

2La plupart des études sur les sorties de prison et sorties de délinquance sont par ailleurs écrites au masculin « neutre » : le genre est un impensé, le monde pénal semble être par défaut un monde masculin. Dans la littérature anglophone, les auteurs de référence sont des hommes qui travaillent sur des hommes et on retrouve l’impensé du genre dans de nombreuses publications de criminologie « mainstream ». Comme le remarquent Chesney-Lind et Morash (2013), les premières théories visant à expliquer la délinquance, la criminalité et la victimisation étaient faites par et centrées sur des hommes, oubliant presque la criminalité des femmes et surtout ignorant et minimisant leur victimisation.

3Dans les approches dominantes (anglophones) de la désistance, qui reposent principalement sur des études quantitatives, les conceptualisations reposent sur un modèle du délinquant de classe populaire, homme, hétérosexuel : par exemple, Sampson et Laub (1993) avec leur « théorie du contrôle social en fonction de l’âge » accordent beaucoup d’importance au mariage avec une partenaire « pro-sociale ». Pourtant, les auteurs ne présentent pas leurs résultats comme relatifs à la désistance des hommes hétérosexuels mais à la désistance tout court, ce qui pose un problème de « généralisation » aux femmes et aux hommes non-hétérosexuels, et ne permet pas non plus d’envisager le rôle potentiellement négatif de la mise en couple, notamment en cas de violences ou de pratiques délinquantes communes. Un autre exemple plus récent de l’androcentrisme des recherches sur la désistance se trouve chez Farrall et al. (2010) : dans un article qui porte sur l’impact des structures sociales sur les parcours de désistance, les auteurs évoquent le marché de l’emploi, du logement, les politiques sociales, les évolutions démographiques (âge de la mise en couple, recul du mariage au profit de la cohabitation, âge à la naissance du 1^er enfant), mais à aucun moment ne distinguent entre hommes et femmes car tous ces facteurs explicatifs sont implicitement référés à une population de « désistants » hommes, comme si les femmes n’étaient pas concernées par les processus de désistance et qu’il n’existait pas de disparités de genre au sein des structures sociales évoquées.

4Dans les publications francophones sur les sorties de délinquance, qui sont peu nombreuses, la part des recherches qualitatives semble plus importante, notamment celles reposant sur des approches socio-biographiques en termes de trajectoires et sur la notion de désengagement, pris comme un processus non linéaire de sortie d’un mode de vie délinquant. Certains travaux s’efforcent de ne pas réduire la désistance à un processus relevant de la volonté individuelle, en contextualisant et en interrogeant la « structure des opportunités de désistance », c’est-à-dire la « structure des possibles qui s’ouvrent aux enquêtés » (Mohammed, 2019). Là aussi, les trajectoires individuelles sont contextualisées en fonction de la structure du marché de l’emploi (de sa dégradation) et, plus largement, au sein de rapports de classe qui font que les classes populaires sont surreprésentées parmi les publics de l’institution pénale et que leurs ressources pour sortir de la délinquance sont plus rares, plus précaires (Gaïa, 2019). Cependant, malgré leur ancrage dans des approches qui contextualisent les trajectoires individuelles au sein des rapports sociaux, A. Gaïa et M. Mohammed (2019) mentionnent tous les deux « la faible représentation des femmes dans [leur] échantillon d’enquêté.e.s » comme un obstacle au fait de travailler sur le genre, comme si travailler sur des terrains principalement masculins ne disait rien d’une situation sociale pourtant éminemment significative d’un ordre de genre.

2. Variables de sexe ou analyse de genre ?

7Dans les années 1970, un des effets du renouveau du mouvement féministe sur le monde académique – en particulier sur les sciences sociales – a été la multiplication de travaux « sur les femmes » qui cherchaient à combler le manque de connaissances dans de nombreuses disciplines. La criminologie et les sciences sociales spécialisées sur la délinquance et la pénalité n’ont pas fait exception, la très grande majorité des travaux ne portant alors que sur des hommes, à la fois du fait des biais de genre des chercheurs et de la demande institutionnelle qui s’est longtemps focalisée sur la population pénale masculine, majoritaire numériquement.

8Cependant, Daly et Chesney-Lind (1988) remarquent que, dans les années 1970-80, la majorité des travaux qui portent sur les femmes cherchent certes à combler un manque de connaissances, mais ne parviennent pas toujours à problématiser le genre dans sa dimension relationnelle. C’est notamment le cas des études longitudinales relevant de méthodes quantitatives qui s’intéressent aux parcours de vie et aux trajectoires délinquantes à partir des données compilées de dossiers des institutions judiciaires et/ou carcérales et parfois de questionnaires (« lifecourse criminology »). Ces approches sont les plus répandues dans les enquêtes sur les sorties de délinquance ou la désistance, bien au-delà de la décennie 1980. Dans cette perspective, certains travaux portent exclusivement sur une population d’hommes mais n’interrogent pas – ni ne justifient d’un point de vue scientifique – ce biais méthodologique pourtant flagrant, tandis que d’autres portent exclusivement sur une population de femmes (le choix est alors justifié). De rares études incluent à la fois des hommes et des femmes (Uggen, Kruttschnitt, 1998). On trouve cependant des publications anglophones qui s’intéressent spécifiquement aux trajectoires de désistance des femmes. Celles-ci ont aussi plus souvent recours à des entretiens afin de restituer la connaissance et la réflexivité des individues sur leurs propres parcours. Elles restent toutefois très hétérogènes du point de vue des cadres théoriques et des conceptions du genre (2.1). Par ailleurs, les années 2000 ont aussi vu se développer des études centrées sur les hommes mais qui mobilisent cette fois une analyse de genre, notamment en termes de « masculinités », à partir des travaux de R. Connell dans les années 1990 (2.2).

2.1. Les études « sur les femmes » : des facteurs spécifiquement féminins de désistance ?

9Un des articles de référence sur la désistance des femmes, souvent cité, est celui de Giordano et al. (2002). Les autrices et auteurs remarquent que les travaux sur la désistance des hommes (notamment les études longitudinales qui suivent dans le temps l’évolution de garçons délinquants jusqu’à l’âge adulte) mettent en avant le rôle du mariage dans la sortie de délinquance, avec plusieurs explications liées au passage au statut d’adulte : le rôle socialisateur de la conjointe, la transformation de l’image de soi face au regard d’un « autrui significatif », le renforcement des liens sociaux (notamment familiaux) qui fait que les individus auraient plus à perdre en cas de nouvelle condamnation et qu’ils acquerraient un nouveau sens des responsabilités, etc. Sans pointer explicitement le biais de genre de ces études (qui reposent pourtant sur l’idée que les femmes, réputées plus « pro-sociales », civilisent leurs maris), Giordano et ses collègues soulignent le manque de données comparables concernant les femmes, du fait de l’inexistence d’études équivalentes car les échantillons de femmes sont très faibles dans les cohortes, ce qui produit des données « peu significatives » du point de vue statistique.

10Leur article tente donc de remédier à ce manque, en présentant une étude longitudinale auprès d’hommes et de femmes, pris en charge par la justice des mineurs en 1982. Les données sont issues des dossiers de toute la cohorte, ainsi que d’entretiens de type « récit de vie » menés avec un échantillon de répondant·e·s alors qu’elles et ils étaient devenus adultes, en 1995-1996. L’hypothèse principale défendue est qu’il existe des « trajectoires genrées de désistance ». La désistance est analysée au prisme des « transformations cognitives », c’est-à-dire de transformations profondes de l’identité ainsi que du sens et de la désirabilité accordés aux comportements catégorisés comme « déviants » ou « criminels ». Cette approche met l’accent sur le rôle de l’individu dans la sélection et l’appropriation créative des éléments de son environnement désignés comme des « hooks for change », que l’on trouve parfois traduit en « planches de salut ». L’analyse est donc centrée sur le niveau micro mais permet tout de même de prendre en compte certains aspects du contexte social : le discours des enquêtées s’inscrit dans un ensemble de représentations accessibles à des hommes et des femmes très marginalisées, et prennent place dans les conditions de vie spécifiques de la fin du XX^e siècle. Giordano et ses collègues mettent ainsi en avant le rôle combiné de la socialisation secondaire, de « l’environnement social » et de l’agentivité (agency) pour proposer une approche moins « mécaniste » que celle des tenants du « contrôle social informel » par rapport auxquels ils et elles se positionnent, au sens où cette dernière approche pourrait laisser penser que l’entrée dans l’emploi et/ou le mariage ont automatiquement pour effet la sortie de délinquance.

11Un des principaux résultats de cette enquête réside dans les fortes similarités entre hommes et femmes dans le processus de désistance, à situation socio-économique comparable (faible niveau d’éducation, familles « dysfonctionnelles », grande pauvreté, logement précaire, contacts fréquents avec des professionnels et des institutions pénales et psychiatriques). Les ressorts de la désistance sont la mise en couple, le fait de fonder une famille (pour les femmes, la maternité), l’accès au travail salarié. Il semble ainsi que le cumul de plusieurs de ces éléments permette d’accéder à une forme de respectabilité (respectability package) qui renforce la probabilité de sortir de la délinquance. Cependant, l’enquête fait aussi apparaître des divergences : les femmes font plus souvent état d’une transformation religieuse radicale, elles se réfèrent plus souvent à leurs enfants comme moteurs du changement (alors que les hommes se réfèrent à la famille au sens de femme et enfants). La maternité n’a pas d’effet évident chez les femmes qui ont des carrières criminelles « sérieuses », par contraste avec celles catégorisées comme « déviantes » ou « usagères de drogues ». L’emploi n’occupe pas une place prééminente chez ces femmes, elles se réfèrent plutôt à des rôles de genre traditionnels de « bonne mère », « bonne épouse », « bonne croyante ». La désistance n’est ainsi que rarement synonyme de l’acquisition d’une autonomie financière, la dépendance au conjoint étant la situation la plus fréquente, avec des conditions de vie que les autrices-auteurs qualifient de très répressives et sans aucun moyen de devenir financièrement autonomes.

précisément parce que les ressources traditionnelles en matière de contrôle social et de capital semblent relativement plus rares, il peut être utile de conceptualiser le fait que les auteurs de délits, aussi bien hommes que femmes et bien plus que les générations précédentes, se trouvent devoir être les architectes, ou au moins les maîtres d’œuvre, de leur propre désistance (Giordano et al.,2002, 1054).

13Cependant, l’attention portée aux effets des structures sociales sur les trajectoires se heurte à un défaut de conceptualisation du genre puisqu’au moment de conclure, les autrices et auteurs soulignent que leurs résultats ne se laissent pas facilement présenter selon « des oppositions binaires comme le genre ».

14On retrouve ici une conception du genre qui se limite à une variable dichotomique de sexe et à une comparaison terme à terme entre catégories « hommes » et « femmes », alors même que les résultats présentés auraient pu alimenter une analyse plus poussée, par exemple de la dépendance économique des femmes. De la même façon, alors que l’ambition de prendre en compte « l’intersectionnalité » est annoncée en introduction et que les catégories de « race/ethnicité » sont mentionnées comme ayant un effet potentiel sur les trajectoires, celles-ci sont prises comme de simples variables descriptives, ce qui limite les possibilités d’analyse en termes de discriminations systémiques ou de racisme.

15Une autre étude de référence sur la désistance des femmes est celle menée par Cobbina (2009 ; 2012) à partir d’entretiens avec des détenues et de l’examen de leurs dossiers pénitentiaires. Les résultats de cette étude recoupent en grande partie ceux de la méta-étude publiée par Rodermond et al. (2016) qui compile et commente 44 articles (dont 32 emploient des méthodes quantitatives et 12 des méthodes qualitatives). Selon ces enquêtes, les éléments qui reviennent le plus souvent dans les parcours de désistance des femmes sont :

• La parentalité / la maternité. Cobbina précise toutefois qu’une large part des « récidivistes » de son échantillon a des enfants mineurs et qu’il n’y a donc pas de lien de causalité entre la maternité et l’arrêt de la délinquance. Elle introduit également une nuance en fonction de ce qu’elle désigne comme la « culture » mais qui correspond plutôt à la catégorie sociologique d’ethnicité, puisqu’elle distingue les femmes blanches et les femmes « appartenant à une minorité ».

• Le mariage ou la vie en couple. Rodermond et al. montrent que les différentes études recensées offrent des résultats contradictoires concernant le rôle du mariage ou de la vie en couple sur les probabilités de sortie de délinquance : alors que la plupart s’accordent sur le rôle positif du mariage pour la désistance des hommes, certaines concluent à un effet négatif sur celle des femmes, plus susceptibles d’être influencées par un partenaire « antisocial ». D’autres affinent leur approche en interrogeant la qualité des relations de couple, concluant sans surprise que plus les relations sont jugées « de qualité » par les enquêtées, plus leur effet est bénéfique sur l’image de soi et la vie sociale de la personne et par conséquent motive sa sortie de la délinquance.

• La volonté. Bien qu’elle soit parfois citée telle quelle dans les recherches comme un des facteurs prédictifs de la désistance, il s’agit avant tout d’une explication mobilisée par les enquêtées elles-mêmes. Elles racontent avoir « touché le fond » (notamment dans les cas d’addictions), avoir eu un moment de « prise de conscience » suite à des crises personnelles ou des événements graves, ou encore ressentir une « fatigue » liée au mode de vie et/ou à l’incarcération, ce qu’elles attribuent à un gain de maturité.

• L’emploi. La désistance apparaît moins souvent corrélée à l’obtention d’un emploi chez les femmes que chez les hommes. Cobbina, à la suite de Giordano et al. (2002), l’explique par la moindre disponibilité d’emplois qualifiés, intéressants et rémunérateurs pour les femmes, et précise que les femmes sous main de justice sont globalement moins qualifiées que les hommes. Synthétisant les résultats d’enquêtes quantitatives et qualitatives parfois contradictoires, Rodermond et al. affirment que « l’emploi a parfois un effet sur la désistance, et parfois non, ce qui met en lumière le fait que l’emploi ne serait pas un facteur suffisant pour enclencher la désistance » mais aussi que « l’emploi peut potentiellement avoir un effet bénéfique sur la désistance des femmes, et par conséquent ne doit pas être écarté du simple fait que la majorité des études comparatives montrent que ses effets sont plus significatifs pour les hommes que pour les femmes » (Rodermond et al., 2016, 17). Les mêmes autrices mentionnent aussi la stabilité financière et résidentielle parmi les facteurs favorisant la désistance, sans préciser toutefois ce que la catégorie « femmes indépendantes financièrement » recouvre concrètement. On peut en effet envisager l’indépendance financière des femmes soit vis-à-vis de l’État et des prestations sociales, soit vis-à-vis des revenus d’un conjoint ou d’un parent, ou les deux à la fois.

• La famille et l’entourage : la famille (ici plutôt au sens des ascendants, des frères et sœurs) peut constituer un réseau de soutien (support system) qui favorise la sortie de la délinquance, sauf quand d’autres membres de la famille proche sont aussi engagés dans des activités illégales. Selon Rodermond et al., son rôle apparaît plus souvent dans l’examen des parcours des femmes que des hommes. Le même constat est valable pour les relations d’amitié, qui peuvent constituer un soutien affectif et matériel dans les moments de transition. Par ailleurs, un autre élément qui revient dans les résultats de recherche tient au changement de fréquentations (voire de quartier) qui favorise la sortie de délinquance, surtout dans les cas de délits liés à la drogue, car il limite le risque de rechute dans l’addiction et permet la rupture des liens avec l’organisation collective de la consommation et du deal.

• Le lieu de vie. Cobbina souligne que le changement de lieu de vie constitue une stratégie courante, qui accompagne la transformation des réseaux de sociabilité. C’est notamment une injonction qui est faite aux usagères de drogues dans les programmes de désintoxication (« changer de fréquentations, d’endroit et de truc »). Cependant, les enquêtées témoignent du fait qu’elles n’ont pas toujours le choix de leur lieu de résidence, notamment par manque de ressources financières et/ou sociales. Les quartiers défavorisés restent ainsi les lieux de résidence prédominants dans les cohortes étudiées, ce qui signifie un manque potentiel de ressources (infrastructures de santé, services publics) et une surexposition au chômage et aux contrôles policiers. Ce dernier point est important lorsqu’on mesure la désistance comme absence de récidive : plus le risque de se faire arrêter et poursuivre, même pour des infractions mineures, est élevé, plus la probabilité d’être considérée comme récidiviste augmente.

16Un des points intéressants qui apparaît dans ces travaux et qui permet de complexifier l’analyse des trajectoires est la distinction entre les délits liés à la drogue et les autres types de délits : en effet, au sein de la catégorie « femmes », toutes n’ont pas pratiqué le même type de délinquance, ne sont pas susceptibles d’avoir des addictions et/ou d’être « tenues » par une organisation collective de vente et consommation de drogues.

17Cependant, ce sont les approches les plus globalisantes de la catégorie « femmes » qui dominent. Si Cobbina fait mention des catégories ethniques/raciales (« Noire », « Blanche » etc.) auxquelles ses enquêtées appartiennent, elle n’analyse pas les effets des processus de racisation sur leurs carrières délinquantes et pénales. De la même façon, la revue de littérature de Rodermond et ses co-autrices mentionne de rares études qui adoptent une approche comparative hommes/femmes, qui sont plutôt des enquêtes quantitatives. Dans les deux cas, les résultats présentés sont avant tout descriptifs : ils pointent des corrélations entre telle ou telle variable et l’abandon de la délinquance (ou l’absence de récidive au sens pénal), des disparités « significatives » au sens statistique, mais ne s’aventurent quasiment jamais sur le terrain de l’explication sociologique, et encore moins dans l’analyse du fonctionnement des rapports de genre (ou de race, ou de classe, ou d’âge), alors même que différentes études peuvent présenter des conclusions contradictoires. Cela confirme l’hypothèse selon laquelle nombre de travaux sur « la désistance des femmes » ne considèrent pas le genre en tant que rapport social mais enregistrent seulement une variable de sexe comme toute autre variable d’état civil : âge, nationalité, statut matrimonial…

18Par ailleurs, ces travaux ne présentent pas d’interrogation sur la construction des méthodes et problématiques d’enquête, ni sur la façon de poser les questions aux enquêté·e·s. On souhaiterait par exemple en savoir plus sur la façon dont sont évalués des items tels que la « qualité des relations » ou « l’attachement », ou encore la « propension au mariage ». Ainsi, les présupposés sur lesquels les conclusions reposent ne sont que rarement explicités. On trouve par exemple plusieurs fois chez Rodermond et al. l’expression « as expected » (comme attendu), comme dans la phrase « comme attendu, les études qui comparent les genres montrent que l’emploi a un effet plus important sur les hommes que sur les femmes » (Rodermond et al., 2016, 17). Mais le « pourquoi » ce résultat était attendu n’est pas précisé : l’exposition des résultats repose sur des catégories et des normes de genre implicites, considérées comme transparentes et évidentes. C’est seulement dans la discussion en fin d’article que les autrices insistent sur l’utilité des enquêtes qualitatives pour dépasser le stade de la corrélation et expliquer des résultats qui peuvent sinon paraître contradictoires.

19En parallèle de ce corpus de travaux « sur les femmes » qui ont cherché à combler les lacunes de recherches qui reposaient sur un impensé du genre, d’autres chercheurs se sont intéressés à des échantillons masculins en les analysant en tant qu’hommes et non plus au neutre, en s’appuyant notamment sur le concept de « masculinités ».

2.2. Les études « sur les hommes » et les tentatives d’analyses des « masculinités ».

20Parmi les travaux qui analysent spécifiquement les trajectoires d’hommes, Gadd et Farall (2004) dessinent des pistes pour la compréhension des manières dont l’abandon de pratiques violentes correspond à l’adoption de formes socialement respectables d’identités masculines. En effet, à la différence de modèles de masculinité qui valorisent la prise de risque, l’exercice de la force physique et la transgression des règles, la conscience du danger et le retrait des situations de conflit peuvent trouver leur place dans le modèle d’un soi masculin rationnel et maître de ses émotions qui peut faire référence au moment de transformer son image de soi.

23Carlsson soutient ainsi l’hypothèse que c’est parce que la poursuite d’un mode de vie délinquant est en grande partie incompatible avec les institutions sociales de la masculinité « adulte » que sont l’emploi, le couple et la formation d’une famille que les hommes désistent à un certain stade de leur vie, alors même que la persistance dans les activités délinquantes pouvait constituer une façon d’accomplir la masculinité à d’autres périodes. En effet, « se poser », passer à l’âge adulte sont des notions ancrées dans des conceptions de la masculinité « respectable », alors même que le fait de se rebeller contre les institutions peut parfaitement constituer des façons admises d’« être un homme » pour des adolescents ou jeunes adultes.

24Dès lors, analyser les récits de vie en termes d’adaptation/adhésion aux normes de masculinité aux différents âges de la vie permet une compréhension plus approfondie qu’avec des approches en termes de « contrôle social » ou de transformations cognitives, citées plus haut. Un des résultats notables est qu’il n’existe pas d’effet « mécanique » de la mise en couple hétérosexuel et de la parentalité sur la sortie de délinquance, mais que ce sont des éléments récurrents d’une transformation du rapport à soi en tant qu’homme et de sa conception de son rôle social à différents âges de la vie. La sortie de délinquance est souvent le résultat de facteurs multiples, mais le développement d’une nouvelle image de soi qui se conjugue avec la transformation matérielle des conditions de vie associées à la formation du couple et de la famille, ainsi qu’avec l’acquisition d’un emploi stable, sont probablement les facteurs les plus puissants. Carlsson note cependant que ces modèles masculins du « soutien de famille », du « bon père de famille », valorisés à la fois par les enquêtés et par les institutions qui assurent le suivi pénal et social, ainsi que les ressources nécessaires pour s’y conformer (ressources matérielles, sociales, cognitives), ne sont pas également accessibles pour tous les hommes.

25La conceptualisation en termes de masculinités dans le champ de la criminologie a toutefois été critiquée, notamment en raison de son caractère potentiellement tautologique et naturalisant. On trouve notamment cette critique chez Hood-Williams (2001), qui remarque que certains travaux n’utilisent la notion de masculinité que pour décrire « ce que les hommes et les garçons font ». Il s’agit du même type de critique que l’on peut porter aux travaux « sur les femmes » qui se basent sur une variable de sexe plutôt que sur une analyse des rapports de genre. Hood-Williams fait remarquer que si effectivement la plus grande part de la criminalité enregistrée est commise par des hommes, tous les hommes ne sont pas des criminels et qu’il est difficile de regrouper sans distinction les différents registres de criminalité. Collier (1998) remarque de son côté que le concept reste emprunt d’un biais hétérocentré et plaide pour une meilleure prise en compte de la dimension corporelle/incorporée de la production du genre. Il existe également un ensemble de critiques féministes qui mettent en garde contre la réification des « masculinités » qui advient lorsque les analyses oublient de replacer les pratiques et représentations masculines dans le rapport social qui les constituent comme distincts et hiérarchisés par rapport à ce qui relève des femmes et du féminin.

26Ce concept peut donc s’avérer heuristique en tant qu’un des axes par lesquels saisir les rapports de genre, et non comme outil descriptif de « ce que font les hommes » où la catégorie « hommes » ne serait pas questionnée. La perspective sociologique sur les masculinités présente l’intérêt de porter l’attention sur les normes sociales de genre et les façons dont les institutions – notamment pénales – participent à les produire et les transmettre. Elle incite également à s’intéresser aux processus genrés de socialisation à différents âges et étapes de la vie et des carrières, notamment dans les travaux qui mobilisent des données biographiques. Cette approche permet d’interroger le rapport des enquêté·e·s (hommes comme femmes) à la violence, à l’argent ou à la sexualité mais aussi à la conformité sociale ou à la déviance, en situant pratiques et représentations dans les rapports de genre en tant que structures sociales. Dans un retour plus récent sur le concept de « masculinité hégémonique », Connell et Messerschmidt (2015 [2005]) insistent ainsi sur le fait que « les femmes occupent une position centrale dans de nombreux processus qui participent à la construction des masculinités » et que « le fait de se concentrer sur les seules activités des hommes occulte les pratiques des femmes dans la construction masculine du genre » (Connell, Messerschmidt, 2015, 177). Il s’agit bien d’une conception du genre en tant que rapport social structurant qui « produit » les groupes sociaux « hommes » et « femmes ». Celle-ci s’articule chez ces auteurs-autrices avec une conception constructiviste de la « déviance » et de la « criminalité », dont les définitions sont également contingentes et variables selon les époques et les sociétés.

3. Mêler approches biographiques et analyse des rapports sociaux

27Les approches par les masculinités présentées ci-dessus s’inscrivent dans une perspective plus large des sciences sociales qui s’intéresse aux rapports de genre. Dans cette optique, de nombreuses chercheuses ont choisi de développer leurs critiques et propositions théoriques à partir d’enquêtes qualitatives centrées sur l’expérience des femmes criminalisées. Leurs travaux se distinguent cependant de ceux qualifiés plus haut de travaux sur les femmes par leur problématisation : il s’agit d’apporter un éclairage compréhensif et détaillé sur les contraintes que font peser sur les femmes les rapports de genre – et les autres rapports sociaux – et de restituer les façons dont celles-ci y font face.

3.1. Des transformations individuelles contraintes par des inégalités structurelles et institutionnelles

28À partir d’une enquête par entretiens auprès de femmes en liberté conditionnelle, Opsal (2012) interroge le rôle du travail (salarié) dans leurs trajectoires de sortie de la délinquance. Alors que l’emploi fait figure de facteur incontournable de la désistance dans les recherches sur les hommes (Sampson, Laub, 1993), il n’est pas aussi clairement établi que l’emploi et le rôle de « travailleuse » (worker) soit aussi important dans la formation d’une nouvelle image de soi pour les femmes. Opsal se situe dans un cadre théorique similaire à celui de Giordano en plaçant la constitution d’un « soi de remplacement » et les transformations cognitives au centre du processus de désistance. Cependant, alors que Giordano et al. concluent que ce sont surtout les rôles « traditionnels » féminins de bonne mère ou bonne épouse qui font office de « planches de salut » plutôt que le travail salarié, Opsal présente des conclusions différentes sur le rôle de l’emploi. Elle insiste notamment sur la difficulté accrue pour les femmes ex-délinquantes de trouver un emploi satisfaisant (quality job). En effet, d’autres enquêtes portant à la fois sur des hommes et des femmes (Maruna, 2001) ont montré que ce n’est pas simplement le fait d’avoir un emploi qui intervient dans le succès des sorties de délinquance mais que la qualité de celui-ci est importante.

29Opsal montre ainsi que pour les femmes rencontrées dans le cadre de son enquête, le fait de trouver un emploi à leur sortie de prison représente d’abord un moyen de satisfaire des besoins matériels élémentaires (payer sa nourriture, ses vêtements, son logement), surtout pour celles qui ne peuvent pas forcément compter sur des réseaux familiaux pour prendre en charge ces besoins. Cependant, au-delà de l’aspect matériel, l’autrice montre comment ces femmes utilisent l’emploi comme accroche (hook) pour se forger une nouvelle identité en-dehors de la délinquance (pro-social), et cela malgré les obstacles que leur oppose le marché du travail. L’emploi représente en effet pour elles la possibilité de l’autonomie, notamment financière.

30Les femmes de l’enquête rapportent qu’elles n’ont pas eu de grandes difficultés à trouver du travail à leur sortie de détention car elles ont directement cherché des emplois qu’elles jugeaient accessibles avec un casier judiciaire (felon friendly), dans des secteurs tels que le télémarketing, la restauration ou le nettoyage. Toutefois, ces emplois ne leur permettent pas d’atteindre un revenu suffisant car ils n’offrent que des salaires horaires très bas, des temps partiels subis, et peu de protection sociale, à l’image de la plupart des emplois féminisés et peu qualifiés. Ainsi, Opsal insiste sur la nécessité d’élargir la focale dans les travaux sur les sorties de délinquance, en contextualisant les trajectoires individuelles. Elle propose une typologie des trajectoires en fonction du rapport à l’emploi des femmes interrogées.

• Les « sustainers » sont celles qui ont trouvé un emploi et parviennent à se stabiliser. Même si elles peuvent connaître des changements d’emploi, ceux-ci se font le plus souvent à leur initiative et dans un souci d’améliorer leurs revenus et/ou leurs conditions de travail. Plusieurs mois après la fin de leur mesure de liberté conditionnelle, elles continuent de voir dans l’emploi un élément positif de la transformation de leur mode de vie et une possibilité d’évolution, même quand elles sont payées au salaire minimum dans des emplois peu qualifiés.

• Les « questioners » sont celles qui ont un emploi mais sont désabusées par le manque de perspectives et les faibles revenus, et pour qui l’emploi n’est pas vu positivement comme un moyen de transformation.

• • 9 La même chercheuse montre ailleurs (Opsal, 2009) le rôle de la probation comme institution de contr (...)

  Les « rejecters » sont celles qui ont rencontré beaucoup d’obstacles sur le marché du travail, en particulier des difficultés à se stabiliser et à conserver un emploi. Plusieurs ont été licenciées, à cause de leur statut d’ex-détenues et/ou des conditions de la liberté conditionnelle9. Ce sont le plus souvent des femmes qui n’ont pas de réseaux familiaux de soutien (voire pas de famille du tout) et qui sont isolées.

31Ces trois types de trajectoires permettent de mettre en lumière le rapport au travail et le sens que les individus lui donnent dans la compréhension des processus de sortie de délinquance. Cependant, indépendamment de l’évolution de leur rapport à l’emploi, Opsal souligne que la plupart des femmes de l’enquête ne gagnaient pas assez pour assurer leur stabilité et leur indépendance et restaient donc marginalisées sur plusieurs plans : des revenus faibles, la précarité du logement, le stigmate d’ex-détenue, des relations familiales entravées. Les contraintes structurelles qui pèsent sur les trajectoires individuelles sont ainsi fortement marquées par les inégalités de genre, notamment sur le marché du travail puisque le statut d’ex-détenue et les effets de la criminalisation se conjuguent avec l’exclusion des femmes de classes populaires des statuts d’emploi relativement stables et protecteurs.

32De nombreuses enquêtes qualitatives reposant sur des approches compréhensives permettent ainsi de mettre en lumière le décalage entre, d’un côté, les situations vécues par les personnes prises en charge par le système pénal (notamment les femmes) et leurs attentes et, de l’autre, les attentes et le fonctionnement des dispositifs institutionnels dans lesquels elles sont impliquées. Une partie de ces travaux pointe notamment les points aveugles des dispositifs fondés sur la demande et la motivation individuelles.

33Ainsi, Hart (2017) a mené une enquête ethnographique dans une prison britannique auprès de femmes condamnées à des peines supérieures à trois ans. Dans cet article, elle s’intéresse particulièrement aux dispositifs de préparation à la sortie de détention (resettlement programs). L’autrice note d’abord le cumul de désavantages sociaux parmi les femmes détenues : fréquence de la pauvreté, de problèmes de santé (notamment en santé mentale) et d’addictions, des relations familiales entachées de deuils, de maltraitance. Malgré cela, les femmes interviewées font état de leur « motivation à changer » en mentionnant le plus souvent leurs enfants, leur famille et des projets professionnels. Le principal enjeu de court terme pour elles, et qui conditionne le reste de leurs aspirations, est de trouver un logement.

34Comme nombre d’autres chercheuses, Hart souligne cependant que la motivation ne constitue pas un facteur suffisant pour réussir à changer de mode de vie : « élaborer des plans et des objectifs depuis une cellule de prison n’est pas la même chose que de mettre en place des stratégies concrètes et réalistes et de disposer d’un réel soutien matériel à l’extérieur » (Hart, 2017, 9). Elle déploie une analyse qui repose sur une conception bourdieusienne des différentes formes de capital dont disposent (ou non) les femmes détenues pour préparer leur sortie et se garantir des conditions de vie correctes. Elle montre notamment qu’une partie des capitaux sociaux et symboliques propres au monde de la délinquance et de la détention ne sont pas convertibles dans la société ordinaire, ce qui représente une difficulté supplémentaire pour les ex-détenues et justifierait un suivi social renforcé.

35L’enquête révèle aussi à quel point les relations entre détenues et personnel pénitentiaire constituent un enjeu central, qu’il s’agisse des règles arbitraires de la prison, de l’absence de dialogue, ou des conditions de travail d’un personnel qui fait état de coupes budgétaires et de réductions d’effectifs entraînant un manque de temps à consacrer à la dimension relationnelle de leur travail. En conséquence, les détenues passent le plus clair de leur temps à gérer le quotidien de la détention et la satisfaction de leurs besoins élémentaires (vêtements, hygiène, soins) qui est parfois entravée par le fonctionnement même de la prison. Elles ne peuvent donc pas se concentrer sur la préparation de la sortie autant que nécessaire.

36Par ailleurs, l’enquête interroge l’encadrement institutionnel de la préparation de la sortie. Des entretiens avec le personnel pénitentiaire et les travailleuses et travailleurs sociaux font ressortir un discours dominant selon lequel les femmes détenues ont de l’aide à disposition et n’ont qu’à la demander, mais manquent de motivation. Hart souligne que cela constitue l’inverse du discours des détenues, qui disent toutes avoir peu d’informations sur les dispositifs d’accompagnement auxquels elles pourraient avoir droit et rencontrer des difficultés à y accéder malgré leurs demandes. Ce discours du personnel sur la responsabilisation individuelle des détenues renvoie à un ensemble d’arguments portés par l’institution pénitentiaire. Hart l’analyse comme une réaction aux mouvements féministes qui ont défendu une posture selon laquelle les femmes autrices de délits ont une agentivité et ne sont pas que des victimes passives de leur situation de classe et/ou de la discrimination raciale. Il s’agit d’un véritable renversement, entre une perspective féministe qui incite les femmes opprimées à prendre le contrôle de leur vie et une injonction institutionnelle à assumer individuellement la responsabilité de ses choix et de ses actes. Pour Hart, ce discours institutionnel constitue un recul en matière de reconnaissance des inégalités de genre structurelles auxquelles les autrices de délits font face et sur lesquelles elles n’ont pas de prise. Dans les prisons, la traduction concrète de ces conceptions amène à une moindre prise en compte des inégalités et des difficultés sociales rencontrées par les détenues au profit d’une focalisation sur les « facteurs de risques » et les « besoins » individuels dans le cadre de politiques de lutte contre la récidive.

37Ainsi, s’il existe bien des mesures spécifiquement destinées aux femmes (programmes motivationnels et cognitifs, insistance sur le maintien des liens familiaux pendant la détention), celles-ci sont jugées insuffisantes par l’autrice comme par les enquêtées face aux difficultés réelles. Pour Hart, ces dispositifs créent une vitrine de « bonnes pratiques » qui permet de dissimuler des pratiques discriminatoires et de maintenir un système androcentré et inégalitaire. Ainsi, les dispositifs de préparation à la sortie restent basés sur des modèles masculins, et ne semblent pas prendre en compte les inégalités de genre et la manière dont elles affectent les trajectoires de vie des femmes détenues. Ces dernières ne trouvent pas l’assistance dont elles auraient besoin pour compenser leurs faibles ressources et capitaux, afin d’entreprendre une sortie de délinquance en leurs propres termes.

38Dans une perspective comparable, Gålnander (2020) propose d’interroger les aspirations des femmes criminalisées, en regard avec les contraintes qui pèsent sur elles. À partir d’une enquête longitudinale auprès de 10 femmes adultes en Suède qui ont entamé des parcours de sortie de la délinquance, il porte une attention particulière aux façons dont les normes de genre et d’âge se conjuguent à la pauvreté. Il montre notamment que, si l’aspiration à la « normalité » revient souvent dans les recherches sur les représentations des « désistant·e·s », ces travaux interrogent rarement les normes sociales implicites auxquelles les enquêté·e·s font référence. Pourtant, il s’agit en général de normes de genre et d’âge valorisées par les classes moyennes plutôt que par les classes populaires, qui sont donc d’autant plus difficiles à atteindre pour les femmes pauvres et marginalisées qui constituent la majorité des femmes criminalisées. Gålnander pointe ainsi l’ambiguïté de la position des chercheurs et chercheuses sur ce point, alors que leur regard est souvent lui-même normatif : comment délimiter ce qui est mainstream ? Ne perçoit-on comme désistantes que les personnes qui présentent des aspirations jugées conventionnelles, « normales » ?

39Plusieurs enquêtées mentionnent l’éducation et la formation comme un moyen d’atteindre leurs aspirations et de se construire une identité valorisante. Si cette aspiration est considérée comme réaliste/réalisable par les femmes les plus jeunes (dans la vingtaine) car elles sont moins éloignées du profil des étudiantes en formation initiale, elle semble plus difficile d’atteinte aux femmes plus âgées. L’aspiration à la liberté par rapport aux institutions sociales et pénales, et par rapport aux relations avec des hommes, dont elles ont subi le contrôle au cours de leur vie, revient régulièrement, et davantage chez les femmes les plus âgées de l’enquête (plus de 40 ans). Ces femmes formulent plutôt le désir d’échapper à la stigmatisation en vivant en retrait de la société, alors que les femmes plus jeunes se projettent dans des formes de conjugalité plus classiques et plus proches des normes de féminité propres aux classes moyennes. Les femmes plus âgées sont donc plus exposées à voir leurs aspirations jugées négativement tant par les travailleurs et travailleuses sociales que par les chercheur·e·s.

40Parmi les résultats de cette enquête, on peut également noter le fait que nombre de « désistant·e·s » fréquentent la société majoritaire (mainstream society) pour la première fois lorsqu’ils et elles s’engagent dans le processus de sortie de la délinquance, puisqu’ils et elles ont toujours vécu dans des communautés et/ou des modes de vie marginalisés. Ce déficit d’intégration préalable à la société majoritaire permet de remettre en question les concepts de reentry ou de réintégration/réinsertion omniprésents dans la littérature sur la désistance, qui s’avèrent relativement inadéquats.

41Dans un autre article basé sur la même enquête, Gålnander (2019) analyse également la place centrale de l’expérience des violences conjugales dans la trajectoire des femmes et la façon dont cela affecte leurs possibilités de sortie de la délinquance. Les conséquences sociales et médicales de ces violences constituent en effet de puissants facteurs d’exposition à l’isolement social et à des difficultés psychologiques (stress post-traumatique, dépression) que les mesures de suivi ne parviennent pas toujours à prendre en compte.

42Nombre de recherches qui empruntent un cadre d’analyse féministe contribuent ainsi à la remise en cause de certaines injonctions faites aux personnes prises en charge par le système pénal au moment d’en sortir, dans le cadre de la lutte contre la récidive. Alors que la plupart des recherches qui mobilisent le cadre d’analyse dominant de la désistance appliqué aux femmes (dans l’idée qu’il y a une spécificité féminine) ont éventuellement pour finalité de « déterminer les politiques et les pratiques qui permettent un retour effectif dans la société » (Cobbina, 2012, 112), celles qui mobilisent un cadre théorique féministe s’en distinguent. Musto (2019) souligne ainsi que nombre de travaux centrés sur l’expérience des filles et des femmes dans le système carcéral/judiciaire (« sur les femmes ») ne font que contribuer à la reproduction du statu quo carcéral si elles ne questionnent pas aussi les mesures « alternatives » et les dispositifs spécifiquement destinés aux femmes (gender specific), qui sont, pour elle, une forme d’intégration de la critique féministe par l’institution.

43La prédominance – et dans le même temps l’inadéquation – de modèles de « bonne » sortie de la délinquance, qu’ils soient basés sur des recherches sur les hommes ou qu’ils tentent d’intégrer d’éventuelles spécificités féminines, apparaît notamment dans l’incapacité à prendre en compte la complexité et l’hétérogénéité des modèles de famille et de relations sociales, notamment à travers les injonctions à se couper de son milieu d’origine, tout en faisant reposer une grande partie du travail d’accompagnement des détenu·e·s sur leurs proches, comme l’a bien montré G. Ricordeau (2008).

3.2. Renouveler les conceptions des relations familiales à la lumière des rapports de genre (race, et classe)

45Ainsi, alors que les femmes incarcérées sont plus souvent susceptibles d’avoir subi des violences au sein de leur famille que les hommes, les enquêtées considèrent que les liens avec leur famille d’origine sont importants. Elles se définissent à partir de leurs relations familiales, notamment leurs définitions de ce qu’être une bonne fille ou sœur veut dire. Leverentz met ainsi en évidence les contradictions entre les socialisations familiale et de genre et les attentes des institutions envers les (ex-)détenues, qui insistent sur la réforme des comportements individuels sans prendre en compte l’inscription dans des relations sociales. Elle prend notamment pour exemple les programmes de désintoxication qui insistent sur la nécessité d’éviter « les gens, les endroits et les trucs » liés à leurs délits, alors que l’évitement de ces relations est difficile et souvent peu souhaitable aux yeux des femmes interrogées. Ce type d’injonction met en conflit direct leurs efforts pour sortir de la délinquance et se soigner avec le fait de remplir leurs obligations de filles et de sœurs. S’éloigner de leurs familles n’est ni faisable ni désirable pour la plupart d’entre elles, en particulier quand on sait qu’elles prennent soin et ont la charge d’autres membres de leur famille d’origine et que les réseaux familiaux sont essentiels dans le soutien financier et matériel des sortantes de prison.

46Cette perspective permet de complexifier l’approche des relations sociales et familiales au-delà du modèle majoritaire de la famille nucléaire hétérosexuelle, surtout dans les communautés touchées par les addictions et l’incarcération de masse dans lesquelles une large part de la population se trouve criminalisée à un moment ou un autre de sa vie. Leverentz pointe ainsi les limites des définitions réductrices des liens sociaux dans la plupart des travaux sur la désistance et de leur focalisation sur la « coupure » des auteurs et autrices de délits avec leurs vies d’avant qui paraît d’autant plus irréaliste dans le cas de femmes dont il est attendu qu’elles prennent soin des autres.

47Parmi les travaux qui incitent à replacer les trajectoires individuelles dans les structures sociales qui les contraignent (néolibéralisme, patriarcat, processus de racisation et ethnicité) et à questionner les approches normatives des relations sociales et familiales, certains s’intéressent à la parentalité des personnes criminalisées. C’est notamment le cas de Garcia-Hallett (2019), qui a réalisé une enquête par entretiens auprès de 37 femmes à New-York sur la façon dont les trajectoires délinquantes (y compris de sortie de délinquance) sont façonnées par la maternité et les rapports de genre. Elle cherche notamment à prendre le contre-pied des approches qui prennent la maternité comme une « planche de salut » de manière quasiment mécanique, car les situations sont rarement aussi univoques. Garcia-Hallet insiste ainsi sur l’importance, pour les chercheuses et chercheurs, de se demander si la grossesse est désirée ou non, lorsque l’on sait que les femmes des catégories sociales défavorisées (qui sont surreprésentées parmi les femmes judiciarisées) sont plus susceptibles de connaître des grossesses non désirées et d’avoir un accès restreint aux soins de santé reproductive. Elle interroge également les possibilités réelles d’investir l’identité de mère de manière positive quand les femmes sont déjà criminalisées (notamment en raison de l’usage de drogues), ce qui est souvent associé au stigmate de « mauvaise mère », alors que la détention distend les liens affectifs. Ainsi, au moment d’interroger les effets de la maternité sur les trajectoires délinquantes, Garcia-Hallet rappelle que la maternité ne désigne pas toujours la même chose et ne peut se comprendre qu’en relation avec d’autres aspects de la trajectoire de la personne, notamment la relation avec le conjoint, le fait que la maternité soit choisie ou non, ou encore le statut socio-économique.

48Elle insiste également sur la nécessité de replacer les « facteurs de risque individuels » prédicteurs de délinquance (traumatismes psycho-sociaux, addictions, problèmes de santé mentale) dans les dynamiques structurelles des sociétés néolibérales et patriarcales. Les carrières délinquantes des femmes sont en effet forgées par la criminalisation de leurs stratégies de survie face à des conditions de vie difficiles telles que la « féminisation de la pauvreté » (Carlen, 1988). Cela se traduit par une plus forte proportion de femmes que d’hommes condamnées pour des délits à motivation pécuniaire (fraude, vol simple, cambriolage…). Parmi ses enquêtées, la plupart sont des femmes qui sont entrées dans des carrières délinquantes pour gagner de l’argent afin de répondre aux besoins de leur famille, et ont été condamnées pour des délits tels que le vol ou la vente de drogues. Ceux-ci constituent des façons de répondre aux attentes sociales envers les mères/femmes qui sont supposées prendre soin des autres membres de la famille : pour ces femmes, il est pire d’être une « mauvaise mère » qu’une « délinquante ». Ainsi, selon le sens que les femmes investissent dans leur rôle de mère, il n’est pas si évident que la maternité constitue une forme d’identification positive et favorable à la sortie de la délinquance puisqu’elle peut très bien avoir été une des raisons qui les ont poussées vers des illégalismes. Les trajectoires des femmes de l’enquête montrent qu’elles s’accrochent à leurs identités de mères et les réinterprètent en se référant à différents modèles de maternité perçus comme respectables, en fonction des circonstances, notamment financières, auxquelles elles sont confrontées. Ainsi, la maternité, comprise dans le cadre des rapports de genre, s’avère être un élément plus complexe des trajectoires d’entrée et de sortie de la délinquance que ce que laissent supposer les études qui la considèrent comme une variable et un « prédicteur » de désistance.

3.3. Critiques féministes du prisme de la désistance

49Par ailleurs, les violences de genre – notamment intrafamiliales et conjugales – apparaissent transversales dans les travaux qui analysent les trajectoires biographiques des femmes criminalisées. Bien qu’elle porte sur la vie des femmes en prison, l’enquête de N. Chetcuti-Osorovitz (2021) et son analyse en terme de « continumm des violences de genre » apporte un éclairage pertinent pour les sorties de délinquance, notamment à travers son cadre théorique. En effet, elle s’intéresse à « la question spécifique des parcours carcéraux des femmes, envisagée du point de vue des rapports sociaux de sexe » et interroge « la logique punitive de l’institution et la façon dont s’exerce la disciplinarisation en fonction des normes de genre » (2021, 38). À partir d’un large corpus d’entretiens (96 au total, auprès de 42 détenues), elle montre qu’en dépit de leur hétérogénéité, « ce qui caractérise les trajectoires de ces femmes détenues c’est qu’elles sont structurées par un continuum de violences que l’incarcération ne fait que confirmer ». Pour l’autrice, ce continuum s’étend des « violences intrafamiliales et conjugales » aux « violences liées à l’assignation permanente et socialement sanctionnée des femmes au rôle de pourvoyeuses de services aux proches » (2021, 219). Il s’agit donc d’élargir la conception de la violence au-delà des faits qui relèvent d’une définition pénale, pour intégrer ce qui relève du fonctionnement ordinaire des rapports sociaux de genre, de classe et de race. Les récits de femmes qui reviennent sur leur passage à l’acte en expliquant qu’elles avaient complètement perdu la notion de leur propre individualité et de leurs propres limites à force de travailler pour les autres (dans le cadre domestique en particulier) sont à ce titre particulièrement significatifs.

50À contre-courant des cadres d’analyse dominants dans l’institution pénale et dans la probation, N. Chetcuti-Osorovitz invite à penser ensemble les violences (exercées) qui font l’objet de la condamnation pénale et celles (le plus souvent subies) qui constituent la trame du récit biographique ; c’est-à-dire à remettre en cause la séparation entre les faits incriminés et le reste de la vie de la personne dans son contexte social. L’autrice souligne d’ailleurs à quel point le parcours d’exécution des peines repose sur une « conception anti-sociologique » en imposant aux détenues « d’accepter leur statut d’auteures de violences, sans tenir compte du contexte social, économique et politique dans lequel ces violences sont advenues » (2021, 136).

51Ce cadre d’analyse, qui conçoit un continuum des violences de genre inscrit dans le fonctionnement ordinaire des rapports sociaux, présente un intérêt à plusieurs niveaux pour penser les façons dont les personnes envisagent leur vie après la condamnation et la peine. D’abord, il permet d’appréhender les façons dont les attentes institutionnelles peuvent constituer un frein à l’autonomisation des femmes et le retour dans une configuration de violences à la sortie de détention, car elles reposent sur des normes de genre qui valorisent des formes de féminité, de couple et de famille traditionnelles et hétérocentrées. C’est notamment le cas des expertises psychologiques et psychiatriques, et plus largement du parcours d’exécution de peine dans lequel il est attendu des détenues qu’elles fassent la démonstration de leur volonté de changer et qu’elles donnent des gages de stabilité pour leur sortie, sur le plan du logement, de l’emploi et du couple notamment. Le « type de relation avec le conjoint, les enfants, la famille » font ainsi l’objet d’une évaluation attentive et entrent en compte dans l’application des peines. L’autrice souligne à ce propos que certaines détenues « ont compris que pour négocier une [libération] conditionnelle, et en dépit du fait que s’ajuster aux exigences du parcours [d’exécution des peines] leur coûte beaucoup, il est nécessaire de jouer le jeu en soulignant la stabilité de leur couple » (2021, 158).

52Mais au-delà de ces cas de détenues qui parviennent à instrumentaliser l’évaluation, N. Chetcuti-Osorovitz développe aussi une analyse à partir de cas de femmes qui se vivent comme « injustement condamnées » et qui ne font pas sens de la condamnation et de la peine, pour la plupart condamnées pour des violences envers, ou pour des faits commis sous l’emprise d’un partenaire violent. Elle décrit ainsi la situation paradoxale dans laquelle les place le dispositif de suivi et d’évaluation :

Pour certaines femmes construites dans des parcours de continuum des violences de genre, aller dans le sens de la reconnaissance du statut d’auteure, c’est aller à l’inverse du travail d’élaboration psychologique accompli en prison : se reconnaître comme victime, ce qui leur a permis de se reconquérir comme sujet (Chetcuti-Osorovitz, 2021, 156)

53Pour ce qui est de l’après-peine, on peut prolonger la réflexion en s’interrogeant sur ce que peut signifier « sortir de la délinquance » quand l’acte incriminé est lui-même une réaction à une accumulation de violences subies plutôt qu’un élément parmi d’autres d’une pratique d’illégalismes inscrits dans une carrière délinquante.

54En cela, le travail de N. Chetcuti-Osorovitz fait écho à d’autres travaux sur la « violence des femmes » (Cardi, Pruvost, 2012) qui invitent à repenser la catégorie même de violence. Chesney-Lind et Morash (2013) appellent ainsi à préciser ce que les enquêtes enregistrent sous le terme « violence », en distinguant par exemple au sein de la catégorie-parapluie de « violences intrafamiliales » ce qui relève du « terrorisme intime » (intimate terrorism), à savoir un ensemble de dispositifs de contrôle, dont la violence physique et psychologique ; l’autodéfense ou « résistance violente » (violent resistance in self-defence) ; et les cas de « violence réciproque » et de « violence situationnelle dans le couple » (mutual violence/situational couple violence). En interrogeant les catégories usuelles, à commencer par la notion même de violence, les travaux féministes incitent à décentrer le regard et à interroger les cadres de pensée imposés par le système pénal, plutôt que de les considérer comme des donnés.

55De nombreux travaux développant une approche compréhensive et qualitative et qui s’inscrivent dans une perspective de rapports de genre (souvent combinés avec les rapports de classe, éventuellement de race) contribuent ainsi à la remise en question de la catégorie même de « désistance » et du prisme de la réinsertion.

56À partir d’une enquête qualitative de long terme auprès de huit femmes ex-détenues menée en Australie, Hale (2020) propose d’articuler le niveau micro – le plus fréquent dans les travaux sur la désistance focalisés sur les hommes et sur le changement individuel – avec le niveau méso de la famille et de la communauté et le niveau macro des inégalités et des discriminations, notamment institutionnelles. Les récits de vie des enquêtées montrent qu’elles ont connu des trajectoires de marginalisation depuis leur plus jeune âge, y compris pour certaines en vivant dans la rue à l’adolescence. Hale montre que la sortie de détention replace très rapidement ces femmes aux marges de la communauté, du fait du manque d’emplois accessibles, de la précarité du logement et de l’impossibilité de cumuler emploi et aides sociales, ce qui les pousse à trouver des revenus de manière illégale. Par ailleurs, le vécu de l’exclusion et des inégalités dans la société majoritaire peut leur faire percevoir la prison comme un lieu plus sécurisant matériellement et affectivement. Dès lors, comment attendre de ces femmes marginalisées qu’elles se projettent dans un mode de vie hors délinquance quand la prison leur semble préférable à leur vie d’avant ? Hale remet donc en cause les analyses en termes de « réinsertion », car elles supposent que les femmes criminalisées étaient d’une manière ou d’une autre « insérées » avant d’être emprisonnées. Au contraire, son enquête montre qu’à leur sortie de prison elles ne se « réintègrent » pas à la société en général mais à ses marges : « they were reintegrating into exclusion » (Hale, 2020, 17).

57Par ailleurs, le cadre d’analyse des transformations cognitives et des « planches de salut » paraît insuffisant pour comprendre les trajectoires de ces femmes qui mettent souvent la priorité sur la sortie des addictions plutôt que sur l’arrêt des illégalismes. Elles rapportent commettre des délits par nécessité : dès lors, la désistance ne relève pas vraiment d’une transformation de leur identité mais bien d’enjeux de place dans les structures sociales et de ressources pour s’assurer des conditions de vie correctes. Hale questionne également l’efficacité de l’emprisonnement en tant que réponse pénale dans les cas liés à la consommation de drogues, puisqu’il punit des individus qui ont un problème de santé et ne leur permet pas de le résoudre, dans un contexte de criminalisation de la pauvreté, des traumatismes, et des catégories sociales discriminées et marginalisées.

58Cartlon et Segrave (2016) interrogent également l’efficacité des mesures spécifiquement destinées aux femmes, à partir d’une enquête par entretiens auprès de sortantes de prison et de travailleuses sociales dans l’état de Victoria en Australie. Elles concluent que, bien que la mise en place de politiques spécifiquement destinées aux femmes représente une avancée par rapport à ce qui existait précédemment, celles-ci ne sont que des adaptations de mesures conçues pour les détenus hommes. De plus, il s’agit en général de mesures de court-terme et les enquêtées rapportent qu’à leur sortie de détention, elles n’ont souvent pas d’autre choix que de revenir aux mêmes conditions de vie qu’avant, qui ont conduit à leur criminalisation. Par ailleurs, les mesures de suivi destinées aux femmes sont associées à une surveillance et un niveau d’intervention accrus dans leur vie, à la fois en prison et en dehors, étendant ainsi l’emprise du contrôle carcéral. Ainsi, les effets sociaux et psychologiques à long terme consécutifs à l’incarcération se conjuguent aux interventions sociales et aux inégalités subies pour limiter fortement l’espoir d’atteindre une véritable indépendance chez les sortantes de prison de l’enquête. Enfin, les autrices remettent en cause la pertinence de la (non-)récidive (au sens pénal) en tant qu’indicateur de l’échec ou de la réussite de la réinsertion. Une des conclusions de leur recherche est que les modèles institutionnels et les modes de mesure de la non-récidive et de la réussite de la réinsertion sont très largement déconnectés des perceptions et des expériences des enquêtées. Pour elles, la réussite de leur sortie de prison est d’abord définie par le sevrage et l’absence de rechute dans l’addiction ; ou encore par la récupération de la garde de leurs enfants. Un des résultats marquants, qui met en lumière une conception bien plus complexe de la « réussite », tient à la valorisation du fait même de survivre une fois sortie de détention, alors que toutes les femmes de l’enquête (sauf une) ont connu au cours de leur vie une ou plusieurs expériences qui auraient pu leur être fatales (overdoses, violences) mais auxquelles elles ont survécu, y compris dans certains cas avec des séquelles cognitives et/ou physiques.

59Les autrices s’appuient ainsi sur ces résultats pour produire une critique des dispositifs d’accompagnement à la sortie de détention en tant qu’ils reposent sur une conception essentialiste du genre dans laquelle la catégorie « femmes » constitue un bloc monolithique, tout en négligeant totalement les dominations structurelles de race et de classe et leurs effets sur les conditions de vie des femmes. C’est tout le prisme de la lutte contre la récidive qui est remis en cause car il ne prend pas en compte les inégalités structurelles et les besoins de long terme des femmes.

60D’autres chercheuses ont d’ailleurs proposé un cadre d’analyse qui mobilise les acquis du Black feminism et de l’intersectionnalité, à l’instar de Potter (2006) qui, si elle ne s’intéresse pas spécifiquement aux sorties de délinquance, plaide pour une Black feminist criminology qui permettrait d’appréhender plus finement la façon dont les femmes noires subissent et font face aux violences conjugales, ainsi que la façon dont le système pénal les prend en charge. Plus récemment, Glynn (2013) s’est focalisé spécifiquement sur les parcours des hommes noirs aux USA et en Grande-Bretagne pour explorer les rapports entre processus de désistance et de racialisation. Ainsi, bien que l’on se soit ici concentrée sur le genre, la lecture des différents travaux de recherche montre que l’intersection du genre avec les rapports de classe, de race et d’âge est fondamentale pour appréhender l’hétérogénéité des trajectoires.

61Enfin, une des critiques féministes les plus argumentées du concept de désistance présentées dans cette revue de littérature est aussi celle qui repose sur une des enquêtes les plus approfondies. Sur la base d’une enquête ethnographique menée sur plus de 10 ans auprès de 47 femmes sorties de prison en 2007-2008, Sered et Norton-Hawk remettent en question la plus grande partie des cadres analytiques de la « désistance » telle qu’ils ont été développés dans le monde anglophone. Elles annoncent ainsi :

Lorsque l’on porte un regard rétrospectif sur la façon dont les vies de ces 47 femmes se sont déroulées ces dernières années, nous ne sommes pas en mesure d’identifier des indicateurs qui distinguent les récidivistes [persisters] des désistantes, et cela que l’on définisse la désistance en tant qu’absence de récidive (ne pas être poursuivie pour de nouveaux faits) ou plus largement comme le fait de se détourner de la délinquance, d’obtenir un emploi et un logement stables (2021, 166).

62Après avoir analysé à la fois les discours et les représentations des femmes (desistance narratives and anticipations, un lieu commun du champ), leurs relations sociales, leurs parcours d’emploi, de santé et résidentiels, les autrices concluent à l’absence de variable distinctive pour expliquer la désistance. La conjugaison de facteurs multiples rend ainsi irréaliste l’ambition de « modéliser » des trajectoires de désistance avec des effets de causalité bien identifiés, qui pourraient ensuite, dans une perspective utilitariste, servir de grilles d’évaluation des risques de récidive et/ou des probabilités de désistance.

63Si Sered et Norton-Hawk ne remarquent pas de nette différenciation entre les « persistantes » et les « désistantes » sur le plan des récits et des anticipations, la ligne de partage se situe plutôt au niveau de la situation vis-à-vis des institutions pénales et/ou sociales, y compris pour une même personne à différents moments de son parcours. En effet, quand elles sont engagées dans un parcours institutionnel, par exemple en étant impliquées dans des programmes de désintoxication ou des procédures pour la garde de leurs enfants, la plupart des femmes témoignent d’une adhésion (qui peut être réelle ou relever de l’affichage) aux discours néolibéraux sur la responsabilité et les choix individuels pour « s’en sortir ». En revanche, lorsqu’elles sont confrontées à l’impossibilité de trouver un emploi et/ou un logement et se trouvent dans des conditions de vie très précaires (à la rue, en centre d’hébergement), elles tendent plutôt à attribuer la responsabilité de leur situation à des facteurs extérieurs : les hommes, la police, les institutions…

65Cette enquête de terrain permet à Sered et Norton-Hawk de développer une critique des approches conventionnelles de la récidive et de la désistance sur plusieurs plans. D’abord, celles-ci exagèrent la distinction entre comportements licites et illicites, en particulier pour les femmes ; ensuite, elles sous-estiment les barrières à l’entrée sur le marché du travail et du logement, qui sont structurelles et institutionnalisées ; elles accordent une place trop importantes aux choix individuels et aux discours et représentations des personnes judiciarisées dans des contextes où les libertés individuelles sont limitées par des choix politiques et des pratiques au niveau structurel et institutionnel ; enfin, elles ignorent les risques et l’imprévisibilité auxquels les femmes et les populations vulnérables, marginalisées et défavorisées sont exposées dans leur vie quotidienne et familiale. Les autrices concluent donc sur la nécessité de penser les trajectoires individuelles en relation avec les contraintes structurelles qui pèsent sur elles. Elles invitent à éviter l’écueil des travaux anciens qui n’accordaient presqu’aucune agentivité aux individus, et celui des travaux récents qui, à l’inverse, se focalisent sur les choix individuels en oubliant les inégalités structurelles socio-économiques, de santé, et les discriminations inhérentes au fonctionnement du système pénal : celles inscrites dans la loi, celles liées au fonctionnement de la probation, à la durée de traitement des affaires, au casier judiciaire.

4. Conclusion

66Cette revue de littérature, nécessairement partielle, incite à penser les sorties de délinquance au prisme non seulement du genre mais plus largement des rapports sociaux transversaux de classe, de race, d’âge, et dans une perspective relationnelle. En effet, les approches qui se contentent d’ajouter une variable de genre (en réalité, de sexe à l’état civil) ou se concentrent sur l’un ou l’autre des groupes de sexe dans une approche binaire, se révèlent vite insuffisantes pour expliquer des processus sociaux complexes.

67Au contraire, les travaux qui prennent le genre comme un rapport social qui produit des hommes et des femmes plus ou moins « déviantes » permettent d’interroger les lieux communs partagés par les recherches mainstream et les professionnels du système pénal et de la probation, et ainsi de mettre au jour les normes de genre andro- et hétérocentrées sur lesquelles reposent leurs pratiques. On peut dès lors mieux prendre en compte la réalité des parcours des personnes judiciarisées, quel que soit leur sexe, en interrogeant les notions de violence, de famille, de stabilité et d’insertion sociale, au prisme des inégalités structurelles. Les approches en termes de genre, en particulier lorsqu’elles s’inscrivent dans une perspective féministe, interrogent aussi les éventuels biais de genre et l’androcentrisme qui ont pu produire les angles morts de la recherche sur les sorties de délinquance, qui apparaissent dans la tendance à s’appuyer sur des dispositifs d’enquête pétris d’une normativité rarement remise en question par les chercheur·e·s eux et elles-mêmes.

68Cette revue de littérature est ainsi à lire en regard du reste du présent dossier et de la traduction de « Féminisme et Criminologie », comme une invitation à approfondir les réflexions sur ce que peuvent être les ambitions d’une science sociale féministe. En effet, les travaux exposés ici relèvent pour certains d’une approche du genre libérale, heuristique lorsqu’il s’agit de documenter des inégalités entre hommes et femmes dans l’objectif de les corriger « toutes choses égales par ailleurs » – en laissant le système pénal dans l’état où ils l’ont trouvé – alors que d’autres affichent une ambition plus critique, voire abolitionniste, au sens où les autrices remettent en cause le bien-fondé de la judiciarisation comme moyen de remettre les personnes sur le chemin d’une illusoire « réinsertion ».