• 2 Décret n° 2017-1095 du 14 juin 2017 et qui succède au Coordonnateur national du renseignement (CNR)

1La France, à la différence d’autres pays du bloc occidental, est marquée par une forte tradition étatique de concentration des pouvoirs, en matière de renseignement et d’action clandestine, au bénéfice du seul pouvoir exécutif. Cette tradition s’est exprimée à l’occasion de plusieurs créations institutionnelles, qu’il s’agisse du Groupement interministériel de contrôle (GIC) créé le 28 mars 1960 et qui ne relève que de l’exécutif. Elle demeure d’actualité jusqu’au début des années 2010 comme en témoigne la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) dont le Coordonnateur est rattaché à la Présidence de la République2. Ce faisant, « cette instance de coordination demeure hors du périmètre de la responsabilité politique de l’exécutif vis-à-vis du Parlement. » (Vadillo, 2009a ; Warusfel, 2023, p. 59) Du côté des acteurs et plus seulement des institutions, certaines personnalités ont assumé la défense de cette concentration des pouvoirs, tels que le Général De Gaulle ou François Mitterrand qui refusa d’instaurer un contrôle parlementaire du renseignement (Vadillo, 2009b, p. 314).

• 3 Pour une critique de la défense du « respect des règles du secret », voir Trévidic, 2011.
• 4 Chantebout, 2007, p. 95.

2La possibilité d’un contrôle parlementaire des services de renseignement [SR] – comme son extension – est fréquemment écartée au nom de la séparation des pouvoirs. Ce principe intervient alors comme un levier pour subordonner le Parlement dans d’éventuelles velléités de contrôle étendu et le maintenir dans une position seconde au vu des prérogatives régaliennes. L’argument est mobilisé par l’exécutif – encouragé en cela par les SR – mais bien souvent accepté – voire défendu – par des Parlementaires qui consentent à leur propre effacement. « Ce contrôle fragiliserait à la fois le principe de la séparation des pouvoirs et le respect des règles du secret. » (Berlat et Clair, 2015, p. 688)3 Pourtant, « la tradition politique française [est] celle d’une séparation souple des pouvoirs4, [qui] exclut toute étanchéité absolue entre le Parlement et l’activité gouvernementale » (Warusfel, 2023, p. 58). Dès lors, une « interprétation biaisée de la séparation des pouvoirs » est mobilisée pour justifier « une confiscation du pouvoir entre les seules mains de l’exécutif » (Warusfel, 2023, p. 62). Cette interprétation trahit « une compréhension […] maximaliste et spécifique à la France de la séparation des pouvoirs […] qui reviendrait à dire qu’afin d’éviter les abus, le système retenu fait le choix de [ne] pas contrôler les abus éventuels » (Christelle, 2021, p. 125-126) ».

• 5 La législation relative aux services de renseignement en Grande-Bretagne date de 1989 : le Security (...)
• 6 Voir les prérogatives du Senate Select Committee on Intelligence (SSCI) et du House Permanent Selec (...)

5La question du contrôle parlementaire des SR français demande à être mise en perspective avec les dispositifs existants dans les démocraties du bloc occidental. Les Pays-Bas ont joué un rôle pionnier en la matière dès 1952. L’activité des services de renseignement et de sécurité, dans son ensemble ou partiellement, fait l’objet d’un contrôle aux États-Unis, en Israël, au Japon ainsi que dans d’autres pays européens. Les députés allemands ou britanniques demandent des comptes à leurs gouvernements sur les crédits consacrés aux services, sur leurs intentions d’adaptation face au terrorisme ainsi que sur les recrutements envisagés. En Allemagne, les lois du 11 avril 1978 puis du 27 mai 1992 ont établi une Commission de contrôle parlementaire du renseignement (PKGr), composée de neuf députés désignés par le Bundestag. En Grande-Bretagne, l’Intelligence Services Act de 1994 a établi un Comité de renseignement et de sécurité (ISC) composé de neuf membres des deux chambres (sept membres du Parlement et deux Lords) nommés par le Premier ministre, après consultation du chef de l’opposition5. Le ISC a accès à certaines informations sensibles et est l’auteur de rapports nourris. Le Congrès américain dispose d’un pouvoir de contrôle et de surveillance étendu, allant du vote des crédits des différentes agences et départements civils et militaires, composant la communauté du renseignement, jusqu’aux opérations en cours des SR ainsi qu’à leurs opérations clandestines6. Il dispose également de la possibilité d’amender et de voter l’annulation d’un décret présidentiel (« ordre exécutif »). Alors même que la Constitution des États-Unis répond à un principe de séparation stricte des pouvoirs, le Parlement est investi de prérogatives poussées en matière de contrôle, dans les domaines du renseignement et de la sécurité nationale. Enfin, le Canada et la Belgique bénéficient d’un service de surveillance autonome grâce respectivement au Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSRAS) et au comité « R ». Ces démocraties ont donc mis en place des types de contrôle procédant a priori ou a posteriori, exercé soit par le pouvoir exécutif, soit par les organes législatifs ou par l’appareil judiciaire, voire par des institutions indépendantes (médiateurs, commissaires à la protection des données, auditeurs indépendants, etc.) ou par la société civile.

• 7 R.I.12 témoigne de ce que la Direction de la surveillance du territoire (DST) s’est opposée à la mi (...)
• 8 Loi n° 2007-1443 portant création d’une délégation parlementaire au renseignement, 9 oct. 2007, Jou (...)
• 9 Selon la terminologie fixée par l’article L. 811-2 du code de la sécurité intérieure (CSI).
• 10 Modification de l’article 6 nonies de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 par l’article 12 (...)
• 11 Voir sur ce point les témoignages de Po.4 et R.I.3 et sur l’évolution récente des services de rense (...)

6Les dispositions prises en France, dans le domaine, ont été bien plus récentes et beaucoup plus lentes à être adoptées. Ce rythme a parfois été imposé par certains parlementaires eux-mêmes (voir infra 3.2) ou par certains SR7. La DPR, qui a vu le jour en 2007, est issue d’une proposition de loi inaboutie déposée en août 1985 par des députés communistes. La DPR est actuellement composée de quatre députés et de quatre sénateurs. Sa mission consiste à « suivre l’activité générale des services spécialisés à cet effet placés sous l’autorité des ministres chargés de la Sécurité intérieure, de la Défense, de l’Économie et du Budget »8. La Délégation établit un bilan public annuel d’activités. Toutefois durant les premières années de sa création, elle demeura très en deçà des ambitions qui pouvaient être les siennes – et surtout de celles de ses promoteurs dont Alain Marsaud. Alors même qu’une très vaste réforme du monde du renseignement est entreprise à la suite de la publication du Livre blanc sur la sécurité intérieure de 2008, la DPR reste cantonnée dans le « suivi de l’activité générale et des moyens des services spécialisés » sans que ne soit envisagé aucun élargissement de sa mission. L’institutionnalisation d’une politique publique du renseignement9, avec la loi de programmation militaire de 2013, contribue toutefois à promouvoir le rôle de la DPR puisqu’elle est alors investie de l’évaluation de la politique du renseignement10, du « contrôle parlementaire de l’action du Gouvernement en matière de renseignement », et non plus seulement du suivi de l’activité des services11.

• 12 Articles 12.5 et 13 de la LPM 2013.
• 13 Article 12 de la LPM 2013.
• 14 Parue le 18 décembre 2013.
• 15 Décret n° 2014-833 du 24 juillet 2014.
• 16 En l’occurrence : Contrôle général des armées, Inspection générale de l’administration, Inspection (...)
• 17 Sur la mise à l’écart des contre-pouvoirs en matière de contrôle du renseignement, voir Bigo, 2019, (...)

7À cette date, la Commission de vérification des fonds spéciaux12 lui est rattachée et la DPR se voit reconnaître le droit d’accéder à quelques documents classifiés concernant la stratégie nationale suivie par les SR13. La loi de programmation militaire 2014-201914 a joué un rôle remarquable en promouvant une amélioration de la gouvernance du renseignement, un renforcement des moyens du Parlement et en confirmant la DPR dans ses missions. Enfin, une inspection des services de renseignement est créée par décret en 201415. Ses membres, désignés par le Premier ministre, sont issus de corps d’inspections existants16. Comment s’explique la singularité du retard français en matière de contrôle parlementaire de l’activité des SR17 ?

• 18 Les sciences humaines et sociales ont plutôt investi le monde de la police sous l’angle de la socio (...)
• 19 Voir le numéro 114-115 de Cultures et Conflits, « Les mondes du renseignement entre légitimation et (...)
• 20 Loi n° 2007-1443 du 9 octobre 2007.
• 21 Sur les contraintes de légitimation auxquelles sont soumis ces services spécialisés et les conditio (...)

8Jusqu’à la fin des années 2000, fort peu de travaux académiques ont été menés par des universitaires dénués de liens fonctionnels avec le monde du renseignement. En ce sens, ce n’est pas seulement « le secret des mondes de la sécurité [qui] reste sous-investi par le regard sociologique » (Guittet et Pomarède, 2019, p. 265) mais bien aussi le monde du renseignement et a fortiori de son contrôle18. A contrario, dans le monde anglo-saxon, le champ des Intelligence Studies est plus florissant, fruit d’une tradition universitaire ancienne. L’étude que nous proposons s’inscrit moins dans « le paradigme implicite, dominant en France, de la “culture du renseignement” » (Chopin et al., 2011, p. 93) que dans le paradigme fonctionnaliste déployé par la recherche anglo-saxonne et qui se situe « à la frontière de l’expertise et de la policy analysis » (id.). Il n’en demeure pas moins que ce premier paradigme traverse la conceptualisation et l’approche du monde du renseignement dans les différents champs que nous étudions. La présente étude ne peut non plus être mise au compte d’une « communauté épistémique » organisée autour de l’étude du renseignement, promue par l’Académie du renseignement, créée par décret du 13 juillet 2010 auprès du Premier ministre (décret n° 2010-800). En revanche, au même titre qu’un certain nombre de travaux initiés dans les années 2010, nous interrogeons l’univers du renseignement à partir de la catégorie d’État19 et d’une approche explorant les interactions entre les champs du pouvoir. En effet, notre contribution à la sociologie de l’État et de l’administration permettra d’apprécier les pratiques politiques particulières se déployant autour du contrôle du renseignement à partir d’une collecte de données empiriques primaires. De la sorte, nous mettrons en évidence les contraintes institutionnelles qu’affronte la possibilité de ce contrôle, nous proposerons une analyse des processus décisionnels associés, c’est-à-dire des « politiques publiques du secret » (Chopin et al., 2011, p. 101), mais également des relations politiques et institutionnelles qui s’élaborent entre les acteurs du renseignement et leur environnement « ouvert », en l’occurrence le monde politico-administratif. Notre regard, de nature critique, tentera de déconstruire les manières de produire des discours et des pratiques dans le domaine du renseignement et de son contrôle, au sein d’un champ qui peut être qualifié de « secret au carré » puisque les instances parlementaires de contrôle du renseignement sont soumises au secret défense de la défense nationale20. Nous prêterons une attention particulière aux processus de légitimation (Lagroye, 1985) à l’œuvre, dans la mesure où la légitimité des activités de renseignement fait l’objet d’ajustements fréquents, notamment liés aux « modifications des rapports de force entre groupes sociaux ou [aux] transformations des relations à l’intérieur du champ politique ou du champ bureaucratique » (Bonelli et al., 2019, p. 8)21.

• 22 L’enquête qualitative s’inscrit dans le cadre du programme de recherche DIAT : « Dynamiques des int (...)

9Afin de saisir les enjeux institutionnels contemporains orchestrant la mise en œuvre de ce contrôle parlementaire, nous avons conduit une enquête de sociologie qualitative réalisée entre octobre 2022 et juillet 2024 auprès d’acteur.e.s actifs au sein des institutions de l’État en charge de la lutte contre le terrorisme. Les entretiens ont été conduits par Caroline Guibet Lafaye et Alexandra Frénod (CNRS - GEMASS). 95 personnes ont été interrogées. Elles ont été contactées soit directement soit par la méthode « boule de neige » (Laperrière, 1997). Elles sont nées entre 1933 et 1987. Les entretiens se sont déroulés soit en face-à-face (présentiel) soit en visio-conférence soit par téléphone. Les entretiens ont duré de 41 mn à 320 mn, pour une moyenne de 97 mn. Tous ont été enregistrés puis retranscrits. Ils ont fait l’objet d’une analyse thématique détaillée, réalisée au sein de chaque entretien ainsi que de façon transversale. L’anonymat ayant été garanti, un identifiant neutre été choisi pour chacune des personnes rencontrées (voir annexe). Avant l’entretien, elles étaient informées de l’appartenance institutionnelle de la porteuse de projet et de la thématique de l’entretien, en l’occurrence les interactions entre acteurs institutionnels (justice, police, renseignement) de la prévention et de la lutte contre le terrorisme22. Les caractéristiques sociodémographiques des enquêté.e.s sont disponibles sur demande. La proportion des femmes entendues est plus faible (24 %) que celle des hommes, avec respectivement N = 23 pour 72 hommes, les premières appartenant plutôt au monde de la justice. Les champs professionnels dans lesquels les enquêté.e.s se répartissent se distribuent comme suit (Tableau 1) :

• 23 Nous avons reçu une acceptation de l’entretien par le n° 1 de la police judiciaire mais la demande (...)
• 24 Il s’agit, à travers le temps, de la DST, de la DCRI, de la DGSI, des renseignements généraux (RG), (...)
• 25 Cette catégorie ne comprend que les préfets qui ont assumé cette fonction sur le territoire (préfet (...)
• 26 Le taux de non-réponse est, dans cette catégorie, assez élevé. Cette catégorie rassemble les député (...)

• 27 Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement.
• 28 Attaques de 2012 par M. Merah, événements de l’année 2015 : attaques de Charlie Hebdo et du 13 nove (...)

10Le guide d’entretien a été réalisé après qu’une demie douzaine d’entrevues a été menée. Il a évolué à la lumière de l’analyse des rapports publics produits sur les services de renseignement (rapports parlementaires, sénatoriaux, DPR, CNCTR27, CVFS). Les entretiens s’organisaient en deux temps. D’une part et dans une perspective de recueil d’histoires orales (Passerini, 1987 ; Thompson, 1988), il était demandé aux personnes de retracer leur trajectoire professionnelle et leurs missions. Dans un second temps, des questions leur étaient posées. Elles s’articulaient en plusieurs parties respectivement consacrées aux interactions de travail entre police et justice ainsi qu’à leur évolution à la suite de crises majeures survenues en France28, aux transformations des SR dans le pays au cours des trois dernières décennies (réformes, recrutement et formation, coordination et coopération des services, rôle du politique), enfin à la place de la justice dans la lutte contre le terrorisme.

• 29 L’entretien débordant parfois sur la durée prévue, nous avons dans certains cas été obligées de pas (...)
• 30 L’enquête a ainsi mis en lumière une forme de mépris de la part des services régaliens à l’égard de (...)

13Afin de saisir l’appréhension du contrôle parlementaire en France, nous avons analysé les réponses proposées à la question : « Comment appréhendez-vous le rôle de la Délégation parlementaire au renseignement ? ». La question a été posée à 49 enquêté.e.s29. L’ensemble des entretiens mené permet de situer plus finement les rapports du monde du renseignement à la représentation nationale30. Les allusions à la compréhension par les député.es de cet univers, à leur rôle dans la construction des lois sécuritaires et à leur position à la suite des attaques de 2015-2016 ont permis de mettre en perspective les réponses directement recueillies à l’interrogation portant spécifiquement sur la DPR. À l’exception de Po.3, qui fut président de la DPR en tant que président de la commission des lois, aucun membre de la DPR n’a été entendu : les demandes d’entretien n’ont soit pas reçu de réponse, soit les rendez-vous ont été annulés à plusieurs reprises pour la seule autre personne qui avait accepté l’entretien. Les réponses données se distribuent dans les corps constitués comme suit :

• 31 Le taux de non-réponse est, dans cette catégorie, assez élevé. Cette catégorie rassemble les député (...)

• 33 Elle figure à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.

16Le « champ du pouvoir » désigne l’espace des rapports de force entre les différents champs et, plus précisément, entre les agents occupant les positions dominantes dans ces champs (Bourdieu, 1992, p. 300). « Le champ du pouvoir forme une sorte de méta-champ, la lutte qui s’y livre ayant pour finalité l’imposition du principe légitime de domination. » (Sapiro, 2020, p. 137) En principe, chaque champ est relativement autonome par rapport aux autres champs, en l’occurrence le législatif par rapport à l’exécutif – dont la séparation est réaffirmée dans le deuxième principe de la loi constitutionnelle du 3 juin 195833. « L’autonomie est constitutive de la définition même du champ et le principal présupposé de la théorie [bourdieusienne]. » (Van Campenhoudt, 2012, p. 50) Le processus d’institutionnalisation de la DPR et l’analyse de l’appréciation par les différents corps de l’État de son rôle permettent de mettre en lumière une lutte entre les champs du pouvoir dans laquelle, d’une part, l’un des champs a renoncé à exercer son autonomie et ses prérogatives, a accepté une position subordonnée à l’égard du champ dominant (le régalien), dans une logique de consentement au renoncement. L’analyse souligne, d’autre part, les logiques d’instrumentalisation d’un dispositif de contrôle par les structures constituant l’objet même de ce contrôle.

• 34 « Parce qu’on ne peut pas, d’un côté, demander des outils attentatoires aux libertés individuelles (...)

21La perception de la DPR et son appréciation rétrospective par les SR procèdent d’une justification dans les termes d’un trade-off consistant pour ces derniers à accepter le contrôle afin de disposer de plus d’outils de travail (R.I.434, R.I.5, R.I.10, R.I.13). R.I.5, ex-directeur de la sécurité intérieure, confie ainsi qu’

• 35 Via la CNCTR chargée de donner un avis sur la légalité des demandes de mise en œuvre des techniques (...)

22Si l’on pouvait estimer que ce trade-off résultait d’une rationalisation rétrospective, visant à « se faire une raison » à la suite de l’adoption de la loi du 24 juillet 2015 qui, tout en conférant un cadre légal au renseignement, lui a corrélativement imposé davantage de mesures de contrôle de ses techniques d’investigation35, le témoignage R.I.13, ex-coordonnateur du renseignement, oriente vers une toute autre perspective :

• 36 « En tous les cas, la DPR a toujours été – comment dire ? – a toujours été perçue comme étant un pa (...)

24Ce dispositif, légalement investi d’une fonction de contrôle, se voit conçu, abordé et utilisé sous la modalité du « partenariat » au sein de la communauté du renseignement (R.I.336) et assumé comme tel par les agents de ces cercles. R.I.8, membre éminent du premier cercle de cette communauté et qui a œuvré au renforcement des missions de la DPR, témoigne de son expérience en ces termes :

• 37 « C’est quand même des représentants du peuple, des représentants des différentes formations politi (...)

25La prétérition de R.I.8 est éloquente. Ce dévoiement de la fonction de contrôle se trouve confirmé du côté politique par Po.337, sénateur, auteur de plusieurs rapports relatifs à la lutte contre le terrorisme. Il traverse l’expérience des uns et des autres, qu’elle soit rapportée par des experts du renseignement bien introduits (E.1) mais surtout à la lumière des pratiques, dont attestent certains politiques à la suite de mission de contrôle des fonds spéciaux du ministère de la Défense au milieu des années 2010 (Po.4) ou face aux jeux rhétoriques et instrumentaux des SR devant les instances de contrôle. Ces habiletés rhétoriques peuvent être qualifiés de jeu de dupes selon la logique du « on n’apprend pas à un vieux singe à faire des grimaces » comme le souligne Po.8 :

• 38 Voir les Travaux préparatoires de l’Assemblée nationale pour le Projet de loi relatif au renseignem (...)

26La disparité des positionnements entre les SR et le politique traduit le fait que « les agents sont en lutte pour les positions les plus enviables dans le champ. Leurs comportements et […] leurs relations de pouvoir sont en grande partie déterminés par les relations objectives à l’intérieur du champ. » (Van Campenhoudt, 2012, p. 48) La place qui fut laissée aux SR dans la définition du périmètre d’action de la DPR, comme de ses missions, a contribué à une réduction consécutive de l’autonomie du champ législatif dans le domaine aux antipodes, d’une visée ambitieuse de ce qu’aurait pu être ce contrôle et que certains rapports parlementaires et projets de loi appelaient de leurs vœux38. Les Parlementaires ont admis, quand ils ne l’ont pas défendue, leur position subordonnée (voir Po.3), c’est-à-dire la soumission du législatif à l’exécutif en matière de contrôle du renseignement.

• 39 Documents Assemblée nationale, n° 824, avril 1998, p. 9 ; Carrez et Carayon, 2002.

27Bernard Grasset, rapporteur à l’Assemblée nationale lors du vote de la loi n° 98-567 du 8 juillet 1998, instituant une Commission consultative du secret de la défense nationale, et Bernard Carayon, rapporteur pour le projet de loi de finances pour 2003, se sont tout particulièrement distingués en la matière39. En revanche, Julien Dray fut l’un des rares parlementaires à avoir interpellé Nicolas Sarkozy, en 2004, en faveur d’un contrôle parlementaire du renseignement. Jean-Jacques Urvoas dans la décennie suivante déploya également des efforts très conséquents dans le domaine. Hormis ces exceptions, « les députés français ne cherchèrent pas à contrôler le renseignement, préférant laisser au pouvoir politique la gestion, à la fois de ses succès et de ses… dérives » (Henri, 2022, p. 7).

• 40 Sur « l’avantage rhétorique incontestable » de l’invocation de la « séparation des pouvoirs », voir (...)

28L’effacement de toute velléité de contrôle étendu de l’exécutif par le législatif s’inscrit dans la propension française à une interprétation à géométrie variable de la notion de séparation des pouvoirs40. Comme certains juristes ne manquent pas de le rappeler « la Constitution de la V^e République a largement facilité l’empiétement de l’exécutif sur les prérogatives naturelles tant du Parlement que de la justice (ravalée au rang d’une simple « autorité judiciaire ») (Warusfel, 2023, p. 55). En matière de politique publique du renseignement, la tendance à la restriction de la séparation des pouvoirs s’actualise de façon caractérisée. Prévaut ainsi, sans réelle remise en question, une « coutume constitutionnelle » reconnaissant une forme de « privilège de l’exécutif » donnant au gouvernement « une habilitation spéciale et dérogatoire pour concentrer toutes les compétences relatives aux activités de sécurité nationale (et, au premier chef, de renseignement) entre ses seules mains » (Warusfel, 2023, p. 55 ; Desmoulins, 2021, p. 225). Les évolutions législatives renforçant certaines prérogatives de la DPR ne sont donc pas parvenues à remettre en question la pratique institutionnelle d’une totale concentration des pouvoirs au profit du seul exécutif dans le domaine. Les professionnels du renseignement s’appuient ainsi sur le droit et les pratiques institutionnelles dans les transactions avec d’autres acteurs, en l’occurrence les autorités politiques et parlementaires, afin de parer à la remise en question de leurs marges de manœuvre. Toutefois, dans ce jeu, le législatif lui-même a consenti à son effacement face à l’exécutif, dans cet univers particulièrement sensible des politiques publiques.

• 41 Voir les entretiens avec I.8, R.I.4, R.I.9, R.I.15, J.P.1, Po.4, Po.8.
• 42 Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère, Mission d’évaluation du cadre juridique applicable aux ser (...)

29Si l’existence de la DPR est positivement saluée dans l’enquête, en revanche se trouvent soulignés à maintes reprises la faible qualité de ses rapports, l’absence d’intérêt et de technicité de ses membres, le manque de moyens à sa disposition41. Si la question du volume des rapports jusqu’en 2014-2015 ainsi que du nombre de personnes composant la DPR, par comparaison avec les commissions du Congrès américain, sont des sujets bien connus, en revanche la composition de cette dernière mérite une attention particulière. En effet et contrairement à ce qui avait été proposé dans le projet de loi élaboré en amont de la loi du 24 juillet 201542, siègent au sein de la DPR quatre membres de droit, ce qui conduit à Po.4 de considérer que la DPR

• 43 La présence des membres de droit (présidents des commissions permanentes de l’Assemblée nationale e (...)
• 44 Voir Bigo et Bonelli, 2018, p. 11.

30Alors que la commission des Lois avait adopté, à l’unanimité de ses membres, des amendements visant à supprimer les quatre membres de droit, l’Assemblée nationale dans sa séance publique préférât s’y opposer, suivant ainsi les arguments de la commission de la Défense alors même, comme le souligne Po.4, que le travail mené par la DPR suppose disponibilité et expertise avérée sur les questions de renseignement. L’ensemble de ces éléments (faible spécialisation, manque de temps voire d’intérêt ainsi que de moyens, indigence historique des rapports) porte les acteurs des SR (R.I.4) mais également du politique (Po.6) à douter de la possibilité effective de travailler de la DPR. Les insuffisances parlementaires seraient à la fois individuelles (manque d’intérêt) mais surtout structurelles (composition et effectifs de la DPR). Le refus par l’Assemblée elle-même de se doter de moyens de contrôle appropriés – privilégiant, en la matière, des raisons symboliques43 – revient à se refuser à elle-même des possibilités de travail, se gardant ainsi corrélativement d’entamer l’autonomie du champ de l’exécutif. Ainsi le pouvoir législatif participe – quoique selon des modalités différentes de l’exécutif44 – à la fabrication du secret qui entoure l’activité du renseignement et qui se trouve constitutive, en France comme dans d’autres démocraties libérales toutefois, de ses liens avec le pouvoir et avec le politique (Forcade et Laurent, 2005).

• 45 « La notion de contrôle selon les pays, selon les démocraties, ne recouvre pas exactement le même c (...)

31Quand la raison constitutionnelle n’est pas invoquée pour légitimer la limitation du champ de contrôle de la DPR45, c’est l’argument culturaliste qui se voit mobilisé. Le propos se veut à la fois nourri d’historicité et d’une analyse des pratiques parlementaires. Il ne serait pas dans la culture du Parlement de contrôler :

• 47 Cette perception pouvant toutefois être récusée par les agents les plus exposés dans le recours aux (...)

34D’autres pays pourtant ont fait des choix distincts, l’argument constitutionnel déployé par certains (R.I.3, I.8) n’étant pas la seule justification aux options françaises. La place tenue par les SR, dans la lutte pour l’imposition du principe de domination légitime et dans le jeu entre les champs du législatif et de l’exécutif, a eu un rôle décisif dans la détermination du périmètre d’action, i.e. de contrôle, de la DPR. Ces services ont historiquement considéré toute législation comme une entrave47 et se sont efforcés de défendre, lors des récentes évolutions législatives, un pré carré, c’est-à-dire l’autonomie de leur propre champ.

• 48 Voir Fessard, 2012. On peut légitimement se demander si le pays aurait réformé le contrôle de ses S (...)

37Si l’instauration en 2015 d’un cadre légal pour certaines activités des SR a contribué à « poser les premières bases d’une répartition et d’une collaboration des pouvoirs » (Warusfel, 2023, p. 56), en matière de contrôle du renseignement, l’enquête que nous avons menée a toutefois souligné une forme d’instrumentalisation d’un outil de contrôle démocratique, émanation de la représentation nationale, au profit de l’objet même de son contrôle : les SR. La DPR contribuerait ainsi à donner des gages au jeu démocratique comme à la Cour européenne des droits de l’homme48, tout en étant grevée d’une impuissance structurelle, du fait de possibilités d’action et de moyens sous-dimensionnés face à l’ambition d’un authentique contrôle du renseignement français. Si l’on pouvait s’attendre à ce que le régalien et ses services défendent l’autonomie de leur sphère, au sein des « champs du pouvoir », en revanche on peut s’étonner du renoncement par le législatif du renforcement effectif de ses prérogatives, renforcement qui lui aurait permis d’affirmer son autonomie face à l’exécutif et à l’usage, par ce dernier, des SR. Consentant voire défendant son assujettissement dans le domaine, le législatif a œuvré en faveur de la préservation du champ du régalien. Il a cédé à l’emprise croissante des acteurs du sécuritaire, acceptant à la fois un « partenariat » avec les SR et répondant aux sirènes du prestige symbolique plutôt que de défendre l’obtention de moyens susceptibles de garantir à la fois l’autonomie de son champ et l’efficacité de son contrôle des SR.

• 49 Loi n° 2021-998 du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseigneme (...)

38À l’occasion de la confirmation de la DPR dans ses missions en 2015 et 202149, s’est déployée une lutte pour « l’imposition du principe légitime de domination » entre les « champs du pouvoir » au sein de laquelle se sont confirmés certains mécanismes sociaux (Guibet Lafaye, 2025), dont l’emprise des acteurs du sécuritaire sur les champs de production législative et administrative. Pourtant « le renforcement des moyens d’investigation des différents acteurs encadrant la communauté du renseignement devrait être un impératif (qu’il s’agisse de la DPR, de la CNCTR, de l’Inspection des services de renseignement ou encore […] de la formation contentieuse spécialisée du Conseil d’État), de même que l’extension progressive du cadre légal aux activités de renseignement elles-mêmes, et non uniquement à l’usage de leurs outils numériques les plus intrusifs » (Warusfel, 2023, p. 71). La présente recherche n’a donc pas seulement contribué à explorer « le secret des mondes de la sécurité […] sous-investi par le regard sociologique » (Guittet et Pomarède, 2019, p. 265) mais également le jeu d’interrelations entre l’exécutif et le législatif, les deux étant censés orchestrer son contrôle. Si l’on pouvait a priori se réjouir de l’accroissement du contrôle démocratique de ces mondes, il est apparu que l’encadrement du secret s’est opéré de telle sorte qu’il contribue à le maintenir et à pérenniser une certaine opacité de ses activités. Autour du contrôle du renseignement, se déploie une construction multi-scalaire du secret des mondes de la sécurité impliquant les acteurs y participant, des dimensions structurelles (contraintes sur les ressources, enjeux symboliques) et des positions stratégiques évolutives dans les espaces de décision et d’influence. Les entrepreneurs du sécuritaire, portés par un effet de contexte voire de panique morale à la suite des événements de la décennie 2010, nourrissent des stratégies de lobbying intra-institutionnel décisives dans le domaine.