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Varia

« Il vaudrait cent fois mieux vous retirer. »

Le cas de conscience du Père Léon Merklen, aa, en 1913
‘It would be a hundred times better to withdraw’. The case of conscience of Father Léon Merklen, aa, in 1913
Christian Sorrel
p. 99-108

Résumés

Le Père Léon Merklen (1875-1949), Augustin de l’Assomption, est connu avant tout pour son rôle à la rédaction de La Croix à partir de 1927 et sa contribution au combat de Pie XI contre l’Action française et pour une nouvelle orientation pastorale du catholicisme français. Sa nomination relance une carrière qui avait démarré rapidement avant de subir un coup d’arrêt à la fin du pontificat de Pie X. Les archives romaines de l’Assomption conservent un dossier de correspondances qui datent de 1913-1915 et éclairent ce moment de tension. Elles documentent le cas de conscience d’un suspect que son supérieur aurait voulu voir partir sans être contraint de l’expulser dans un climat pesant pour la congrégation comme pour toute l’Église catholique confrontée aux défis politiques et intellectuels de la modernité. Elles révèlent la complexité des situations et le poids d’humanité que l’historien doit intégrer à son analyse des discours, des rapports d’autorité et des crises en considérant les parcours individuels, les ensembles et les réseaux.

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Texte intégral

  • 1 Christian Sorrel, « Rome et la Bonne Presse : Histoire d’une conversion de l’Action française à l’A (...)
  • 2 Gianni La Bella (dir.), Pio X e il suo tempo, Bologne, Il Mulino, 2003, 840 p.
  • 3 Archives de la curie généralice des Assomptionnistes, Rome, SN 48-49.
  • 4 Christian Sorrel, Libéralisme et modernisme. Mgr Lacroix (1855-1922). Enquête sur un suspect, Paris (...)

1Le Père Léon Merklen (1875-1949), Augustin de l’Assomption, est connu avant tout pour son rôle à la rédaction de La Croix à partir de décembre 1927 et sa contribution au combat de Pie XI contre l’Action française et pour une nouvelle orientation pastorale du catholicisme français1. Sa nomination relance une carrière qui avait démarré rapidement avant de subir un coup d’arrêt à la fin du pontificat de Pie X, rude pour les esprits originaux et les tempéraments ardents2. Les archives romaines de l’Assomption conservent un dossier de correspondances qui datent de 1913-1915 et éclairent ce moment de tension. Merklen lui-même l’avait rouvert peu avant sa mort et avait fait dactylographier les lettres3. Elles documentent le cas de conscience d’un suspect que son supérieur aurait voulu voir partir sans être contraint de l’expulser dans un climat pesant pour la congrégation comme pour toute l’Église catholique confrontée aux défis politiques et intellectuels de la modernité. Elles révèlent la complexité des situations, rarement en noir ou blanc, et le poids d’humanité que l’historien doit intégrer à son analyse des discours, des rapports d’autorité et des crises en considérant les parcours individuels, les ensembles et les réseaux4.

Chronique d’une mise à l’écart

  • 5 SN 48, lettre au Père Merklen, 31 août 1913.

2Le 31 août 1913, le Père Emmanuel Bailly (1842-1917), supérieur général des Assomptionnistes, annonce au Père Léon Merklen, supérieur du scolasticat de Louvain, la réaffectation d’une partie du corps enseignant, lui signifie son remplacement par le Père Possidius Dauby, en poste au noviciat, et lui enjoint de quitter les lieux avant le 8 septembre et de rentrer dans sa famille « pour un mois complet de repos », alors que ses parents sont décédés depuis près de dix ans5. Il rejoint Nancy où il passe la plus grande partie de septembre chez une tante et un prêtre ami, l’abbé Valentin. L’exil extra-conventuel se prolonge en fait jusqu’à son assignation début décembre en Angleterre, à Newhaven, après de brefs passages à Maredsous en octobre et un séjour de près de deux mois à Strasbourg.

  • 6 Sylvio Hermann De Franceschi (éd.), Théologie et érudition de la crise moderniste à Vatican II. Aut (...)
  • 7 « In memoriam. Le T. R. P. Emmanuel Bailly, troisième supérieur général des Augustins de l’Assompti (...)
  • 8 Michel Guy, Vincent de Paul Bailly, fondateur de “La Croix”. Cinquante ans de luttes religieuses, P (...)

3La sanction n’intervient pas dans un ciel serein pour le religieux né en 1875 dans une famille bourgeoise de Mirecourt (Vosges) : « Je m’attendais depuis longtemps à mon changement. Je l’aurais même demandé, mais professeurs et étudiants protestaient », écrit-il en octobre 1913 dans un mémoire justificatif destiné à la Congrégation des religieux, mais jamais envoyé. Il a rejoint l’Assomption en août 1896 après des études secondaires dans des collèges catholiques de Nancy, une année à la faculté de droit puis une première formation cléricale au grand séminaire à partir de 1893. Il ne faut pas sous-estimer l’influence sur le jeune Merklen de cet établissement dont les exigences intellectuelles n’étaient pas négligeables et qui fut le creuset du Dictionnaire de théologie catholique6. Les supérieurs assomptionnistes confirment du reste sa vocation intellectuelle en lui permettant de fréquenter les cours de la Grégorienne, de la Propagande et de la Minerve, où il est reçu docteur en théologie en 1899, peu après son ordination sacerdotale. Après une dernière année à Rome comme accompagnateur des scolastiques, il devient à la rentrée 1900 supérieur de la maison de formation de Bure, vite transférée à Louvain (Belgique). Le choix d’un religieux de vingt-cinq ans pour un poste aussi important étonne, même s’il bénéficie durant les premiers mois de la présence régulière du Père Emmanuel Bailly, assistant général, qui a suivi son itinéraire comme supérieur de la maison d’études romaine7. S’il traduit sans doute une réelle confiance, il suggère aussi le manque de cadres intellectuels dans une congrégation en pleine croissance qui a privilégié au départ une formation courte, malgré sa vocation enseignante et journalistique. Mais le premier assistant, qui succédera en 1903 à son frère Vincent de Paul Bailly comme supérieur général, entend renforcer les études pour réaliser les intuitions du Père d’Alzon et affronter les défis contemporains sans remettre en cause l’intransigeance originelle8.

  • 9 Échos d’Orient, 6/40, 1903, p. 217 (Siméon Vailhé).
  • 10 SN 53, mémoire justificatif.

4Le succès du Père Merklen est rapide et l’établissement de Louvain, que jouxte le noviciat des choristes, remplacé en 1908 par le postulat et le noviciat des convers, s’impose comme l’« un des centres principaux de la congrégation » avec plus de soixante-dix étudiants et une quarantaine de professeurs et coadjuteurs. L’émulation intellectuelle y est forte, stimulée notamment par la création en 1902 de la Revue augustinienne, « bulletin mensuel des sciences ecclésiastiques9 ». Les supérieurs y séjournent longuement et nombre d’événements de la congrégation s’y déroulent comme les chapitres généraux de 1903 et 1906. Mais une sourde opposition s’affirme à partir de 1905 parmi les aînés qui redoutent l’émergence d’une « congrégation dans la congrégation » autour des anciens de Louvain et reprochent au Père Merklen d’être leur centre et de favoriser une force d’opposition à l’autorité établie et à la tradition assomptionniste telle qu’ils la comprennent10.

  • 11 Christian Sorrel, La République contre les congrégations. Histoire d’une passion française (1899-19 (...)
  • 12 Séverine Blenner-Michel, « Entre tradition et constitutions : le dilemme de l’Assomption (1850-1923 (...)

5Ces tensions interviennent dans un milieu ébranlé par l’offensive anticléricale qui a conduit en 1900 à la condamnation par le tribunal de la Seine de douze religieux, dont le supérieur général, à la dissolution de la congrégation sur le sol français et à son retrait de la Bonne Presse, fleuron des œuvres, sous la pression de Léon XIII, irrité par le ton agressif de nombre de journalistes11. Si la crise accélère l’internationalisation, elle renforce aussi la tentation du conservatisme et de la centralisation et le Père Emmanuel Bailly en profite, avec l’aval de Pie X, mieux disposé que son prédécesseur, pour différer la demande d’approbation des constitutions dont plusieurs dispositions sont contraires aux Normae édictées en 1901 (généralat à vie, cooptation des capitulants, report de la division en provinces). Il n’est donc pas étonnant que la jeune génération s’oriente vers la contestation au point de former en 1909 un recours, signé par quarante-deux profès, devant la Congrégation des religieux qui lui oppose un blâme12.

  • 13 SN 48, lettre au Père Merklen, 5 décembre 1908.
  • 14 SN 53, mémoire justificatif.
  • 15 SN 48, lettre au Père Bailly, 4 octobre 1913 (non envoyée).
  • 16 SN 48, lettre au Père Bailly, 5 octobre 1913.

6Cette fronde nourrit une suspicion croissante contre les « louvanistes » et le Père Merklen. En 1908, le Père Bailly met en garde celui-ci contre ses « excès », tout en lui renouvelant sa « confiance » et son « affection13 ». Deux ans après, il supprime la Revue augustinienne et la tension ne cesse de monter dès lors. Le corps professoral est modifié, le supérieur général refuse toute explication et le scolasticat est isolé du reste de la congrégation par un processus que son supérieur identifie à « un plan tracé à l’avance et réalisé à la première circonstance favorable14 ». La sanction de 1913 ne surprend donc pas la victime, plus étonnée de se voir imposer un séjour extra-conventuel, même si ces « vacances forcées » tiennent lieu d’une « bonne retraite » : « À errer ainsi à l’aventure, un religieux qui aime son couvent ne trouve guère de joie15. » L’intéressé, convoqué le 30 septembre à Limpertsberg (Luxembourg) par le Père Bailly, comprend alors le sens de la mesure, le « pousser à partir » en signant une demande de sécularisation, assortie de la restitution de son apport à l’Assomption (« 80 000 à 100 000 francs »). Il refuse et décline aussi l’offre de 10 000 francs pour se rendre en Suisse : « Je suis plus attaché que jamais à ma vocation religieuse et convaincu que je n’ai d’aucune façon le droit de me retirer. » Il se refuse à admettre que, « soudain et seulement maintenant », après avoir reçu « une charge de toute confiance, on s’aperçoive de [son] manque d’aptitude à la vie religieuse » : « Me retirer serait, de plus, causer un grand scandale et jeter le désarroi auprès des jeunes religieux auxquels j’ai prêché sans me lasser le désintéressement et la fidélité ; à aucun prix, ma conscience ne s’y résoudra16. »

  • 17 SN 50 et 52, lettres de l’abbé Valentin, 5 et 21 octobre 1913 ; SN 48, lettre du Père Le Floch, 12 (...)
  • 18 SN 48, lettres de Dom Merten et de Dom Marmion, 16-17 octobre 1913.
  • 19 SN 48, lettre à Dom Merten, 20 octobre 1913.
  • 20 SN 48, lettre de Dom Merten, 18 octobre 1913.

7Désemparé, le Père Merklen sollicite ses relations. L’abbé Valentin, sur la suggestion du jésuite Varroy, lui conseille d’interroger le supérieur du séminaire français de Rome, le Père Le Floch, qui l’encourage à « s’arranger en famille » sans saisir la Congrégation des religieux et refuse de jouer les intermédiaires en raison de sa « relation d’amitié » avec le Père Bailly17. Le bénédictin Aubert Merten est moins rétif à l’idée de se tourner vers le Saint-Siège et prépare un projet de lettre agitant la menace, tandis que l’intéressé écrit son mémoire justificatif. L’abbé de Maredsous, Dom Columba Marmion, est plus prudent. Il s’entretient du cas Merklen avec le Père Bailly et acquiert la conviction que toute négociation est exclue si le religieux ne confesse pas ses « torts » et ne se démarque pas de « l’esprit d’insubordination » qu’il semble cautionner dans la congrégation18. « Si je dois incliner mon jugement devant celui de mon supérieur, dois-je l’incliner au point d’accepter tout ce qu’il dit ou tout ce qu’il croit ? », demande l’inculpé, certain que cela susciterait une « crise de conscience » après une « difficulté douloureuse, mais d’ordre extérieur ». « Dois-je aussi soumettre mon jugement à son jugement », ajoute-t-il en évoquant son départ dont il admet toutefois qu’il serait logique s’il est responsable de tous les maux19 ? Dom Merten, revenu à la prudence au lendemain de la rencontre des supérieurs, lui avait répondu par avance : « Chassez toute pensée qui envisage l’avenir […] jusqu’au moment où vous aurez la décision du Révérend Père général […]. Dans l’éternité, vous comprendrez les raisons pour lesquelles Dieu a permis ces semaines de souffrances ; vous adorerez et aimerez ces raisons […]. Aujourd’hui, il vous faut les adorer et les aimer cachées derrière le grand voile de la foi20. »

  • 21 SN 48, lettres au Père Bailly, 5 et 11 octobre 1913 ; lettre du Père Bailly, 22 octobre 1913.
  • 22 SN 49, lettre au Père Bailly, 30 octobre 1913.
  • 23 SN 49, lettres au Père Merklen, 25 novembre et 4 décembre 1913.

8Le 22 octobre, le Père Bailly, irrité par la médiation de Dom Marmion, tance durement son subordonné dont il juge les lettres des 5 et 11 octobre insuffisantes par leur demande de pardon limitée aux « impatiences », « manques d’égards » et « saillies personnelles ». Il parle de « suffisance », d’« entêtement », de « jugements opiniâtres contraires aux nôtres », de soumission purement extérieure, de confiance accordée en priorité « aux membres des autres ordres » : « Si vos dispositions sur les points les plus importants qui vous séparent de nous persistent […], il vaudrait cent fois mieux vous retirer […]. J’avoue que je ne sais pas où vous mettre sans y voir un danger et une situation fausse », conclut le Père Bailly21. Le Père Merklen sollicite à nouveau l’abbé de Maredsous qui juge toute démarche inutile et lui conseille de se « jeter à genoux » devant le supérieur. Il s’exécute le 30 octobre pour garder sa vocation « à tout prix » : « Je me soumets donc absolument et du fond du cœur non seulement aux mesures et décisions que vous avez prises, mais aux jugements que vous portez dans votre dernière lettre sur moi et sur la maison de Louvain. Je reconnais que, plus que personne, je suis mauvais juge dans ma propre cause ; que seul, comme supérieur général et comme héritier spirituel du Père d’Alzon et du Père Picard, vous avez, avec l’expérience, mission et grâces d’état pour décider ce que comporte le véritable esprit de l’Assomption et ce que réclame le bien de toute la congrégation22. » La réponse tarde à venir et assortit le « pardon le plus entier et le plus sincère » d’un nouveau réquisitoire, alimenté par des faits inédits, sur les effets des choix du Père Merklen, invité à « laisser la préoccupation des études » et à cesser « toute relation avec les anciens maîtres ou les anciens étudiants de Louvain » : « Il y a encore des points que vous ne voyez ou croyez que difficilement. Humiliez-vous, humiliez votre jugement, oubliez-vous et faites simplement ce qu’on vous dira, et vous aurez des lumières que vous ne soupçonnez pas. » Le 4 décembre, le Père Bailly l’envoie à Newhaven comme aumônier de religieuses françaises23.

  • 24 SN 49, lettre au Père Merklen, 14 février 1914.
  • 25 SN 49, lettre au Père Bailly, 27 juin 1915 (avec une annotation de 1948).

9Début 1914, en réponse aux vœux du Père Merklen, le supérieur général renouvelle encore ses griefs et en ajoute de nouveaux sur les finances et l’irrégularité de plusieurs prises d’habit24. L’exilé opte pour le silence et reprend la plume en juin 1915 seulement pour répondre au reproche « de ne pas avoir écrit » transmis par un confrère : « Dans certaines situations, il est plus facile de se taire que de parler à la fois avec à-propos et avec abandon. » Il esquisse d’abord « l’état de [son] cœur » en insistant sur la fidélité à sa vocation assomptionniste, « le tout de [sa] vie », fortifié par une épreuve « cruelle », en notant ses difficultés à prier et plus encore à se mortifier : « Le souvenir de certains actes et de certaines paroles et surtout mon manque de vertu viennent souvent jeter entre Notre Seigneur et moi comme un rideau de chagrin […]. Je souffre parfois beaucoup […] à la pensée des grâces si nombreuses que le Bon Dieu a multipliées sur la maison de Louvain et que j’ai compromises par mon manque d’esprit de prière, à la pensée des souffrances que tant d’âmes chères ont eu à traverser à mon occasion. » Le Père Merklen ne croit pourtant pas pouvoir écrire sans redire la pureté de ses intentions, tout en avouant les erreurs commises : « Je ne peux reconnaître ce qui est faux », affirme-t-il avant de rappeler sa soumission et la « consolation » qu’il puise dans le directoire de la congrégation et les écrits des fondateurs. Le Père Bailly ne réagit pas et les deux hommes n’auront plus aucun échange épistolaire jusqu’à la mort du supérieur général le 23 novembre 191725.

Le nœud du problème

  • 26 Maurilio Guasco, Le modernisme. Les faits, les idées, les hommes, Paris, DDB, 2007, 270 p.
  • 27 SN 53, mémoire justificatif.
  • 28 SN 48-49, lettres du Père Bailly, 5 décembre 1908 et 25 novembre 1913. En 1908, le Père Bailly se f (...)
  • 29 Émile Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Albin Michel, 1996, p. 2 (...)
  • 30 SN 53, mémoire justificatif.

10La formation donnée au scolasticat de Louvain, la personnalité de son supérieur et la place prise par ses disciples dans la congrégation sont au cœur de la crise d’autorité qui se joue à partir de 1910 avec la censure du modernisme pour arrière-plan26. L’ambition intellectuelle de l’établissement et de la Revue augustinienne suscite la méfiance des aînés et nourrit le procès en modernisme, fondé sur l’accusation d’intellectualisme, de passion pour l’étude en elle-même et de goût pour les démarches spéculatives qui « flattent le jeune homme, développant son amour-propre, l’habituant à tout juger et raisonner27 ». Dans ses lettres, le Père Bailly n’emploie pas le mot « modernisme ». Mais il évoque l’oubli, « dans l’ordre des idées ou de la doctrine », de la tradition assomptionniste et reproche au supérieur et à l’un de ses amis, le Père Séraphin Protin, supérieur du noviciat, des articles et des propos incitant à « être plus conciliants, moins agressifs, moins combatifs que ne l’avaient été les premiers Pères de l’Assomption ou nos premières publications, moins absolus, moins intransigeants » : « Vous avez laissé voir une pointe de faiblesse plus ou moins libérale qui a fait du mal parce que contraire à notre véritable esprit28. » L’accusé se défend en décrivant le Père Bailly comme prompt à découvrir « partout des traces de modernisme » et à dénoncer « un certain modernisme dans la méthode » de confrontation des auteurs promue à Louvain. Il veut en effet limiter l’usage des commentateurs de saint Thomas d’Aquin à deux ou trois et regrette l’introduction d’examens en troisième année de philosophie. Le Père Merklen, qui avait pris parti contre Alfred Loisy et est apprécié par l’antikantien Bernard Gaudeau29, ne nie pas les « excès » de quelques étudiants. Mais il plaide l’orthodoxie de l’établissement en soulignant la priorité donnée aux auteurs du XVIe siècle, le recours limité à quelques modernes sûrs (Zigliara, Billot, Mercier, Lépicier), la formation différenciée des « forts » et des « faibles » qui disposent seulement d’un manuel ad mentem sancti Thomae et le souci de faire rayonner la vérité « et sa fin apostolique30 ».

  • 31 SN 49, lettres au Père Merklen, 25 novembre 1913 et 14 février 1914.

11Plus encore qu’un contenu, c’est un style que le Père Bailly met en cause. Il dénonce le bavardage en classe, la proximité des élèves et des maîtres « aussi jeunes et aussi enfants qu’eux, plus avides de popularité » que « d’ordre et de tenue religieuse », « l’écourtement des actions de grâces », la répugnance pour le travail manuel, les « allures d’étudiants bohêmes, indisciplinés, frondeurs ». Il stigmatise plus largement une formation qui fait « trop appel au sentiment, à l’amour-propre, au développement de la personnalité, à l’influence de l’affection personnelle, à l’orgueil ou à un esprit de corps et de camaraderie excessif, à une flatterie de la jeunesse trop aimée d’une façon sensible et naturelle avec une complaisance pour ses épanouissements de liberté, de vanité plus séculières et mondaines qu’austères et religieuses ». Dans ce contexte, les scolastiques, très soudés entre eux, expriment un attachement exclusif à la maison et à leur supérieur et tombent dans la « critique effrénée » des décisions de l’autorité jusqu’à se livrer à « des manifestations exorbitantes de regrets, de condoléances inconvenantes à propos des mesures prises par le supérieur général » ou « des scènes déplacées de larmes et d’adieux émouvants31 ».

  • 32 SN 48, lettre au Père Merklen, 5 décembre 1908.
  • 33 SN 49, lettres au Père Merklen, 25 novembre 1913 et 14 février 1914.

12Pour le Père Bailly, la responsabilité du Père Merklen est totale, même s’il finit par concéder une erreur de la hiérarchie en admettant qu’il a été choisi « trop jeune » pour le poste, mais sans expliquer la longue tolérance des abus, à supposer que le tableau qu’il en dresse ne soit pas exagéré. Dès 1908, il reproche à son subordonné « un certain excès dans la poursuite du bien de tous et de chacun et, pour y arriver, un certain excès dans l’exercice de l’autorité », avec des « jugements hâtifs, imprudents », une exagération des obstacles, une propension « à questionner sur l’un, sur l’autre » et à devenir un confident : « Vous absorbez tellement les âmes que vous dirigez pour leur faire du bien qu’elles ne voient plus que vous, votre personne, votre autorité et sont plus à vous qu’à la congrégation32. » En 1913 et 1914, le Père Bailly radicalise le procès en cherchant des explications dans l’inexpérience, « le manque de prière et par suite de grâce et de lumière », la « préoccupation dominante d’amour-propre », l’attachement « trop humain, trop naturel » aux élèves ou « une pointe de susceptibilité et d’opposition sourde à l’autorité ». Il condamne la « secrète passion » du Père Merklen de s’emparer de la jeunesse pour en faire l’instrument de la réalisation d’un « idéal prétentieux » en vue d’« une Assomption moins médiocre, plus brillante » que celle des religieux « peu intellectuels » du passé récent au risque d’exposer la génération montante « à se perdre et à tout perdre ». Il l’accuse de ne pas être un « homme de congrégation », mais un « homme du monde », attaché au succès et oublieux des principes de fécondité de la vie religieuse (sainteté, humilité, austérité, impersonnalité, « dégagement des points de vue humains et des sentiments naturels »). Le Père Merklen donne du reste le mauvais exemple en veillant tard et en se levant tout aussi tard, « au point parfois de ne dire [sa] messe à la vapeur qu’entre onze heures et demie et midi, arrivant sans même le temps d’une action de grâces au coup de midi au réfectoire ». Il cultive sa popularité en établissant une maison de vacances et en programmant des promenades et des voyages et n’hésite pas à manipuler les comptes pour cacher ces dépenses33.

  • 34 En religion, le Père Merklen porte le nom de Pierre-Fourier.
  • 35 SN 49, lettre au Père Merklen, 14 février 1914.
  • 36 Pascendi, § 52. Voir Pierre Colin, L’audace et le soupçon. La crise du modernisme dans le catholici (...)
  • 37 SN 49, lettres au Père Merklen, 25 novembre 1913 et 14 février 1914.

13La violence du réquisitoire, qui témoigne du rejet des intuitions du Père Merklen, fragilisé par sa jeunesse, son tempérament et ses imprudences, ne peut pas se comprendre en dehors du malaise croissant dans la congrégation depuis 1903. Ce que le Père Bailly lui reproche surtout, c’est d’être un repère pour ses anciens élèves qui commencent à compter dans le groupe des profès (un quart), mais sont exclus des chapitres généraux par le système de cooptation de leurs membres. En Europe, en Amérique, en Orient, ils invoquent le « louvanisme » ou le « fouriérisme34 » : « Pour plusieurs, vous êtes le novateur, le réformateur, le Père, le seul Père de la congrégation d’aujourd’hui et de l’avenir, comme la maison de Louvain est la Maison auprès de laquelle il n’y en a pas35. » Le grief est redoutable dans le contexte de l’encyclique Pascendi qui fait du réformateur l’une des figures de la scène moderniste36. Les supérieurs locaux déplorent l’indiscipline et l’esprit de coalition des anciens de Louvain, « tantôt sans dévouement, tantôt prétentieux et capricieux […], tantôt voulant imposer leurs idées, leurs méthodes, tantôt sans goût et sans zèle pour les œuvres ». Ils interceptent les courriers, comme le font les chefs de la lutte antimoderniste avec leurs cibles, et les envoient au Père Bailly. Celui-ci y trouve l’expression d’un « sentimentalisme humain et naturel qui révèle de vraies et blâmables amitiés particulières, fort choquantes et contraires à l’esprit religieux et surnaturel de l’Assomption » : « Ils se disent leur admiration mutuelle en des termes que des mondains se complimentant rougiraient d’usiter ; ils expriment des projets d’union pour réaliser dans l’avenir l’idéal rêvé à Louvain quand la persécution actuelle, exercée par les supérieurs aveuglés, aura purifié les victimes […] ; ils se déclarent seuls vrais interprètes et représentants de l’esprit et des directions du Père d’Alzon37. »

  • 38 SN 53, mémoire justificatif.
  • 39 SN 49, lettre au « Père Séraphin Protin et autres », 17 novembre 1913.
  • 40 Nicolas Potteau, Histoire de la province…, op. cit., p. 121-135.
  • 41 Le supérieur général Quenard estime que le Père Merklen, « resté ombrageux et excessivement personn (...)

14Dans son mémoire justificatif, le Père Merklen ne nie pas ces échanges en reconnaissant l’attachement des anciens à une maison où l’on a « toujours prêché la miséricorde » et accueilli « toutes les âmes ». Elle constitue un horizon d’attente pour les religieux « désemparés, mécontents, victimes des événements », qui cherchent « lumière et secours » face à des supérieurs locaux qui apprécient peu ceux qui « aiment les livres, parlent philosophie et théologie, écrivent leurs sermons et surtout [sont] gradués38 ». Le Père Merklen a sans doute invité ses correspondants, dès le 17 novembre 1913, à être « des obéissants parfaits » pour devenir des « saints et des christs39 ». Mais il ne veut pas rompre les liens et, après son retour en France au collège de Nîmes en 1919, il réactive le réseau « louvaniste » pour obtenir la réforme des constitutions assomptionnistes que la Congrégation des religieux exige désormais après le remplacement de Pie X par Benoît XV et la publication du code de droit canonique40. Il faudra l’intervention directe de Pie XI pour opérer en 1923 le changement au sommet de l’ordre comme pour faire nommer en 1927 le Père Merklen à la rédaction de La Croix. Il s’y imposera difficilement dans un combat où se rejouent pour partie les conflits de l’avant-guerre avec une forte dimension personnelle, générationnelle et mémorielle41. Le théologien sera journaliste par obéissance. Le condamné de 1913, suspect de remise en cause de la tradition fondatrice, de séparatisme et de complaisance pour l’intellectualisme moderniste, sera le héraut de la nouvelle chrétienté de Pie XI.

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Notes

1 Christian Sorrel, « Rome et la Bonne Presse : Histoire d’une conversion de l’Action française à l’Action catholique », dans Delia Guijarro Arribas, Charles Mercier, Yann Raison du Cleuziou (dir.), De la Bonne Presse à Bayard : 150 ans d’histoire d’un groupe de presse et d’édition catholique (1873-2023), Paris-Lyon, Bayard-LARHRA, coll. Chrétiens et sociétés – Documents et mémoires, n° 50, 2024, p. 121-134.

2 Gianni La Bella (dir.), Pio X e il suo tempo, Bologne, Il Mulino, 2003, 840 p.

3 Archives de la curie généralice des Assomptionnistes, Rome, SN 48-49.

4 Christian Sorrel, Libéralisme et modernisme. Mgr Lacroix (1855-1922). Enquête sur un suspect, Paris, Les Éditions du Cerf, 2003, 541 p.

5 SN 48, lettre au Père Merklen, 31 août 1913.

6 Sylvio Hermann De Franceschi (éd.), Théologie et érudition de la crise moderniste à Vatican II. Autour du Dictionnaire de théologie catholique, Limoges, PULIM, 2014, 380 p.

7 « In memoriam. Le T. R. P. Emmanuel Bailly, troisième supérieur général des Augustins de l’Assomption (1842-1917) », Revue des études byzantines, 114, 1918, p. 233-235.

8 Michel Guy, Vincent de Paul Bailly, fondateur de “La Croix”. Cinquante ans de luttes religieuses, Paris, Éditions du Vieux-Colombier, 1955, 205 p. Voir aussi Revue des études byzantines, 98, 1913, p. 16-27.

9 Échos d’Orient, 6/40, 1903, p. 217 (Siméon Vailhé).

10 SN 53, mémoire justificatif.

11 Christian Sorrel, La République contre les congrégations. Histoire d’une passion française (1899-1914), Paris, Les Éditions du Cerf, 2003, p. 78-89 ; Nicolas Potteau, Histoire de la province de France, t. 1 De l’Assomption indivise à l’Assomption des provinces (1845-1952), Rome, Cahiers du Bicentenaire d’Alzon, 2010, p. 51-92.

12 Séverine Blenner-Michel, « Entre tradition et constitutions : le dilemme de l’Assomption (1850-1923) », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, 122/2, 2010, p. 475-491.

13 SN 48, lettre au Père Merklen, 5 décembre 1908.

14 SN 53, mémoire justificatif.

15 SN 48, lettre au Père Bailly, 4 octobre 1913 (non envoyée).

16 SN 48, lettre au Père Bailly, 5 octobre 1913.

17 SN 50 et 52, lettres de l’abbé Valentin, 5 et 21 octobre 1913 ; SN 48, lettre du Père Le Floch, 12 octobre 1913.

18 SN 48, lettres de Dom Merten et de Dom Marmion, 16-17 octobre 1913.

19 SN 48, lettre à Dom Merten, 20 octobre 1913.

20 SN 48, lettre de Dom Merten, 18 octobre 1913.

21 SN 48, lettres au Père Bailly, 5 et 11 octobre 1913 ; lettre du Père Bailly, 22 octobre 1913.

22 SN 49, lettre au Père Bailly, 30 octobre 1913.

23 SN 49, lettres au Père Merklen, 25 novembre et 4 décembre 1913.

24 SN 49, lettre au Père Merklen, 14 février 1914.

25 SN 49, lettre au Père Bailly, 27 juin 1915 (avec une annotation de 1948).

26 Maurilio Guasco, Le modernisme. Les faits, les idées, les hommes, Paris, DDB, 2007, 270 p.

27 SN 53, mémoire justificatif.

28 SN 48-49, lettres du Père Bailly, 5 décembre 1908 et 25 novembre 1913. En 1908, le Père Bailly se fait l’écho de « reproches » du cardinal Vivès y Tutó, préfet de la Congrégation des réguliers.

29 Émile Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Albin Michel, 1996, p. 225-227 ; Jacques Prévotat, « La crise de l’Action française et la congrégation », dans Deux siècles d’Assomption. Le regard des historiens, Paris, Université d’été assomptionniste, 2000-2001, p. 66-67.

30 SN 53, mémoire justificatif.

31 SN 49, lettres au Père Merklen, 25 novembre 1913 et 14 février 1914.

32 SN 48, lettre au Père Merklen, 5 décembre 1908.

33 SN 49, lettres au Père Merklen, 25 novembre 1913 et 14 février 1914.

34 En religion, le Père Merklen porte le nom de Pierre-Fourier.

35 SN 49, lettre au Père Merklen, 14 février 1914.

36 Pascendi, § 52. Voir Pierre Colin, L’audace et le soupçon. La crise du modernisme dans le catholicisme français 1893-1914, Paris, DDB, 1997, 523 p. et Claus Arnold, Giovanni Vian, La redazione dell’Enciclica Pascendi. Studi et documenti sull’antimodernismo del Papa Pio X, Stuttgart, Anton Hiersemann, 2020, 338 p.

37 SN 49, lettres au Père Merklen, 25 novembre 1913 et 14 février 1914.

38 SN 53, mémoire justificatif.

39 SN 49, lettre au « Père Séraphin Protin et autres », 17 novembre 1913.

40 Nicolas Potteau, Histoire de la province…, op. cit., p. 121-135.

41 Le supérieur général Quenard estime que le Père Merklen, « resté ombrageux et excessivement personnel, serait parfois incliné à voir inconsciemment dans les autres des concurrents ou presque des adversaires », Archivio Apostolico Vaticano, Nunziatura di Parigi, b. 506, fasc. 1166, lettre au nonce Maglione, 28 février 1929. Voir Christian Sorrel, « Rome et la Bonne Presse… », op. cit.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christian Sorrel, « « Il vaudrait cent fois mieux vous retirer. » »Chrétiens et sociétés, 31 | -1, 99-108.

Référence électronique

Christian Sorrel, « « Il vaudrait cent fois mieux vous retirer. » »Chrétiens et sociétés [En ligne], 31 | 2024, mis en ligne le 07 avril 2025, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/chretienssocietes/11259 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13v2v

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Auteur

Christian Sorrel

Université Lumière - Lyon 2 LARHRA UMR 5190

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