Jury : MM. professeurs Etienne Fouilloux (Lyon 2), directeur de thèse, Claude Prudhomme (Lyon 2), président, Tranvouez (Rennes) et F. Python (Fribourg)

Guy Musy, le Courrier, Genève, 3 décembre 1999

1Il est assez rare qu’un jury universitaire français se prononce sur une thèse d’histoire consacrée à un personnage suisse. Et lorsqu’il s’agit d’un Vaudois qui, à deux reprises, fut rédacteur en chef du Courrier de Genève, l’événement mérite assurément d’être signalé dans ce journal, ne serait-ce que pour enrichir sa mémoire. Françoise Larderaz a mené, pendant plus de huit années, conjointement ses occupations professionnelles, une recherche sur la personne et l’activité de René Leyvraz. Le résultat vient d’être couronné par la Faculté d’histoire de l’Université Lumière Lyon 2. Le jeudi 4 novembre 1999, un jury, constitué par les professeurs Fouilloux, directeur de thèse, Prudhomme, président, Tranvouez (de Rennes) et F. Python (de Fribourg) lui a décerné la mention très honorable pour un travail de 815 pages dont le titre exact est : René Leyvraz (1898 1973). Portrait et combats d’un journaliste catholique engagé.

Dédié à André Fol

2F. Larderaz a voulu dédier cet ouvrage à André Fol et également à son père, Albert Larderaz, ancien rédacteur de nuit au Courrier « qui, dès mon enfance, m’a permis de me plonger dans l’ambiance, qui accompagne la réalisation d’un journal, et m’a fait aimer la vieille maison grise du Courrier de Genève ». Ces 800 pages nous permettent d’entrer dans l’histoire du catholicisme genevois au cours de quatre décennies (1923 1963). Une période qui n’est pas anodine, puisqu’elle témoigne d’un passionnant débat d’idées marqué par les combats sociaux des années trente et la guerre mondiale de 1939 45.

Journaliste hors cadre

3René Leyvraz est un excellent reflet de cette histoire mouvementée. Pourtant, ce journaliste n’a pas grandi dans le sérail catholique. Il est hors cadre. D’origine vaudoise et réformée, Leyvraz est né à Corbeyrier dans le district d’Aigle. Marqué par Auguste Forel, il sera d’abord militant socialiste et affichera un « athéisme », tempéré d’évangélisme pratique. Un itinéraire personnel qui transitera par l’Orient l’amènera au catholicisme. Le nouveau converti ne renoncera pas du tout à ses convictions « sociales », même s’il devait les professer dans « le journal de l’évêque » et dans les rangs du Parti indépendant chrétien social (PICS) qu’il représenta pendant trois législatures au Grand Conseil genevois. Sa présence au Courrier de Genève ne fut pas sans turbulences. En 1935, il démissionne, dégoûté par « l’affairisme » de son journal, et pris en tenaille entre Mgr Besson et des catholiques qui voudraient secouer la tutelle de l’évêque. En 1945, le successeur de Besson, Mgr Charrière, le rappelle au gouvernail qu’il tiendra jusqu’en 1963, époque où il s’affronte avec l’évêque et l’administration du journal à cause, entre autres, de son opposition à l’armement nucléaire de la Suisse et à Révolution du PICS.

4La thèse comprend trois parties. La première vérifie point par point le récit des origines et de la jeunesse du journaliste depuis sa naissance jusqu’à son arrivée à Genève en 1923. René Leyvraz avait publié en son temps une autobiographie : Les chemins de la montagne. Itinéraire d’un converti, relatant les étapes spirituelles et politiques de ses vingt-cinq premières années. F. Larderaz revisite avec acribie les lieux et les sources qui ont donné naissance à cet ouvrage, approfondissant et élargissant,, ce que Leyvraz parfois ne fait qu’évoquer en passant. Le tout se présente comme un portrait du jeune journaliste qui pourrait faire l’objet d’une publication appropriée.

Le temps des passions

5La deuxième partie, intitulée Le temps des passions : 1923 1940 est marquée par les troubles sociaux et le départ de Leyvraz pour une grande liberté de parole dans sa lutte syndicale. La troisième, appelée D’une parole à proférer dans un monde bouleversé... aux silences imposés, 1940-1967, révèle un journaliste profondément engagé dans la justice et la vérité et qui ira jusqu’au bout de ses convictions. F. Larderaz a lu et situé dans le contexte socio politique du moment les 4271 éditoriaux de René Leyvraz dont elle donne aussi un inventaire thématique. Un index biographique d’une centaine de personnalités citées dans la, thèse est aussi une clef précieuse pour pénétrer et comprendre cette histoire. Pas seulement celle du journal, mais encore celle de l’Église catholique de Genève du Parti indépendant chrétien social, du mouvement corporatiste et syndical. On peut dire que le polémiste Leyvraz avait besoin d’opposants pour s’identifier. Par chance, il n’en manqua jamais : radicaux, francs-maçons, affairistes, capitalistes ou bolchévistes.

Une voie nouvelle

6Le débat de soutenance a soulevé certaines questions : trente ans de journalisme au service d’une doctrine ? Oui, s’il s’agit de la doctrine sociale de l’Église, mais en la situant dans l’actualité. Car René Leyvraz fut un homme de l’événement, et certainement pas un doctrinaire. Plutôt syndicaliste que politicien. Le jury l’a décrit comme un « intellectuel subalterne ». Il prôna une voie nouvelle, chrétienne, contre le collectivisme socialiste et le libéralisme « affairiste ». Mais il n’était pas facile d’appliquer une ligne entre ces deux extrêmes. Leyvraz se révèle un homme du paradoxe : ce résistant et ce rebelle parfois solitaire eut besoin aussi de vivre au sein d’un réseau communautaire, et même de se laisser guider par des maîtres à penser aussi divers que Forel, Naine, Péguy, Foerster, Berra, les papes de son époque, et même Gonzague de Reynold. En outre, cet homme est partagé entre un besoin d’autorité et de liberté. Profondément attaché à sa patrie, amoureux des sapins et des paysages de Corbeyrier, éprouvant il sympathie pour l’Ordre Dominicain, il réfute en revanche le nationalisme. Lui-même se décrit comme « politiquement de droite, et socialement de gauche, voire d’extrême gauche ». René Leyvraz fut un homme qui éprouva une double déception. Au début de sa carrière journalistique au Droit du peuple, il vécut l’impasse du socialisme collectiviste. Au terme de sa vie professionnelle, il se sentit rejeté par la direction du Courrier, obligé de sacrifier des articles sociaux au profit d’une publicité payante. Jusqu’aux derniers moments de sa vie, il restera profondément attaché à l’Église et à son Credo.

Françoise Larderaz, René Leyvraz (1898-1973). Portrait et combats d’un journaliste catholique engagé Françoise Larderaz

7René Leyvraz est né en Suisse dans une très modeste famille paysanne vaudoise protestante. Influencé par le célèbre Dr Forel qui s’était éloigné d’un protestantisme rigide et moralisant pour se tourner vers la libre pensée, l’adolescent Leyvraz abandonna, lui aussi, sa confession à laquelle il reprochait un manque de doctrine. Attiré par le socialisme qui luttait contre la bourgeoisie et la pauvreté, Leyvraz fut renvoyé, à cause de ses idées, de l’École Normale, institution alors entièrement sous la coupe du radicalisme régnant.

8Révolté, il adhéra au socialisme. Après avoir fourni plusieurs articles à La Voix des Jeunes, Leyvraz fut engagé en 1919 au Droit du Peuple, organe officiel du parti socialiste suisse. Il y travailla aux côtés de Charles Naine, Conseiller national, personnalité qui marqua profondément le jeune journaliste. Si Leyvraz plaidait pour l’instauration d’une révolution, il en refusait pourtant la violence et souffrait des dissensions qui opposaient à cette époque les membres du parti. Tout en se disant athée, il se montrait cependant très attaché à la personne du Christ et découvrit avec amertume que le socialisme était incapable de répondre aux questions existentielles qui hantaient ce jeune militant.

9Renvoyé du Droit du Peuple, il dut s’exiler en Turquie. Cet éloignement dans un pays musulman lui fit découvrir son attachement à sa patrie et ses liens avec le christianisme. Sa découverte du catholicisme qui répondait particulièrement à une quête mystique le poussa à se convertir. La lecture des articles de Georges Valois dans l’Action française l’amenèrent à se passionner pour une révolution économique basée sur un regroupement des métiers.

10Revenu en Suisse, Leyvraz fut engagé en 1923 comme rédacteur en chef du Courrier de Genève. Il milita aussitôt dans le parti indépendant chrétien-social et marqua tout de suite profondément son lectorat par ses éditoriaux qui prônaient la doctrine sociale de l’ Église, l’instauration du corporatisme, la lutte contre le capitalisme et le communisme, articles qui firent de lui le Maître à penser de plusieurs générations. En 1935, dégoûté par "l’affairisme" instauré par l’administrateur du Courrier de Genève, et pris en tenailles entre Mgr Besson et les catholiques qui entendaient exercer leur militance sans devoir obéir aux mots d’ordre de cet évêque, Leyvraz quitta le journal catholique pour La Liberté syndicale.

11Durant la guerre de 1939-1945, il s’engagea pour une politique d’ouverture et renoua des liens avec le syndicalisme de gauche, afin d’instaurer en Suisse la communauté professionnelle appelée à remplacer le corporatisme.

12La nomination de François Charrière comme nouvel évêque, permettra à Leyvraz de réintégrer, à la fin de l’année 1945, le Courrier de Genève. Mais ses écrits qui dénonçaient successivement avec virulence le manque de justice, les affairistes, ainsi que les autorités qui voulaient que la Suisse se munisse de l’armement nucléaire créèrent bientôt un fossé entre lui et l’évêque, le parti et les administrateurs du Courrier.

Le reflet d’une époque tourmentée

13Étudier le parcours de René Leyvraz - très lié à la vie de l’Église catholique à Genève, du Courrier de Genève ainsi qu’à celle de la politique et du syndicalisme genevois - est source d’enrichissement parce que cet homme est soit acteur, soit témoin de ce XX^e siècle sillonné de fortes idéologies qui amena les humains à s’engager avec passion. On retrouve en effet dans les écrits du journaliste toutes les luttes et tous les espoirs soulevés par de nombreux défis. Ses éditos nous font comprendre l’ambiance qui non seulement enveloppe ce temps mais, aussi, contribue à en forger les événements :

14L’influence du docteur Auguste Forel sur le jeune Leyvraz nous rappelle combien la science, devenue toute puissante, mobilisait ceux qui, fascinés par l’idéologie du Progrès, rêvaient de supplanter les vieilles croyances chrétiennes par la construction d’un monde où souffrances et misères n’auraient plus cours.

15En étudiant la jeunesse de Leyvraz, marquée par la guerre de 1914-1918 et ses suites, nous retrouvons tous les courants qui jaillirent de l’atroce conflit : Ceux qui luttaient pour effacer les frontières et bâtir un internationalisme permettant de tisser des relations fraternelles entre tous les travailleurs et, par une révolution, d’éradiquer les méfaits de la bourgeoisie et du capitalisme. Et, inversement, ceux qui entendaient donner un sens au combat et à la mort de millions de soldats, en insistant sur l’attachement à la terre natale, sur la nécessité d’affirmer les liens de l’homme avec sa Patrie, une patrie qu’ils décidèrent de défendre et de reconstruire sur la base d’un Ordre nouveau, appelé à mettre un terme au désordre dans lequel le monde d’après la guerre de 1914-1918 se débattait : désordre engendré par la prise de pouvoir d’un capitalisme attribué alors au judéo-maçonnisme et qui, en faisant éclater la crise, risquait, estimaient-ils, de faire le jeu d’une révolution socialiste sans cesse menaçante.

16La quête de René Leyvraz et sa conversion nous amènent aussi à nous souvenir que l’aube du XX^e siècle fut marquée par cette foule d’hommes et de femmes qui adhérèrent au catholicisme pour de multiples raisons : une recherche du sens de la vie, de la beauté qu’ils découvraient dans la liturgie, d’une autorité qui les encadrait et, de ce fait, leur fournissait la certitude dont ils avaient besoin dans cette époque marquée par le doute ; et, encore, l’offre d’une doctrine qui leur permettait de s’inscrire dans une alternative sociale, syndicale et politique et de fuir ainsi tant la voie du communisme que celle du capitalisme.

17Dès 1923, les engagements de Leyvraz au Courrier de Genève, dans le mouvement chrétien-social et dans le parti catholique nous offrent une sorte de zoom sur la vie politique, économique, sociale, syndicale et catholique genevoise, marquée par des événements tumultueux. Nous y découvrons l’époque dorée d’un catholicisme organisé et rassembleur, mais aussi les premiers conflits entre la hiérarchie de l’ Église et certains de ses fidèles tiraillés entre obéissance et militance, écartelés entre une idéologie de l’ordre et un combat social. Conflits également entre Action catholique et action politique, entre intellectuels et hommes du terrain. Ces constats mettent un bémol dans la croyance, parfois répandue, d’un catholicisme qui aurait été alors harmonieux, formés de fils obéissants regroupés autour de leur évêque. La vie de Leyvraz, qui se trouve au centre de ces tensions, en est une bonne illustration qui culminera avec son départ du Courrier de Genève en 1935 et son option pour la voie syndicale.

18Durant la guerre de 1939-1945, l’engagement du journaliste au sein de la Ligue du Gothard (groupement aujourd’hui presque oublié) donne un apport intéressant à l’histoire de la Suisse pendant la Seconde guerre mondiale : des hommes de toutes tendances se sont rassemblés pour créer une alliance fédéraliste. D’autre part, l’action menée par un groupe d’intellectuels (parmi lesquels se trouve, entre autres, le jeune étudiant Bernard Anthonioz) contre la ligne axiste du Courrier de Genève permet de découvrir un fait souvent méconnu.

19Les articles du journaliste catholique au lendemain de la guerre dans le Courrier nous rappellent cette grande espérance de paix qui sera bientôt assassinée par l’irruption de la menace atomique. Mais aussi les vastes démêlés qui vont éloigner de Rome les intellectuels catholiques alors acquis à la "main tendue", et ceux qui œuvrent pour que l’Eglise noue un dialogue concret et engagé avec le prolétariat.

20Par leur fréquente insistance sur la morale sociale et familiale, ainsi que sur la jeunesse, les éditos de Leyvraz forment une sorte de tapisserie dont l’envers montre les premiers points d’une importante mutation : les jeunes attirés par la philosophie du néant, les couples défaits par les divorces, et la contraception qui met un terme aux familles nombreuses. Mais cette tapisserie témoigne aussi, à l’endroit, de signes annonciateurs : l’appel adressé à l’Église pour qu’elle adapte son apostolat aux besoins du temps, le refus d’une presse qui. muselée par les affairistes, perd son indépendance et sa combativité, la dénonciation des dangers engendrés par le progrès (qui donnera naissance à l’écologie), la nécessaire ouverture au tiers-monde et l’aide au développement qui en découlera.

21Enfin, localement, les dernières années professionnelles de René Leyvraz témoignent, une nouvelle fois, des tensions entre des catholiques engagés et un évêque prudent ; et aussi de l’évolution d’un Parti dont le visage s’est modifié fortement par l’évolution démographique et sociologique du catholicisme genevois.