1Le 25 mars 2018, à Montalto di Castro dans le Latium, un monument en l’honneur des soldats roumains de l’armée austro-hongroise faits prisonniers par les Italiens et décédés dans des camps italiens est inauguré en présence des autorités italiennes et roumaines qui exaltent les « héros roumains » engagés dans la Légion roumaine d’Italie, un corps militaire autonome constitué parmi les prisonniers roumains en Italie, oubliant que la quasi-totalité de ces prisonniers n’ont pas contracté d’engagement. Ce monument et la cérémonie italo-roumaine qui l’accompagne sont loin d’être des cas isolés en cette fin des années 2010. En effet, le Centenaire de la Première Guerre mondiale a mis en exergue ces relations présentées comme privilégiées entre l’Italie et la Roumanie pendant et après la guerre.
2Ainsi, le 23 mai 2015, date qui semble révéler certaines préférences patriotiques puisque ce n’est pas celle de l’armistice mais celle de l’entrée en guerre de l’Italie – date qui par ailleurs n’a aucun rapport avec la Roumanie –, le maire de Legnano, près de Milan, et le consul de Roumanie se retrouvent pour rendre ensemble un hommage aux morts italiens et roumains, tandis que le 4 novembre 2017, comme chaque année, une cérémonie a lieu au pied du monument aux morts du cimetière militaire italien de Bucarest en présence des autorités des deux nations. En outre, des expositions, des colloques et des publications se sont multipliés tout au long du Centenaire pour rappeler les liens étroits entre les nations latines.
3Aujourd’hui, l’histoire des relations diplomatiques entre l’Italie et la Roumanie, ainsi que, dans une plus large mesure, avec les différents pays d’Europe centrale et orientale, est l’objet de nombreuses études. C’est même pour ainsi dire, un parent riche de l’historiographie de l’histoire diplomatique italienne et européenne, notamment grâce aux multiples travaux de Stefano Santoro. Les relations entre l’Italie et la Roumanie revêtent d’un caractère singulier en raison d’une histoire similaire quant à leur changement d’alliance pendant la Grande Guerre, de la Triplice à l’Entente ; mais également en raison d’une proximité culturelle latine, quoique parfois très mythifiée. Enfin, et c’est un point non négligeable, la Roumanie est le principal lieu d’implantation des migrants italiens dans le bas-bassin du Danube puisque plus de 12 000 Italiens sont recensés dans le pays à l’aube des années 1920 (Tomasella 2012).
Année
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1871
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1881
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1891
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1901
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1911
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1921
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Effectifs
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830
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1 762
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5 300
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8 841
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6 000
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12 246
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Tableau : Italiens installés en Roumanie
4Sans grande prétention, notre contribution n’entend pas présenter l’histoire des relations diplomatiques entre les deux pays (on se référera par exemple à Caroli 2009), mais questionner la présence italienne en Roumanie au cours des années 1920, jusqu’à 1926. Il s’agit en effet d’observer les divers moyens par lesquels le régime italien entend être présent en Roumanie et quels groupes d’hommes y accompagnent la reconstruction de 1918 à 1926, date du tournant des relations diplomatiques au sein du régime fasciste et de la conclusion d’un pacte d’amitié entre les deux États.
5Dès la Première Guerre mondiale, le gouvernement italien manifeste un vif intérêt au sujet des Balkans et de l’Europe orientale. Cette projection à l’extérieur de la Péninsule s’inscrit dans une ligne romantique fidèle au Risorgimento et à l’action du révolutionnaire et patriote Giuseppe Mazzini (1805-1872) sur les « jeunes nations » de l’Europe orientale et centrale. Concrètement, cette projection dans la région se rend visible par deux « canaux » (Santoro 2017 : 151) : l’un culturel et l’autre plus économique.
6Depuis le Risorgimento, des intellectuels ne cessent de souligner les similitudes et ressemblances entre les deux nations : la « latinité » et la lutte pour l’indépendance nationale étant les deux piliers de cette comparaison. S’il est vrai que des liens, culturels, politiques et économiques existent entre les deux pays depuis le xixe siècle, le caractère étroit de ces relations ne doit cependant pas être exagéré. Plusieurs historiens, tels Alberto Basciani et Davide Zaffi, insistent en effet dans leurs travaux sur une tendance réciproque à l’indifférence (Basciani 2012 ; Zaffi 2012). À la veille de la Grande Guerre, les Italiens ont plus de respect pour les Hongrois, lesquels les soutiennent au cours du Risorgimento, au contraire des peuples slaves et des Roumains, et cela en dépit d’une appartenance commune au système de la Triple Alliance. La neutralité roumaine au début de la Première Guerre mondiale, qui suit celle de Rome du 3 août 1914, amène le gouvernement italien à s’intéresser de plus près à la Roumanie. Mais après un échange de vœux, le 23 septembre 1914, pour la sauvegarde de leurs intérêts respectifs (Zaffi 2012 : 160), l’Italie prend pour lâcheté le non-engagement de la Roumanie lors de son entrée en guerre du 23 mai 1915, alors qu’elle aurait aimé que celle-ci ouvre aussi un nouveau front face à l’Empire des Habsbourg. Ce n’est qu’un an plus tard que la Roumanie entre en guerre, non sans intérêt puisque le traité de Bucarest, signé avec l’Entente le 16 août 1916, lui promet les mêmes droits que ses alliés à la conférence de la paix.
7La guerre déplace sur un autre plan les relations italo-roumaines. Au moment de l’entrée en guerre de l’Italie, environ trois millions de Roumains vivent dans des régions appartenant à l’Empire austro-hongrois. Au sein de cette population, un demi-million est enrôlé dans l’armée dudit empire, essentiellement en Galicie sur le front russe mais aussi en partie sur le front alpin italien. Certains ne tardent pas à être faits prisonniers par les troupes de la jeune monarchie italienne et sont alors enfermés dans une cinquantaine de camps situés dans le nord de l’Italie. En 1918, 18 000 prisonniers de guerre de nationalité roumaine sont présents en Italie (Baratto 2018). Après la défaite de Caporetto, le gouvernement italien se montre beaucoup plus intéressé à l’idée d’une coopération entre les divers peuples considérés comme victimes du système habsbourgeois. Du 27 mars au 9 avril 1918 se tient alors à Rome un « Congrès des nationalités opprimées », qui réunit les représentants des principales minorités de l’Empire austro-hongrois. Au cours de ce congrès, les délégués roumains obtiennent du ministre de la Guerre, le général Vittorio Zuppelli, la possibilité de former une unité combattante autonome. Avec le soutien de militaires roumains et italiens, le 6 juin 1918, le Comité d’action des Roumains de Transylvanie, du Banat et de Bucovine est fondé, puis la Légion roumaine d’Italie, placée sous le commandement du général de brigade Luciano Ferigo à Avezzano, dans la province de L’Aquila (Abruzzes). Cette Légion ne tarde pas à se distinguer à la troisième bataille de la Grappa, le 24 octobre, lors de l’offensive de Vittorio Veneto. Néanmoins, tous les Roumains retenus prisonniers dans les camps italiens ne s’enrôlent pas dans la Légion ; une majorité d’entre eux préférant rester prisonniers et servir comme main-d’œuvre de remplacement en Italie, loin du front.
8Pour les dirigeants du mouvement national roumain, il ne faisait aucun doute que ces soldats, une fois retournés en Transylvanie, deviendraient les principales forces d’occupation du territoire, offrant alors une nouvelle légitimité aux revendications des autorités roumaines qui disposeraient ainsi d’une armée déjà formée et ayant combattu dans le camp des Alliés. La situation est pourtant loin d’être aussi simple, ne serait-ce que parce que de véritables expéditions punitives ont lieu au camp d’Avezzano, où des légionnaires roumains s’en prennent aux sujets hongrois, faisant deux morts et une cinquantaine de blessés en 1919. Rome refuse en outre de garder sur son sol les prisonniers de guerre austro-hongrois originaires des régions irrédentes roumaines qui ont refusé de s’enrôler dans la Légion. S’ajoutent à cela bien des complications dans le licenciement et le retour de la Légion en Roumanie, Bucarest refusant la présence d’officiers italiens.
9Dans le même temps, la victoire des Alliés et la conférences de la paix donnent à l’Italie l’occasion d’enfin jouer le rôle de grande puissance qu’elle attend et d’essayer d’exercer une influence en Europe orientale et centrale. La situation politique et sociale est loin d’y être apaisée : des bandes bolcheviques mènent de véritables incursions en Bessarabie en février, mai et décembre 1919, n’hésitant pas à se confronter aux troupes romaines. Entourée par des pays vaincus – la Hongrie et la Bulgarie –, objet des attentions de la propagande bolchevique, la jeune Grande Roumanie semble très fragile et l’Italie se voit dès lors bien devenir un acteur de premier plan dans cette région. En outre, lors de la conférence de la paix, de nouvelles relations amicales italo-roumaines sont nouées. En effet, alors que le traité de Bucarest de 1916 stipulait que la Roumanie prendrait part aux discussions, elle n’est finalement pas admise au sein des grandes puissances, au contraire de l’Italie. Toutefois, celle-ci est déçue de la tournure que prennent les entretiens de Paris car ses prétentions territoriales ne sont pas pleinement entendues et le gouvernement italien voit bien que l’Italie n’est pas traitée comme les autres membres de l’Entente. La nouvelle, le 24 avril 1919, que le président du Conseil, Vittorio Emanuele Orlando, serait rentré à Rome fort mécontent des négociations, réjouit Brătianu. Un front des petits, mené par l’Italie face aux grandes puissances, se constitue alors. Brătianu suit les pas de l’Italie en quittant la conférence car il regrette la non-résolution de la question des minorités nationales. En décembre 1919, il prononce un long discours au Parlement roumain sur son activité à Paris. Davide Zaffi remarque qu’il y cite plusieurs fois l’Italie, « non pas comme un partenaire ou un allié […] mais comme une source d’inspiration, un modèle », lui-même se réclamant de Cavour (Zaffi 2012 : 172).
10La guerre contribue certes à l’émergence d’un sentiment de proximité entre les deux pays, mais rien ne doit être exagéré. L’Italie adopte en effet une attitude ambigüe lors des discussions (Caroli 2009 : 59) et, à l’issue de la conférence de la paix, l’Italie et la Roumanie, optent pour des stratégies opposées et portent des regards différents sur les traités. Alors que la Roumanie se trouve satisfaite après l’intégration de la Transylvanie, l’Italie reste persuadée d’avoir été déconsidérée, la Dalmatie – prévue dans le pacte de Londres d’avril 1915 – ayant été attribuée au royaume des Serbes, Croates et Slovènes, dont l’Italie se méfie alors de plus en plus. Le mythe de la « victoire mutilée » contraste avec le soulagement des Roumains. L’Italie doit redorer son blason et être reconnue comme une puissance incontournable. Le conflit mondial, qui a bouleversé l’équilibre économique d’avant-guerre en Europe centrale et orientale par la disparition des Empires centraux, et le communisme qui se répand en Europe offrent un moment favorable à l’Italie, estiment les industriels, hommes d’affaires et intellectuels italiens, pour que celle-ci mobilise son énergie en direction de la Roumanie et y investisse. Terre de mission aussi bien des entrepreneurs, des financiers que des diplomates et même des militaires, la Roumanie devient le rempart de la « latinité » face au bolchevisme et une tête de pont possible pour étendre l’influence italienne à l’Est.
11Ainsi, dès le début des années 1920, c’est une politique de conquête qui passe par deux canaux en Roumanie que mène le gouvernement italien : le premier est l’investissement de l’économie roumaine par des chefs d’entreprise et banquiers italiens, le second est le développement d’une propagande culturelle en faveur de l’Italie dans le pays. Emprunté par une grande diversité d’acteurs, ce double canal est appelé de tous leurs vœux par les consuls d’Italie déjà installés en Roumanie tel celui de Timişoara, qui désire une propagande aussi bien culturelle que commerciale (Santoro 2011 : 362).
12Le premier des acteurs de cet investissement italien dans l’économie de la Roumanie, et dans une plus large mesure dans celle du reste de la région, est sans conteste la Banque commerciale italienne (BCI), la Comit, qui profite du délitement des Empires centraux et de la création de nouveaux États pour s’installer dans les pays d’Europe centrale et orientale, faisant un pied-de-nez à la finance allemande. L’expansion économique italienne se rend d’abord visible par celle de la BCI elle-même puisque celle-ci crée une série de filiales en Europe orientale et centrale, qui ouvrent elles-mêmes plusieurs succursales dans bien des villes de la région. Ainsi est fondée en 1920 la Banque commerciale italienne et roumaine (BCIR – Romcomit) à Bucarest, premier institut de crédit italien dans le paysage danubien. Son installation est d’autant plus la bienvenue que les entreprises roumaines ont un grand besoin de financements pour relancer leur activité au lendemain de la guerre (Santoro 2005 : 69). La Comit instaure alors tout un plan de conquête financière dans les entreprises et commerces d’Europe de l’Est en particulier dans le bois, les minerais et la sidérurgie. Dans cette politique d’expansion, la Roumanie occupe une place privilégiée puisque la BCIR est la filiale de la Comit la plus active d’Europe centrale et orientale (Santoro 2017 : 153). Toutefois, les investissements italiens se révèlent décevants car si les capitaux étrangers contrôlent plus de la moitié de l’économie roumaine, le capital italien n’en détient que 3,5 %. Seules les assurances italiennes semblent avoir réussi à s’implanter efficacement dans le paysage financier roumain (Santoro 2017 : 162).
13L’expansion économique italienne dans la région se traduit aussi par un investissement important dans le domaine des matières premières, en particulier le bois et le pétrole. La société milanaise Foresta, fondée en décembre 1919 sous l’égide de la BCI, a pour intention d’acquérir, produire et vendre du bois dans plusieurs pays européens. Encore une fois, la Roumanie est bien placée dans les objectifs italiens puisque Foresta Română est fondée en 1921 avec un siège social à Bucarest et de nombreuses filiales dans tout le pays. Quant au pétrole, la Roumanie en dispose de très grandes quantités : en 1914, elle est le quatrième producteur de pétrole au monde et le second fournisseur d’hydrocarbures de l’Italie, et suscite ainsi bien des convoitises au sein de la classe politique ou chez les hommes d’affaires de la Péninsule. La grande industrie italienne étant alors en plein essor, elle a un besoin urgent de combustible, mais l’industrie pétrolifère est presque totalement aux mains de sociétés étrangères, allemandes pour la plupart, au lendemain de la guerre, et la Roumanie ne dispose alors pas d’assez de ressources pour reconstruire sa propre économie dans le domaine de l’extraction et de la raffinerie. L’Italie tente alors de s’immiscer dans cette course au pétrole roumain, non sans ambition comme le révèle un projet d’oléoduc entre les deux pays (Santoro 2017 : 158). Si les projets gouvernementaux italiens ne parviennent pas à faire émerger une réelle ligne politique sur cette question du pétrole, l’expansion se produit tout de même grâce aux sociétés privées comme la Société pétrolière italo-roumaine, fondée à Milan en 1920, qui obtient des concessions en Transylvanie, ou la Société pétrolifère latine, fondée deux ans plus tard et active dans la région de Buştenari (Prahova). Mais là encore, comparé aux investissements étrangers, notamment français, américains, néerlandais, britanniques et belges, la présence italienne se révèle moins importante qu’espérée. Cela est lié en partie au manque de financements privés, à la frilosité des grands groupes bancaires et au manque de coordination de la part du gouvernement.
14Outre les milieux financiers, les industriels et les entrepreneurs, une autre catégorie de personnes joue un rôle discret mais non moins réel dans l’économie roumaine : les migrants italiens. Dans l’entre-deux-guerres, 60 000 Italiens – essentiellement originaires du Frioul (Jakob 2014 : 5 sq., Fondazione Migrantes 2014, Luca 2006) – séjournent un temps durant en Roumanie. Ces immigrés du nord de la Péninsule contribuent au développement économique de la Roumanie, surtout dans les domaines des travaux publics et de la construction. En outre, avec une présence fixe d’une petite communauté italienne – 12 246 personnes sont recensées en 1927 dans le pays –, les migrants italiens entretiennent des liens avec les populations roumaines, certains comme employés, d’autres comme patrons : ils construisent leurs maisons, achètent et exploitent des terres agricoles, travaillent pour des Roumains, mais en emploient aussi. De nombreux sculpteurs italiens sont par exemple sollicités pour réaliser des monuments aux morts et ils travaillent avec des ouvriers aussi bien italiens que roumains (Tomasella 2017 : 171). Certes, du fait d’une croissance rapide des flux migratoires en provenance d’Italie, le gouvernement roumain décide dès 1924 de multiplier les contrôles à ses frontières (Rizzo 2014 : 106), mais il n’en reste pas moins vrai que la présence permanente d’Italiens en Roumanie se renforce d’autant plus que de nombreuses institutions italiennes viennent les assister et les encadrer et permettent de diffuser une certaine image de la Péninsule. À cette fin, diverses organisations, autres que les institutions consulaires, voient le jour en Roumanie. Originaire du Trentin, l’ingénieur Oscar Sinigaglia, fonde par exemple en 1920 la Ligue italienne pour la sauvegarde des intérêts nationaux afin de faire des communautés italiennes à l’étranger, des têtes de pont pour l’expansion politique et économique de l’Italie (Santoro 2005 : 43).
15Si ces hommes et ces femmes investissent l’économie roumaine, ce n’est pas d’abord sous l’impulsion d’une quelconque décision émanant d’en-haut. Ces migrants n’ont pas de désir de conquête économique. Toutefois, le régime italien ne tarde pas à voir en eux des atouts pour sa pénétration dans les sphères économiques roumaines et ils lui confèrent une certaine légitimité à intervenir dans le pays. En effet, le 5 juin 1921, sous les auspices d’Alberto Martin Franklin, ministre plénipotentiaire d’Italie en Roumanie, la Chambre de commerce et d’industrie italienne est fondée à Bucarest, avec de multiples succursales et antennes dans le pays comme à Brăila, Constanţa ou Timişoara (Santoro 2017 : 162). Cette Chambre est instituée afin de promouvoir, représenter et défendre les intérêts de l’Italie dans le pays et de recueillir toutes les informations nécessaires à l’immigration italienne en Roumanie (Santoro 2005 : 111). Elle publie, de 1921 à 1929, un bulletin mensuel avec des articles dans les deux langues, Italia e Romania nei commerci e nelle industrie, qui souhaite promouvoir et stimuler une étroite collaboration économique entre les deux pays. Certaines succursales de la Chambre éditent aussi leurs propres titres, comme celle de Brăila qui publie entre 1925 et 1927 : Il Bolletino quindicinale della Camera italiana di commercio ed industria in Romania.
16Ces colonies italiennes jouent malgré elles un rôle essentiel dans la politique extérieure que mène l’Italie en Roumanie. Par leurs activités économiques, elles légitiment la création d’institutions italiennes, par leurs faiblesses – notamment culturelles et politiques – elles alertent le régime italien et justifient d’une certaine manière l’investissement de celui-ci dans la propagande en Roumanie. Au cours de l’été de 1924 le capitaine Carlo Cattaneo réalise une mission, destinée à mieux connaître les différentes colonies italiennes installées le long du Danube. Consterné par ce qu’il découvre, il rend compte de l’état culturel déplorable dans lequel se trouvent les immigrés italiens présents en Roumanie : d’une instruction limitée et parfois illettrés, ces migrants ne bénéficient presque pas des écoles italiennes présentes dans la région à cause d’un coût trop élevé. Cattaneo estime ainsi, qu’hormis Bucarest, toute la Roumanie est en déficit d’institutions scolaires italiennes efficaces (Santoro 2005 : 113).
17Les initiatives culturelles italiennes en Roumanie ne sont pourtant pas totalement absentes ; un Cercle italien, fondé à Bucarest en 1902 pour défendre l’italianité et maintenir un lien avec le pays natal, est intégré l’année suivante à la Société italienne Dante Alighieri, société fondée en 1889 à Rome pour défendre et diffuser la langue et la culture italiennes à l’étranger, et ne cesse de développer son activité dans les années de l’après-guerre (Bulei 2003). Mais la présence culturelle italienne en Roumanie semble surtout et d’abord être le fait de personnalités et d’initiatives singulières et limitées aux grandes villes, pour ne pas dire à Bucarest. Ainsi, en 1921, pour le cinquantième anniversaire de la proclamation de Rome comme capitale, Romolo Artioli, président de l’Union de l’histoire et de l’art, organise un voyage en Roumanie afin de célébrer l’italianité et la latinité. La vocation du séjour est bien plus qu’un simple voyage de découverte, d’autres associations, dont celle des Anciens combattants y participant. En outre, des cadeaux sont offerts aux villes et à des personnalités roumaines, ainsi qu’à des habitants : 200 bustes de Dante en plâtre sont produits, 50 000 cartes postales sont éditées et célèbrent la latinité, des brochures et des livres sont donnés pour présenter l’Italie aux Roumains, et une louve en bronze est offerte par le maire de Rome à la ville de Cluj (Pisani Sartorio 2014).
18En 1924, un an après sa fondation, l’Institut italien central de Bucarest est inauguré avec le soutien du ministère italien des Affaires étrangères, avec pour vocation de diffuser la culture italienne et le fascisme. Cependant, il faut attendre plusieurs années pour qu’il se révèle particulièrement actif et pour un public sans doute déjà conquis. Ainsi, pour Alberto Basciani, c’est seulement dans les années 1930 que l’on cueille les fruits de la politique culturelle italienne en Roumanie, au travers notamment des cours de langue dispensés par les Instituts de culture italienne en Roumanie (Basciani 2012 : 208).
19Pourtant, les agents diplomatiques italiens en Roumanie sont unanimes pour répéter que si les entreprises économiques ne donnent pas les résultats escomptés, c’est en partie à cause de la faible propagande culturelle italienne dans la région. La propagande constitue ainsi une condition sine qua non d’une présence économique transalpine dans la région. Ici encore, la politique culturelle italienne semble être d’abord le fruit d’initiatives singulières de personnalités comme Ramiro Ortiz, qui fonde en 1921 à Bucarest, la revue Roma et y inaugure l’Institut de culture italienne en avril 1924. En véritables pionniers en la matière, Alexandru Marcu et Giandomenico Serra, professeurs de langue et de littérature italiennes, respectivement à l’Université de Bucarest et de Cluj, multiplient les actions en faveur d’un rapprochement des deux pays et en faveur de la propagande italienne en Roumanie. Traduisant les auteurs italiens et réalisant de nombreux voyages et des séjours dans les deux pays, ils sont de véritables vecteurs de la culture italienne dans la région. La présence culturelle italienne en Roumanie se manifeste aussi et peut-être davantage encore par une diffusion de la presse italienne et l’édition de titres italo-roumains. Ces journaux célèbrent et entretiennent le mythe de la fraternité latine et des luttes communes pour l’indépendance nationale au sein de la nouvelle Europe, comme Roma. Revista de cultura italiana, qui sort ainsi à Bucarest en 1921 avec à sa tête des italophiles remarqués, tel Marcu. De la même manière qu’un Institut roumain voit le jour en Italie et que plusieurs cercles d’intellectuels roumains gagnent l’Italie pour faire connaître la culture roumaine aux Italiens, se faisant ainsi le pendant de la politique culturelle italienne en Roumaine, la Fondation culturelle Principele Carol publie depuis Bucarest une revue, Rasegna culturale della Romania, destinée aux Italiens pour les informer du mouvement culturel roumain et des relations entre les deux nations (Santoro 2005 : 118).
20Avec l’avènement du régime fasciste, la politique culturelle italienne en Roumanie prend une nouvelle ampleur. Au cours des premières années 1920, la Roumanie devient l’un de ses objectifs principaux. Celle-ci, en Roumanie, et plus largement en Europe centrale et orientale, répond à plusieurs objectifs. D’une part, il s’agit de maintenir les immigrés italiens présents dans la région dans un bain d’italianité, d’autre part il est aussi question de faire rayonner l’Italie au-delà de ses frontières en célébrant le passé antique et en promouvant le nouveau régime. Benito Mussolini entend bien exercer cette influence en innovant, notamment au-travers du cinéma, nouvelle arme de propagande des régimes totalitaires. La première tentative de propagande fasciste en Roumanie a lieu en 1923 lorsque le gouvernement italien demande à Brătianu de projeter le film relatant la Marche sur Rome. Répondant d’abord par un refus dans une note manuscrite, chose relativement rare, au représentant italien à Bucarest, Brătianu est même étonné pour ne pas dire offusqué par les pressions du dirigeant italien, mais il finit par céder. Mal accueilli par les hommes politiques roumains, ce film séduit les franges fascistes de la droite roumaine qui est en train de s’organiser en divers mouvements notablement influencés pour certains par l’Italie comme Il Movimento Nazionale Fascista Italo-Romeno, le Fascio Nationalà Romano, et la Liga Apărării Naţional-Creştine (Taranu 2016 : 101). Le régime fasciste développe aussi une politique touristique inédite et cherche à stimuler non seulement au sein de ses colonies installées à l’étranger mais aussi parmi les populations étrangères, des voyages pour visiter la Péninsule. Dans une circulaire de 1925, Mussolini entend bien faire de la politique culturelle une priorité afin de promouvoir le régime. Des voyages sont donc organisés depuis la Roumanie dans le nord de l’Italie et à Rome. Les touristes roumains sont alors chaleureusement accueillis par les Gruppi Universitari Fascisti. Des échanges culturels se multiplient aussi entre les deux nations et en laissent des traces dans le paysage urbain, comme en témoignent les nombreuses de Louve capitoline encore visibles aujourd’hui. Ces statues sont le signe d’une orientation idéologique commune et le rappel d’un antique passé partagé, liant ainsi pour toujours les deux peuples (Muscardini 2006). Dans les années 1920, quatre statues sont offertes par Rome à des communes roumaines : à Cluj et à Chişinău en 1921, à Târgu-Mureş en 1924 et à Timişoara en 1926 (Mazzoni 2010 : 71).
21Au cours de ces premières années 1920, l’Italie et la Roumanie entretiennent des relations cordiales, « mais sans enthousiasme excessif » pour reprendre les mots de Stefano Santoro (Santoro 2005 : 118). De fait, si l’Italie multiplie les moyens pour se rendre présente en Roumanie, et à partir de là, en Europe centrale et orientale, plusieurs freins empêchent l’établissement d’une véritable alliance et l’instauration d’une « tête de pont » en Roumanie. Celle-ci entend bien être un État fort et non une puissance soumise. En outre, l’Italie tarde à reconnaître l’intégration de la Bessarabie, au contraire de la Grande-Bretagne et de la France. D’une manière générale, elle est à la peine sur la scène internationale. Ainsi, alors qu’aux lendemains immédiats de la Première Guerre mondiale, la constitution de la Petite Entente, sans la participation de l’Italie, risque de faire perdre à celle-ci toute influence dans l’aire de l’Europe centrale et orientale, le traité d’amitié franco-romain de juin 1926 enfonce le clou et freine une dernière fois toute velléité de l’Italie en terre roumaine. Mussolini décide alors de resserrer les délais par un traité similaire. Signé à Rome le 16 septembre 1926, le pacte d’amitié et de collaboration cordiale, par Mussolini et le nouveau président du Conseil roumain, le général Averescu – qui avait fait ses études en Italie au temps de la Triplice –, confirme le souhait du régime fasciste de reconnaître l’intégration de la Bessarabie, de faire de la Roumanie un allié et une terre d’influence. La « question roumaine », comme elle pourrait se nommer, révèle ainsi les désirs et les faiblesses de l’Italie à l’étranger.