Introduction

À la fin des années 90, j’ai reçu des demandes de plusieurs personnes sur Internet pour obtenir certains produits chimiques. […] J’ai donc décidé d’en vendre. […] En 2002, je me suis fait arrêter au Canada par les mêmes gens qui m’avaient affirmé que je ne faisais rien d’illégal. Le pire dans tout ça est qu’on voulait m’extrader vers les États-Unis. […] La juge a décidé que je devais être extradé sur tous les chefs sauf un. […] C’était une sentence de 10 ans mais on m’a assuré (même la dame du consulat) que je serais transféré au Canada rapidement et que je sortirais rapidement car je pourrais bénéficier du traitement expéditif et sortir au sixième. J’ai accepté. Finalement cela a pris 3 ans pour que j’obtienne mon transfert et il n’y avait plus de sixième lorsque je suis arrivé au Canada.
(Daniel, « Mon histoire », L’autre côté de la clôture, 2013)

4L’originalité de cet article tient à la place qu’il attribue aux affects afin de contribuer, modestement, à enlever sa pierre à l’édifice qu’est la prison comme objet de recherche – quand l’expérience carcérale n’est pensée qu’à travers la seule matérialité de sa géographie « intra-muros ». En effet, il nous a paru utile de mieux comprendre le rôle joué par certains affects dans la mobilité et l’incorporation d’une « carcéralité » plus diffuse (Moran, 2015 ; Moran et al., 2017), ou encore spatialement élargie, de même que chronologiquement étendue, par sa « forme sensible » et « hors les murs » que constitue le sentiment de carcéralité.

5Ici, nous montrerons que l’épreuve que forme le régime émotionnel du temps de transition qu’est la mise en liberté sous condition a été vécue par Daniel comme une expérience ayant « réactivé » son sentiment de carcéralité dans l’après-prison. Sont en cause « l’ensemble des pratiques qui établissent un ensemble de normes émotionnelles et qui sanctionnent ceux qui les enfreignent » (Reddy, 2004 : 323-324, notre trad.). Car les régimes émotionnels sont liés « au “gouvernement” des émotions, aux formes fluctuantes de la définition de ce qui doit rester “un épisode privé” et ce qui peut acquérir une dimension publique, autrement dit au réglage des conditions de possibilité d’expression d’émotions » (Bernard, 2015). Pour en saisir le « réglage émotionnel », nous avons accordé un intérêt particulier aux expériences post-prison que Daniel relate dans son témoignage et aux affects qui fondent, accompagnent, et relaient un sentiment de carcéralité persistant – malgré la décarcération, puis la fin d’un parcours de mise en liberté sous condition (« semi-liberté », « libération conditionnelle totale »). Nous nous intéresserons d’abord au régime émotionnel de ce temps de transition et ensuite à la « mécanique du temps plein de la libération » que celui-ci peut durablement installer dans l’expérience de sortie de prison.

6Signalons, enfin, que les pistes de réflexion esquissées dans cet article, au même titre que celles que nous avons avancées à propos des souvenirs d’anciens détenus (2021), s’inscrivent dans le cadre d’une recherche doctorale portant sur les parcours de sortie de prison. Celle-ci étant en cours d’achèvement, il nous semblait alors opportun d’en présenter d’autres dimensions expérientielles.

1. Méthodologie

7Dans le cadre de notre thèse de doctorat, nous avons fait du témoignage publié, – ici sous la forme d’un blogue –, l’un des matériaux privilégiés d’une méthode biographique en cours de constitution et centrée sur le concept de « forme de vie » (post-carcérale) (Ferrarese, Laugier, 2018). Celle-ci vise en particulier à analyser le parcours de sortie de prison par les affects qu’il engage avec lui, et qui sont relatés ex post dans le cadre de la « mise en intrigue » qu’est le récit de soi (Ricœur, 1983).

10Le fait que Daniel, par l’intermédiaire d’un blogue, a ressenti le besoin de relater sa sortie de prison de jour en jour, ou presque, à son début, soutient l’analyse proposée dans cet article. De la sorte, nous avons pu mieux comprendre la part émotionnelle de son expérience de sortie de prison, ainsi que la façon dont celle-ci a pu progressivement se « régler » sur le régime émotionnel de la mise en liberté sous condition, puis se prolonger par-delà sa « libération conditionnelle totale ».

11Pour cela, nous avons effectué une analyse par théorisation ancrée, en restreignant toutefois la codification aux seuls mots d’émotion identifiables dans l’ensemble du récit de témoignage de Daniel. L’objectif était de dégager les propriétés essentielles des dimensions expérientielles qui y sont reliées (Paillé, 1994), et uniquement celles-ci. Quant au recours à l’étude d’un cas individuel, il ne s’explique pas seulement par le caractère heuristique qui lui a été déjà reconnu pour interpréter les trajectoires d’« Ex- » (Fuchs Ebaugh, 1988 ; Leclercq, 2022). Celui-ci se justifie également par les qualités qu’on peut lui reconnaître et qui sont, certes, principalement de nature théorique (Hamel, 1997 : 88).

2. Le régime émotionnel d’un temps de transition

16D’une part, il serait « tombé sur une agente de libération conditionnelle [ALC] qui n’était pas tellement gentille (je pèse mes mots) » (Daniel, 6 novembre 2013). Celle-ci aurait « usé de toutes sortes de stratagèmes pour faire retarder mon audience devant la Commission [CLCC] », si bien que « ça a pris un peu plus de 11 mois » (ibid.). C’est sans compter, enfin, qu’elle aurait « rédigé un plan correctionnel où elle racontait toutes sortes de mensonges comme le fait que j’avais plusieurs maisons, [que] j’avais effectué de nombreux voyages à l’étranger, etc. » (ibid.).

17D’autre part, l’année 2012-2013 a été considérée comme une « anomalie » en raison du nombre important de mises en liberté sous condition qui ont été refusées par la CLCC (Doob et al., 2014, 309). Une situation d’autant plus inhabituel qu’avec le modèle canadien de gestion des sentences élaboré pour l’essentiel durant les décennies 1980 et 1990 (Vacheret, Cousineau, 2005), mais ébranlé sous la décennie Harper (2006-2015) (Doob, Webster, 2015), les mises en liberté sous condition visent à préparer graduellement la réinsertion sociale et, surtout, à limiter les risques de récidive (Prates, 2013).

2.1. « Le moindre faux pas peut avoir des répercussions horribles »

19Selon Daniel, vivre en maison de transition l’a effectivement trop souvent exposé à la vue de libérés conditionnels qui « remontent » (en prison) (Daniel, 16 décembre 2013). Ce n’est pas « le genre de choses que j’aime voir, écrit-il, car ça ramène de mauvais souvenirs », chaque fois qu’un résident est à nouveau incarcéré (ibid.). Ce serait, d’ailleurs, « quelque chose qui arrive plus fréquemment qu’on le voudrait » dans les maisons de transition administrées par le Service correctionnel Canada (SCC) (ibid.), comme leur mandat de contrôle implique notamment de signaler les « bris de condition ».

20L’inconfort ressenti n’est pas le propre du vécu en maison de transition, puisqu’à l’extérieur de celle-ci Daniel a également pu être inquiet quant à son devenir de sortant de prison. « Lors des premiers mois de “liberté”, explique-t-il, quand j’entrais dans un magasin, je gardais les mains dans mes poches pour ne pas qu’on pense que j’avais pris quelque chose » (Daniel, 8 mars 2014). Or, « le pire, affirme-t-il, c’était la bibliothèque, avec les détecteurs magnétiques, à chaque fois c’était une angoisse incroyable de passer et de s’imaginer que ça allait sonner, qu’on allait fouiller mon sac » (ibid.).

21À cela, s’est ajouté le fait que Daniel aurait été confronté « aux mêmes problèmes qu’un meurtrier », quand il devait se déplacer à plus de cinquante kilomètres de sa maison de transition (Daniel, 29 juillet 2014). Comme toute personne assujettie aux mesures légales de la mise en liberté sous condition, il était tenu d’aviser son « agente [de libération conditionnelle] au moins une semaine avant pour obtenir un “permis” » (ibid.). Cette mesure de surveillance spatiale était l’objet d’un « stress constant » (Daniel, 8 mars 2014), car « le moindre faux pas peut avoir des répercussions horribles » (Daniel, 28 décembre 2013), parmi celles-ci la plus sévère étant la réincarcération jusqu’à l’expiration légale de la peine (LSCMLC, art. 135).

22La « semi-liberté » n’est pas seulement contraignante sur le plan de la mobilité géographique. Car elle est également rythmée par un couvre-feu qui peut être mal vécu, comme « les gens ont beaucoup de difficultés à comprendre tout ça » (Daniel, 28 décembre 2013). À Noël, par exemple, quand Daniel a dû aviser ses proches qu’il devait impérativement les quitter pour regagner sa maison de transition, avant le « couvre-feu qui est à 2h00 », ils en étaient « tout étonnés » et, lui, « lassé d’avoir toujours ce questionnement à propos de la chose appropriée à faire » – comme s’il était encore en prison (ibid.).

23Daniel s’est donc estimé « chanceux » de ne pas être soumis à « la condition de ne pas fréquenter d’autres criminels », contrairement à la plupart des résidents de sa maison de transition (Daniel, 29 juillet 2014). Selon lui, cette condition est même « un peu bizarre » (Daniel, 16 décembre 2013). En effet, « à l’intérieur de la maison, on a le droit de se parler mais, lorsqu’on sort, les gens qui ont cette condition ne peuvent plus se parler » (ibid.). « Alors, poursuit-il, quand je rencontre les gars sur le trottoir, je leur dis bonjour ou leur fais un signe de tête pour être poli » – comme « je ne sais pas lequel a cette condition » (ibid.). Par conséquent, « quelques-uns me répondent et d’autres font semblant de ne pas me voir » (ibid.).

24C’est pour éviter qu’un même aléa ne fasse figure d’ombre portée sur leur sociabilité qu’au fil de leurs interactions « les gens qui ont cette condition doivent demander à quelqu’un qu’ils rencontrent et qu’ils risquent de rencontrer souvent s’ils ont un dossier » (Daniel, 29 juillet 2014). C’est loin d’être une mince affaire, quand près de 3,8 millions de personnes ont un casier judiciaire au Canada, soit environ 14 % de la population adulte (Sécurité publique du Canada, 2019). Certes, les statistiques sont ultérieures à la situation évoquée plus tôt, mais elles n’en restent pas moins révélatrices des difficultés pouvant être éprouvées pour respecter cette mesure de la libération conditionnelle.

25Quand celle-ci est associée à la peur d’être à nouveau incarcéré, l’imprévisibilité de l’ensemble des situations pouvant conduire à un « bris de condition » participe alors indirectement de la surveillance des libérés conditionnels. C’est sans compter que la réponse des individus devant un risque probable est bien souvent d’en intérioriser les contraintes réelles ou supposées (Parsons, Bales, 2007 : 141), voire d’éprouver le « sentiment obscur d’oppression » dont parlait Maurice Halbwachs, afin de caractériser la réponse émotionnelle des personnes confrontées à la perspective de lendemains trop incertains (2002 : 284). À tenir compte de la configuration « géo-émotionnelle » de la mise en liberté sous condition et à suivre Daniel sur ce point, il n’est donc guère étonnant qu’il ait eu « souvent l’impression [de marcher] dans la vie près d’un rideau très mince » et que « le moindre faux pas pourrait déchirer cette pellicule » (Daniel, 23 juin 2014). Il en était ainsi « toujours à [se] surveiller pour ne pas [s’]approcher de cette ligne » (ibid.) : cette dernière représentant, en quelque sorte, la démarcation autant intériorisée que parfaitement concrète entre le « licite » et l’« illicite » que soutient la peur d’être à nouveau incarcéré.

27C’est pourtant moins le fait que sa « liberté » soit conditionnée par des espaces et temporalités relativement restreints que le stress lié à la peur d’être à nouveau incarcéré qui produirait « des effets carcéraux sans immobilisation physique » (Moran et al., 2013 : 240 ; cité par Ollivon, art. cit. : 125). L’une des principales caractéristiques du régime émotionnel de la mise en liberté sous condition serait alors de « gouverner » les libérés conditionnels par les émotions que sont la peur et le stress de la réincarcération, afin de limiter leurs actions dans un espace-temps défini. Or, comme nous allons le voir, par la surveillance de leur intimité relationnelle et affective pouvant être effectuée, ce régime émotionnel « gouverne » également des émotions.

2.2. « Si je souhaite coucher ailleurs, il faut qu’il y ait une enquête communautaire »

29Ce contrôle sur l’« intimité » des libérés conditionnels n’est en tout cas pas pour faciliter la tenue de nouvelles relations affectives à la sortie de prison, comme le confesse Daniel. C’est sans compter, écrit-il, que « la vie en prison ne nous enseigne pas à être fonceur et entreprenant », quand l’on souhaite renouer avec une vie intime et que celle-ci représente, en particulier, « un mode de vie dont il faut se défaire » pour prolonger une vie sexuelle par-delà l’expérience carcérale (Daniel, 16 novembre 2013). Cette dernière a d’ailleurs bien souvent pâti de l’incarcération, et parfois de manière durable (François, 2016), si bien que Daniel se décrit bon gré mal gré comme une « vierge de seconde main » (Daniel, 31 décembre 2013). Qu’on pût surveiller sa sphère relationnelle et intime lui semblait d’autant plus intolérable que l’idée de rencontrer quelqu’un revêtait une grande importance pour la réussite de son expérience de sortie de prison. Cette thématique est même l’une des plus développées de son blogue (Daniel, 12 février 2014 ; 12 janvier 2014 ; 14 janvier 2014).

30Qu’elle soit ou non tolérable, l’entrave légale à la possibilité de développer certaines formes de sociabilité semble renforcer la vulnérabilité relationnelle de certains libérés conditionnels, et cela dans la continuité de l’épisode carcéral. « Renforcer », car les expériences de changement de statut social (chômage, rupture conjugale, maladie, etc.), dont l’incarcération fait partie, s’accompagnent déjà, bien souvent, d’une diminution du « capital relationnel » (Cohen, 1997 ; Martin, 2001).

31Le fait que les libérés conditionnels ne puissent être pleinement les acteurs de leurs pratiques relationnelles et intime interroge plus largement sur l’autonomie qui leur est accordée pour préparer eux-mêmes leur sortie de prison, d’autant que la « valeur-autonomie » est souvent perçue par les individus comme l’une des conditions indispensables de leur émancipation (Ehrenberg, 2010 : 217). Le sentiment d’autonomie est même central dans la conception que les individus portent eux-mêmes sur leur capacité à l’autonomie, car celui-ci devrait idéalement être au-dessus de toute atteinte possible – afin de maintenir une estime de soi convenable (Nedelsky, 1989).

2.3. « Quelques fois elle s’adressait à moi comme si j’étais un enfant »

32Dans le suivi de la mise en liberté sous condition, il semble pourtant qu’il soit trop peu tenu compte du sentiment d’autonomie des « personnes contrevenantes ». En témoigne, par exemple, l’indignation de Daniel quand une ALC lui « demande même de [se] trouver un emploi comme serveur de crème glacée » pour subvenir à ses besoins, alors qu’avant son incarcération il avait « un bon emploi, un bon fonds de pension, une maison, etc. » (Daniel, 7 avril 2014). S’il estime cette proposition inacceptable, c’est qu’il avait lui-même déjà tout mis en œuvre pour préparer et obtenir sa « libération conditionnelle totale », en s’inscrivant à l’Université et en suivant des cours de développement Web. Il a pourtant eu « l’impression de perdre [son] temps », comme il avait déjà « fait des études universitaires », puis avait longtemps travaillé en tant que « consultant » dans l’informatique (Daniel, 15 janvier 2014).

33En réaction à un suivi de mise en liberté sous condition, qui lui a paru indifférent à la fluidité de son parcours de vie, Daniel a décidé d’« arrêter de penser à ce que mon agente [de libération conditionnelle] voulait bien de moi », puis de « faire les choses de mon mieux », ou, si l’on veut, d’opter pour une attitude plus responsable face aux difficultés que présente le parcours de sortie de prison :

Tout ça pour dire que j’ai compris qu’en faisant dépendre mon bonheur de ma liberté, j’en donnais la responsabilité à quelqu’un d’autre. Ma satisfaction devait venir de moi et non pas des actions ou inactions d’une autre personne. Il fallait que ça commence maintenant. Le paradis n’est pas de l’autre côté de la clôture, il est en moi.
(Daniel, « Le paradis », le 9 janvier 2014)

34C’est d’ailleurs par sa « responsabilisation » qu’on entend développer chez le « délinquant » un sentiment d’obligation à l’égard de ses actes (Quirion, 2006), ainsi que son implication subjective dans le processus de sortie de prison (Otero et al., 2004), ou encore favoriser les attitudes « prosociales » perçues comme essentielles à la réinsertion des ex-détenus dans la littérature grise du Service correctionnel Canada (SCC) (cf. Brown et al., 2023).

35Une fois sa « libération conditionnelle totale » obtenue, le 20 janvier 2014, le sentiment d’autonomie de Daniel ne semble pas non plus avoir été épargné par le « soutien émotionnel » qui lui a été accordé pour l’accompagner dans ses démarches d’insertion sociale et professionnelle. C’est du moins ce qu’il ressort de l’échange qu’il a eu avec une ALC, et qu’il a rapporté de la façon suivante :

Il y a eu une période d’ajustement au début car je la trouvais un peu condescendante. Quelques fois elle s’adressait à moi comme si j’étais un enfant. Par exemple elle m’a expliqué que la vie c’était comme une fleur et que chaque sphère de notre vie comme le travail, les loisirs, le sommeil, la famille, etc. sont comme des pétales et que si on veut que notre fleur soit belle (notre vie), il faut que les pétales soient toutes de même taille (qu’on accorde autant de temps à toutes ces sphères de notre vie). Une autre fois je lui racontais qu’il y avait quelque chose que je trouvais difficile et elle s’est mise à m’expliquer que lorsque la température n’était pas belle ça la rendait de mauvaise humeur et elle se sentait mieux quand elle décidait qu’elle ne pouvait rien y changer et qu’il fallait profiter de la vie quand même. Wow! Si la température te déprime, qu’est-ce qui t’arriverait avec mes problèmes? Mais non, il ne faut pas que j’aie un problème “d’attitude”. Il faut que j’acquiesce à tout. Ça a fini par se placer et les choses se passaient bien.
(Daniel, « Le surréalisme de la vie après la prison », le 19 août 2014)

36Parce que l’anecdote « miniaturise et illustre un problème social, une question morale » (Renard, 2011 : 40), ce dernier extrait illustre bien le « réglage » des sentiments rendu nécessaire par le régime émotionnel de la mise en liberté sous condition et qui, dans le cas de Daniel, lui a demandé une certaine « période d’ajustement ». Cette dernière lui a été nécessaire pour s’accommoder d’un moindre sentiment d’autonomie et, ainsi, s’adapter aux injonctions à faire preuve de « responsabilité » – pour s’en sortir. Le sentiment de responsabilité à l’égard de soi-même et de ses actes, ou l’autre facette de l’autonomie, requiert pourtant, comme nous l’avons dit, une certaine « agentivité » par rapport au devenir biographique.

37Dès lors, il est possible de mieux définir le régime émotionnel de ce temps de transition, ou du moins d’en saisir quelques caractéristiques dans les limites épistémologiques d’une étude de cas individuel.

• Premièrement, il est constitué par la peur et le stress que suscite chez certains libérés conditionnels l’idée d’être à nouveau incarcéré, en particulier pour le non-respect des conditions légales de la mise en liberté sous condition, étant donné la relative imprévisibilité des situations pouvant conduire à un « bris de condition ».

38C’est sans doute moins valable pour les personnes avec des trajectoires « à la croisée du pénal et de l’aide sociale » pour qui l’incarcération peut représenter un « refuge » (Delcourt, 2020 ; Bucerius et al., 2021), ou encore pour celles qui font de l’expérience carcérale un « moment de répit » dans une carrière de toxicomanie (Fernandez, 2010).

• Deuxièmement, ce régime émotionnel est caractérisé par le « réglage » des sentiments d’autonomie et d’estime de soi qu’il rend nécessaire dans le cadre du suivi de la mise en liberté sous condition, pour s’adapter aux injonctions à faire preuve de « responsabilité » durant ce temps de transition – et pour s’en sortir.

39Enfin, nous allons voir que ce régime émotionnel comporte, à minima, une dimension expérientielle importante et relative à ce que nous avons appelé la « mécanique du temps plein de la libération ».

3. La mécanique du temps plein de la libération

40Il a été montré qu’au Canada le dispositif de libération conditionnelle associait fortement le principe de réinsertion sociale à la reprise d’un emploi (Strimelle, Poupart, 2004), car l’on y considère qu’il est un important facteur d’insertion pour les ex-détenus, et sans doute à juste titre (Laub, Sampson, 2003). Toutefois, quand elle coexiste avec une logique de gestion des risques (Hannah-Moffat, 2005), une perspective d’insertion sociale où l’économique prévaut situe celle-ci d’emblée dans une forme de « workfare dur », qui vise « à activer les personnes vers l’emploi en mobilisant des obligations, des contraintes et des sanctions » (Binet, 2023). La « réinsertion » des sortants de prison n’en passe pas moins par d’autres dimensions essentielles, telles que la reprise d’un logement (Lutze et al., 2014), ou encore le rétablissement d’un réseau de soutien social et familial (Valera et al., 2017), ainsi que l’étiquetage positif des ex-détenus (Maruna, 2012).

3.1. « Préparer les souvenirs de demain »

46De l’autre, ce qui cherche à s’écrire, à se lire, à se voir, dans son blogue, c’est un sentiment de carcéralité et les blessures émotionnelles qui le soutiennent. C’est pourquoi Daniel a raconté par le menu les expériences par lesquelles un ex-détenu peut se faire interpeller par son passé carcéral et qu’elles constituent le fil rouge de son témoignage. « Les rayures, écrit-il, sont là même si on ne les voit pas », malgré « les petits détails qui restent » : « [se réveiller] avec l’impression que quelqu’un m’envoie la lumière d’une lampe de poche dans les yeux » ; ou encore « [avoir] l’impression que je ne suis pas seul dans mon appartement, comme si quelqu’un pouvait entrer n’importe quand pour vérifier si j’y suis » (Daniel, 25 janvier 2015). « Oui, précise-t-il, je sens que je suis endommagé mais d’une façon qui me fait voir et apprécier les belles choses de la vie » (ibid.). « C’est peut-être ma forme de stress post-traumatique » conclut-il, car « ça décrit bien ce que je vis », notamment lorsqu’il est « brusqué » et qu’il sent « une panique s’emparer de [lui] » – parce que « c’est ça la prison, ne pas avoir le contrôle » (ibid.).

48C’est d’ailleurs un point difficile à trancher, si l’on veut bien admettre que « nos émotions manquent parfois leur but et ne présentent pas les choses comme elles le sont » (Tappolet, 1995 : 255). Le cas échéant, il est important de situer les émotions exprimées par ces acteurs dans une « carrière affective » (Sommier, 2020), pour mieux les articuler aux configurations sociales et séquences biographiques desquelles elles émanent ; tout comme d’identifier les « grammaires affectives » pouvant structurer leurs récits de témoignage, en raison « de la présence dans l’environnement social de scripts [relatifs à des sorties de trajectoire] », plus ou moins « disponibles » et « légitimes » (Déchaux, 2015). Car, faut-il le rappeler, les émotions ont une dimension sociale jouant un rôle fondamental dans toute expérience vécue (Quéré, 2018). En témoigne, comme nous le verrons, l’« anxiété de la liberté » ressentie par Daniel durant la période de mise en liberté sous condition.

3.2. « L’anxiété de la liberté »

49Pour Daniel, il était paradoxal que la CCLC puisse exiger de lui d’entamer de sérieuses démarches de recherche d’emploi, alors même que le fait de respecter ses conditions ne lui semblait pas pour faciliter la reprise d’un travail salarié. Dans de nombreux billets de blogue, il se demande ainsi s’il pourra vraiment réaliser son « projet de sortie », afin que sa « libération conditionnelle totale » ne soit pas révoquée et qu’il n’est pas à retourner en prison pour y finir sa peine.

50D’une part, le fait qu’il ait dû obtenir l’autorisation de son ALC pour se déplacer au-delà d’un certain périmètre géographique aurait considérablement compliqué sa reprise d’emploi. En vivant à Montréal, explique-t-il, s’il devait postuler un emploi à Québec : « je pourrais me faire peut-être engager, déménager et ensuite me faire dire que je ne peux pas conserver mon emploi » (Daniel, 5 janvier 2014).

52Les possibilités qu’il obtînt un logement après son séjour en maison de transition n’étaient, semble-t-il, guère plus élevées au départ que ses chances de trouver un emploi. En effet, selon Daniel, « la notion de dossier criminel est floue », si bien que les compagnies d’assurances sont « devenues très pointilleuses à ce sujet » et « exagèrent » à un tel point qu’« il peut être impossible d’assurer une maison » (Daniel, 5 janvier 2014).

53Dans l’ensemble, les personnes ayant un passé carcéral ont effectivement des choix résidentiels relativement réduits, en raison d’une situation économique fragilisée par leur judiciarisation, puis de perspectives d’intégration sociale et professionnelle limitées (Brown, 2004). Pour un libéré conditionnel, comme pour tout sortant de prison, les difficultés d’accès à un logement ou, le cas échéant, toutes les limitations en matière de mobilité résidentielle peuvent accentuer la perte de statut social liée au passé carcéral (Clear, 2008). Dans les cas les plus extrêmes, la réduction des possibilités d’accès au logement peut même conduire à la mise au ban durable de tout espace résidentiel (Coupienne, Perrault, 2020).

54En ce domaine, Daniel s’estime, à nouveau, tout à fait « chanceux » (Daniel, 5 février 2016). En effet, son ALC a réussi à lui trouver un logement dans un « immeuble pour anciens détenus encore en libération conditionnelle » (ibid.), comme il « n’est pas un risque pour la société », tient-il à préciser, et que « quelqu’un s’en est aperçu enfin » (Daniel, 28 septembre 2013). Pour lui, « c’était une bonne nouvelle », car son loyer allait être modéré tant qu’il n’aurait pas d’emploi (ibid.). Il lui faudrait tout de même, écrit-il, « m’acheter à manger et que je cuisine », éventuellement se rendre à « des endroits qui donnent de la nourriture pour les gens qui en ont besoin », et enfin « acheter des meubles, de la vaisselle, etc. » (ibid.). En dépit d’une situation économique dégradée par l’incarcération et malgré les coûts qu’il représente, la perspective d’obtenir un logement individuel était associée par Daniel à la liberté de pouvoir « inviter qui [il] veut », « peut-être recommencer à regarder pour rencontrer des femmes », et à la possibilité de renouer avec une vie familiale (ibid.).

55C’est aussi que l’incarcération a souvent des conséquences dommageables sur le maintien de relations affectives et familiales. Dans bien des cas, elle « rejaillit » sur les proches des détenus par différents « effets de ricochet » (Lehalle, 2019 : 9-10), et constitue alors, pour ceux-là, une « expérience carcérale élargie » (Touraut, 2019). L’ensemble conduit parfois à l’interruption de toute vie familiale, comme cela a été le cas pour Daniel. En effet, il a dû « faire une croix sur tout ça » pendant qu’il était en prison, après s’être séparé de sa conjointe et avoir constaté que ses enfants ne répondaient plus à ses lettres (Daniel, 23 juin 2014).

56Le concernant, la rupture a été si « totale » qu’après être « allé voir les profils Facebook de certaines personnes de ma famille je me suis soudainement aperçu que ces gens avaient continué à vivre et que plein de choses avaient changé », puis que « tous ces gens parlaient de choses dont je n’avais aucune idée » (Daniel, 18 octobre 2013). L’idée que « tout est à recommencer » comme la « première fois », et à cinquante-et-un ans, précise-t-il, a provoqué chez lui un sentiment de culpabilité pour « avoir investi autant d’années dans quelque chose et de ne pas pouvoir en profiter » (ibid.). Les difficultés éprouvées pour assurer la reprise d’une vie familiale seraient notamment liées à « l’habitude de la solitude acquise en prison » :

J’ai pris conscience de quelque chose la semaine dernière et ça m’a fait plutôt bizarre. Lorsque j’étais en prison j’ai pris l’habitude de me débrouiller par moi-même et de ne pas penser aux gens qui étaient près de moi dans le passé. Il a fallu que je passe par là pour ma santé mentale. De temps à autre je parle avec mon frère et je m’aperçois qu’il y a quelque chose qui cloche chez moi. […] C’est comme si j’oubliais tous ces gens car j’ai trop pris l’habitude d’être seul. […] C’est comme avec mes enfants, je ne sais pas trop comment agir.
(Daniel, « L’habitude de la solitude acquise en prison », le 4 novembre 2014)

57« C’est signe qu’il faut que je change quelque chose car c’est maintenant qu’il faut que je sois heureux », admet-il, comme il s’était promis de ne pas se « laisser étourdir par cette vie outre-clôture », ainsi que de se concentrer « sur ce qui est vraiment important maintenant » :

Je ressens toujours cette urgence, ce besoin de ne pas perdre mon temps. Je dis ça souvent : "J’ai une vie, moi !" J’ai beaucoup de difficulté à me détendre et ne rien faire. Quand je veux me gâter, je m’assois devant mon ordinateur et j’écris pour ce blogue. J’entre dans ma "zone". J’écoute de la musique et j’oublie le temps qui passe. Ce temps que j’ai appris à apprivoiser [en prison].
(Daniel, « J’ai une vie, moi ! », le 8 avril 2014)

58Comme le remarque Daniel, cette « urgence » contraste pour le moins avec le « temps vide » de l’incarcération (Chantraine, 2004 : 167), si bien qu’il lui est « difficile de décider sur quoi dépenser mon temps et surtout mon énergie » et que « tout ça fait partie de la liste des choses sur lesquelles il faut que je travaille » (Daniel, 31 décembre 2013).

59Ce sentiment d’urgence l’a placé dans une situation pour le moins ambiguë. En effet, le supplément de « liberté » que procure la décarcération était tout autant espéré par Daniel qu’il n’a été craint par la suite, en raison de l’« anxiété de liberté » provoquée à la fois par les difficultés sociales auxquelles un libéré conditionnel est mécaniquement exposé pour réussir son « plan de sortie » et, s’il ne s’y conforme pas, par la peur d’être à nouveau incarcéré (Daniel, 8 mars 2014). À suivre Daniel, le « travail de transition » requis pour se reconstruire et vraiment « sortir de prison » ne saurait pourtant se réduire à ses dimensions « matérielles » les plus pressantes, comme trouver un emploi et un logement. S’il est tenu compte de la part émotionnelle du « bagage carcéral », il est également essentiel, durant le « temps plein » qu’est la « libération », de panser les blessures faisant de l’identité, ainsi de la reprise d’une vie affective et familiale, une « épreuve de soi » – eu égard au stigmate d’une incarcération passée (Brew et al., 2022).

3.3. « C’est comme courir un marathon pieds nus »

60Pourtant, Daniel « croyait qu’après 18 mois de liberté, ce serait pas mal réglé » et qu’il aurait alors « un emploi, des amis et peut-être une copine » (Daniel, 24 décembre 2014). Mais, l’expérience de sortie de prison, « c’est comme courir un marathon pieds nus » :

C’est douloureux et c’est long, très long. Mais on sait qu’il y a une fin et que ce sera si bon lorsque ce sera terminé. Après des dizaines de kilomètres atroces, à s’encourager en imaginant l’arrivée, on la voit enfin au loin. […] Et lorsqu’on arrive, on nous dit qu’il nous reste encore 10 kilomètres à faire. La tentation est grande de juste abandonner, s’étendre sur l’asphalte et attendre on ne sait quoi.
(Daniel, « M’étendre sur l’asphalte », le 28 mars 2019)

61Il aura d’ailleurs fallu plusieurs années à Daniel pour réorienter son itinéraire biographique, comme il l’espérait à la fin de sa détention. De son parcours de sortie de prison, il ressort au moins deux « turning points convergents » (Abbott, 2009).

63La reprise de contrôle qu’il a opérée sur son devenir biographique résulterait donc moins du dispositif de mise en liberté sous condition, qui est jugé trop contraignant par sa configuration « géo-émotionnelle », que des capacités dont il a pu lui-même témoigner pour s’en sortir : le tout en s’investissant à « temps plein » dans la réussite de son « plan de sortie » et en ne négligeant aucun aspect de l’expérience de sortie de prison, en particulier sur le plan relationnel et intime.

64Est-ce à dire que le soutien à apporter aux libérés conditionnels devrait surtout conforter leur sentiment d’autonomie ? Qu’il faudrait réfléchir aux conditions par lesquelles ce sentiment pourrait être davantage préservé du régime émotionnel de la mise en liberté sous condition ? Ou qu’il s’agit sur ces questions, aussi, de maintenir dans une relation dialectique l’autonomie et son sentiment ? Car l’autonomie réelle a ses propres « moyens » (Le Coadic, 2006), par-delà ce qui peut en être escompté dans le cadre d’une intervention correctionnelle auprès d’un « délinquant » : soit « assumer une plus grande responsabilité par rapport aux comportements qui l’ont conduit dans le système pénal », ainsi que « se responsabiliser par rapport aux stratégies mises en place pour résoudre ses difficultés personnelles » (Quirion, 2012 : 351).

65Dans son dernier billet de blogue, Daniel estime qu’il a désormais « fini [sa] sentence » et que « [sa] vie a un peu changé » depuis qu’il a « rencontré une femme qu’[il] aime beaucoup ». Pourtant, l’expérience carcérale se rappelle à son bon souvenir dès qu’il est « difficile de cacher [à ses collègues et nouveaux amis] d’où [il vient] », parce qu’il a « peur de décevoir des personnes », qu’il a encore « honte de ça », et que « c’est la chose la plus difficile avec laquelle [il doit vivre] » (Daniel, 17 avril 2022). De sorte que le sentiment de carcéralité peut parfois subsister au régime émotionnel de la mise en liberté sous condition, mais sous une forme de plus en plus « abstraite », à mesure que les expériences de carcéralité ont moins de prise sur la réalité sociale, en étant moins fréquentes ou mal vécues. Le cas échéant, la peine abstraite, qui subsiste, relève-t-elle de l’économie morale de l’enfermement (Fassin, 2015 ; Lehalle, 2016) ? Ou de celle particulière à l’expérience de sortie de prison ?

Conclusion

66Cet article, rappelons-le, visait moins à « généraliser » par une enquête microsociologique qu’à montrer comment l’analyse du sentiment de carcéralité pourrait contribuer à « déspécifier » l’objet d’étude qu’est la prison. Nous avons montré que les « régime émotionnel d’un temps de transition » et « mécanique du temps plein de la libération » ont constitué des dimensions expérientielles importantes du parcours de sortie de prison de Daniel. Elles ont mis en exergue le poids du « bagage carcéral » sur le sentiment d’identité, d’une part, puis sur le sentiment d’autonomie et d’estime de soi, d’autre part. Il en ressort au moins deux dimensions heuristiques pour de futures recherches sur le « post-carcéral » et sa part émotionnelle.

67La première est que la « carcéralité » peut être analysé dans les configurations géographiques et temporelles de l’après-prison, celles-ci donnant alors toute la mesure du sentiment de carcéralité pouvant être ressentie durant une expérience de sortie de prison. Le sentiment de carcéralité semble en effet cristalliser une « forme de vie » associée à l’expérience carcérale, bien que la « carcéralité » vécue « hors les murs » en ait surtout la « forme émotionnelle » et moins les dimensions spatio-temporelles.

68La seconde est que le sentiment de carcéralité gagnerait à être saisi comme une « souffrance sociale » dans les analyses des parcours « post-prison ». Ce concept permettrait d’être attentif à l’« imbrication complexe du psychique et du social, du biographique et du contextuel, du structurel et de l’occasionnel » (Renault, 2008 : 333), afin de mieux comprendre l’enchevêtrement social du sentiment de carcéralité dans la temporalité dite « post-carcérale ». En effet, à en juger par le témoignage de Daniel, la libération des affects, qui lui sont liés, est l’une des dimensions importantes du processus (psychique, social, biographique) qu’est l’expérience de sortie de prison. Car des « émotions sociales » (peur, colère, injustice, culpabilité, etc.) peuvent subsister à la peine formelle, et alors constituer une forme de « souffrance sociale » en mesure d’atteindre le sentiment d’identité et d’estime de soi des personnes ayant un passé carcéral.