Jury : Jean-Marie Mayeur, Professeur, président du Jury, Laurent Douzou, Jean-Dominique Durand, Professeur à l’Université Lyon 3, directeur de recherches, Gilles Le Beguec, Régis Ladous, Professeur à l’Université Lyon 3

1Je tiens à dire ma joie de présenter pour Chrétiens et Sociétés la thèse de Laurent Ducerf.

2Ce travail est à bien des égards représentatif de la recherche qui se fait à Lyon dans le domaine de l’histoire religieuse, Laurent Ducerf ayant parcouru tout son cursus universitaire à l’Université Jean Moulin-Lyon 3, et son parcours de recherche à l’Institut d’Histoire du Christianisme. Il s’était fait remarquer déjà par une maîtrise sur Emmanuel Mounier d’une grande originalité et d’une qualité exceptionnelle. Bénéficiant à l’issue du D.E.A. d’une allocation de recherche, il s’est parfaitement intégré à l’équipe de recherche de l’UMR 5035, jouant un rôle déterminant au moment de l’installation de l’IHC dans de nouveaux locaux, rue Chevreul, et du début de l’informatisation de la bibliothèque. Son élan n’a en rien été brisé par son passage à l’enseignement secondaire. Il convient ici de rendre hommage à Laurent Ducerf : alors qu’il est de bon ton aujourd’hui chez beaucoup de jeunes agrégés ayant engagé une thèse, de mépriser le secondaire et de chercher à le fuir par tous les moyens, lui a bien accepté sa nomination dans un lycée de Nevers, avec la sérénité qui le caractérise, et en manifestant le plus grand intérêt pour ses classes, pour son métier, tout en poursuivant avec ténacité la rédaction de sa thèse.

3Ces données personnelles permettent de dégager plusieurs qualités bien présentes dans la thèse, pour aller à l’essentiel, la ténacité, la rigueur, la clarté.

4La ténacité se perçoit en parcourant les sources, impressionnantes d’abord par leur diversité. Aucun des fonds très importants utilisés n’était facile d’accès. Au cœur du travail se trouvent les papiers Menthon partagés en deux fonds : celui du château, à Menthon-Saint-Bernard, à l’accès matériel difficile, où l’on trouve beaucoup de papiers de l’homme politique, et le fonds de Paris où l’on trouve notamment les très précieuses archives du Comité Général d’Études. Laurent Ducerf a su capter la confiance de la famille qui a ouvert avec générosité les archives en sa possession, et qui a apporté aussi de précieux témoignages. En ce sens cette thèse est le fruit d’une collaboration exemplaire entre une famille, détentrice de fonds très importants en quantité et en qualité, concernant non seulement l’un de ses membres les plus éminents, mais aussi l’histoire de la Nation, et un jeune historien. Ce rapport de confiance est fondamental pour l‘avenir de la recherche universitaire. En ce qui concerne les fonds publics, M. Ducerf a dû faire preuve encore de ténacité et de patience pour obtenir les autorisations indispensables, notamment en ce qui concerne le BCRA et le ministère de la Justice.

5Sa rigueur, on la mesure en parcourant la bibliographie, son organisation, son caractère quasi exhaustif, qualités qui renvoient à son très bel essai d’historiographie sur le M.R.P., publié dans Chrétiens et sociétés, qui a connu une ample diffusion. Sources et bibliographie sont parfaitement maîtrisées, souvent avec brio. Des informations sûres en sont tirées, et lorsqu’il se heurte au silence des sources, il n’esquive par la difficulté, distinguant toujours rigoureusement ce qui est sûr, ce qui relève de l’hypothèse et ce que l’on ne peut pas savoir en l’état actuel des sources. Il faut accepter les limites de la recherche historique, même si cela est parfois frustrant.

6La rigueur de la démarche s ‘appuie sur la clarté du propos. L’esprit de synthèse de l’auteur fait merveille pour dégager les problématiques, organiser le récit, mettre en perspective par rapport à l’histoire générale. Le style est précis, simple, efficace. L’introduction fait une large part à la réflexion méthodologique qui balise efficacement la démarche biographique.

7En effet, cette thèse est la biographie d’une personnalité qui n’est pas de premier plan, au destin inachevé, à la carrière publique brève, mais qui a joué un rôle déterminant sur divers plans, à certains moments de l’histoire. Elle est représentative d’une époque, d’un milieu. L’ouvrage procède d’une manière classique en biographie, selon un plan chronologique qui s’attache toujours à dégager les moments forts en identifiant les ruptures. Seul un chapitre, consacré à l’engagement européen de François de Menthon introduit une démarche synthétique. Deux dates clés s’imposent : 1940 où le destin bascule, 1952, la fin des grandes responsabilités nationales.

8La première partie dégage les années de formation jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, avec une large place faite à la vie familiale, traitée avec pudeur, et dans ce domaine difficile pour l’historien qui entre toujours par effraction dans l’intimité de l’homme, vous avez trouvé le ton juste. Une très ancienne noblesse, un catholicisme ardent et militant, tels sont les terreaux dans lesquels la vie de François de Menthon plonge ses racines. Cette partie englobe l’engagement au sein de l’ACJF, dont il devient président en 1927, qui restera pour toute sa vie l’expérience fondatrice, ainsi que les premières armes dans la vie politique locale à Nancy.

9La deuxième partie qui traite de la période cruciale des années 1940 à 1945, montre l’entrée en résistance et l’engagement pour la République et la Justice. Fondateur du mouvement Liberté, membre de la direction de Combat, rapporteur général du C.G.E., fondateur des Cahiers politiques, Commissaire à la Justice du C.F.L.C., ministre de la Justice du Gouvernement Provisoire de la République Française : c’est ici que se situe l’apport majeur de François de Menthon. On trouve là des pages déterminantes sur les motivations de l’entrée en Résistance, en distinguant ce qui relève de la réaction patriotique à la défaite et de la foi, sur les réalités complexes des mouvements de résistance, sur le rôle du Comité Général d’ Études, sur la presse clandestine, sur le fonctionnement du C.F.L.N. Sur nombre de questions fondamentales, Laurent Ducerf apporte des éclairages neufs : l’affaire Pucheu, l’épuration des évêques où sont apportés des documents déterminants, ceux qui ont manqué même à André Latreille, sur la mission du père Delos à Rome, sur l’application et la réorganisation de la justice dans le contexte de la Libération, sur la réforme de l’administration pénitentiaire et l’enfance délinquante. En quelques mois, l’importance de l’œuvre de Menthon est considérable sur tant d’aspects d’une complexité extrême.

10La troisième partie qui montre une figure de la IV^e République (1945-1952) était difficile à conduire : il fallait distinguer les apports personnels de Menthon par rapport à l’histoire générale de la IV^e République et du M.R.P. dont il dirige le groupe parlementaire de 1948 à 1952. L’auteur parvient à dégager les convictions personnelles de François de Menthon et ses difficultés à les mettre en œuvre, et ainsi on perçoit de l’intérieur les difficultés de fonctionnement de la IV^e République naissante et ses impasses : l’affrontement avec les communistes, la rupture douloureuse avec le général de Gaulle, l’indiscipline des parlementaires, un système qui fait perdre de vue les grandes intuitions de départ. On a là quelques pages d’histoire politique importantes. Particulièrement intéressant est le chapitre sur sa mission à Nuremberg comme Procureur en 1945-1946, vécue comme « une préface à l’Europe ». La période s’achève par un double échec, politique, au sein même de son parti le Mouvement Républicain Populaire, et personnel avec la mort tragique de son fils Jacques, à la suite de laquelle il reçoit des lettres effroyables de haine.

11La quatrième partie qui conduit de 1952 à la mort de François de Menthon en 1984, est émouvante. L’homme est usé, déçu, blessé, mais il retrouve avec l’engagement européen le sens de sa mission. Son refus des circonstances du retour au pouvoir du général de Gaulle et l’échec électoral l’amènent à retrouver finalement le chemin de l’Université de Nancy où il poursuit son militantisme européiste.

12On peut se demander au terme de cette « parenthèse de dix-huit ans » si l’universitaire qu’il était avant tout et qu’il est finalement toujours resté (Laurent Ducerf dit qu’il fut un animateur plus qu’un dirigeant), ne s’est pas brûlé au feu de la politique. Sur le plan personnel, la réponse est certainement positive. Mais on doit retenir l’influence considérable exercée sur tant de personnalités comme Michel Debré qui le considérait comme « maître à penser », avec des amitiés inaltérables, et surtout sur le devenir de la société : dans le domaine de la justice (il considérait le rétablissement de la justice républicaine au sortir de la guerre et de l’occupation comme « l’honneur de ma vie »), mais aussi quant à l’évolution du catholicisme en France et son intégration à la République.

13Le sous-titre que Laurent Ducerf a donné à sa thèse synthétise tout son propos : « un catholique au service de la République ». François de Menthon est catholique : de sa foi exigeante, il en montre les origines, l’affermissement et la mise en œuvre. Ce catholique à la fois par héritage et de conviction exprime une foi agissante, c’est sa vision religieuse de la condition humaine qui a motivé toute sa vie publique. Sur les rapports entre la foi et l’action, cette thèse offre des remarques et des illustrations du plus grand intérêt. La notion de service est la haute idée qui anime François de Menthon en impliquant non sans rigidité, le refus des compromissions, l’attachement à la justice, la fidélité à ses amis, et à la République. Il fait partie de ces catholiques qui ont parachevé le Ralliement à travers le M.R.P. : « nous sommes les fils du Moyen Age, nous n’en sommes pas les continuateurs » disait-il pour prévenir toute nostalgie d’ordre chrétien.

14On aurait pu ajouter à ce sous-titre déjà si riche et efficace, un autre mot, une autre notion : l’aristocrate. Les premières pages de la thèse sur le lignage, sur l’héritage depuis saint Bernard, sur le lieu, le château de Menthon au bord du lac d’Annecy, sont saisissantes. La dimension aristocratique du personnage s’impose tout au long de la biographie :de même qu’il a une vision aristocratique de la société qui l’amène à considérer avec mépris la bourgeoisie, de même on sent en lui un mépris aristocratique pour la politique lorsqu’elle devient politicienne. Homme des intuitions, des réflexions, parfois des coups de gueule, il ne s’abaisse pas aux manœuvres. Cet homme d’ État qui n’a jamais géré sa carrière a bien, au-delà de l’idée de mission et de service, une vision esthétique de la politique.

15Le portrait que dresse Laurent Ducerf de François de Menthon, est efficace, attachant, tout en sachant garder la distance indispensable à tout travail d’historien, et sans masquer les limites de cette étonnante personnalité. Cette thèse emporte la conviction, elle est une grande réussite.