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Jardiner la prison

Personnels pénitentiaires et personnes détenues face au verdissement
Gardening the prison. Prison staff and inmates facing the prison greening
Anaïs Henneguelle, Alix Barbier, Alexandre Berthe et Antonin Margier

Résumés

Cet article analyse par le bas la dynamique actuelle de verdissement des prisons françaises en répondant aux questions suivantes : Comment l’expérience carcérale, entendue au double sens d’expérience de l’incarcération et d’expérience du travail en prison, est-elle transformée par ce mouvement ? De quelles façons les relations entre les différent·e·s acteur·rice·s qui interagissent en prison en sont-elles modifiées ? S’appuyant sur une enquête de terrain, il montre la similarité entre les deux groupes : 1) la majorité ne s’engage pas dans le verdissement, que ce soit par hostilité ou par désintérêt ; 2) quand il se déploie tout de même, le verdissement est mobilisé à de multiples fins ; 3) seule une poignée d’individus disposant de peu de ressources externes s’implique, ce qui rend les dispositifs adoptés fragiles et précaires.

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Notes de l’auteur

Ce projet de recherche a été financé par la Direction de l’administration pénitentiaire dans le cadre du projet de recherche LAP+Eco (financement « Prisons vertes »).
Les auteur·rice·s remercient l’ensemble des acteurs et actrices rencontré·e·s lors du travail de terrain pour leur aide, leur disponibilité et leur bienveillance, ainsi que Ghislain Gabalda et Auriane Taveau pour leur suivi attentif.

Texte intégral

Introduction : enfermer et verdir

1À l’heure où l’ampleur de la crise environnementale actuelle et de ses conséquences fait l’objet d’un consensus scientifique majeur, les appels à agir n’ont jamais été aussi pressants dans l’espace public (Nicolas et al., 2023). Or, cette injonction contraste avec l’inertie des mesures finalement appliquées, à la fois du fait de « politiques écologiques étatiques désarmées et désarmantes » (ibid., 17) et des difficultés concrètes soulevées par leur éventuelle mise en œuvre. L’administration pénitentiaire (AP) et ses 187 établissements n’échappent pas à cette double dynamique d’ensemble d’injonction à l’action environnementale (Henneguelle et al., 2025) et d’inertie des mesures finalement mises en place. De fait, à l’AP comme dans d’autres administrations, l’application des dispositifs déployés par les instances de direction repose sur l’adhésion des travailleur·euse·s et des publics concerné·e·s. Nous nous focalisons dans cet article sur la façon dont les acteur·rice·s situé·e·s dans les établissements pénitentiaires reçoivent, subissent, transforment cette injonction ou portent elleux-mêmes des actions environnementales.

2Ce faisant, cet article s’inscrit dans la perspective d’une analyse des changements de la prison « par le bas » (Bony, 2015 ; Durand et al., 2022), en étudiant dans un même mouvement l’expérience des personnes qui y sont détenues et de celles qui y travaillent. Nous appliquons ici ce regard spécifique à une dynamique particulière, celle du verdissement des établissements pénitentiaires.

  • 1 Nous excluons de notre analyse l’adaptation au changement climatique des établissements, cette dime (...)

3Dans cet article, nous définissons le verdissement comme un processus pouvant prendre trois formes principales aux objectifs distincts. D’abord, il s’agit de la mise en place de dispositifs verts en détention, c’est-à-dire de l’introduction d’éléments naturels (arbres, fleurs, animaux, potagers, jardins, etc.) destinés à l’expérience sensible des personnes détenues et/ou des personnels dans une perspective d’apaisement, d’amélioration des conditions de détention et de travail. Ensuite, il s’agit de l’ensemble des mesures prises pour limiter les émissions de gaz à effet de serre associées au système carcéral (régulation des températures, incitation à limiter la consommation d’électricité, tri, recyclage, achats verts, etc.), dans un objectif de décarbonation des prisons. Enfin, il s’agit des dispositifs de sensibilisation et de formation à la transition écologique (ateliers d’éco-citoyenneté, formations horticoles, emplois verts en détention, etc.), visant à offrir des perspectives de réinsertion post-détention ou à modifier les comportements individuels de long terme. Ces différentes formes de verdissement peuvent s’entremêler et se déployer à des degrés variables et selon des logiques différentes en fonction des établissements et de leurs configurations locales1.

4Cet article contribue à la littérature sur les prisons vertes, objet encore balbutiant au sein des études carcérales francophones (Bouteille et Bony, 2024 ; Henneguelle et al., 2025), en proposant la première analyse à notre connaissance du verdissement tel qu’il se déploie au niveau des établissements pénitentiaires français. La littérature anglophone sur le sujet fait montre de nombreux débats portant majoritairement sur les États-Unis et le Royaume-Uni, où le verdissement est défini de manière variable. Les articles concernés oscillent en effet entre deux manières d’étudier la façon dont l’institution carcérale se saisit du mouvement général de transition écologique (Margier et al., 2024). D’un côté, une série de publications évalue les effets d’actions locales de verdissement sur le bien-être des personnes détenues ou des personnels. Elle montre que l’introduction d’éléments naturels dans les prisons permet d’améliorer les conditions de détention (par exemple Moran, 2019 ; Brown et al., 2021) et de travail (Moran et al., 2022), mais aussi de faciliter la réinsertion sur le long terme (DelSesto, 2022). De l’autre, certains articles s’inscrivent dans une perspective critique, montrant que ces programmes contribuent à masquer d’autres enjeux comme le manque de moyens et la surpopulation carcérale (Jewkes et Moran, 2015), permettent avant tout de réduire les coûts de l’enfermement (Bohlinger, 2020), ou encore participent à renforcer la légitimité du système carcéral (Little, 2015 ; Hazelett, 2023). Cet article propose de mettre en dialogue cette littérature sur les green prisons avec les débats portant sur l’expérience carcérale (entre autres Chantraine, 2004 ; Rostaing, 2006 ; Durand, 2019), notamment sur sa multi-dimensionnalité (Crewe, 2015), sur la transformation de la matérialité de l’espace carcéral (Milhaud, 2017), ou encore sur le processus de « normalisation carcérale » et ses modalités (Icard, 2022). Pour reprendre les termes de Corinne Rostaing, la perspective de l’expérience carcérale :

[…] suppose d’observer concrètement les actions et interactions des personnes incarcérées et des personnels considérés comme des acteurs sociaux vivant et travaillant dans une institution particulièrement contraignante, d’analyser leurs marges de manœuvre, même limitées du fait de ces contraintes institutionnelles, mais aussi d’envisager leurs capacités d’innovation ou de négociation de nouveaux arrangements.
(Rostaing, 2006, 41)

5L’objectif de l’article est donc d’apporter une première analyse sur les questions suivantes : Comment l’expérience carcérale, entendue au double sens d’expérience de l’incarcération et d’expérience du travail en prison, est-elle transformée par le verdissement ? De quelles façons les relations entre les différent·e·s acteur·rice·s qui interagissent en prison en sont-elles modifiées ?

  • 2 Nous avons choisi dans cet article de ne pas mentionner le rôle des directions, même si nous savons (...)

6Ainsi, plutôt que d’étudier le verdissement par le prisme macro-géographique des politiques publiques, nous privilégions une analyse située en suivant les acteur·rice·s qui le portent ou le subissent et en dépliant les mécanismes par lesquels il se déploie sur le terrain. Les acteur·rice·s étudié·e·s dans cet article appartiennent à deux catégories principales : d’un côté, il s’agit de l’ensemble des personnes travaillant en détention, qu’il s’agisse de surveillant·e·s, de conseiller·ère·s pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP), d’enseignant·e·s de l’Éducation nationale, de prestataires privés ou encore de bénévoles, et de l’autre il s’agit des personnes incarcérées2. Dans cette optique, nous nous sommes appuyés sur une méthodologie interdisciplinaire croisant sociologie et géographie de la prison, fondée sur des méthodes qualitatives, comme le détaille l’encadré méthodologique.

7Notre étude montre qu’un parallèle fort existe entre les personnes travaillant en prison et les personnes détenues en ce qui concerne leur rapport au verdissement des prisons. D’abord, les dispositifs de verdissement déployés d’en haut suscitent un continuum de réactions, allant principalement de l’indifférence à l’hostilité. Cependant, certain·e·s s’approprient ces dispositifs, non seulement par conviction écologique, mais aussi en visant d’autres objectifs. Enfin, une poignée d’individus capables de mobiliser différentes ressources joue un rôle déclencheur, ce qui rend les initiatives précaires. Le verdissement des prisons renvoie alors davantage à une juxtaposition de projets divers plutôt qu’à un mouvement structuré.

Encadré méthodologique

Afin d’analyser le verdissement au sein des prisons françaises et de caractériser ses acteur·rice·s, nous nous appuyons ici sur les résultats d’un projet de recherche intitulé LAP+Eco (Leviers d’action pour une prison plus écologique).

Dans le cadre de cette enquête, nous avons réalisé en 2022 et 2023, 55 entretiens semi-directifs d’une durée moyenne de 90 minutes avec 52 interlocuteur·rice·s aux positionnements divers dans l’AP (voir le Tableau I en annexe). Nous avons aussi organisé trois entretiens de groupe réunissant quatre à dix personnes incarcérées afin que se construise un dialogue, une argumentation et des justifications aux différentes positions des uns et des autres. Pour compléter cette approche, se situant du côté des discours et des significations que les différent·e·s acteur·rice·s rencontré·e·s assignent au verdissement, nous avons réalisé en binôme ou en trinôme vingt-cinq jours d’observations cumulés dans des espaces variés afin de rendre compte de certaines pratiques. Enfin, nous avons obtenu l’autorisation de prendre et de publier des photographies des espaces enquêtés, afin de montrer l’aspect principalement minéral des établissements pénitentiaires (Image 1a), mais aussi d’illustrer les dispositifs existants comme les jardins (Image 1b).

Notre terrain de recherche se constitue principalement de trois prisons appelées dans la suite du texte Alpha, Bêta et Gamma. Elles ont été choisies en concertation avec la DAP, en raison de la diversité des formes de verdissement qui s’y déploient.

Le centre de détention Alpha, en gestion publique, est situé en zone péri-urbaine d’une petite ville en déprise démographique. Le bâtiment, du XIXe siècle, a une capacité d’environ 300 places exclusivement réservées à des hommes majeurs. Le centre comprend de nombreux espaces verts en son sein, notamment un stade de football extérieur entièrement enherbé, entouré de grillages et depuis lequel on a vue sur les maisons environnantes.

Le centre pénitentiaire Bêta, en gestion déléguée, est situé dans la frange industrielle d’une grande ville. Il est composé de deux maisons d’arrêt et d’un quartier de semi-liberté (QSL), la première construite dans les années 1990, la seconde et le QSL à la fin des années 2010. Le centre a une capacité totale d’environ 1 400 places accueillant des hommes majeurs et mineurs. La maison d’arrêt la plus ancienne ne dispose pas d’espaces verts, contrairement à la plus récente dont les espaces interstitiels sont végétalisés et qui dispose de plusieurs potagers, l’un d’eux ayant été aménagé en cour de promenade.

Le centre pénitentiaire Gamma, en gestion déléguée, est situé en zone péri-urbaine d’une grande ville attractive démographiquement. Il est composé de deux quartiers maison d’arrêt et d’un quartier centre de détention ouverts au début des années 2010, pour une capacité totale d’environ 700 places (hommes majeurs et mineurs). Il est peu végétalisé, les espaces verts étant réservés aux espaces interstitiels auxquels les détenus n’ont pas accès, même si un potager a été aménagé dans l’un de ces espaces.

Notre terrain englobe aussi des entretiens réalisés auprès de différents services de trois directions interrégionales (DI), de différents bureaux de la Direction de l’administration pénitentiaire (DAP), du personnel de l’École nationale d’administration pénitentiaire (Enap), de l’Agence publique pour l’immobilier dans la justice (Apij), du fonds de dotation GreenLink et du ministère de la Justice.

Image 1a. Vue extérieure des bâtiments d’habitation de l’un des centres de détention visités

Image 1a. Vue extérieure des bâtiments d’habitation de l’un des centres de détention visités

Source : auteur·rice·s, mars 2023.

Image 1b. Vue extérieure du jardin du centre scolaire de l’un des centres de détention visités

Image 1b. Vue extérieure du jardin du centre scolaire de l’un des centres de détention visités

Source : auteur·rice·s, mai 2023.

1. L’expérience du verdissement en prison, entre hostilité et indifférence

8L’attitude des personnes travaillant en prison (au premier rang desquel·le·s figurent les surveillant·e·s) comme des personnes incarcérées, à l’égard du verdissement tel qu’il est déployé dans leurs établissements pénitentiaires respectifs, oscille principalement entre indifférence et franche hostilité. Ce positionnement s’exprime de manière différenciée selon le groupe concerné : les personnes travaillant en prison, et en particulier les personnels pénitentiaires, perçoivent le verdissement comme une contrainte professionnelle supplémentaire ; alors que les personnes détenues n’y trouvent qu’un intérêt marginal.

1.1. Les personnels pénitentiaires, le verdissement comme contrainte

1.1.1. Le primat sécuritaire

9Lorsque nous les interrogeons sur le « verdissement des prisons », la plupart des personnels de l’AP rencontrés lors de notre recherche évoquent spontanément la présence d’espaces verts, et les nombreux risques qui y seraient associés, à l’instar de ce formateur Enap :

Un arbre, on peut grimper dedans, donc ça, ça me va pas, parce que si on peut grimper dedans, potentiellement on peut passer par-dessus une clôture. On peut ne plus vouloir descendre [...]. On peut casser une branche et assommer quelqu’un. Et si y a un arbre, y a sans doute un peu de terre végétale en dessous, et là on peut planquer des trucs sérieusement. [...] Si jamais y a un arbre, y a des gens qui vont grimper dedans, ils vont tomber, ils vont se faire mal, ils vont jouer à se faire descendre les uns les autres. Qui dit point haut dit chute, qui dit chute dit bris. Voilà. Et donc les bris d’humains il faut pas.
(Entretien n° 17, homme, la quarantaine, formateur Enap)

10De multiples menaces transparaissent ici : les arbres en cours de promenade peuvent constituer des caches pour divers objets, des moyens de s’évader, de se mutiner, des systèmes pour se battre, des supports de chute. Ce type de discours, extrêmement fréquent, a des conséquences très concrètes : les cours de promenade des prisons françaises sont souvent complètement bétonnées (Milhaud, 2014). Par exemple, dans l’un des centres pénitentiaires visités, pourtant implanté dans une région sujette à d’importantes sécheresses, aucun arbre ne vient apporter de la fraîcheur, de l’ombre ou de la nature (Image 2).

Image 2. Vue sur l’infrastructure sportive de l’un des centres pénitentiaires visités

Image 2. Vue sur l’infrastructure sportive de l’un des centres pénitentiaires visités

Source : auteur·rice·s, juin 2023.

11Ce discours sécuritaire est caractéristique de la prison (Benguigui, 2011), qui peut être décrite comme un « dispositif guerrier » marqué par « un principe de division et d’hostilité généralisé » (Chauvenet, 2006, 374). D’ailleurs, la formation des personnels de l’AP (surveillant·e·s comme CPIP) à l’Enap inclut de nombreux modules relatifs à la sécurisation, à la discipline et au contrôle des corps dans les prisons compte tenu de la fonction première assignée à l’institution. Ces discours sur le primat de l’aspect sécuritaire sont principalement portés par des surveillant·e·s, mais peuvent aussi être mobilisés par d’autres personnes travaillant en prison, comme les enseignant·e·s.

Derrière le jardin horticole, par exemple, y a tout un espace qui est magnifique, y a plein de place. [...] Sauf qu’y a le mur d’enceinte derrière [...]. En termes de sécurité, imaginons, moi je prends un groupe de jeunes, je me dis allez, on fait un peu de permaculture, on fait trois-quatre carrés, on voit. Y a des projections [depuis l’extérieur de l’établissement]. J’ai des jeunes qui en ont rien à faire, à un moment donné si je leur dis « non tu vas pas là-bas », ils vont aller ramasser quand même. En termes de sécurité qu’est-ce qui se passe ? Qui est responsable ?
(Entretien n° 30, femme, la quarantaine, personnel éducatif)

12Au-delà des espaces verts, ce primat sécuritaire empêche ou freine la mise en place de nombreux dispositifs écologiques au niveau local.

[Directeur·rice] — On est dans l’air du temps donc on arrive à mettre des choses en place, mais le volet sécuritaire bloque quand même pas mal de choses. On a des contraintes, énormément de contraintes. [...] Et autant il y a des choses sur lesquelles on va se remettre en question, mais le sécuritaire on peut pas. [...] Nous on a une réglementation pénitentiaire. Et puis les deux choses les plus importantes dans un établissement pénitentiaire c’est la sécurisation du site, la sécurité des intervenants, des personnels, des personnes détenues, voilà.
(Entretien n° 39, réunion mensuelle d’activités)

13Dans le cas de la prison Gamma à laquelle correspond cet extrait, la mise en place de filets pour remplacer les sacs plastiques lors de la distribution des cantines était jugée risquée. Si le remplacement a finalement eu lieu après de longues tergiversations, il a donné matière à nombre de discussions sur le matériau précis à utiliser afin qu’il ne puisse pas être détourné à d’autres fins. Ces diverses initiatives se heurtent finalement aux enjeux sécuritaires, très prégnants en détention, ce qui n’est pas sans rappeler d’autres aspects de la vie carcérale qui se heurtent eux aussi au « butoir de la sécurité » (Benguigui, et al., 2011, 19, cet ouvrage présentant notamment les exemples du sport, de l’éducation, de la musique ou encore du travail en détention, ou Galembert et Rostaing, 2014 sur les droits en prison).

1.1.2. Une surcharge de travail

14De plus, ce mouvement de verdissement s’insère dans une organisation du travail contrainte et s’ajoute à des tâches déjà lourdes. Le quotidien des surveillant·e·s comme des autres personnels de l’AP est marqué par une importante surcharge de travail, qui s’explique par la surpopulation carcérale et le manque chronique de moyens humains et matériels (Chauvenet et al., 1994 ; Guilbaud, 2020). Dans ce contexte, les agent·e·s effectuent en priorité les tâches qu’iels considèrent essentielles au fonctionnement quotidien de l’établissement.

[Enquêteur·rice] — [Nous venons de discuter pendant 30 minutes de diverses initiatives écologiques]. Mais alors, que pensent vos collègues de tout ça ?
[Officière] — Ils en ont, mais alors, ils en ont rien à foutre. [...] On est en manque de l’essentiel, en manque de personnel, en manque de moyens, en manque de tout. [...] Et l’écologie, on s’en fout parce que l’essentiel on l’a pas, en fait. On a du mal à faire du zèle sur le reste. [...] Les surveillants ils sont déjà surbookés par tout ce qu’ils ont à faire.
(Entretien n° 23, femme, la quarantaine, officière)

15Ces tâches jugées essentielles comprennent la sécurisation de l’établissement, nous l’avons vu, mais aussi la distribution des repas et des cantines ou les mouvements vers les parloirs. À l’inverse, les dispositifs et les activités liés au verdissement font partie des missions jugées de moindre importance et, à ce titre, dévalorisées. Même s’ils ne sont pas les seuls à figurer dans cette catégorie, ils induisent une surcharge de travail particulière qui concerne surtout l’organisation des mouvements des personnes détenues.

  • 3 Extraits de l’entretien n° 30, femme, la quarantaine, personnel éducatif.

16Cette question est revenue à de nombreuses reprises lorsque nous évoquions la question de l’introduction d’espaces verts, de jardins ou d’ateliers potager. En effet, ces lopins de terre se situent à l’extérieur des bâtiments, et sont souvent séparés de ceux-ci par un chemin entrecoupé de plusieurs grilles. Ce chemin peut être long, car les jardins sont généralement loin du fait de contraintes spatiales diverses. Afin d’accompagner les personnes incarcérées (mais également les intervenant·e·s extérieur·e·s le cas échéant), la présence d’un·e surveillant·e porteur·se de clefs est nécessaire, ce qui peut être chronophage. L’un·e des enseignant·e·s rencontré·e·s, qui avait décidé de mettre en place un module pédagogique centré sur le travail de la terre, résume ses rapports avec les surveillant·e·s du bâtiment socio-éducatif de la façon suivante : « Je les rends fous ! ». Comme iel nous le raconte par la suite, lorsqu’iel a évoqué pour la première fois son idée de faire quelques cours en extérieur, les agent·e·s de l’AP lui ont tout de suite répondu : « Elle est sympa ton idée, mais tu ne te rends pas compte du boulot »3. La question des mouvements concerne d’autres aspects du verdissement des prisons, comme la mise en place du tri sélectif : celle-ci peut donner lieu à davantage d’allées et venues de la part des personnes détenues qui souhaiteraient se rendre à la poubelle de tri.

17Les personnels pénitentiaires rencontrés durant notre travail sont finalement dans l’ensemble peu sensibles à la question du verdissement des prisons. Celle-ci s’efface souvent derrière les enjeux sécuritaires, omniprésents en détention, et derrière un ensemble de tâches jugées prioritaires. Du côté des personnes incarcérées, le constat est sensiblement le même, bien qu’il s’explique par des raisons différentes.

1.2. Les personnes détenues, une indifférence au verdissement ?

1.2.1. Un désintérêt global vis-à-vis de l’écologie

18Comme pour les personnels pénitentiaires, la majorité des personnes détenues semble se désintéresser des enjeux environnementaux, et ce pour deux raisons principales.

  • 4 Extrait de l’entretien n° 23, femme, la quarantaine, officière.

19D’abord, l’expérience quotidienne de la vie en prison est éloignée des préoccupations relatives à la transition écologique et énergétique. D’autres actions apparaissent prioritaires au jour le jour : communiquer avec ses proches, accéder à certains biens et services (cigarettes, aliments divers, sport, etc.), interagir avec ses co-détenu·e·s et avec les surveillant·e·s, pour ne donner que quelques exemples. Comme le résume l’une de nos interlocutrices, « l’écologie, c’est loin de leurs préoccupations du quotidien »4.

20Ensuite, l’attention portée aux enjeux environnementaux est diversement distribuée socialement parlant. Comme l’explique l’un des détenus rencontrés lors d’un entretien collectif, « l’écologie, c’est un truc de riches, ce n’est pas pour nous ». Cette citation peut revêtir deux significations. D’une part, les plus pauvres s’intéresseraient moins à la transition écologique et énergétique, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur des prisons.

[Nous sommes dans un atelier collectif centré autour de l’éco-citoyenneté, avec une dizaine de jeunes détenus.] Nous parlons du tri sélectif et de son importance ou non en prison. À un moment, l’un des jeunes en interpelle un autre : « Vas-y, dis-moi qui trie à [nom de grande ville] ? À part dans les beaux quartiers peut-être ? Dans les quartiers de carte postale ? Chez nous c’est moche et sale, tout le monde s’en fout du tri, donc c’est pareil en prison, c’est normal ».
(Cahier d’observations, juin 2023)

21D’autre part, les marges de manœuvre des personnes les moins bien dotées socialement seraient de toute façon relativement restreintes. La littérature sur les inégalités environnementales montre clairement que les personnes défavorisées sont en général celles qui ont le moins de capacité à porter leur vision de la protection de l’environnement (Deldrève, 2011). Cet aspect prend une dimension particulière en prison, où l’empreinte environnementale personnelle est limitée, ou du moins n’est pas réductible à des choix singuliers : les personnes incarcérées n’ont pas accès à des moyens de transport polluants, elles n’ont pas la main sur l’origine de leur alimentation ou sur le type de produits cantinés. De façon générale, la vie en détention se caractérise par l’absence d’un véritable contrôle sur ses actions, par un pouvoir de décisions amoindri (Chantraine, 2003) et par l’impossibilité de prévoir le futur (Goodstein et al., 1984). Le sentiment de forte impuissance qui en découle peut expliquer un certain désintérêt pour la question du verdissement des prisons.

1.2.2. La nature appréciée, les éco-gestes déconsidérés ?

22Cependant, une fois ce premier tableau brossé, nos entretiens et nos observations conduisent à nuancer la situation et à la différencier de celle des personnels pénitentiaires. En effet, les discours indifférents ou négatifs de la part de personnes incarcérées au sujet du mouvement de verdissement des prisons concernent surtout la mise en place d’éco-gestes. En revanche, les personnes détenues rencontrées ont souvent émis des jugements positifs à l’égard de la présence d’espaces verts en prison, exprimant ainsi un réel « besoin de nature » (Milhaud, 2014). C’est le cas notamment de celles interrogées à la prison Alpha, relativement spécifique puisque s’y trouve un grand stade enherbé, entouré par des grillages mais se situant hors des murs d’enceinte (Image 3). Ainsi, lorsque les hommes détenus courent ou jouent au football, ils ont une vue large sur le voisinage et la zone pavillonnaire alentour.

Image 3. Vue sur le terrain de sport extérieur de l’un des centres de détention visités

Image 3. Vue sur le terrain de sport extérieur de l’un des centres de détention visités

Source : auteur·rice·s, mars 2023.

23De façon générale, l’importance de la vue sur l’extérieur depuis différents lieux de la détention est revenue à de nombreuses reprises lors de nos entretiens, renvoyant souvent à des espaces verts ou tout simplement au ciel au-dessus des prisons.

Franchement ici c’est bien. Une bonne qualité de vie, dans le sens d’avoir le stade ouvert, d’avoir une vision vers l’extérieur. C’est la première fois que je le voyais dans une détention. [...] De pouvoir voir l’extérieur et tout, je trouve que c’est un bon truc. Y a pas de filins, aussi, au-dessus de la tête. Parce que toutes les prisons que j’ai fait, y a les filets anti hélicoptère et tout.
(Entretien n° 16, homme, la trentaine, détenu)

24Il existe d’ailleurs un corpus scientifique grandissant liant accès à la nature et santé (James et al., 2015). Cependant, si les personnes incarcérées peuvent émettre une opinion sur ce sujet, elles ne sont pas en capacité d’initier seules des actions concrètes : elles ne peuvent choisir ni d’enherber un espace, ni de créer un jardin, ni de dégager la vue depuis quelque endroit de la prison que ce soit. Ainsi, leur rapport à la nature en prison est à la fois positif (elles semblent apprécier la présence d’espaces verts) et passif (elles ne peuvent pas vraiment être actrices sur ce sujet). La situation est différente en ce qui concerne les éco-gestes : la situation d’enfermement n’empêche pas, par exemple, d’éteindre la lumière en sortant de sa cellule. Cependant, le fonctionnement de la détention marginalise ce type de comportement.

[Nous sommes dans un atelier collectif centré autour de l’éco-citoyenneté, avec une dizaine de jeunes détenus.] On leur demande s’ils pensent à éteindre la lumière et la télé en sortant de leur cellule. L’un d’eux répond : « On s’en balec d’éteindre la lumière, ce n’est pas chez moi ». Chez eux ils le font, « sinon ma mère criserait » dit l’un, mais pas ici. Un autre l’approuve. Ils font quand même une distinction entre différents appareils : la lumière et la télé peuvent tourner en continu, en revanche ils éteignent leurs chaînes hi-fi plus bruyantes (« car il faut respecter les autres »). [...] Ils nous disent aussi que s’ils n’éteignent pas avant d’aller en promenade, c’est car ils sont pressés par les surveillants pour sortir : il faut aller vite pour descendre, avoir ses chaussures aux pieds. Si on est pas assez rapide, le surveillant passe à la cellule suivante et on rate la promenade.
Pour eux, le tri des déchets est impossible à mettre en place à l’heure actuelle car certains ne peuvent même pas jeter leurs poubelles « classiques ». Ils doivent cantiner les sacs poubelles, la prison n’en fournit pas, et pour certains c’est trop cher. L’un d’eux explique qu’il n’a pas les moyens d’en acheter et donc qu’il jette tout par les fenêtres. En plus, ce sont de tout petits sacs, donc même s’il en achetait, il les finirait trop vite. « Ça ne vaut pas le coup », dit-il.
(Cahier d’observations, juin 2023)

25L’ensemble de ces propos se cristallise autour d’un résultat : l’organisation de la prison structure et contraint l’expérience des personnes détenues face à l’écologie et aux éco-gestes. Le fait d’éteindre la lumière se heurte à la programmation des promenades, qui exigent d’être prêt et de sortir vite ; les sacs poubelles cantinables sont trop petits et trop chers, ce qui empêche de trier les déchets. La question de la transition écologique et énergétique ne prend pas place dans un terrain vierge, mais s’inscrit dans un fonctionnement d’ores et déjà à l’œuvre au sein de l’institution carcérale, avec ses conventions et ses codes particuliers propres à la vie en communauté recluse. Les diverses luttes de territoire qui animent la vie en détention peuvent ainsi réduire l’engagement de certaines personnes détenues dans le verdissement.

Il y a eu une guerre de territoire, parce que certains voulaient des cours pour faire du sport. Chacun veut prendre les cours pour son petit truc à lui, en fait. « Moi je veux pouvoir bronzer l’été, moi je veux pouvoir faire du sport, moi je veux pouvoir étendre mon linge ou bouquiner ». Donc il y a une petite guerre de territoire. Voilà. Donc il y en a qui n’aiment pas le jardinage, qui s’en fichent, qui n’aiment pas. [...] Il y en a qui aiment bien venir détruire pour détruire [...]. « T’as pas voulu m’en donner, attends, tu vas voir, je vais m’occuper de toi ».
(Entretien n° 26, homme, la cinquantaine, personnel de surveillance)

26Si les personnels pénitentiaires et les personnes détenues jugent le verdissement des prisons inutile, coûteux et contraignant, cette réalité s’entremêle à celle de la diversification des dispositifs locaux de verdissement, d’ailleurs parfois portés par ces mêmes acteur·rice·s.

2. Le verdissement au quotidien : une multiplication des fonctions

27Malgré un contexte fait de contraintes, certaines personnes travaillant en détention et certaines personnes détenues portent des projets d’envergure locale relatifs aux espaces verts, au développement durable ou à la transition écologique et énergétique. Il peut s’agir de proposer une nouvelle formation qualifiante, une activité de jardinage, l’installation de ruches ; de demander la réparation d’une partie d’un bâtiment, l’accès à certaines zones pour les fleurir ; de refuser la distribution de produits jugés inutiles voire encombrants. Ces initiatives disparates ont généralement des objectifs multiples, allant au-delà de la seule dimension écologique, qu’il s’agisse d’améliorer le bien-être ou de maintenir la discipline.

2.1. Le verdissement au service du bien-être : occuper, apaiser, soigner, former

28L’argument le plus fréquemment avancé par les personnels pour justifier de dispositifs locaux en place dans leur établissement (espaces verts, jardins, ruches, etc.) est celui du bien-être des personnes incarcérées comme des personnels.

[Enquêteur·rice] — Quand vous pensez à l’expression de prison verte, ou verdissement de la prison, vous pensez à quoi, prioritairement ?
[Officier] — Écologique, bien-être, détente.
(Entretien n° 7, homme, la quarantaine, officier)

29La protection de l’environnement n’est souvent pas l’objectif principal : le verdissement émerge d’abord comme moyen de rendre l’environnement immédiat plus agréable. Les enseignant·e·s, les CPIP et les soignant·e·s en particulier, tout comme certaines personnes détenues, évoquent ainsi d’abord la fonction occupationnelle : il s’agit de créer de nouvelles activités accessibles à la population incarcérée.

[Nous parlons d’une plantation officieuse en cour de promenade.] On a planté un peu de tout, [...] des tomates, potirons, des fraises, on a fait des courgettes. Franchement, on avait un super jardin. [...] Ça nous a fait une occupation, on arrosait, on faisait quelque chose avec nos mains.
(Entretien n° 14, homme, la quarantaine, détenu)

  • 5 Extraits de divers entretiens (n° 8, 10, 13, 14 et 33), menés avec des hommes détenus âgés d’enviro (...)

30Au centre de détention Alpha, le jardin mis en place dans la cour de l’un des bâtiments a été pensé dans la double perspective de permettre aux personnes détenues de s’occuper et de se détendre. L’apaisement passe notamment par la possibilité de mettre les mains à la terre, de flâner, de lire, de sociabiliser dans un espace enherbé et cultivé. De nombreux témoignages, autour de potagers ou de parterres de fleurs officieux ou cultivés lors d’activités encadrées, vont en ce sens : jardiner permet à la fois de se « vider la tête », de « sortir et prendre l’air », de « récupérer des légumes », de « faire de l’activité physique », de « mettre la main à la terre », de « voir d’autres gens », voire dans certaines occasions exceptionnelles « d’offrir des fleurs à des proches »5. Pour certaines personnes détenues (notamment les plus pauvres), faire pousser directement des fruits et des légumes permet de varier la nourriture et d’accéder à des produits qu’elles ne pourraient pas obtenir par ailleurs.

31Au-delà de cette fonction d’occupation, d’apaisement et d’amélioration du quotidien, et en lien direct avec celle-ci, la visée thérapeutique revient beaucoup dans les discours (Moran, 2019). En effet, les espaces verts et le contact avec les animaux, en particulier, exerceraient des effets bénéfiques sur les personnes détenues sujettes à des troubles psychiatriques ou en proie à une addiction (Farrier et al., 2019 ; Brown et al., 2021). Au sein des établissements visités, plusieurs projets de médiation animale ou de jardins sont ainsi montés en partenariat avec le personnel soignant, en vue de prévenir les suicides ou de résoudre des problématiques de violence en détention.

Le projet, c’était d'organiser un espace fleuri autour de l’école. [...] Nous avons décidé que cet espace serait organisé avec une population particulière, les personnes les plus fragiles. Donc on travaillait avec l’USMP [l’Unité sanitaire en milieu pénitentiaire]. Donc intervenaient l’enseignant et l’infirmière aussi. Y avait un double objectif. Faire venir des personnes en grande fragilité psy, à l’école, leur demander de respecter les horaires. Et en même temps, ils travaillaient sur comment organiser un espace fleuri dans ce milieu urbain. [...] Donc le prétexte était l’espace fleuri, mais d’un autre côté, avec la présence de l’infirmière psy, c’est regarder toutes les problématiques qui devaient apparaître par rapport à cette population fragile, et pouvoir y travailler par la suite, avec eux, individuellement.
(Entretien n° 12, homme, la cinquantaine, personnel éducatif)

32Ici, le jardin est pensé comme un moyen de faire du centre d’enseignement un lieu attractif. Sa fonction implicite est donc aussi pédagogique et l’objectif d’apprentissage a parfois été mis en avant explicitement.

Mettre les gens en action, les ramener au contact de choses très naturelles. Je sème, je fais mes semis, je sème, j’apprends la patience. J’apprends l’échec, ça marche pas tout le temps. C’est pour moi une superbe école. [...] Il se passe des choses, y a des escargots. [...] C’est la vie, c’est l’école de la vie. Donc oui, ça apprend plein de choses. Et pour des personnalités un peu violentes, je pense que c’est presque une thérapie. Ça devrait être partout.
(Entretien n° 30, femme, la quarantaine, personnel éducatif)

33Comme montré dans d’autres articles (Little, 2015 ; DelSesto, 2022), le verdissement peut aussi avoir une fonction de sensibilisation à la protection de la nature, de formation « verte », et ainsi remplir un objectif de réinsertion future.

Notre travail, c’est de proposer aux personnes détenues des activités qui vont avoir une incidence positive sur leur parcours en détention et sur leur sortie de la délinquance. Donc on s’est dit que le travail de la terre, ça pouvait aider, comme le potager.
(Entretien n° 52, femme, la trentaine, CPIP)

34Les potagers ou les jardins sont souvent présentés par les CPIP comme permettant de mettre en place des formations horticoles qualifiantes, que les personnes détenues peuvent mobiliser pour construire un projet professionnel à leur sortie. De façon plus générale, de nombreux emplois proposés en détention ont une dimension « verte » (conditionnement de fruits et légumes, montage de vélos électriques, réparation d’objets divers, etc.). Cependant, ces projets de formation, ces ateliers jardinage ou ces « emplois verts » en détention, quelle que soit la fonction qui leur est attribuée, ne touchent généralement qu’une poignée de personnes détenues. Les agent·e·s rencontré·e·s en sont conscient·e·s : la mission de réinsertion, si tant est qu’elle soit possible, ne peut pas passer seulement par le verdissement des prisons, et ce mouvement s’apparente à une goutte d’eau dans un océan bien plus large.

2.2. Les surveillant·e·s pénitentiaires face à « l’ordre négocié »

35S’iels peuvent parfois mettre en avant l’objectif de réhabilitation, les surveillant·e·s pénitentiaires, de leur côté, parlent surtout de l’effet du verdissement sur l’exercice de leur métier. Dans leurs discours, celui-ci est triple.

  • 6 Extraits de l’entretien n° 25, homme, la soixantaine, officier.

361) Le verdissement des prisons, au sens où celles-ci seraient moins bétonnées et plus reliées à la nature environnante, rendrait les conditions de travail quotidiennes plus agréables. Comme nous l’indique un officier, « en prison il faut de la verdure, des couleurs, quand il y a des fleurs c’est formidable6 ». En évoquant une ancienne affectation, il décrit le bâtiment principal de l’établissement concerné comme « un HLM », où il est difficile de garder le moral tant la luminosité manque et le gris domine. Malgré le fait que le verdissement soit souvent perçu avant tout comme une contrainte dans les pratiques professionnelles quotidiennes, les personnels en général, et les surveillant·e·s en particulier, semblent satisfait·e·s une fois qu’il est mis en place. De nombreux discours mettent ainsi en avant l’importance de travailler dans un établissement fleuri, entouré d’espaces verts, où la circulation s’effectue à l’air libre et en présence de lumière naturelle.

  • 7 Extraits de l’entretien n° 6, femme, la cinquantaine, première surveillante.
  • 8 Ces caractéristiques renvoient à ce que l’institution qualifie de son côté de « sécurité dynamique  (...)

372) Le verdissement des prisons, toujours au sens de la présence d’éléments naturels en détention, rendrait la mission sécuritaire plus aisée en contribuant à « apaiser » la population incarcérée et à modifier la relation entre surveillant·e·s et personnes détenues. Pour l’une de nos interlocutrices, le fait que certains hommes détenus participent à des ateliers de jardinage leur permet de parler de sujets anodins avec les surveillant·e·s, d’avoir des discussions « décontractées » autour des plants et du temps qui passe7. D’autres vont plus loin et parlent de « sécurité passive » en décrivant les missions de surveillance dans le contexte d’une prison comprenant plus d’espaces verts8.

[Officier] — On arrive sur des détentions beaucoup plus apaisées. Donc, beaucoup plus calmes. [...] Écoutez, y a pas un bruit. Quelques oiseaux, là, un peu. [...] Dès que vous allez passer sous les fenêtres, c’est calme…
[Enquêteur·rice] — Et donc vous pensez que ça apaise aussi les personnes dans les cellules ?
[Officier] — C’est évident. Le verdissement, c’est de la sécurité passive.
(Entretien n° 7, homme, la quarantaine, officier)

38Comme l’explique par la suite cet interlocuteur, le fait que l’environnement soit moins bruyant et moins violent limite le nombre d’incidents et de bagarres, à la fois entre personnes détenues et entre personnels pénitentiaires. Le verdissement des prisons remplit alors une fonction bien plus large que sa vocation écologique, puisqu’il permet d’assurer différemment la fonction sécuritaire classique de l’institution pénitentiaire.

393) Le verdissement les aiderait dans leurs missions, en remplissant une fonction disciplinaire et en s’inscrivant dans ce que Gilles Chantraine (2006) appelle le « système bonbon ». Cette expression désigne l’ensemble des systèmes de privilèges et de punitions qui prennent place en prison et qui sont censés motiver les personnes incarcérées à adopter le comportement que l’institution attend d’elles.

[Nous sommes dans la bibliothèque, avec deux personnes détenues qui participent à la formation horticole qualifiante.] À la fin de ce petit entretien informel, on demande aux deux détenus ce qu’ils pensent que la formation leur apporte. Le premier dit que ça lui apporte beaucoup, que c’est important de sortir dehors et que c’est important « pour l’avenir ». Le deuxième répond que c’est surtout pour « avoir des RPS [remise de peine supplémentaire] pour la juge ».
(Cahier d’observations, juin 2023)

40Si l’une des personnes détenues rencontrée ici met l’accent sur l’aspect réhabilitatif de l’activité, l’autre parle plus prosaïquement des remises de peine supplémentaires (RPS). D’autres propos recueillis par ailleurs vont dans le même sens : les formations aux emplois « verts » permettent soit d’acquérir des compétences spécifiques, soit d’améliorer son image auprès du personnel pénitentiaire et judiciaire, et ainsi d’obtenir des récompenses spécifiques (meilleur traitement, durée de détention plus courte). Ces constatations sur l’articulation entre récompenses potentielles et verdissement rejoignent celles d’Olivier Milhaud, qui note qu’au centre pénitentiaire de Villeneuve-lès-Maguelones, les chef·fe·s de division octroient les cellules donnant sur la mer aux « détenus modèles » (Milhaud, 2014, 4).

41En fait, l’introduction d’espaces verts ou de dispositifs de développement durable peut contribuer à maintenir « l’ordre négocié » (Strauss, 1992) caractéristique de l’univers carcéral (notamment Chantraine, 2004 ; Rostaing, 2014), en ce qu’ils remplissent une fonction de pacification des relations entre personnels pénitentiaires et personnes incarcérées, voire d’auto-disciplinarisation de ces dernières. Ces négociations quotidiennes passent à la fois par des interactions directes entre acteur·rice·s, par des stratégies mises en place par celleux-ci, mais aussi, pour les surveillant·e·s, par le fait de parfois fermer les yeux sur des pratiques par ailleurs interdites.

[Enquêteur·rice] — On a visité la cellule d’une personne, hier, qui [...] avait une petite plante. Est-ce qu’il y a un encouragement, justement, à jardiner dans sa propre cellule ?
[Officier] — Non. Déjà le faire c’est interdit. [...] Là, je ferme un peu les yeux, mais bon. Normalement c’est interdit, pas de plantes en cellule. [...] C’est des caches potentielles.
(Entretien n° 5, homme, la cinquantaine, officier)

42Outre la possession de plantes en cellules, certain·e·s surveillant·e·s ferment les yeux sur la mise en place informelle de jardins dans les cours de promenade. Alors qu’elles ne sont pas autorisées administrativement, des plantations sont entretenues par les personnes détenues dans plusieurs établissements visités. Cette activité permet la culture et le ramassage de menthe pour le thé, de tomates, de salades ou encore de piments pour améliorer les repas quotidiens. Interdire ces plantations serait peu avantageux pour l’AP, d’autant que ces jardins ne constituent pas une réelle menace sécuritaire. En ce sens, le verdissement devient une ressource au sein d’une « gestion pragmatique de la vie quotidienne », les surveillant·e·s cherchant avant tout à « minimiser le désordre en détention » (Chantraine, 2006, 283).

43Finalement, l’objectif environnemental ressort rarement dans les discours des personnels ou des personnes incarcérées. Le verdissement se voit plutôt assigner d’autres objectifs, qui relèvent majoritairement de l’amélioration du quotidien carcéral et des conditions de travail. Les différent·e·s acteur·rice·s rencontré·e·s dans les prisons ne cherchent pas toujours à « verdir pour verdir » : la transition écologique, à leur niveau, semble plutôt constituer un moyen qu’une fin en soi. Le verdissement peut d’ailleurs constituer les deux faces d’une même pièce, et contribuer à la fois à l’amélioration du bien-être en détention et à l’accroissement des dispositifs de disciplinarisation, dans la mesure où il est utilisé pour « conduire les conduites » en offrant la possibilité aux individus de faire leurs propres (bons) choix (Foucault, 2004 ; Margier et al., 2024). Si nous avons pour l’instant évoqué la question des objectifs, il reste encore à déplier les modalités concrètes de ces initiatives de verdissement au niveau local.

3. Le verdissement précarisé : une juxtaposition de dispositifs limités

44Que ce verdissement réponde à une fonction d’amélioration du bien-être ou de disciplinarisation, il repose sur des bases précaires. Quel que soit le statut des personnes motrices dans ces actions de verdissement, la « bonne volonté » est souvent la ressource principale des dispositifs de verdissement observés sur le terrain, ce qui les rend fragiles et non pérennes, ce d’autant plus que leurs moyens matériels s’appuient souvent sur des pratiques bricolées.

3.1. La « bonne volonté » : des dispositifs dépendant d’un portage individuel

45La mise en place de dispositifs de verdissement au sein des établissements pénitentiaires repose généralement sur la motivation bénévole d’un petit nombre d’agent·e·s, et parfois de personnes détenues et de membres d’associations extérieures, qui prend en charge la totalité de leur organisation (demande de l’autorisation de la direction, recherche de financements, contacts avec l’association partenaire le cas échéant, etc.). Il peut s’agir de surveillant·e·s, mais il s’agit généralement plutôt de personnes travaillant en détention et ayant un lien fort avec le suivi des personnes détenues et des activités auxquelles celles-ci peuvent avoir accès, comme les CPIP ou les enseignant·e·s. Par exemple, le·a responsable local·e d’enseignement (RLE) de la prison Alpha, apiculteur·rice sur son temps libre, a mis en place de son propre chef une activité « ruches ». À l’établissement Bêta, un·e infirmier·ère a pris l’initiative de prendre contact avec une association locale de protection des animaux, de laquelle iel est membre par ailleurs, afin de faire stériliser les nombreux chats qui prolifèrent aux abords des bâtiments. Toujours à Bêta, un·e agent·e a apporté des poules de son poulailler personnel car iel en avait trop. L’initiative a pris et les personnes détenues s’occupent des animaux en les nourrissant tous les jours de restes de repas et de graines qu’un·e surveillant·e apporte gracieusement depuis l’extérieur.

46Ces trois exemples dessinent deux caractéristiques récurrentes : le portage individuel des dispositifs locaux de verdissement, tout d’abord, et l’appui sur des ressources privées, qu’il s’agisse de compétences, comme dans le cas des ruches, d’un réseau d’entraide amical ou associatif dans le cas des chats, ou de ressources matérielles comme dans le cas des graines données aux poules. Les personnes motivées pour mettre en place des projets de verdissement mettent à disposition un certain nombre de moyens pour parvenir à cette fin, en plus de leur bonne volonté. Les rapports avec l’extérieur de la détention, en particulier, sont cruciaux pour la mise en place d’activités au niveau local. En matière de verdissement, ces personnes disposent souvent de liens forts avec les acteur·rice·s et associations écologiques du territoire sur lequel l’établissement pénitentiaire est implanté. Cependant, si les projets de verdissement sont portés individuellement, ils s’inscrivent aussi dans un collectif organisé localement. Par exemple, un·e RLE peut impulser une activité centrée sur les jardins et avoir ensuite besoin de la coopération des surveillant·e·s (pour accompagner l’intervenant·e extérieur·e sur le jardin en question), des agent·e·s de l’économat (pour acheter des outils), des autres enseignant·e·s (pour assurer la permanence de l’activité en son absence) ou encore des Cpip (pour orienter les personnes détenues vers l’activité en question).

47Ce portage individuel des dispositifs locaux de verdissement est à double tranchant. D’un côté, il favorise les initiatives diverses : chaque agent·e peut s’emparer d’un projet d’envergure territoriale et le porter seul·e. D’ailleurs, plusieurs personnes travaillant en prison de façon salariée ou bénévole, à l’initiative de la présence d’espaces verts spécifiques ou à l’origine de leur entretien, nous ont fait part de leur grande fierté à ce sujet : elles peuvent tirer une forme de reconnaissance symbolique ou professionnelle de ce type d’engagements. En particulier, les surveillant·e·s pénitentiaires, qui occupent une place d’exécutant·e·s symboliquement et matériellement dépréciée (Benguigui et al., 1994, 293), peuvent donner un sens à leur mission par le biais de ces tâches annexes suscitant la reconnaissance de leur hiérarchie. D’un autre côté, ce portage individuel rend indissociable le projet de la personne motrice (« c’est le projet d’un·e tel·le »), au risque de fragiliser l’action menée (« quand un·e tel·le s’en va, c’est terminé »).

À l’époque, on récupérait les chutes de bois de l’entreprise qu’il y avait à côté, qui étaient pas utilisables pour elle. Elles étaient recyclées pour faire les nichoirs [...]. Mais quand les personnes de bonne volonté ont arrêté, il n’y en a pas d’autres derrière qui ont repris. [...] Donc, terminé.
(Entretien n° 22, femme, la soixantaine, association)

48De plus, cette organisation spécifique conduit à une juxtaposition d’actions diverses de verdissement, menées en silo par des personnes différentes, et pas forcément reliées entre elles par une démarche collective.

Et puis y a aussi le problème où ça tient beaucoup sur des responsabilités individuelles, personnelles. [...] C’est des porteurs de projets, voilà. [...] Ça reste du saupoudrage. Y a pas de volonté collective.
(Entretien n° 30, femme, la quarantaine, personnel éducatif)

49Ce portage individuel se retrouve aussi du côté de certaines personnes incarcérées, qui parviennent parfois à initier des projets locaux de jardins ou des dispositifs à caractère écologique. Le terme « portage » prend ici un sens différent de celui qu’il revêt pour les personnes travaillant en détention : les personnes détenues ne peuvent pas monter directement des dossiers de financement et peuvent difficilement faire valoir leurs idées auprès de la direction. Néanmoins, elles peuvent s’appuyer sur des relais, comme un·e enseignant·e prêt·e à les accompagner dans cette démarche ou un·e officier·ère qui prend au sérieux leur demande d’accéder à un lopin de terre et à quelques outils et leur communique la marche à suivre. Même si elles ne sont pas directement à l’origine d’un projet de verdissement, le simple fait de s’y investir quotidiennement et de s’en sentir élément moteur peut générer une grande satisfaction de la part des personnes incarcérées.

[Nous sommes en train de visiter l’établissement pénitentiaire.] Ce bâtiment dispose de quatre petites cours de promenade. Ici, une activité jardinage serait tombée à l’eau il y a un an pour cause de mauvaise entente mais serait en train de reprendre. Concrètement, il semble qu’une poignée de détenus (cinq au total) essaie de motiver les autres, qui eux ne se sentent pas vraiment concernés. On nous présente « le » détenu responsable, qui est très fier de nous montrer tout ça. Il nous explique qu’ils plantent dans cette cour des légumes de saison, se relaient pour la plantation et l’arrosage et peuvent ensuite consommer leurs récoltes. Lui dit s’investir pour le plaisir et pour « se sentir utile ». [...] La troisième cour est celle où l’on retrouve le plus de plantations : topinambours, artichauts, tournesols, framboisiers, thym, myrtilles, lauriers, tomates, ail, oignons.
(Cahier d’observations, mars 2023)

50Tout comme dans le cas des personnes travaillant en prison, cet homme détenu retire une certaine fierté de ses plantations. L’appui sur des « bonnes volontés » individuelles et l’absence de structuration collective rejoignent le manque de moyens pérennes octroyés aux dispositifs de verdissement au niveau national.

3.2. Bricolage et « système D »

51L’ensemble repose surtout sur un bricolage, où les personnes motivées doivent avoir recours à leurs ressources propres et au « système D » généralisé. Au-delà de la recherche permanente de participations bénévoles, la débrouille autour des dispositifs locaux de verdissement concerne principalement la quête de financements. Ceux-ci sont destinés soit à l’achat de petits matériels, soit à l'animation d’activités par des intervenant·e·s extérieur·e·s. Comme au niveau national et régional, dans les trois établissements visités il n’existe pas de budget pérenne dédié à l’entretien des espaces verts et aux activités qui s’y déroulent. Les fonds nécessaires peuvent alors provenir de plusieurs sources. Il peut s’agir de l’argent personnel des agent·e·s (notamment si le projet leur est directement destiné). Il peut aussi s’agir de fonds obtenus via le montage de dossiers pour répondre à des appels à projets qui sont émis par la DAP, la Direction interrégionale des services pénitentiaires (DISP) ou par des fondations extérieures. Les personnes motivées travaillant en prison peuvent enfin contacter les collectivités locales ou les entreprises situées sur le territoire afin de solliciter des ressources spécifiques.

  • 9 Cahier d’observations, décembre 2023.
  • 10 Cahier d’observations, juin 2023.

52Cette logique rend nécessaire le fait que les agent·e·s investissent beaucoup de temps et d’énergie sur l’aspect rédactionnel, pour un résultat non garanti. L’un·e des RLE rencontré·e·s confie avoir contacté plus d’une trentaine de structures pour étoffer son budget 2024 et monter un atelier de jardinage, et avoir reçu peu de réponses (la majorité étant des refus)9. Un·e autre indique avoir participé à quelques appels à projets mais n’avoir jamais été retenu : « Ici, il ne se passe pas grand-chose10 ». De surcroît, lorsque des financements sont obtenus, ils ne couvrent pas toujours l’intégralité des dépenses et sont cantonnés à une période déterminée. Les porteur·se·s de projet n’ont aucune garantie que les fonds obtenus soient pérennes, et doivent sans cesse réitérer leurs demandes budgétaires auprès des guichets financeurs.

53À côté des enjeux budgétaires et en lien direct avec ceux-ci, cette logique de bricolage concerne d’autres aspects des dispositifs locaux de verdissement. Par exemple, dans le cas du jardin mentionné dans l’extrait précédent, les plantations dépendent de ce qui est récupéré à droite et à gauche, le taux de rotation des personnes incarcérées empêche un réel suivi et une transmission fiable d’informations, les outils à disposition sont relativement anciens et parfois défectueux. De façon générale, les personnes impliquées d’une façon ou d’une autre dans des dispositifs de verdissement activent leurs réseaux, apportent souvent bénévolement de l’extérieur des petits matériels ou des graines, ont recours aux moyens du bord ou à la formation sur le tas pour contourner le manque de moyens pérennes.

[Nous sommes au « quartier de confiance » de l’établissement, dans la cour de promenade dans laquelle l’îlot central est cultivé.] Pour obtenir les graines, l’officier s’est adressé à un pépiniériste, a fait un devis et a obtenu de l’argent de la part de la direction. Le budget est de 300 euros, et il faut aussi de la main d’œuvre gratuite. Les détenus volontaires se sont mis à retourner la terre et à planter tout ça entre midi et deux. Ils ont mis des tomates, des courgettes et des poivrons il y a trois semaines, à partir de graines récupérées dans leur repas. [...] Plus tard, nous rencontrons justement les trois détenus qui s’occupent de ce potager. [...] L’un d’eux dit que tout est fait « avec les moyens du bord » : ils aimeraient par exemple faire une « bonne petite clôture », mais ils ont simplement récupéré des cagettes qu’ils ont installées en guise de démarcation. Aucun d’entre eux n’a une formation particulière à l’horticulture [...]. Ils expliquent qu’ils « regardent la télé » [RMC Découverte] pour apprendre des choses, et que l’officier leur apprend deux-trois trucs de jardinage.
(Cahier d’observations, juin 2023)

54Ce bricolage a des effets sur la nature des actions menées, d’envergure nécessairement restreinte au vu de l’ensemble des obstacles matériels, administratifs et humains à surmonter, ce qui rejoint les recherches existantes sur la mise en place d’expérimentations ou d’innovations en prison (voir par exemple Durand et al., 2022).

55Cependant, la situation dépend grandement des prisons. Au centre pénitentiaire Gamma, le « système D » est beaucoup moins présent : les bâtiments sont récents, l’espace jardinage a été pensé lors de la construction, la livraison de l’établissement s’est accompagnée de la mise en place de l’intervention hebdomadaire d’une association extérieure pour animer l’atelier, ce dernier est financé par un budget pérenne (aucun dossier de financement n’a dû être monté), les outils et les graines sont entièrement pris en charge. Cette situation est peut-être liée au caractère récent et à la gestion déléguée de cet établissement : les prestataires privés ont été tenus, par obligation contractuelle, de remplir certains engagements définis en amont et qui incluaient des dispositifs de verdissement précis. Ces nuances et spécificités locales soulignent finalement l’importance des configurations organisationnelles de terrain et l’importance d’un regard multi-situé afin de saisir la complexité de l’expérience carcérale et des dynamiques qui l’animent.

Conclusion : Jardiner la prison

56Au terme de cet article se dessine un parallèle important entre les personnes travaillant en prison et les personnes détenues lorsque l’on étudie le verdissement des prisons françaises. Dans les deux cas, 1) la majorité ne s’engage pas dans le verdissement, que ce soit par hostilité ou par désintérêt ; 2) quand il se déploie tout de même, le verdissement est mobilisé à de multiples fins ; 3) seule une poignée d’individus disposant de peu de ressources externes s’implique, ce qui rend les dispositifs adoptés fragiles et précaires. Finalement, il est difficile de donner une définition du « verdissement » par le bas, tant le terme est utilisé de façon disparate, hétérogène, ou alors n’est pas utilisé du tout car les jardins ou les actions auxquelles il renvoie ne sont pas conçues comme telles. Le verdissement, dans les discours des acteur·rice·s rencontré·e·s, désigne une somme d’initiatives, de dispositifs locaux bricolés, une forme de saupoudrage qui n’est pas structurée. Ces analogies entre les deux groupes ne sont en fait pas si surprenantes, tant la prison constitue un « lieu de relégation », dans lequel la plupart des personnes qui y travaillent (au premier rang desquelles figurent les surveillant·e·s) ou qui y sont incarcérées occupent une position dominée (Le Caisne et Proteau, 2008, 138).

57Ce papier justifie finalement l’intérêt d’étudier les prisons vertes par le bas, par une immersion au plus près des acteur·rice·s sur le terrain. D’une part, cette approche par le bas permet de nuancer la littérature sur le sujet, portant essentiellement sur les politiques publiques nationales de verdissement des prisons, en mettant notamment l’accent sur les obstacles rencontrés, les appropriations et adaptations différenciées en fonction des situations et les initiatives locales. D’autre part, en portant notre regard sur l’agentivité des personnes détenues et travaillant en prison, cette approche du verdissement tel qu’il émerge et se déploie localement permet de saisir plus finement comment l’expérience carcérale se voit ou non reconfigurée. Le verdissement participe à une dynamique plus large de transformation de la matérialité carcérale, des rapports entre surveillant·e·s et personnes détenues et des rapports avec l’extérieur. Le verdissement par le bas apparaît ainsi comme un révélateur des reconfigurations actuelles de la prison.

58Notre travail de terrain fait enfin émerger le jardin comme parangon du verdissement désiré et désirable par les acteur·rice·s au niveau local. Les espaces verts et les potagers en détention ont en effet toutes les caractéristiques propices à un développement rapide dans le contexte institutionnel actuel. D’abord, peu coûteux et nécessitant des moyens humains et matériels limités, ces jardins sont faciles à mettre en place. Ensuite, les jardins peuvent être mobilisés par des acteur·rice·s divers·e·s à des fins multiples : se former, éveiller ses sens, se divertir, se nourrir, (se) discipliner. Enfin, les jardins ont cette capacité à éveiller un intérêt pour la question écologique et à élargir l’engagement des personnes impliquées sur d’autres enjeux environnementaux. Cet intérêt spécifique observé en détention à l’égard des jardins fait écho à la tradition des jardins ouvriers et familiaux (Di Pietro et al., 2023), et plus globalement au rapport des classes populaires à leur environnement (Comby et Malier, 2021).

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Annexe

Précisions méthodologiques

Tableau I. Récapitulatif des entretiens menés lors de l’enquête

Organismes

Détails des entretiens

DAP

10 entretiens (avec 8 personnes différentes)

Bureau EX4 (Laboratoire de recherche et d’innovation) : 4 entretiens avec 3 personnes différentes

Bureau PS2 (Bureau de la gestion déléguée) : 2 entretiens avec 2 personnes

Bureau PS3 (Bureau de l’immobilier) : 3 entretiens avec 2 personnes

Bureau IP2 (Département des politiques sociales et des partenariats) : 1 entretien avec 1 personne

DI

6 entretiens (avec 8 personnes différentes)

Entretiens répartis sur quatre DI

Établissements pénitentiaires

33 entretiens (avec 29 personnes différentes)

3 entretiens de groupe

DSP : 5 entretiens avec 3 personnes différentes

Personnel administratif : 1 entretien avec 1 personne

Personnel éducatif : 3 entretiens avec 2 personnes

Personnel de surveillance : 8 entretiens avec 6 personnes

Cpip : 5 entretiens avec 5 personnes

Personnes détenues : 8 entretiens avec 8 personnes + 3 entretiens de groupe réunissant respectivement 4, 5 et 10 personnes

Intervenant·e·s extérieur·e·s : 3 entretiens avec 4 personnes

Autres

6 entretiens (avec 7 personnes différentes)

Ministère de la Justice : 1 entretien avec 1 personne

Apij : 1 entretien avec 2 personnes

Enap : 3 entretiens avec 3 personnes

Fondation : 1 entretien avec 1 personne

Total : 55 entretiens semi-directifs avec 52 personnes différentes et 3 entretiens de groupe avec 19 personnes différentes

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Notes

1 Nous excluons de notre analyse l’adaptation au changement climatique des établissements, cette dimension étant pour l’heure relativement limitée (voir sur ce point l’Observatoire international des prisons [OIP], 2024).

2 Nous avons choisi dans cet article de ne pas mentionner le rôle des directions, même si nous savons qu’elles sont motrices dans le pilotage global des établissements (Dubois, 2016). En ce qui concerne le verdissement, nous avons pu constater que les directeur·rice·s des services pénitentiaires (DSP) jouaient généralement un rôle de filtre des dispositifs mis en place. Cependant, le trop faible nombre d’entretiens réalisés (n = 5 avec trois personnes différentes) et l’objet de l’article un peu différent nous a conduit à ne pas les évoquer ici. De plus, nous n’intégrons pas dans cet article de discussion au sujet des femmes incarcérées, puisque nous avons enquêté uniquement dans des prisons d’hommes. L’attitude genrée face au verdissement constitue très certainement une piste féconde de recherche future.

3 Extraits de l’entretien n° 30, femme, la quarantaine, personnel éducatif.

4 Extrait de l’entretien n° 23, femme, la quarantaine, officière.

5 Extraits de divers entretiens (n° 8, 10, 13, 14 et 33), menés avec des hommes détenus âgés d’environ 20 ans à environ 60 ans.

6 Extraits de l’entretien n° 25, homme, la soixantaine, officier.

7 Extraits de l’entretien n° 6, femme, la cinquantaine, première surveillante.

8 Ces caractéristiques renvoient à ce que l’institution qualifie de son côté de « sécurité dynamique » ou de « sécurité active » (Icard, 2016), par opposition à la « sécurité défensive ». Cependant, nous avons repris les termes des acteur·rice·s rencontré·e·s sur le terrain. Pour plus d’informations sur ce point, voir Henneguelle et al., 2025.

9 Cahier d’observations, décembre 2023.

10 Cahier d’observations, juin 2023.

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Table des illustrations

Titre Image 1a. Vue extérieure des bâtiments d’habitation de l’un des centres de détention visités
Crédits Source : auteur·rice·s, mars 2023.
URL http://journals.openedition.org/champpenal/docannexe/image/16864/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 485k
Titre Image 1b. Vue extérieure du jardin du centre scolaire de l’un des centres de détention visités
Crédits Source : auteur·rice·s, mai 2023.
URL http://journals.openedition.org/champpenal/docannexe/image/16864/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 716k
Titre Image 2. Vue sur l’infrastructure sportive de l’un des centres pénitentiaires visités
Crédits Source : auteur·rice·s, juin 2023.
URL http://journals.openedition.org/champpenal/docannexe/image/16864/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 412k
Titre Image 3. Vue sur le terrain de sport extérieur de l’un des centres de détention visités
Crédits Source : auteur·rice·s, mars 2023.
URL http://journals.openedition.org/champpenal/docannexe/image/16864/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 394k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Anaïs Henneguelle, Alix Barbier, Alexandre Berthe et Antonin Margier, « Jardiner la prison »Champ pénal/Penal field [En ligne], 36 | 2025, mis en ligne le 04 juillet 2025, consulté le 20 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/champpenal/16864 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14aci

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Auteurs

Anaïs Henneguelle

Université Paris Cité, Ladyss. Contact : anais.henneguelle@u-paris.fr

Alix Barbier

Université Rennes 2, LiRIS. Contact : alixbarbier.pro@gmail.com

Alexandre Berthe

Université Rennes 2, LiRIS. Contact : alexandre.berthe@univ-rennes2.fr

Antonin Margier

Université Rennes 2, ESO. Contact : antonin.margier@univ-rennes2.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-4.0

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