• 1 Maurice Denis, Histoire de l'art religieux, Paris, Flammarion,1939, p.293.
• 2 Pierre Regnault (né en 1881), élève de Raulin, est le fils d'Arthur Regnault (1839-1932), l'archite (...)

1Dans l’Histoire de l’art religieux parue en 1939 au soir de sa vie, Maurice Denis évoque ainsi sa jeunesse1 : "Entre les années quatre-vingt et la guerre, le goût avait évolué, les théories, les techniques avaient été orientées dans le sens de l’expression originale et de la décoration rationnelle… L’activité intellectuelle du catholicisme avait créé un esprit nouveau ; la Religion n’était plus méprisée… Le réveil du sentiment religieux était un fait indéniable". Un changement si profond était le résultat d’une évolution qui a débuté vers la fin du XIX^e siècle et se révélera décisive au moment de la Séparation de l’Église et de l’État en 1905. Brutalement, en effet, l’art religieux cesse d’être lié à la commande publique. La modification entraînée par la rupture des rapports institutionnels bouleverse les données, en obligeant l’Église à trouver un nouveau souffle qui soit en rapport avec l’émergence d’un sentiment religieux alors en plein renouveau. La reconquête de son image passe par la production d’un art résolument militant. Celui-ci ne peut que s’opposer au laisser-aller d’une production "saint-sulpicienne" certes très ancrée dans l’esprit populaire depuis les temps du romantisme, mais dont l’expression sentimentale édulcorée est contraire à la vigueur du nouveau message évangélique et missionnaire. Dans ce contexte seront créées à Paris, pendant et juste après la Grande Guerre, de nombreuses associations artistiques : Les Catholiques des Beaux-Arts (1907, fondateur : Pierre Regnault, architecte)2 ; puis L’Arche (1917, directeur : Maurice Storez, architecte), ainsi que Les Ateliers d’Art sacré (1919-1947, fondateurs : Maurice Denis et Georges Desvallières, peintres) et Les Artisans de l’Autel (1919, Paul Croix-Marie, sculpteur) ; enfin L’Atelier de Nazareth (1928, Lucien Vaugeois, architecte) - sans oublier la plus ancienne Société de Saint-Jean puis sa filiale à Lille, la Société de Saint-Marc (1925), voire même à Perros-Guirec L’Atelier breton d’art chrétien (1927, directeur : James Bouillé, architecte). Écoles professionnelles de compagnons ou groupements d’artistes, ces associations militent pour le renouveau de l’art chrétien.

• 3 Le fonds Storez, que j'ai eu la chance de découvrir et qui m'a été prêté par la famille, comporte ( (...)
• 4 "Ce qu'est l'Arche", L'Arche, Verneuil-sur-Avre, Henri Turgis, 1919, p. 20.
• 5 Jacques Prévotat, « Autour du parti de lřintelligence », Intellectuels chrétiens et esprit des anné (...)

2Au sein du mouvement, l’Arche occupe une place à part. À la différence des autres groupements, l’association explique en effet dès le début ses positions théoriques et doctrinales. "Ce qu’est l’Arche", article dont Maurice Storez3 est à l’évidence l’auteur, précise : "Pourquoi ce nom qui évoque l’Ancien Testament à propos d’un groupement d’artistes catholiques qui ont quelques prétentions à la modernité ? Parce que l’Arche est le premier navire construit pour résister au Déluge, or à nos yeux le Déluge, c’est le désordre et nous voulons passionnément l’ORDRE ; le Déluge, c’est l’ANARCHIE, c’est l’Individualisme, fruit du schisme du XVI^e siècle, qui en séparant l’homme de Dieu pour en faire une nouvelle divinité, en instituant le subjectivisme comme critère du Beau et du Vrai, nous a plongé dans l’anarchie artistique dont nous souffrons tous"4. La date de publication de cette plaquette (1919) est à rapprocher de la parution dans Le Figaro, le 19 juillet de la même année, du "Manifeste du Parti de l’Intelligence" (que l’on disait être une émanation de l’Action Française) : "Dans cette grande réforme sociale qu’on nous prépare, y lit-on, c’est un attentat contre la culture qu’on nous prête". Comme l’explique Jacques Prévotat5, ce manifeste - signé, entre autres, par Maurice Denis - "proposait l’organisation d’une défense intellectuelle de l’occident humaniste et chrétien en face du bolchevisme intellectuel. (...) Du fait que l’industrialisme moderne ignore les réalités morales, ce n’était pas la simple réforme matérielle qui s’imposait, mais la réforme de l’être spirituel de l’Homme". On comprend mieux, sous cet angle, les positions idéologiques de l’Arche.

• 6 Valentine Reyre est d'abord élève du peintre Georges Desvallières à l'atelier de la Grande Chaumièr (...)
• 7 Sabine Desvallières, clarisse sous le nom de Soeur Marie de La Grâce, est ma fille du peintre Georg (...)
• 8 Dans ses débuts, l’orfèvre Luc Lanel est un membre occasionnel de l'Arche, à cause de sa mobilisati (...)
• 9 Jacques Droz est ami de Storez depuis 1915. Ses oeuvres les plus importantes sont Saint-Louis de Vi (...)
• 10 Maurice Brissart, associé à Jacques Droz, sera admis à la Société de Saint-Jean en juillet 1916.
• 11 Dom Paul Bellot fait ses études à l’École des Beaux-Arts dans l'atelier de Théodore Lambert. Il sor (...)
• 12 Fernand Py (1867-1949), ébéniste de formation, devait en 1912 rencontrer Charlier avec qui il colla (...)
• 13 Henri Charlier (oblat bénédictin en 1925) est élève de Jean-Paul Laurens en 1903 à l' École des Bea (...)
• 14 M. Storez, V. Reyre, ou H. Charlier ont des projets communs dès 1916. Les lettres du fonds Storez l (...)
• 15 L’architecte Placide Thomas réalise l’église provisoire.
• 16 Un article signé L'Arche ("Un groupement de travail : L'Arche") dans L'Artisan Liturgique, avril-ma (...)
• 17 Les statuts définitifs du groupement (composition, administration, assemblée générale, fonctionneme (...)
• 18 À cette époque, Paul Jamot en est le président, Maurice Denis (membre de l'Institut) partage la vic (...)
• 19 Etienne Fouilloux, « "Fille aînée de l’église" ou "pays de missions"? (1926-1958) », Histoire de la (...)
• 20 Cette société créée en 1872 sera reconnue d’utilité publique en 1878 (« Les Sociétés d’artistes chr (...)
• 21 Entre les deux hommes, une amitié était née pendant la guerre. Tous deux pères de famille nombreuse (...)
• 22 Plus exactement Théories, 1890-1910. Du Symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, Pa (...)
• 23 À partir de sa maison de Saint-Germain-en-Laye, Maurice Denis règne sur tout un milieu d'intellectu (...)

3Le groupement avait eu néanmoins quelque peine à émerger. Dès 1915, son nom était trouvé, ses statuts mis à l’étude. Outre Maurice Storez, les artistes de la première heure étaient la peintre Valentine Reyre (1889-1943)6, la brodeuse Sabine Desvallières7, l’orfèvre Luc Lanel8, les architectes Jacques Droz9 (1882-1955)10 et Maurice Brissart11. Ils se réunissent épisodiquement à partir de 1917. Un peu plus tard, ils seront rejoints par l’architecte Dom Paul Bellot (1876-1944)12, les sculpteurs Fernand Py (1887-1949)13 et Henri Charlier (1883-1975)14. Tous se connaissent fort bien car ils ont déjà eu l’occasion de travailler ensemble. Pour certains, de préparer l’exposition internationale du Pavillon de Marsan en 1911, puis celles de la "Cité reconstituée" aux Tuileries en 191615 ou de l’"Architecture régionaliste" aux Galeries Goupil de Paris l’année suivante. Car l’association balbutiante, avant de prendre son nom, avait déjà mis en œuvre ses doctrines en organisant quelques manifestations communes (notamment dans une boutique louée, rue du Bac). En 1917 est donc officiellement fondé16 ce groupement d’artistes chrétiens17. Très active, la nouvelle association participe à l’exposition d’Art chrétien de Paris en 1922 (l’Arche y aura une chapelle) puis à l’exposition internationale des Arts Décoratifs en 1925… Enfin, elle collaborera au Pavillon des Missions Catholiques de l’Exposition Coloniale en 193118. L’urgente nécessité de faire face aux problèmes des églises dévastées par la guerre de 1914-1918 a manifestement développé son influence. Au moment d’une forte recrudescence du mouvement missionnaire19, le groupement (qui se déclare thomiste) apparaît comme la parfaite émanation de la Société de Saint-Jean20 - l’Arche sera même présentée à son assemblée plénière de juin 1918. L’éminence grise du mouvement (quoiqu’il n’en fasse pas partie directement) est sans conteste Maurice Denis, lui aussi membre de la Société de Saint-Jean et par ailleurs intime de Maurice Storez depuis 191421. Profondément admiré comme artiste et respecté comme intellectuel - Les Théories (1912)22 ont eu une grande influence - il est alors en pleine gloire. Non seulement il sera toujours consulté par les membres du groupe, mais il apparaît comme l’élément fédérateur de leur association, créant un lien intellectuel et moral entre les artistes23.

• 24 Le Père Sertillanges (1863-1948), dominicain, avait repris en 1915, la Revue de la Jeunesse, devenu (...)
• 25 Celui-là même qui donnait en 1936 le programme iconographique de la chapelle de Saint-Ignace à la b (...)
• 26 Abel Fabre était en relation épistolaire avec Storez dès 1915. C'est peut-être par l'intermédiaire (...)
• 27 Georges Desvallières (1861-1950) avait débuté aux Salons des Artistes Français en 1883. Durant la g (...)
• 28 Sur le rôle de Maurice Denis et le milieu artistique de cette époque, voir Dario Gamboni, ""Baptise (...)
• 29 L’Abbé Léonce Marraud, jeune sous-diacre ordonné le 6 juin 1914, devait mourir prématurément en Arg (...)
• 30 Ces conférences furent données pour la première fois lors d'une "Station" associée à une exposition (...)

4Les soutiens à l’Arche ne manquent pas : ils viennent d’un milieu d’écrivains et de critiques d’art catholiques en place : Henry Cochin, président de la Société de Saint-Jean, le bénédictin Dom Paul Besse, responsable de la revue La Vie et les arts liturgiques (il permettra la promotion de l’Arche en lui offrant un numéro spécial en octobre 1918), le Père Antonin Sertillanges24, dominicain, professeur de philosophie morale à l’Institut catholique jusqu’en 1922, le Père d’Armailhacq de la Compagnie de Jésus25, le Père Abel Fabre26, journaliste à la revue Le Mois littéraire et pittoresque ainsi qu’à La Croix, le peintre Georges Desvallières27 (compagnon de Saint-Jean depuis 1906) et, bien entendu, Maurice Denis28. Ce sont d’ailleurs leurs noms que l’on retrouve, avec celui de l’Abbé Marraud29, comme auteurs d’écrits ou de conférences publiés par l’association30.

• 31 Eugen Weber, L'Action française, op. cit. p. 84 et Charles Maurras, La démocratie religieuse, Paris (...)
• 32 Claude Ponsch, « La Croix et le nationalisme (1883-1917) », Cent ans d‟histoire de « La Croix », 18 (...)
• 33 Sur ce sujet, voir Jean-Paul Bouillon, "Politique de Denis", Maurice Denis, 1870-1943, op. cit., p. (...)
• 34 Créé en 1911, "le conseil de rédaction comprenait, entre autres, Sorel, les romanciers Émile Bauman (...)

5Les zélateurs de l’Arche, comme l’Arche elle-même, baignaient dans l’idéologie traditionaliste de l’Action Française dont la préoccupation majeure était, à cette époque, la restauration de la monarchie. Ils entendaient souligner des valeurs morales et sociales menacées par l’évolution du monde contemporain. L’Action Française recrutait d’ailleurs largement dans les milieux catholiques intellectuels et universitaires : nombre de religieux avaient témoigné dès l’origine leur sympathie à la nouvelle Ligue (1905), puis à son journal quotidien (1908). Dom Besse, un des premiers, en faisait partie31. Abel Fabre travaillait à "La Croix", journal qui dès 1914 ralliait les positions du mouvement32. Quant à Maurice Denis, il en était lui aussi33. En 1912, il s’était d’ailleurs associé à la revue Indépendance, dont les auteurs étaient "les représentants de philosophies qui allaient du mysticisme catholique le plus ésotérique au syndicalisme révolutionnaire le plus brutal" et qui proclamaient : "la revue s’adresse aux hommes raisonnables qu’incommodent l’orgueil stupide de la démocratie, la sottise humanitaire, les modes venues de l’étranger"34…

• 35 Son grand-père, Maurice Sidoine Storez (Douai, 1804 - Paris,1881), membre fondateur de la Société C (...)
• 36 Préfacée par Maurice Denis.
• 37 Edmond Demolins (1852-1907), historien et sociologue, crée avec un groupe dissident de l'école de L (...)

6Comme on peut s’y attendre, Maurice, Augustin Storez (Boulogne-sur-Mer, 18 juin 1875/ Verneuil-sur-Avre, 18 juillet 1959), le Directeur de l’Arche, est un fervent sympathisant de l’Action française. Il s’affirme "monarchiste et monarchiste d’Action Française » . Petit-fils d’architecte35, il a été élève de l’atelier Scellier de Gisors, à l’École des Beaux-Arts de Paris. La formation qu’il y a reçue était marquée d’une certaine modernité à tendance rationaliste et non académique (ce n’était certes pas un "atelier de prix de Rome"...). Artiste à la personnalité complexe, il est tout à la fois musicien, choriste, peintre (aquarelliste), historien, théoricien de l’art - sa plaquette L’Architecture et l’art décoratif en France après la guerre (1915)36 en témoigne. Il est surtout orateur, meneur d’hommes possédant un sens aigu du contact humain si l’on en juge par le contenu de ses lettres. En 1903, il est invité à la célèbre École des Roches à Verneuil-sur-Avre par Edmond Demolins37, le fondateur de cette institution le playsienne. Il y enseignera le dessin pendant quinze ans, l’histoire de l’art étant dispensée à domicile pour les grands élèves.

• 38 Les revues d’art de l'époque La Construction Moderne, L’Art et les artistes ou La Vie à la campagne(...)
• 39 Le coût de la construction s’élève à 29.150F (en 1908) non compris les 1.500F d’honoraires. L'autel (...)

7Storez s’installe définitivement à Verneuil-sur-Avre, petite ville de l’Eure, à partir de 1905. À cette date, il a déjà construit plusieurs villas à Paramé (la Niña - son diplôme d’architecte et la Marelli, 1903) qui le feront reconnaître comme architecte régionaliste moderne38. En 1908, il construit la chapelle de l’École des Roches dont la forme expressionniste (avant l’heure) de la charpente comme le faible coût lui donneront la réputation d’être un professionnel inventif et raisonnable39. Le point fort de sa carrière sera la construction, avec Dom Bellot, de l’église Saint-Crysole de Comines (Nord) en 1926-1928. Sur une simple ossature de béton, l’église affiche un habillage de briques dont le style orientalisant, fantaisie bien dans la ligne de Saint-Jean de Montmartre à Paris (Anatole de Baudot, 1897). La limpidité distributive de l’intérieur se révèle à l’extérieur ; elle produit un bâtiment à la fois très intéressant plastiquement et remarquable de cohérence. Dans les années 1930-1940, Storez se consacrera davantage au travail intellectuel ; il démultipliera les réflexions théoriques sur l’art à travers de nombreuses conférences, des articles de journaux. Il y défendra l’art en général et surtout l’art chrétien, jusqu’à la veille de sa mort.

• 40 Storez, dans un manuscrit non daté, précise : "Il nous faut faire dans les Arts plastiques un effor (...)
• 41 Le père, l'architecte Augustus Pugin (1762-1832) avait déjà publié une série de monuments gothiques (...)
• 42 Comme André Mare, Louis Süe ou Maurice Dufrène.
• 43 Lettre de Val. Reyre à Storez du 12 mars 1917 : "Nous avons abordé la question de l’anonymat. Droz (...)
• 44 Lettre de Brissart à Storez, du 26 juillet 1917.

9Pour répandre et appliquer cette doctrine, la création d’écoles d’art chrétiennes (les Scholae de Maurice Denis)40 devient donc nécessaire. Elles se positionnent contre l’officielle École des Beaux-Arts où "l’on crayonne beaucoup trop et on n’y réfléchit pas assez. C’est avec la pointe de l’esprit et du compas qu’il faut composer et non pas au milieu des joyeux propos et de la fumée des cigarettes. Je parle avec la conviction d’un converti", écrit Dom Bellot en 1919. Il peut paraître anachronique, dans ce premier tiers du XX^e siècle, de voir des artistes s’intéresser encore au Moyen Age alors que le style néo-gothique était totalement passé de mode depuis les années 1850 ! Mais la trace n’en avait pas moins été profonde dans la culture artistique du XIX^e et du XX^e siècle, sous l’influence d’architectes anglais comme Pugin Père et Fils41, puis en France du Victor Hugo de "Notre-Dame de Paris" relayé par un Pierre Ciceri et ses décors de théâtre. On avait la nostalgie d’un monde médiéval idéalisé, celui des bâtisseurs de cathédrales où les hommes étaient unis dans un même élan, dans une même foi chrétienne : "Recréer le climat de ces ateliers médiévaux où, croyait-on, des images simples s’élaboraient dans un fraternel anonymat et dans la piété, fait partie de ces éternels retours". Alors que l’Art Nouveau s’époumonait dans des réalisations tardives et désormais dépassées et que l’Art Déco - fort de quelques personnalités marquantes42 - se profilait à l’horizon, l’Arche voguait dans un monde néo-médiéval quelque peu utopiste. On ne voulait certes pas copier les formes architecturales en tant que telles, mais plutôt l’ambiance fraternelle ou intellectuelle. Celle-ci exigeait des artistes-artisans qu’ils aient "des idées esthétiques communes ou voisines, dans le but d’exécuter des œuvres collectives où chacun apportera sa collaboration en vue de l’ensemble et dans un véritable esprit chrétien d’humilité". Dans cette optique fut réalisé un premier ensemble collectif, à la chapelle du Sacré-Cœur des Aubiers (Deux-Sèvres). L’humilité devait aller jusqu’à l’anonymat et le désintérêt pour la propriété artistique43, puisque l’entraide et la collaboration devaient empêcher toute ambition personnelle. Les membres du groupe renoncèrent assez vite à l’anonymat (Maurice Denis les en avait convaincus), pas à l’entraide : "Vous savez que pour bien nous aider, il faut oser tout se dire"44, "Il faut nous unir, mais il faut aussi nous réunir afin que chacun puisse communiquer et soumettre à la critique de ses pairs, ses idées personnelles, de façon à innover une discipline collective".

• 45 Selon la formule de Joris-Karl Huysmans dans Les Foules de Lourdes (1906).
• 46 Introduction aux "Premières conférences de "L'Arche", L'Arche, Les conférences de 1919, Verneuil, H (...)
• 47 Le chanoine Arnaud d'Agnel précise dans son ouvrage L'Art religieux moderne, Grenoble, B. Arthaud, (...)

10Les expositions universelles, vitrines par excellence de tout ce qui se produit, possédaient des sections spéciales d’Art religieux. Les œuvres présentées, des "bondieuseries" démoniaques selon Huysmans45 étaient jugées horribles. On leur reprochait leur facture par trop industrielle, bien loin d’un esprit véritablement artistique. Le goût sulpicien dominant dans la production ambiante était méprisé par une élite le jugeant d’une mièvrerie navrante, quand il n’était pas qualifié de pacotille pour bazar. Le mercantilisme des marchands du temple vantant ces objets de grande série (aux usages naturellement indifférenciés) était bien évidemment source de tout le mal. Maurice Denis affirme : "l’objet religieux est de la camelote et du mensonge". En revanche, "l’œuvre d’art (objet unique d’un artiste ou d’un artisan qui l’a voulu et pensé pour un lieu précis), qui incessamment se renouvelle parce qu’elle est l’expression de la vie, apporte au service de Dieu des puissances d’émotion et de lyrisme, toujours neuves et toujours actives". Et de continuer : "la foi personnelle de l’artiste (...), son expérience religieuse a le pouvoir d’informer son imagination, de l’exalter, de la renouveler et de lui arracher des inventions qui touchent l’âme comme des cris du cœur". La beauté sera d’autant plus grande que l’artiste sera chrétien et sa foi, la raison d’être de toute sa vie. Il serait inconcevable en effet que l’artiste ne soit pas profondément chrétien, nonobstant ce préjugé "que l’engourdissement de certains catholiques, avait permis aux incroyants de rendre raisonnable : un artiste vraiment croyant ne peut être moderne..." 46S’il est destiné à un lieu de culte, l’objet d’art sera créé impérativement en fonction des règles de la liturgie. "Sachant bien qu’il n’y a pas de code liturgique, il (l’artiste) a pris conseil ; on lui a indiqué le Missel, le Pontifical, le Rituel, le Cérémonial des évêques, le Code de droit canon : ou bien les règles qu’il y a lues lui ont paru trop générales, ou bien il n’a pas su trouver l’endroit précis dont il avait besoin"47. On le voit, le clergé s’agace de la légèreté des artistes. De leur côté, ceux-ci s’inquiètent des prétentions artistiques de certains ecclésiastiques. Mais au nom de l’art sacré, tous espèrent contribuer à réaliser le désir du Pape Pie X qui avait dit : "Je veux que mon peuple prie sur de la Beauté".

• 48 Christian Rouillard, "Le purgatoire de tous les saints, un siècle de statuaire religieuse, 1860-196 (...)

11Reste que l’image sulpicienne avait parfaitement su jusqu’alors exprimer ce que l’on attendait d’elle : "La caractéristique de ces œuvres est le souci constant du sentiment mystique et de l’expression religieuse dans leur majestueuse simplicité. Point d’artifice, rien de heurté, rien d’excessif, mais l’austère et grave vérité sous sa forme la plus correcte. Le beau, le bien, le juste, fondus harmonieusement dans une forme idéalisée mais toujours tangible".48 Entre objet sulpicien et œuvre moderne, la concurrence était donc vive, car le premier plaisait à toute une large population, y compris au clergé. La mise en cause acharnée de son esthétique devait néanmoins lui porter un rude coup (dont il ne s’est toujours pas remis, sauf peut-être en Italie ou au Portugal, où la tradition de l’image pieuse est vivace). Les grandes maisons de production d’objets religieux venaient par ailleurs de subir une crise profonde avec la loi de Séparation (dès lors qu’elle dépendait de la générosité des fidèles et non des subventions de l’État, la commande religieuse ne pouvait que se raréfier). La commande certes plus rare de véritables œuvres d’art se focalise désormais autour d’un réseau européen –plus confidentiel mais élitiste et dont les congrégations se font le relais, depuis leur éparpillement en Europe. L’occasion est bonne de constituer des guildes d’artistes qui prendront le relais d’une production marchande totalement décriée.

• 49 Les citations de cette partie sont extraites de "La peinture religieuse. « Comment nous la compreno (...)
• 50 Fernand Py et plus encore le frère Henri Charlier seront les chantres de cette production polychrom (...)

12Pour être compris par tous, l’œuvre d’art chrétienne moderne doit être "essentiellement expression, symbole. Par le moyen de couleurs, de lignes équilibrées, ordonnées, belles par conséquent, elle procure une joie esthétique au spectateur..."49 Le message expressif et symbolique se veut simple, lié à une observation générale des émotions et des sens : "Il est en nous une région mystérieuse, aux confins de notre être corporel et de nos facultés spirituelles, où tout ce que nos sens apportent d’impressions : couleurs, formes, sons, parfums, prend une valeur d’émotion (...). Ils se répondent parce qu’ils se rattachent à certaines émotions très simples et générales et qu’ils en sont les symboles". Après avoir décidé d’un message à portée universelle, il convient d’utiliser une mise en œuvre plastique qui ne doit pas être la représentation exacte de la nature et surtout pas l’usage mensonger du trompe-l’œil : "Une belle peinture est ( ) l’expression d’une idée par des moyens plastiques ; elle n’est pas une copie de la nature, une fausse-nature, un trompe l’œil. L’art n’est pas une simili-nature, si belle soit la nature copiée. Nous fuirons donc (comme l’a dit Maurice Denis) le trompe-l’œil, malgré les magnifiques exemples qu’en a donnés depuis la Renaissance un art empreint de paganisme". Comme elle l’avait fait dans la statuaire médiévale50, la couleur est amenée à jouer un rôle important, surtout en sculpture : outre qu’elle assure la protection de la pierre et rend l’œuvre très visible, elle sera recherchée parce qu’elle est l’expression du vrai, de la vie suprasensible ; elle a même droit de cité et même rôle qu’en peinture.

• 51 Abel Fabre, "Chronique artistique. Propos d'architecte", La Croix, 31 mars 1917.
• 52 Abel Fabre, "La reconstruction des églises", Le mois littéraire et pittoresque, Mars 1917, p. 534.

15L’apparition de l’Arche en 1917 n’est donc en aucune façon le fruit du hasard. Elle est le premier groupement qui explicite de manière doctrinaire ses choix de société, ses positions intellectuelles comme ses partis pris artistiques. En matière d’architecture, L’Arche adopte ainsi d’emblée et presque intégralement en 1919 les dix principes d’architecture qu’avait proposé deux ans plus tôt le Père Abel Fabre dans le journal La Croix51. Elle fait siens les principes généraux qui définissent les nouvelles orientations architecturales bien en dehors des seuls programmes religieux. Les problèmes que pose l’architecture ne diffèrent pas, il est vrai, de ceux que pose la peinture ou la sculpture. Seul s’affirme le caractère spécifique de la typologie de l’église (en tant que bâtiment de culte, elle doit répondre à la nécessité de l’usage tout en exprimant son caractère sacré). Pour le style, c’est une autre affaire. "Par la force des choses, ils (les architectes) seront amenés à délaisser l’esthéticisme pour une conception classique de l’art. Ils considéreront celui-ci, non plus comme un jeu à part, intéressant seulement certaines gens et certaines choses, mais comme un labeur social s’appliquant à tout le cadre de la vie. Pour l’embellir ? Sans doute, mais comment ? La beauté n’est pas une forme surajoutée à l’objet ; c’est l’objet lui-même remplissant sa destination de la manière la plus heureuse. Elle ne consiste pas dans la richesse et le luxe ; elle est dans la convenance des formes"52.

• 53 Henri Charlier, "Architecture", L'Artisan liturgique, op. cit, p. 244.

18À la fin des années 1920, l’Arche reste fidèle à elle-même et à ses engagements jusqu’à reprendre encore le "credo" du Père Fabre, plus de dix ans après. Les architectes du mouvement (surtout Dom Bellot et Jacques Droz) construisent et sont maintenant bien connus. Les membres de l’Arche, quand ils sont amenés à porter des jugements sur leurs œuvres, tiennent des propos moins idéologiques que dans les années 1910. Ils s’essayent plutôt à les analyser. Ainsi le sanctuaire de l’abbaye Saint-Paul à Oosterhout en Hollande (1920) de Dom Bellot, commenté par Henri Charlier « est très certainement le chef d’œuvre de l’architecture religieuse moderne, l’égal et le frère d’une œuvre parfaite comme le narthex de Vézelay. Les proportions sont excellentes, et la disposition de la lumière emplit les formes d’une grandeur mystérieuse...".53 Suit une description minutieuse soulignant les matériaux ("Et maintenant appelé à construire en France, en Belgique, en Hollande, des églises en ciment armé, Dom Bellot reprend de nouveau à sa base le problème nu du matériau et de la construction qu’il a déjà résolu pour la brique..."), avant d’aborder la justification des principes : "Les architectes comme ceux du Moyen Age, ne veulent pas séparer le beau de l’utile et l’art de la logique". On s’intéresse aux œuvres elles-mêmes. Leur surabondance, en nombre tant qu’en manière, est formidable. Mais le résultat est tellement hétérogène que l’appréciation ne peut se faire qu’au cas par cas.

• 54 Louis Hautecoeur, Histoire de l'architecture classique en France, Paris, 11 volumes publiés par les (...)

20Viennent ensuite les grands architectes d’avant-guerre : Dom Bellot, à qui Storez donne à juste titre l’antériorité, puisqu’il avait construit le monastère d’Oosterhout en Hollande dès 1906 ("un des grands architectes religieux de notre temps") et Auguste Perret, dont les premières architectures religieuses ne datent que des années 1920 mais qui "devait avoir une influence considérable sur notre architecture moderne" (la confrontation ne manque pas de piquant...), avant de finir, beau joueur, en citant les noms d’architectes de différentes tendances : Julien Barbier, Jacques Droz et Marrast, Charles Duval et Emmanuel Gonse, Pierre Chirol, Édouard Monestès, Paul Tournon, Pierre Leprince-Ringuet, Muler, Andrieu, Albert Guilbert... Et de conclure : "Nous assistons donc à une véritable expansion de l’architecture française. Peut-on dire que cette architecture soit " une " ? Non, sans doute. Mais le temps est "galant homme" et atténue bien des différences que saisissent plus aisément les contemporains". Le jugement de Storez ne manque pas d’intérêt, car il maintient une unité dans son approche globale que la génération de Louis Hautecoeur54 a brisée en opposant architectes des Beaux-Arts (Baltard, Ballu et Vaudoyer) et architectes diocésains (Viollet-le-Duc, Baudot et Vaudremer).

• 55 Chanoine Armaud d’Agnel, L’art religieux moderne, Grenoble, B. Arthaud, 1936, 2 volumes.

21L’article de Maurice Storez précède de peu cet autre bilan du mouvement d’art sacré d’entre-deux-guerres qu’a été L’Art religieux moderne du Chanoine G. Arnaud d’Agnel paru en 193655. Rien n’est plus significatif du changement en cours que cette préoccupation de la synthèse. Elle précède une nouvelle crise du rapport entre l’art et le sacré. Car depuis le XIX^e siècle, les rapports de l’un et de l’autre sont devenus conflictuels. En un premier temps, à l’instar des préraphaélites, les créateurs s’étaient regroupés en corporations (semblables aux colonies d’artistes), travaillant la main dans la main à la construction d’un idéal communautaire quelque peu utopique. « L’Arche » s’inscrit parfaitement dans cette lignée que la tradition romantique avait idéalisée. En un second temps, le modèle corporatif dépassé, il s’était agi de créer des œuvres modernes qui remplacent les œuvres sulpiciennes dont le sentimentalisme apparaît superficiel. Il s’agira maintenant de faire "vrai", simple, didactique. Toutes les pratiques artistiques seront concernées et seule l’efficacité du message comptera. Les réalisations des années vingt-trente avaient été exceptionnelles de qualité et d’invention tant leur message épuré est parlant. Mais elles ont été vite dépassées par la radicalisation des avant-gardes. En privilégiant le langage de l’abstraction, celles-ci véhiculaient un discours à l’opposé de celui de l’art chrétien. La lutte se fera dorénavant entre figuration et abstraction, didactisme et symbolisme. Dans ce débat, les compagnons de l‘Arche avaient quelque peine à trouver leur place.