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La diplomatie religieuse officieuse de la France à l’égard du Saint-Siège (1914-1918)

Les visites romaines de Gabriel Hanotaux et de Mgr Baudrillart en 1915
France's official religious diplomacy with the Holy See (1914-1918). The Roman visits of Gabriel Hanotaux and Mgr Baudrillart in 1915
Xavier Boniface
p. 109-119

Résumés

Malgré la rupture de ses relations diplomatiques avec le Saint-Siège en 1904, puis la loi de séparation des Églises et de l’État (1905), la France républicaine et laïque continue d’entretenir des liens officieux avec le Vatican durant la Grande Guerre, tandis que la plupart des États belligérants y ont des représentants officiels. Les visites effectuées à Rome à ce titre en 1915 par Gabriel Hanotaux puis par Mgr Alfred Baudrillart illustrent cette forme officieuse de la diplomatie de la France et témoignent de ses préoccupations politico-religieuses. Mais ces visites n’ont débouché sur aucune mesure concrète en faveur de la reprise des relations diplomatiques ou de la paix. En revanche, ces voyages ont permis de maintenir un contact, d’échanger des informations, de tenter de dissiper des malentendus, de souligner des convergences, familiarisant ainsi le gouvernement français avec les questions religieuses et vaticanes. Ils créent aussi un climat propice, dont profite le cabinet Briand, nommé le 29 octobre 1915. Pour le Saint-Siège cela permet d’avoir une compréhension plus large des positions de la France. Ces visites montrent surtout l’utilité, mais aussi les limites d’une diplomatie officieuse, justifiée par les intérêts du moment et leurs implications religieuses.

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Texte intégral

  • 1 Voir John Horne (dir.), Vers la guerre totale. Le tournant de 1914-1915, Paris, Tallandier, 2010, 3 (...)

1Malgré la rupture de ses relations diplomatiques avec le Saint-Siège en 1904, puis la loi de séparation des Églises et de l’État (1905), la France républicaine et laïque continue d’entretenir des liens officieux avec le Vatican durant la Grande Guerre, tandis que la plupart des États belligérants y ont des représentants officiels. Pour ce faire, elle emprunte des canaux ecclésiastiques, culturels et politiques à Rome et à Paris qui lui permettent d’établir des contacts. Mais à quelles fins répond cette diplomatie de circonstance ? S’agit-il d’abord, pour le gouvernement français, de faire un geste à l’égard des catholiques, dans l’esprit de l’Union sacrée, même si ces échanges sont parfois discrets, ou bien vise-t-elle à régler des problèmes politiques ayant des implications confessionnelles ? Les visites effectuées à Rome à ce titre en 1915 par Gabriel Hanotaux puis par Mgr Alfred Baudrillart illustrent cette forme officieuse de la diplomatie de la France et témoignent de ses préoccupations politico-religieuses. Elles ont lieu alors que la guerre s’inscrit dans la durée, qu’elle s’étend à l’Italie et à la Bulgarie et qu’elle devient totale, avec pour paroxysme le génocide arménien1. Ces visites romaines peuvent être abordées, comme études de cas, à partir du témoignage des deux émissaires, sous les angles de leurs acteurs, de leur contexte et de leur bilan.

Gabriel Hanotaux et Mgr Baudrillart, des acteurs diplomatiques parallèles

  • 2 Charles Loiseau, « Ma mission auprès du Vatican (1914-1918) », Revue d’histoire diplomatique, n° 74 (...)
  • 3 Gilles Ferragu, « L’École française de Rome, une annexe de l’ambassade ? », Mélanges de l’École fra (...)
  • 4 Les Carnets du cardinal Baudrillart (1914-1918). Texte présenté, établi et annoté par Paul Christop (...)

2À défaut d’ambassade près le Saint-Siège, la France passe par des intermédiaires officieux. Si la plupart sont étrangers au monde diplomatique, ils sont en revanche souvent liés à l’Église catholique. Ainsi, Charles Loiseau, un journaliste spécialiste des Balkans, affecté à partir d’août 1914 à l’ambassade de France en Italie, devient « une sorte d’observateur tacitement agréé par les deux parties »2. Mgr Louis Duchesne, historien de l’Antiquité chrétienne et directeur d’une École française de Rome qui fait fonction d’« annexe de l’ambassade »3, entretient de nombreux contacts personnels. D’autres prélats français à Rome servent aussi de relais, tel Mgr Hertzog, procureur général de la Compagnie de Saint-Sulpice, « très considéré à l’ambassade »4, ou, à partir de 1916, Mgr Auguste Boudinhon, recteur de Saint-Louis des Français. Enfin, des personnalités politiques ou intellectuelles et des ecclésiastiques effectuent des missions ponctuelles auprès du Saint-Siège, en accord avec le gouvernement français, tels Gabriel Hanotaux et Mgr Alfred Baudrillart, d’où le poids symbolique et politique de leurs voyages en 1915.

  • 5 Peter Grupp, « Gabriel Hanotaux. Le personnage et ses idées sur l’expansion coloniale », Revue fran (...)
  • 6 Gabriel Hanotaux, « Le protectorat catholique et le Saint-Siège », Le Figaro, 29 novembre 1914.

3Ancien collaborateur de Léon Gambetta puis de Jules Ferry au Quai d’Orsay (1881-1882 et 1883-1885), Gabriel Hanotaux a été ministre des Affaires étrangères (1894-1895, puis 1896-1898). Également historien et académicien, il veut continuer, après son départ des affaires, d’orienter la politique étrangère de son pays par ses écrits. Quoique issu d’une famille catholique, il a longtemps été « indifférent à l’égard de toutes les questions religieuses », sans être pour autant un anticlérical militant, selon son biographe. Vers 1914, il « se tourne vers la religion et le catholicisme », mais sans dépasser un « vague théisme ». Comme historien de Jeanne d’Arc, Hanotaux affirme néanmoins que « la France a une mission divine »5. Il est par ailleurs vice-président du Comité du secours national, institué au début du conflit et destiné à aider les populations. Il a aussi commencé à militer pour le rétablissement d’une ambassade près le Saint-Siège, du fait de la remise en cause de la protection française des Lieux saints et des chrétiens de l’Empire ottoman, après l’entrée en guerre de celui-ci aux côtés des Empires centraux en novembre 1914. Hanotaux estime que « jamais une entente permanente, assidue, confiante a […] été plus nécessaire entre les deux pouvoirs qu’à cette heure où ils sont liés, en Orient du moins, à une même tâche »6. Début 1915, il fait aussi transmettre une note au pape Benoît XV par l’entremise de l’évêque de Nice, Mgr Chapon. Il y demande à Rome « un signe favorable » à la France car « le bruit s’est répandu […] qu’une partie du monde catholique se montrait peu favorable à [elle] ». Il cite un exemple emblématique :

Le rétablissement des aumôniers dans l’armée fournirait une occasion au Saint-Siège de manifester quelque sentiment à ce sujet, soit directement, soit par les évêques, soit par des communications officieuses dont nos évêques pourraient être les intermédiaires.

  • 7 Archivio Apostolico Vaticano (AAV), Segretaria di Stato, guerra 14-18, rubricio 244 D 4, fasc. 93, (...)

4En réalité, l’armée française compte déjà des aumôniers, mais il n’y a pas d’organisation structurée. Or Hanotaux y voit un enjeu et « un grand bienfait », notamment parce que c’est la condition pour procurer à « tant de fidèles […] au moment de la mort […] des secours de la religion ». Un autre aspect de sa note envisage la situation religieuse outre-mer, car « partout où la France s’installe, le catholicisme s’installe avec elle ». Hanotaux se réfère, en citant Léon XIII, à l’exemple de la conquête de Madagascar en 1895, qui a permis d’éviter que l’île devienne « anglaise, c’est-à-dire protestante »7.

5Recteur de l’Institut catholique de Paris depuis 1907, également historien, Mgr Alfred Baudrillart est un habitué de Rome. Sa dernière visite au pape et à la Curie, à titre strictement ecclésiastique, remonte à décembre 1914. En février 1915, à la demande du ministère des Affaires étrangères, il fonde le Comité catholique de propagande française à l’étranger. Engagé à l’égard des pouvoirs publics en France, ce prélat patriote devient alors un intermédiaire entre l’Église et la République.

  • 8 Gabriel Hanotaux, Carnets (1907-1925), publiés par Georges Dethan, avec la collaboration de Georges (...)

6Hanotaux jauge ses interlocuteurs en diplomate et en politique. Il perçoit ainsi, chez le cardinal Gasparri, secrétaire d’État du Saint-Siège depuis le mois d’octobre précédent, et chez ses collaborateurs, « une certaine inexpérience qui tient à leur nouveauté dans les affaires. Visiblement aussi, il faut craindre des imprudences et des maladresses. Et il y en a de lourdes à commettre ». Quelques jours plus tard, évoquant les substituts de la Secrétairerie d’État, Mgr Tedeschini et Mgr Pacelli, respectivement pro-secrétaire et secrétaire des Affaires extraordinaires, ainsi que Mgr de Samper, maître de chambre du pape, Hanotaux commente encore : « ils sont jeunes, intelligents et actifs ; il m’a paru que le plus distingué était Pacelli […]. Mais tout ce monde est un petit peu expérimenté ». Il voit aussi le cardinal Gasparri « mal informé, obstiné, s’attachant à des détails »8.

7En revanche, Mgr Baudrillart s’attache moins à leurs compétences diplomatiques qu’à leurs fonctions religieuses et, peut-être plus encore, à leur attitude l’égard de la France, dans un contexte où celle-ci cherche toutes sortes d’appuis extérieurs.

Un contexte propice aux échanges informels avec le Saint-Siège

8L’Union sacrée, proclamée par Poincaré en août 1914, se maintient, malgré quelques résurgences d’anticléricalisme, comme la « rumeur infâme » en 1915, qui allègue que le clergé a voulu la guerre tout en évitant les dangers du front. Dans ce contexte, le rétablissement éventuel de relations diplomatiques avec le Saint-Siège est réclamé par des catholiques : ces derniers souhaitent une normalisation de leur situation, d’autant que la France connaît un réveil religieux depuis le début de la guerre. Mais certains républicains prennent aussi conscience de l’utilité de contacts, institutionnels ou officieux, pérennes ou exceptionnels, avec le Vatican pour répondre aux enjeux internationaux de l’heure. La question du rétablissement des relations relève donc d’une posture de principe pour les uns et du pragmatisme pour les autres. Mais l’hostilité des radicaux anticléricaux fait encore obstacle à une représentation officielle et permanente de la France à Rome.

9C’est pourquoi les visites d’Hanotaux puis de Mgr Baudrillart sont suivies de près, voire cadrées, par le gouvernement. Ayant pris l’initiative du voyage romain sans doute à la suite de son entrevue, le 13 mars, avec le président du Conseil René Viviani, l’ancien ministre rencontre le lendemain le président de la République, qui lui confirme que « sa présence personelle […] à Rome pourrait être utile ». Poincaré en parle ensuite au ministre des Affaires étrangères, Théophile Delcassé, qui ne voit « pas d’inconvénient [à ce] voyage ». Hanotaux rencontre ce dernier le 19 mars, et il a aussi un entretien avec Alexandre Millerand, ministre de la Guerre. Il ressort de ces diverses entrevues que :

  • 9 Carnets Hanotaux, op. cit., p. 122-123 (13 mars et 10 avril 1915)

Il y aurait avantage à ce que nous ayons quelque personne à Rome pour voir, écouter, répondre aux questions, porter un peu d’air de la France. Surtout du côté du Saint-Siège, nous ne sommes pas assez représentés […]. Il a été entendu que “l’on n’ignore pas mon voyage”, que “nous savons ce que vous direz et nous saurons ce que l’on vous dira, mais rien autre chose”. Je n’ai donc ni qualité, ni mission9.

  • 10 Carnets Baudrillart, op. cit., 28 mars 1915, p. 169.

10Selon Baudrillart, Hanotaux est « incité » à se rendre à Rome « par le gouvernement français, et désiré par le cardinal Gasparri qui apprécie fort ses derniers écrits. Mais c’est toujours de l’officieux »10. L’ancien ministre voit aussi le cardinal Amette, qui « a beaucoup approuvé [son] voyage », et il écrit à Mgr Chapon. Sa visite à Rome, loin d’être improvisée, a donc fait l’objet de nombreux entretiens avec des responsables politiques et ecclésiastiques français de haut rang. Il ne s’agit pas d’une démarche uniquement personnelle.

  • 11 Ibid., p. 212.
  • 12 Francis Latour, La papauté et les problèmes de la paix pendant la Première Guerre mondiale, Paris, (...)

11C’est à la demande du cardinal Gasparri, qui lui écrit le 28 août 1915, que Mgr Baudrillart se rend à Rome pour « une affaire grave ». Le secrétaire d’État le sollicite parce que le recteur de l’Institut catholique connaît « le monde politique » français et qu’il lui « est plus facile de l’aborder ». Avant même que son voyage soit prévu, Baudrillart a rencontré Delcassé le 6 août, au sujet du financement du Comité de propagande, mais leur entretien a fixé plus largement des orientations politiques. Le ministre a expliqué que « la trêve des partis » ne permet pas encore « la reprise des relations », chacun devant rester « sur ses positions jusqu’à la fin de la guerre ». Mais deux faits sont à considérer : « le Saint-Siège existe, la France existe et elle est de fait catholique ; donc les deux ne peuvent pas s’ignorer ». Delcassé ne voit cependant aucun avantage à la présence d’« un représentant officieux, ou diplomate, ou homme du monde tenant salon » à Rome11. Puis, avant de partir, Mgr Baudrillart rencontre Pierre de Margerie, directeur des affaires politiques du Quai d’Orsay, auquel Delcassé « a rapporté la conversation [du recteur] et sa promesse » d’une reprise des relations après la guerre. En revanche, le ministre a fait savoir qu’« il ne faut pas parler de la paix », alors que c’est l’objet même de la convocation de Mgr Baudrillart par Gasparri. Le pape, en effet, après avoir condamné globalement la guerre, entend prendre l’initiative de négociations. Assuré d’une apparente bonne volonté de l’Allemagne, révélée notamment par le député catholique Matthias Erzberger, le pape veut convaincre l’Entente. C’est pourquoi, il cherche à sonder la France par l’intermédiaire du recteur de l’Institut catholique de Paris12.

12À Rome, Gabriel Hanotaux et Mgr Baudrillart rencontrent des membres de la Curie, dont Mgr Pacelli et Mgr Tedeschini, ainsi que le secrétaire d’État Gasparri – trois fois pour le premier, deux fois pour le second –, outre le pape lui-même – deux fois pour Hanotaux. L’ancien ministre voit aussi Camille Barrère, ambassadeur de France en Italie, et ses collaborateurs, des diplomates et des ecclésiastiques de différents pays, ainsi que des politiques italiens, dont le président du Conseil Antonio Salandra, et le roi Victor-Emmanuel III. Les venues des deux Français sont accueillies comme des signes d’ouverture de leur pays. Hanotaux, qui séjourne à Rome du 7 au 24 avril, passe par Mgr Hertzog pour « régler [son] action du côté du Vatican » – le prélat assiste d’ailleurs à ses entretiens avec le cardinal Gasparri. La visite de Mgr Baudrillart s’étend du 10 au 14 septembre.

  • 13 La Croix, 19 septembre 1915.
  • 14 La Croix, 22 septembre 1915.

13Ces visites ne sont pas secrètes. À partir du 2 mai, Hanotaux publie dans Le Figaro une série d’articles faisant état de ses impressions et intitulés « retour de Rome ». Celui du 4 porte plus précisément sur « la France et le Vatican » : l’ancien ministre y défend à nouveau « l’utilité et la convenance d’une représentation » de son pays auprès du Saint-Siège. C’est une mesure qui serait, selon lui, « conforme à l’intérêt national ». Quant au voyage de Mgr Baudrillart, il est mentionné dans la presse, mais ses buts restent ignorés. Plusieurs journaux supposent qu’il fait suite à des plaintes de l’épiscopat allemand à la suite de la publication de la première brochure du Comité de propagande présidé par le recteur. Démontant cette explication, La Croix signale seulement que Mgr Baudrillart a fait « cette visite comme tous les ans à la même époque »13. Elle précise néanmoins, après avoir interviewé le recteur à son retour en France, que le pape, dans la continuité de son exhortation du 28 juillet précédent, souhaite « une paix conforme “aux droits et aux justes aspirations des peuples” »14. C’est bien l’un des intérêts en jeu.

La défense des intérêts religieux français dans le monde en guerre

14Les deux émissaires défendent auprès du Saint-Siège les intérêts de la France, notamment ceux ayant des incidences ou des implications religieuses, parfois indirectes d’ailleurs. Hanotaux aborde des points liés à la géopolitique de la guerre, le protectorat catholique en Orient, les affaires au sujet de la Russie, de l’Alsace et du Maroc, outre des « affaires de détail », à propos des prisonniers de guerre et d’un armistice de trois jours pour enterrer les morts. Mgr Baudrillart traite surtout de la paix. Tous les deux évoquent enfin la question du rétablissement des relations diplomatiques, qui est liée aux autres affaires.

  • 15 Carnets Hanotaux, op. cit., p. 148.
  • 16 Ibid., p. 130.
  • 17 Ibid., p. 156.

15La perspective de l’entrée en guerre de l’Italie contre l’Autriche et de ses conséquences pour le Vatican se pose avec acuité lors du voyage de l’ancien ministre, qui s’achève l’avant-veille du pacte secret de Londres. Hanotaux passe en revue avec Gasparri les possibilités de soutien pour le Saint-Siège en cas de menace pour l’intégrité de celui-ci. Il n’hésite pas à affirmer qu’il lui donne même « le conseil », notamment celui de « l’abstention la plus absolue » devant la dégradation des relations austro-italiennes15. D’autre part, il se préoccupe du maintien du protectorat sur les Lieux saints, à propos duquel le pape précise s’être « gardé […] de faire quoi que ce soit au détriment du privilège de la France ». Hanotaux s’inquiète aussi du sort des « établissements d’Orient et [de] tant d’œuvres utiles à l’Église et à la France, si on procède à un partage de la Turquie ». Il explique que « c’est une raison pour que la France et le Saint-Siège s’appliquent à travailler en commun. Qui représenterait les intérêts de la catholicité dans ces contrées, si ce n’était la France ? ». Ce ne pourrait pas être « cette Allemagne luthérienne qui professe ouvertement les doctrines nietzschéennes »16. Hanotaux s’accorde avec Gasparri : « On dressera les listes et on s’entendra pour aider les œuvres et les personnes qui souffrent par suite de la guerre ». Le cardinal demande enfin que Rome soit informée « de tout ce qui pourrait l’éclairer sur les besoins et les désirs de la France »17.

  • 18 Ibid., p. 132 et p. 144.

16Hanotaux voudrait aussi un geste du pape en faveur de son pays touché par les atrocités allemandes : il y aurait intérêt à ce que la France « eût une marque spéciale de l’attention du Saint-Siège […]. Si le pape trouvait une occasion de s’adresser à [elle] et de lui montrer sa haute bienveillance dans la crise qu’elle traverse, ce serait un grand bienfait ». Mais Benoît XV se montre prudent, espérant néanmoins que « l’on avait compris en France que neutralité ne voulait pas dire impartialité ». Gasparri annonce cinq jours plus tard à Hanotaux que le pape a « décidé, selon [sa] suggestion, d’envoyer une somme de 40 000 francs pour aider au secours des misères dans les provinces envahies de la région du Nord et de l’Est et [qu’une] lettre serait adressée au cardinal Amette » pour lui exprimer son soutien18.

17C’est au sujet de la paix que Mgr Baudrillart est entretenu par Gasparri qui le sollicite pour transmettre des propositions pontificales auprès du gouvernement français. Le cardinal lui explique : « Si vous traitiez maintenant à des conditions honorables, ce serait un avantage restreint, mais sûr ; or nous croyons savoir que l’Allemagne est prête à accorder ces conditions honorables ».

  • 19 Carnets Baudrillart, op. cit., p. 1005-1006 (lettre du cardinal Gasparri à Mgr Baudrillart, datée d (...)
  • 20 Ibid., p. 232-233.

18Toutefois, Mgr Baudrillart défend le principe d’une « paix vraiment victorieuse ». Gasparri lui remet ensuite une lettre, à communiquer au gouvernement français, affirmant que le pape, dans le prolongement de son exhortation apostolique « aux peuples belligérants et à leurs chefs » du 28 juillet – qui dénonçait « l’horrible boucherie » de guerre –, « serait disposé à proposer des négociations de paix ». Leur « premier article devrait être l’évacuation des territoires français et belge, occupés actuellement par les armées allemandes », les autres articles « restant à discuter […], y compris celui de l’Alsace et la Lorraine ». Selon cette lettre, « tandis que le sort des armes est encore incertain […], la continuation de la guerre aurait de toute façon des conséquences funestes » : si les Empires centraux l’emportaient, « certainement [ils] imposeraient […] des conditions plus dures et bien pénibles pour le Saint-Siège lui-même ». Si l’Entente était victorieuse, la Belgique et la France seraient aussi « un morceau de ruines », « peut-être davantage que chez l’adversaire19. L’entrevue de Mgr Baudrillart avec le pape, le même jour, 14 septembre, reprend les arguments de la lettre de Gasparri. Benoît XV pense que « l’Allemagne restera forte » ; néanmoins, la France peut être victorieuse, « mais c’est très aléatoire, c’est lointain et quel prix faudra-t-il payer ? de combien de sang, de quelles ruines ! ». De son côté, le recteur explique l’incompréhension qui s’est exprimée en France à la suite de plusieurs interventions pontificales. En effet, « l’importance même qu’on attache à la parole du pape, l’affection qu’on a pour [lui] expliquent qu’on s’émeuve […] quand sa parole ne paraît pas répondre aux espérances d’un peuple qui lutte […] pour son existence nationale »20.

  • 21 Le pape et le cardinal Gasparri auraient voulu que l’ancien député dreyfusard Joseph Reinach, passa (...)
  • 22 Cité par Joseph Brugerette, Le prêtre français et la société contemporaine, t. III Sous le régime d (...)
  • 23 Lettre du cardinal Gasparri à Mgr Baudrillart, 23 octobre 1915, citée dans les Carnets Baudrillart, (...)
  • 24 Ibid., p. 269 (11 novembre 1915).

19À son retour, Mgr Baudrillart montre cette lettre à Mgr Amette, au sénateur et ancien président du Conseil Charles de Freycinet, au sénateur catholique Édouard de Lamarzelle, à Hanotaux et à Margerie21, qui déconseillent sa diffusion, pour quatre raisons principales : le document ne fait nulle mention des alliés russe et anglais, ce qui risque de diviser l’Entente ; d’autre part, Gasparri suppose que « l’Allemagne et l’Autriche accepteraient cette proposition », ce qui est interprété par les Français comme une paix inspirée par les puissances centrales, donc inacceptable ; l’évolution de la situation dans les Balkans, à la suite de l’entrée en guerre de la Bulgarie en octobre, peut s’avérer décisive ; enfin, un soutien des catholiques à l’initiative pontificale incommoderait le gouvernement à leur encontre et empêcherait la reprise les relations diplomatiques. Baudrillart rend compte de ces explications dans trois courriers à Gasparri. Le premier, en date du 28 septembre, précise que « tout [serait] exploité contre nous et contre le Saint-Père » en cas d’acceptation de la proposition pontificale22. Le secrétaire d’État répond par une lettre remise au cardinal Amette, présent à Rome en octobre 1915. Il confirme que le Saint-Siège désire « une seule chose : le relèvement de la France, et [qu’il] le désir[e] soit par amour de la France, soit par amour de l’Église. [Il est] d’accord sur le but à atteindre ; mais […] pas également sur les moyens propres à y parvenir »23. Le 11 novembre suivant, enfin, Mgr Baudrillart montre les deux lettres à Jules Cambon, secrétaire général du Quai d’Orsay. Le recteur lui assure que c’est « une communication officieuse ». Cambon y attache néanmoins « beaucoup d’importance » et « trouve que le pape a raison », sauf sur sa crainte des conséquences éventuelles d’une présence des Russes à Constantinople24

  • 25 Carnets Hanotaux, op. cit., p. 131.
  • 26 Ibid., p. 156.

20Le dernier point des discussions informelles entre les deux émissaires et le Saint-Siège, et qui revient comme un leitmotiv, porte sur le rétablissement des relations diplomatiques. Hanotaux expose au pape la situation que Viviani lui a définie, « sur la base de “l’Union sacrée”, c’est-à-dire quieta non movere jusqu’à l’issue de la guerre ». L’ancien ministre précise néanmoins « que la plupart des esprits avertis en France […] avaient admis désormais la nécessité de ces relations », même si la nomination des évêques serait l’un des points d’achoppement25. Il rejoint par ailleurs Gasparri dans son souhait de voir « confier à quelqu’un une mission officieuse », sous réserve « qu’une lettre, émanant du gouvernement français, définît et délimitât le caractère d’une telle mission », de manière à l’officialiser26. Benoît XV lui-même exprime son souhait de « voir la France joindre ses efforts à ceux de la papauté par une représentation permanente auprès du Saint-Siège ».

21Six mois plus tard, le secrétaire d’État rappelle à Mgr Baudrillart son désir d’une « reprise des relations » :

Mais si le gouvernement persiste à ne pas [la] vouloir, il subsiste assez de moyens de communiquer avec le clergé et les catholiques français ; et le Saint-Siège y gagne pour l’indépendance de ses rapports.

  • 27 Carnets Baudrillart, op. cit., p. 228 (12 septembre).

22Cependant, le secrétaire d’État se montre peu favorable à la « venue d’un catholique de marque […] parce que cela peut nuire à la reprise des relations officielles », le gouvernement français pouvant estimer qu’il serait « inutile d’en faire plus ». L’« inconvénient » serait le même en cas de cardinal français à la curie – en outre, le seul en poste, Billot, est très hostile au gouvernement27.

  • 28 Ibid., p. 235 (14 septembre).

23Gasparri reste convaincu que si le Vatican peut se passer des relations avec la France, leur reprise est néanmoins « souhaitable à cause de l’influence morale que [leur] rupture a exercée et exerce encore sur le reste du monde »28.

Conclusion

  • 29 Voir Brigitte Waché, « Un parlementaire catholique dans la guerre, Denys Cochin », dans : Nadine-Jo (...)
  • 30 Jan de Volder, La résistance d’un cardinal. Le cardinal Mercier, l’Église et la Guerre 14-18, Fidél (...)

24Les visites à Rome de Gabriel Hanotaux et de Mgr Baudrillart n’ont débouché sur aucune mesure concrète en faveur de la reprise des relations diplomatiques ou de la paix. En outre, leur style, leurs buts et leur contexte diffèrent sensiblement : le diplomate Hanotaux essaie de trouver des points d’accord limités avec le Saint-Siège, quand Mgr Baudrillart, qui est par ailleurs chargé d’une mission de propagande, se fait le chantre de la cause française auprès du pape et de la curie. En revanche, ces voyages ont permis de maintenir un contact, d’échanger des informations, de tenter de dissiper des malentendus, de souligner des convergences, familiarisant ainsi le gouvernement français avec les questions religieuses et vaticanes. Ils créent aussi un climat propice, dont profite le cabinet Briand, nommé le 29 octobre 1915. Celui-ci ne se montre pas défavorable aux catholiques : pour la première fois depuis plus d’une décennie, l’un d’eux, en l’occurrence Denys Cochin29, devient ministre avant que le président du Conseil rencontre le cardinal Mercier à Rome en janvier suivant30. Pour le Saint-Siège, le fait d’avoir plusieurs interlocuteurs permet d’avoir une compréhension plus large des positions de la France, même si leur diversité peut compliquer la continuité des échanges. Ces visites montrent surtout l’utilité, mais aussi les limites d’une diplomatie officieuse, justifiée par les intérêts du moment et leurs implications religieuses.

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Notes

1 Voir John Horne (dir.), Vers la guerre totale. Le tournant de 1914-1915, Paris, Tallandier, 2010, 343 p.

2 Charles Loiseau, « Ma mission auprès du Vatican (1914-1918) », Revue d’histoire diplomatique, n° 74, avril-juin 1960, p. 100-115.

3 Gilles Ferragu, « L’École française de Rome, une annexe de l’ambassade ? », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 114, n° 1, 2002, p. 75-87.

4 Les Carnets du cardinal Baudrillart (1914-1918). Texte présenté, établi et annoté par Paul Christophe, Paris, Éditions du Cerf, 1994, p. 273 (29 novembre 1915).

5 Peter Grupp, « Gabriel Hanotaux. Le personnage et ses idées sur l’expansion coloniale », Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 58, n° 213, 4e trimestre 1971, p. 390.

6 Gabriel Hanotaux, « Le protectorat catholique et le Saint-Siège », Le Figaro, 29 novembre 1914.

7 Archivio Apostolico Vaticano (AAV), Segretaria di Stato, guerra 14-18, rubricio 244 D 4, fasc. 93, note confidentielle de G. Hanotaux « sur la situation religieuse et politique de la France », janvier 1915.

8 Gabriel Hanotaux, Carnets (1907-1925), publiés par Georges Dethan, avec la collaboration de Georges-Henri Soutou et Marie-Renée Mouton, Paris, Pédone, 1982, p. 126, 136 et 148.

9 Carnets Hanotaux, op. cit., p. 122-123 (13 mars et 10 avril 1915)

10 Carnets Baudrillart, op. cit., 28 mars 1915, p. 169.

11 Ibid., p. 212.

12 Francis Latour, La papauté et les problèmes de la paix pendant la Première Guerre mondiale, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 108-110.

13 La Croix, 19 septembre 1915.

14 La Croix, 22 septembre 1915.

15 Carnets Hanotaux, op. cit., p. 148.

16 Ibid., p. 130.

17 Ibid., p. 156.

18 Ibid., p. 132 et p. 144.

19 Carnets Baudrillart, op. cit., p. 1005-1006 (lettre du cardinal Gasparri à Mgr Baudrillart, datée du 14 septembre).

20 Ibid., p. 232-233.

21 Le pape et le cardinal Gasparri auraient voulu que l’ancien député dreyfusard Joseph Reinach, passant pour avoir « de bonnes dispositions pour le Saint-Siège », soit informé, mais Mgr Baudrillart craint « la répugnance » à son égard chez les catholiques.

22 Cité par Joseph Brugerette, Le prêtre français et la société contemporaine, t. III Sous le régime de la Séparation. La reconstitution catholique (1908-1936), Paris, Lethielleux, 1938, p. 535.

23 Lettre du cardinal Gasparri à Mgr Baudrillart, 23 octobre 1915, citée dans les Carnets Baudrillart, op. cit., p. 1007-1008.

24 Ibid., p. 269 (11 novembre 1915).

25 Carnets Hanotaux, op. cit., p. 131.

26 Ibid., p. 156.

27 Carnets Baudrillart, op. cit., p. 228 (12 septembre).

28 Ibid., p. 235 (14 septembre).

29 Voir Brigitte Waché, « Un parlementaire catholique dans la guerre, Denys Cochin », dans : Nadine-Josette Chaline (dir.), Chrétiens dans la Première Guerre mondiale, Paris, Éditions du Cerf, 1993, p. 47-66.

30 Jan de Volder, La résistance d’un cardinal. Le cardinal Mercier, l’Église et la Guerre 14-18, Fidélité, coll. Histoire, 2016, p 80.

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Pour citer cet article

Référence papier

Xavier Boniface, « La diplomatie religieuse officieuse de la France à l’égard du Saint-Siège (1914-1918) »Chrétiens et sociétés, 31 | -1, 109-119.

Référence électronique

Xavier Boniface, « La diplomatie religieuse officieuse de la France à l’égard du Saint-Siège (1914-1918) »Chrétiens et sociétés [En ligne], 31 | 2024, mis en ligne le 07 avril 2025, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/chretienssocietes/11314 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13v2t

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Auteur

Xavier Boniface

Université de Picardie Jules Verne (France)

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Droits d’auteur

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