5Afin de réfléchir à la spécificité de l’approche historienne de la honte, un détour par d’autres disciplines peut s’avérer profitable.

7La spécificité de l’approche de l’historien ou l’historienne des mémoires tient à l’intérêt qu’il ou elle porte à la distance chronologique entre l’époque des faits jugés honteux et le temps de la mémoire. Ainsi, la honte est susceptible d’être portée par des chrétiens qui n’ont pas transgressé leurs normes morales, mais qui appartiennent à un groupe dont certains acteurs ont, dans un passé plus ou moins lointain, eu des comportements considérés, a posteriori, comme honteux. Par conséquent, une approche de ces mémoires honteuses dans la longue durée semble particulièrement appropriée : dans le cadre d’une histoire des représentations, elle rend possible une réflexion sur les seuils de tolérance et leurs variations au cours du temps. Néanmoins, l’étude d’un temps plus court ne doit pas être négligée car elle permet de s’interroger sur les motifs pour lesquels certains acteurs historiques sont embarrassés par leurs propres comportements du passé.

8Afin d’envisager des situations variées, ce dossier repose sur une définition souple des « mémoires honteuses », examinées aussi bien au niveau individuel que collectif. Il s’intéresse ainsi aux représentations historiques des faits jugés gênants, embarrassants, déshonorants ou qui troublent une mémoire fière. De la simple gêne à la honte suprême en passant par de multiples nuances d’embarras, les divers degrés de ce sentiment sont pris en compte. Par ailleurs, les articles de ce numéro ne se limitent pas à l’étude de la honte qui a été réellement éprouvée par des chrétiens à propos d’événements du passé : ils examinent également les situations où l’émergence de mémoires honteuses est attendue ou espérée par des acteurs historiques.

9Interroger les mémoires honteuses des chrétiens depuis la déchirure religieuse du xvie siècle soulève plusieurs questions.

10En premier lieu, comment approcher ces mémoires ? Les oublis, les omissions ou les tabous qui entourent les faits embarrassants du passé posent le problème des sources et des méthodes appropriées pour accéder aux mémoires honteuses. Étudier ces représentations de l’histoire impose d’interroger les silences des sources – même s’ils ne doivent pas toujours être associés à des mémoires honteuses.

11Ensuite, quels sont les événements vus comme honteux ? Si les guerres de Religion apparaissent dans plusieurs contributions, les faits honteux ne se limitent pas aux affrontements interchrétiens.

12Troisièmement, pourquoi un épisode du passé devient-il honteux et pour qui ? Le caractère violent des faits réprouvés n’explique pas tout : un événement n’est pas honteux par nature, mais parce qu’il est regardé comme tel, par certains acteurs, dans un contexte précis. Dans cette perspective, il est nécessaire d’interroger les motifs de l’expression de la honte.

13Enfin, comment les chrétiens font-ils face aux épisodes historiques qu’ils regardent comme honteux ou qui sont perçus comme tels hors de leur groupe ? Les moyens employés pour perpétuer l’oubli, la rhétorique pour arranger les faits à l’avantage des porteurs de mémoire ainsi que la question de la repentance sont au cœur des réflexions proposées dans ce dossier.

14Les trois premiers articles permettent de s’interroger sur la construction des mémoires honteuses.

15La contribution d’Adrien Aracil porte, non pas sur un événement embarrassant, mais sur une faculté mémorielle jugée défaillante et honteuse, celle des réformés au début du règne de Louis XIII. Le défaut de mémoire des huguenots, qui serait à l’origine d’erreurs politiques, apparaît comme un motif récurrent à la fois dans les déclarations royales et sous la plume de réformés comme Agrippa d’Aubigné et Philippe Duplessis-Mornay. Dans les libelles royalistes, attaquer la mémoire protestante des troubles du xvie siècle revient à souligner l’incapacité des huguenots à porter un discours cohérent sur les affaires de l’État. La qualification honteuse de l’entendement des réformés permet ainsi de marginaliser les huguenots dans le corps politique.

16L’évolution des sensibilités est nettement perceptible dans l’étude des commémorations des délivrances urbaines proposée, du xvie siècle à la Révolution française, par Maïté Recasens. Au xviiie siècle, les récits de ces épisodes composés par des historiens proches du pouvoir urbain à Toulouse et Carcassonne perdent leur caractère glorieux : ils condamnent désormais le fanatisme des guerres de Religion. Les rituels ont cependant toujours lieu, et ce jusqu’à la Révolution. C’est en 1792 que la cérémonie toulousaine, renvoyant désormais à des conflits honteux et à une célébration embarrassante, est supprimée. Cette décision symbolise l’entrée de Toulouse en Révolution, la rupture avec son passé fanatique et vise à faire disparaître les traces de la désunion des Français.

17La construction d’une mémoire honteuse peut constituer, pour un individu, un moyen de distinction dans le champ religieux et politique. C’est ce que montre Agathe de Margerie à propos d’Albert Massiczek. Dans l’Autriche des années 1950 et 1960, cet ancien membre de la SS et du parti nazi s’engage contre l’antisémitisme catholique de son temps et en faveur de la reconnaissance des fautes de son Église au cours de la Seconde Guerre mondiale. Son combat pour faire émerger une mémoire honteuse se double d’un positionnement contestataire : non seulement Massiczek remet en cause l’organisation hiérarchique de l’Église mais il défend également la conciliation du catholicisme et du socialisme. Par ailleurs, cette approche individuelle éclaire, en creux, les représentations collectives du passé.

18Les deux études suivantes explorent les manières dont les chrétiens se confrontent aux épisodes embarrassants de leur histoire.

19À partir de la rétractation, en 1920, de Jeanne-Marie Lebossé qui avait affirmé avoir vu la Vierge en 1871 à Pontmain (Mayenne), trois attitudes successives des autorités ecclésiastiques peuvent être distinguées, selon Christophe Tropeau. Pendant un demi-siècle, l’événement est occulté conformément à la volonté des ecclésiastiques qui avaient auditionné la religieuse. Puis lors du centenaire de l’apparition, le théologien René Laurentin rend publique la rétractation de la voyante et tente de l’expliquer tout en réaffirmant l’authenticité des faits. Enfin, depuis 1971, l’épisode est passé sous silence et, à partir des années 1980, une politique mémorielle de diversion est mise en œuvre par l’évêché de Laval. Désormais, l’accent est mis sur le curé de Pontmain qui, jusque-là, n’avait pas été un personnage de premier plan dans le récit de l’apparition.

20Si les cruautés des calvinistes du temps des guerres de Religion sont parfois tues dans les publications protestantes relatives à l’histoire de la minorité entre les années 1830 et 1960, le silence des sources ne s’explique sans doute pas uniquement par la honte que pourraient éprouver les héritiers des huguenots. Un tel sentiment n’apparaît qu’exceptionnellement dans les ouvrages d’histoire rédigés par des protestants, même si ces derniers condamnent presque systématiquement l’iconoclasme, les violences du baron des Adrets, l’assassinat du duc de Guise par Poltrot de Méré et la Michelade. Les auteurs s’efforcent cependant, dans leurs récits, de maintenir la tonalité victimaire de l’épopée huguenote.

21Les deux derniers articles examinent, au xviiie siècle, la question de la repentance et de la reconnaissance de l’erreur passée.

22Pour Edmund Burke, les mémoires honteuses ne sauraient déboucher sur la repentance, comme le montre Norbert Col. Alors que le principe de rétroactivité de la culpabilité est mis en œuvre lors de la Révolution française par la vente des biens ecclésiastiques, il est inacceptable, selon Burke, de punir des hommes pour des fautes commises par leurs prédécesseurs. De plus, face aux multiples massacres perpétrés au cours de l’histoire, il lui apparaît absurde de demander à l’humanité entière de se repentir. Dans le cas irlandais, il n’appelle nullement les protestants et les catholiques au retour sur soi associé à la repentance car il est soucieux de réunir les croyants des deux confessions contre l’oppresseur commun, l’Angleterre.

23Les rétractations des prêtres qui avaient prêté le serment demandé aux ecclésiastiques en 1790, étudiées dans la presse parisienne par Guillaume Colot, rendent compte des motifs qui avaient poussé les hommes d’Église à jurer : si beaucoup de rétractés affirment avoir été forcés, d’autres assument une certaine responsabilité personnelle et font part de leurs regrets d’avoir été trompés, ce qui leur permet de se présenter comme des hommes de bonne foi victimes de leur ignorance. Alors que les journaux constitutionnels attaquent les ecclésiastiques s’étant rétractés en les qualifiant de traîtres et en les assimilant à des contre-révolutionnaires, les rédacteurs qui défendent les réfractaires condamnent l’illégitimité et l’immoralité des jureurs.

24Les études réunies dans ce dossier montrent que des sources variées peuvent être mobilisées pour approcher les mémoires honteuses des catholiques et des protestants européens depuis le xvie siècle. Elles permettent de réfléchir à ce qui suscite la honte (la violence, mais aussi l’inaction), aux facteurs qui font émerger des mémoires honteuses (variations des sensibilités, enjeux individuels) et à la pluralité des réactions possibles face aux épisodes embarrassants du passé.