• 1 Mémoires du Prince de Talleyrand, publiées par le duc de Broglie, Paris, Calmann Lévy, 1891, tome I (...)

Les évêques, qui étaient à Savone, y restèrent encore longtemps malgré eux. Ils ne revinrent à Paris qu’au commencement du printemps de 1812. […] On ne publia rien sur la négociation, pas plus que sur le concile, pas plus que sur le bref. Chacun tira de cet imbroglio ce qu’il voulut ; et l’on pensa à autre chose1.

• 2 Sur le pape Pie VII, voir Henri Mayol de Lupé, La captivité de Pie VII, Paris, Émile Paul, 1912, 70 (...)
• 3 Sur la crise du Sacerdoce et de l’Empire, voir Joseph-Othenin d’Haussonville, L’Église romaine et l (...)
• 4 Pour plus d’informations biographiques sur les membres de l’épiscopat concordataire, voir Jacques-O (...)
• 5 Bernard Plongeron, « Au cœur de la crise du Sacerdoce et de l’Empire  : les deux députations frança (...)
• 6 Jacques-Olivier Boudon, « Bigot de Préameneu, ministre des cultes de Napoléon, face à la crise du S (...)
• 7 Michel Laurencin, « Les relations Église-État sous le Premier Empire  : l’attitude de M^gr Louis-Mat (...)
• 8 Sur ce préfet, dont l’action durant ces années lui vaut d’être nommé préfet de la Seine en 1812, vo (...)

1C’est par ces mots que Talleyrand conclut ses explications sur la seconde députation de Savone qui se déroule de septembre 1811 à février 1812. Cet imbroglio s’inscrit dans une longue période de tensions ouvertes par l’occupation militaire de Rome le 2 février 1808. L’arrestation de Pie VII2 le 6 juillet 1809 et son transfert à Savone dans le département de Montenotte n’ont fait que renforcer sa détermination à résister aux ambitions impériales en refusant de concéder l’institution canonique aux évêques nommés. Par suite de cette mesure, vingt-sept sièges épiscopaux sont considérés vacants dans l’Empire en 1811. Napoléon tente très rapidement de régler cette crise de l’épiscopat qui s’ouvre en réunissant d’abord deux comités ecclésiastiques en 1809 puis en 1811. Il multiplie également les tentatives de résolution diplomatique du conflit avec l’envoi du chancelier autrichien Lebzeltern en mai 1810, puis des cardinaux Spina et Caselli en juillet 1810. Enfin, en mai 1811 sont envoyés trois évêques, formant la première députation de Savone. C’est sur cette base que Napoléon réunit dès le mois de juin 1811 un concile national qui, à force d’intrigues et d’arrestations, aboutit à la rédaction d’un décret réglant la question de l’investiture canonique3.
Les évêques français et italiens4, refusant néanmoins toute rupture avec le souverain pontife demandent la confirmation des décrets conciliaires par Pie VII. Cette seconde députation, dont les membres sont des archevêques et évêques impériaux accompagnés de plusieurs cardinaux, a ainsi pour mission la pacification des relations entre le Sacerdoce et l’Empire alors que ce conflit politico-religieux est à son apogée et commence à soulever quelques oppositions contre le gouvernement français5. À la suite du concile national de Paris, ce nouvel épisode dans cette lutte entre les deux souverains apparaît aussi comme le reflet de l’écart croissant qui se creuse entre le gallicanisme impérial prôné par le régime et le gallicanisme épiscopal que cherche à défendre le haut clergé français. L’abondante correspondance tenue par les acteurs de ces évènements offre une vision élargie des différents enjeux à l’œuvre durant ces quelques mois. Le ministre des Cultes Bigot de Préameneu6 se fait le relais fidèle de toutes les instructions données par Napoléon alors que l’archevêque de Tours, M^gr de Barral7, en sa qualité de président de la députation, pour la seconde fois en l’espace de quelques mois, devient à nouveau le porte-parole de ses collègues dans les rapports quasi-quotidiens qu’il adresse aux autorités françaises. Le préfet de Montenotte, Chabrol de Volvic8, fidèle à l’empereur, complète
habilement l’ensemble en apportant un regard parfois décalé mais excessivement humain sur son prestigieux captif.

• 9 Correspondance de Napoléon I^er, publiée par ordre de l’Empereur Napoléon III, Paris, Imprimerie Imp (...)
• 10 Ibid., tome XXII, n° 18044 (17 août 1811).
• 11 Bernard Plongeron, Des résistances religieuses à Napoléon (1799-1813), Paris, Letouzey & Ané, 2006, (...)
• 12 Mémoires du Cardinal Consalvi, augmentées d’un fascicule inédit sur le concile national de 1811, Ma (...)

3Dès le 16 août 1811, Napoléon organise, conformément à l’article 5 du décret du 5 août 1811 adopté par le concile national de Paris, le départ d’une députation de six prélats devant se rendre à Savone pour obtenir la confirmation de ce texte par Pie VII. Les personnalités désignées sont Mgr de Barral, de Pradt, Duvoisin, Fallot de Beaumont, Bonsignori et Carenzoni, respectivement archevêques de Tours, de Malines, et évêques de Nantes, Plaisance, Faënza et Feltre9 (ce dernier meurt toutefois le 20 août, quelques jours avant son départ). Le 19 août, « pour rendre la députation qui se rend auprès du Pape plus solennelle », Napoléon leur adjoint les évêques de Trèves, d’Évreux et de Pavie10. À ses principaux conseillers ecclésiastiques, qui ont déjà fait le voyage à Savone en mai 1811, Napoléon ajoute donc de nouvelles figures qui ont pu se distinguer lors du concile national ou, d’une manière plus générale, par leur fidélité à l’empereur. La désignation de prélats italiens pour cette députation fait suite à d’autres considérations politiques, leur présence pouvant « entretenir l’illusion d’une certaine indépendance11 ». Le cardinal Consalvi, qui confirme l’attachement des députés à l’empereur, insiste aussi sur leur habileté possible dans les négociations, ces évêques ayant « été choisis comme les plus dévoués à la cour et les plus aptes à tromper et à trahir le Pape, par leurs artifices et leurs fraudes12 ». Si ces prélats partent comme représentants du concile, ils sont donc néanmoins choisis par Napoléon qui souhaite garder la main sur les discussions relatives aux nominations épiscopales et faire de la validation du décret conciliaire un enjeu politique et non spirituel, les évêques étant bien envoyés auprès du pape par la puissance temporelle et non par le concile. C’est dans la continuité de la première députation que la présidence est une nouvelle fois accordée à Mgr de Barral.

• 13 Correspondance de Napoléon I^er, publiée par ordre de l’Empereur Napoléon III, op. cit., tome XXII, (...)

4Les députés devenus ainsi agents diplomatiques pour Napoléon se voient interrogés dès le 17 août sur deux points principaux par le ministre des Cultes : « 1° comment le Pape doit-il donner son approbation au décret du concile ? 2° le décret du concile comprendra tous les évêchés de l’Empire, même l’évêché de Rome13. » Si le premier relève de la mission prioritaire de la députation, le second, qui n’est même pas sous forme interrogative, porte sur l’aire d’application de ce décret. L’empereur rappelle ensuite qu’il ne peut accepter de réserves de la part du pape pour tout autre évêché que Rome. Napoléon, fort des engagements obtenus lors du concile national, veut cette fois mettre fin pour de bon à la querelle qui l’oppose à Pie VII et faire du décret conciliaire le symbole du triomphe de la politique impériale sur celle menée par le souverain pontife. Aussi, les instructions qu’il remet aux députés sont limpides quant à leurs objectifs :

• 15 Arch. Apo. Vat., Epoca Napoleonica Francia, liasse VI, fasc. 6 : Lettre des archevêques et évêques (...)
• 16 Louis Mathias de Barral, Fragments relatifs à l’histoire ecclésiastique des premières années du xix(...)

6Mais les députés étant avant tout représentants du concile national arrivent à Savone au même moment qu’une lettre signée par quatre-vingt-quatre Pères conciliaires affirmant que « c’est le concile tout entier qui vous parlera par leur bouche, lorsqu’ils vous exposeront les maux de nos Églises et la nécessité d’y apporter un prompt remède15. » Les signataires de cette lettre rappellent leur double attachement temporel à Napoléon mais aussi spirituel en faveur du pape, n’ayant jamais « perdu de vue ce que nous devons à la chaire de saint Pierre, au centre de l’Unité, au Père commun des fidèles, au chef des évêques. » Les évêques en route pour Savone partent également avec une lettre rédigée par le cardinal Fesch, qui recommande au pape les évêques envoyés auprès de lui pour l’entretenir « de l’état alarmant des Églises de France et d’Italie, de la nécessité de mettre un terme à leurs maux, et de prévenir des malheurs peut-être plus grands encore16 ».

• 17 A.N.F., AFIV 1047 : Lettre de Bigot de Préameneu à Napoléon (19 août 1811).

7L’organisation logistique de la seconde députation donne encore une fois un rôle de premier plan au comte de Chabrol, préfet du département de Montenotte, ce dernier apparaissant de nouveau comme les yeux et les oreilles du gouvernement à Savone : « J’ai donné au Préfet les mêmes instructions pour le logement, les communications avec le Pape et pour la promptitude de la Correspondance que lors de la 1^ère députation. Je l’ai chargé de m’écrire exactement tout ce qui viendrait à sa connaissance17. » Le préfet ne néglige aucun détail pour mener à bien sa mission et se fait au mois d’août 1811 le relai des demandes pontificales pour obtenir un conseil élargi à ses côtés pour l’orienter dans ses décisions. Voulant faire prendre conscience à l’empereur de la nécessité d’accorder au pape un conseil pour l’appuyer et permettre la conclusion d’un accord favorable pour le régime, il écrit le 23 août :

• 19 Dominique Dufour de Pradt, Les quatre concordats suivis de considérations sur le gouvernement de l’ (...)
• 20 Voir Philippe Boutry, Souverain et pontife, op. cit. Sur la situation religieuse dans la péninsule (...)
• 21 Correspondance de Napoléon I^er, op. cit., tome XXII, n° 18043 (17 août 1811).

8Napoléon ne souhaitant pas fournir un argument à Pie VII pour refuser de confirmer le décret conciliaire décide ainsi, en parallèle de la députation, l’envoi de cardinaux à Savone, car comme le souligne l’abbé de Pradt, « la plainte était trop fondée pour n’en pas faire disparaître la cause19 ». Ne pouvant les choisir parmi les cardinaux français que Pie VII aurait refusés comme trop dévoués à l’empereur, ni parmi les cardinaux « noirs » italiens, en disgrâce et exilés depuis le mariage avec Marie-Louise, Napoléon trouve rapidement un compromis. Il s’adresse aux cardinaux italiens qui se sont montrés le plus compréhensifs lors du second mariage et du baptême du roi de Rome, à savoir les cardinaux Doria, Dugnani, Roverella, De Bayane et Ruffo auxquels s’ajoute Mgr Bertazzoli, archevêque d’Édesse, camérier secret et aumônier du pape20. Tous sont, par leur parcours, des proches de Pie VII. Ceux-ci sont envoyés à Savone avec des instructions très claires : leur départ n’est autorisé que « s’ils sont dans l’opinion que le Pape doive arranger toutes les affaires21 ». Napoléon entend aussi profiter de l’isolement traversé par le souverain pontife en cet été 1811, puisque ce dernier n’a reçu aucune visite depuis les évêques de Tours, Nantes et Trêves en mai, si ce ne sont les entrevues fréquentes qu’il peut avoir avec le comte de Chabrol. Les journaux n’ayant rien rapporté de l’assemblée conciliaire, Pie VII voit arriver à Savone des cardinaux sur lesquels il doit compter pour le mettre au courant des débats et des discussions ayant eu lieu. Napoléon compte donc sur cette ignorance du pape pour faciliter les négociations et leur aboutissement.

• 22 Antoine Ricard, Le concile national de 1811, Paris, E. Dentu, 1894, p 260-262.

9Ce décret conciliaire dont les députés doivent obtenir la confirmation tient en cinq articles22. Les premiers imposent que la nomination d’un évêque et son institution canonique soient conférées aux personnes nommées dans le délai d’un an maximum d’abord dans les formes prévues. Ainsi, ces articles rappellent le partage des prérogatives confirmé par le Concordat, à savoir celle de la nomination épiscopale entre les mains de l’empereur, et celle de l’investiture canonique entre celles du pape. Celui-ci dispose de six mois pour investir les évêques sans quoi, selon l’article IV, l’institution canonique reviendrait au métropolitain ou au plus ancien évêque de la province ecclésiastique. L’article V a enfin été demandé par les évêques qui espéraient par là réduire les risques de schisme soulevés par le décret. Le décret conciliaire étant « soumis à l’approbation de N.S.P. le Pape », Napoléon doit « permettre qu’une députation de six évêques se rende auprès de Sa Sainteté pour la prier de confirmer un décret, qui seul peut mettre un terme aux maux de l’Église de l’Empire français et du Royaume d’Italie ». Cet état d’esprit du concile témoigne de la charge qui pèse sur les députés envoyés auprès de Pie VII à Savone.

• 23 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (5 septembre 1811).
• 24 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (8 septembre 1811).
• 25 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (3 septembre 1811).

10Tous les cardinaux et membres de la députation sont présents à Savone le 3 septembre. Les entretiens sont, durant les premiers jours de septembre, quasi-quotidiens. Mgr de Barral, en sa qualité de président, dresse un bilan extrêmement fréquent des avancées de la députation, qui entend durant ces premières séances, travailler de concert avec les cardinaux pour obtenir l’adhésion du souverain pontife. Ils sont, dans cet objectif, bien appuyés par le comte de Chabrol, dont l’archevêque de Tours salue de nouveau l’investissement et les efforts auprès de Pie VII : « Il ne se mêle pas de faire le Docteur ; mais il lui dit des choses si raisonnables, si bien adaptées à sa position, et toutefois si fortes malgré la douceur et le moelleux qui le caractérisent, que chaque fois qu’il revient d’auprès le Pape, il le laisse plus affermi dans ses dispositions à la conciliation23. » À l’empressement des députés d’avoir une réponse rapide, puisque selon leur formule « Qui donne promptement, donne deux fois », s’oppose la volonté de modération et de réflexion du pape. Mgr de Barral s’en plaint dès la première semaine montrant sa crainte envers « la lenteur romaine et l’habitude de peser vingt fois une expression avant de l’adopter définitivement24 […] » Cette lenteur apparaît comme le fruit des réticences du pape face aux expressions du décret conciliaire relatives à l’application du décret dans les États romains, le problème étant, selon le président de la députation, que Napoléon affirme « ne pas vouloir l’obliger à reconnaitre la spoliation de la souveraineté de Rome, tandis que de l’autre il veut que, d’après le décret et en l’acceptant, le Pape reconnaisse que la nomination des évêques romains lui appartient, comme Empereur, à raison de cette même souveraineté25. »

• 26 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (6 septembre 1811).
• 27 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (3 septembre 1811).
• 28 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Chabrol à Bigot de Préameneu (11 septembre 1811).
• 29 A.N.F., F19 1926 : Lettre du cardinal de Bayane à Bigot de Préameneu (12 septembre 1811).
• 30 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (18 septembre 1811).
• 31 Bernard Plongeron, Des résistances religieuses, op. cit., p. 304-305.
• 32 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr Barral à Bigot de Préameneu (12 septembre 1811).
• 33 A.N.F., F19 1926 : Lettre de la députation de Savone à Bigot de Préameneu (20 septembre 1811).

11Dès le vendredi 6 septembre, les discussions tenues entre les évêques et le pape semblent inspirer à Mgr de Barral plus de confiance, ce dernier assurant que Pie VII approuve la substance du décret et se propose de communiquer rapidement un bref sur lequel la députation pourra se prononcer. L’archevêque de Tours, voulant s’assurer du succès de sa mission, rappelle que Napoléon attend une acceptation pure et simple mais doit se contenter d’une réponse évasive de Pie VII selon laquelle « on tâcherait d’ajuster pour le mieux26… » Tout l’enjeu de ces premiers rendez-vous est d’assurer que, conformément aux vœux de l’empereur, les articles du décret n’apparaissent pas comme une décision prise par le pape mais bien par le concile, au risque de voir Napoléon ne pas accepter la confirmation. Les rencontres se succèdent entre les différents acteurs de cette négociation, les échanges entre les députés leur permettant d’unifier leur discours pour mieux l’exposer à Pie VII qui les rencontre quotidiennement de manière collective ou individuelle, à la grande satisfaction de l’archevêque de Tours : « C’est ce qui pouvait arriver de mieux ; car une discussion entre neuf personnes est nécessairement vague et souvent peu fructueuse ; au lieu que huit personnes disant séparément la même chose à une seule, et sous des formes toujours convenables mais un peu diverses, la conviction en devient plus aisée27. » L’attente est longue pour les députés, malgré l’aide apportée par le préfet qui se rend une nouvelle fois auprès du pape au matin du 11 septembre « dans le but de lui faire sentir la nécessité de terminer promptement l’acte d’approbation dont il s’occupe28 ». Le lendemain, la députation épiscopale reçoit finalement une première esquisse du bref confirmatif et se montre dans un premier temps satisfait du désir d’union montré par Pie VII envers Napoléon, « pour l’avantage réciproque de l’Église et de l’Empire29 ». Ils formulent néanmoins plusieurs observations : si les cinq articles du décret conciliaire sont rapportés textuellement, l’action du concile selon les évêques n’est pas assez mise en avant dans ce bref. Certaines expressions sont aussi remises en cause comme pouvant être porteuses d’un double sens. Ainsi, ceux-ci discutent de plusieurs formules contenues dans le bref qui « montrent trop que c’est le Pape seul qui agit, et que le concile ne doit être compté pour rien ; et cette idée seule empêcherait que le Bref ne fut reçu30. » De tels propos illustrent aussi « le gallicanisme qui dicte la conduite de l’archevêque de Tours31 », celui-ci voulant, dans une logique conciliariste, obtenir la reconnaissance officielle du concile de Paris, et par là-même la légitimité de ses décrets. Quoiqu’il en soit, selon Mgr de Barral, « le plus fort est fait32 » et la paix semble proche. Les débats sont donc nombreux et animés entre le 10 et le 19 septembre 1811 à Savone. Malgré des points de litige encore nombreux et d’âpres discussions, les efforts conjoints et répétés des évêques et des cardinaux viennent à bout des craintes et des réticences du pape. Le 20 septembre, les députés annoncent l’obtention du bref confirmatif de la part de Pie VII et assurent que « l’objet de notre députation est rempli33 ». Les évêques se montrent extrêmement contents et soulagés d’être parvenus à cet accord entre les deux souverains et espèrent ainsi un arrangement rapide de tous les points de tension persistants. C’est une victoire personnelle pour ces évêques qui ont accompli les vœux du gouvernement et ainsi prouvé leur zèle en faveur du régime, mais c’est aussi la victoire de l’épiscopat entier qui par son décret rendu en concile a permis la résolution de la crise.

• 34 Arch. Dioc. Lyon, 2.II.16, 6ZF 175 : Lettre de la députation de Savone au cardinal Fesch (20 septem (...)

12Le bref confirmatif est immédiatement envoyé au ministre des Cultes à Paris ainsi qu’au cardinal Fesch à qui les députés souhaitent annoncer la validation du décret conciliaire tout comme leur satisfaction d’un tel résultat : « Nous n’y voyons rien qui paraisse devoir souffrir des difficultés, à quelque examen qu’il serait soumis34. » Pie VII, dans cet objectif de réconciliation, informe les députés de l’envoi d’une lettre à Napoléon. Il rappelle les concessions qu’il a acceptées et réitère certaines demandes auprès de l’empereur :

• 36 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr Barral à Bigot de Préameneu (23 septembre 1811)
• 37 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Chabrol à Bigot de Préameneu (26 septembre 1811).
• 38 A.N.F., F19 1926 : Lettre confidentielle de Mgr Barral à Bigot de Préameneu (24 septembre 1811)
• 39 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (30 septembre 1811).
• 40 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Chabrol à Bigot de Préameneu (26 septembre 1811).

13Barral transmet aussi l’espoir du pape, si ce n’est d’un retour à Rome, au moins « la liberté de gouverner l’Église sans être dans un état qui ressemble assez à de la captivité36 ». Le préfet Chabrol confirme les bonnes dispositions du pape dans ces débats en assurant que « le calme de son esprit et de sa conscience s’affermit de plus en plus et influe sur sa santé qu’il me dit être sensiblement améliorée depuis quelques jours37 ». Quoi qu’il en soit, avec ces avancées, la députation semble beaucoup moins occupée et les rapports quasi-quotidiens se font nettement moins denses, l’archevêque avouant lui-même le 22 : « Je sens que ma correspondance se réduit à rien, au moins pour quelques jours. ». L’archevêque de Tours va plus loin et estime même dans sa lettre confidentielle du 24 septembre que l’objet de la députation étant fini et le Pape ne demandant aucun conseil de leur part, le mieux serait peut-être le rappel de la députation à Paris38. Le plus sage serait même selon lui l’envoi du cardinal Fesch à la place des députés pour traiter désormais les grandes affaires. Dans l’attente d’une réponse gouvernementale et d’une avancée des négociations, ils tentent de combler leur inaction par différentes activités. Les temps libres dont ils disposent sont ainsi consacrés à de multiples promenades, l’archevêque de Tours se lance dans une rédaction de l’histoire de Naples, celui de Malines multiplie les sorties pour faire des descriptions des points de vue, « un troisième songe à s’habiller en cape pour l’hiver39 ». Tous veulent donc se détourner de leur attente et de leurs inquiétudes et redoutent l’arrivée de l’hiver avant lequel ils souhaiteraient être rentrés dans leur diocèse. Les discussions et échanges se font moins nombreux et tendent à fragiliser les liens qui unissaient jusque-là les députés et les cardinaux. Chabrol en fait la remarque à deux reprises, témoignant ainsi de ses craintes quant à l’évolution des relations entre les prélats présents à Savone. Dès le 26 septembre il signale au ministre des Cultes que « les cardinaux italiens ont une tendance à s’isoler, à se cacher, et à se faire séparément un petit domaine dans la confiance40 ». Si le préfet s’attache autant à décrire la détérioration des relations entre les prélats, c’est avant tout pour alerter le ministre des Cultes sur les conséquences funestes que cela pourrait avoir sur la suite des négociations : « Peut-être dans l’état actuel des choses serait-il à propos d’entamer promptement les autres arrangements s’il doit y en avoir, afin de ne point laisser prendre au parti italien une influence entière sur le caractère du pape. » Le comte de Chabrol, agent actif du gouvernement impérial durant la députation de Savone, est parfaitement au courant des affaires en cours et, loin de voir dans le bref du 20 septembre l’outil de résolution de la crise, sait parfaitement les nombreuses questions qui restent en suspens et que l’empereur veut voir traiter au plus vite.

• 41 Sur ce point, voir Jean-Marc Ticchi, Pie VII. Le pape vainqueur de Napoléon  ?, Perrin., Paris, 202 (...)
• 42 A.N.F., F19 1926 : Lettre confidentielle de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (24 septembre 1811).
• 43 Ambrogio A. Caiani, « The Concile National of 1811: Napoleon, Gallicanism and the Failure of Neo-Co (...)

14Les points de litige sont effectivement nombreux même si Pie VII n’en exprime qu’un, celui de sa libération et de son retour à Rome qu’il exige comme nécessaire pour son rang et mérité pour le décret dont il vient de donner confirmation comme symbole de sa volonté de pacification41. Mgr de Barral évoque aussi ce point dans sa lettre du 24 septembre, signée cette fois par lui seul : « Il paraît que le Pape ne désire que de retourner dans son siège et qu’il ne se décidera pas à former la demande d’un autre domicile, dut-on le laisser à son choix. Cependant le séjour de Savone est tout à fait inconvenant, et incommode tant pour lui que pour l’accompagnement nécessaire à sa dignité42. » Mais de tels changements quant à la situation de Pie VII sont également liés à de nouveaux arrangements exigés par Napoléon. Les députés continuent ainsi de s’entretenir avec les cardinaux et le pape au sujet des trois points de discorde qui continuent de miner les relations entre Napoléon et Pie VII. Tout d’abord, celui du serment de fidélité à Napoléon que Pie VII a ordonné aux sujets romains de ne pas prêter et sur lequel Mgr de Barral pense que le gouvernement n’obtiendra jamais gain de cause et qu’il serait plus sûr de s’en tenir aux promesses obtenues par la première députation pour écarter tout risque de rupture. De même, n’est pas réglée la question d’une nouvelle circonscription d’évêchés voulue par Napoléon en Italie, le litige portant spécialement sur le cas des six évêchés suburbicaires que Pie VII souhaite conserver, leurs évêques étant les consécrateurs du pape43. Enfin, le problème de l’investiture canonique en attente des évêques nommés, notamment celles de l’archevêque de Malines et des évêques de Poitiers, Saint-Flour, Asti et Liège, reste à résoudre, l’empereur faisant même de cette question une condition en vue de la poursuite des négociations :

• 45 A.N.F., F19 1926 : Lettre confidentielle de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (24 septembre 1811).
• 46 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (11 octobre 1811).
• 47 A.N.F., F19 1926 : Nouvelles instructions envoyées par le ministre des Cultes Bigot de Préameneu au (...)

15Pourtant, et malgré les propositions qu’il formule, l’archevêque de Tours ne goûte pas de voir la mission de la députation ainsi augmentée et prolongée. Estimant que « l’objet de la députation est fini », il souhaiterait que ces questions subsidiaires soient traitées par d’autres qu’eux, jugeant que le poids des évêques députés s’affaiblit de plus en plus auprès du pape pour différentes raisons : « Les avis se compliquent trop, par le désir que chacun a, sans se l’avouer à lui-même, d’ouvrir un avis à soi, et peut-être aussi de faire des phrases énergiques ; et lorsqu’à cette complication se joint celle qui résulte de la multiplicité des objets à traiter, rien n’avance en affaires45. » Dès le 11 octobre, après la réception de nouvelles directives de la part de Bigot de Préameneu, la députation se charge néanmoins de l’obtention des bulles d’institution canonique. Mgr Bertazzoli, qui échange quotidiennement avec Pie VII, assure que cette affaire sera rapide, « que tout ce que nous demandions se ferait ; le Pape ayant examiné les demandes et n’y trouvant pas de difficultés46 ». Les députés, ayant reçu la promesse des bulles d’institution, préparent donc autour du 10 octobre leur départ conformément aux instructions du 4 octobre. Le ministre des Cultes leur demandait effectivement de rentrer à Paris aussitôt les bulles obtenues ou dans le cas d’un refus du pape47.

• 48 A.N.F., F19 1926 : « Extrait des instructions secrètes données par Sa Majesté au Ministre des Culte (...)

16Alors que les députés pensaient la situation arrangée et en bonne voie de pacification, l’affaire évoluait du côté du gouvernement français. En effet, le 30 septembre, Napoléon, à Anvers avant de se rendre ensuite dans les départements hollandais afin de surveiller les défenses de ces régions, exprime sa volonté de « regarder le bref comme non avenu, puisqu’il est adressé aux évêques, cela ne me concerne pas48 ». Le bref de confirmation est néanmoins confié à une commission de ministres et de conseillers d’État chargés de l’analyser et de donner les motifs du refus de l’accepter. Si des résultats positifs ne sont pas rapidement obtenus, l’empereur envisage alors de « rentrer dans le droit commun de l’Église, tel qu’il était avant l’existence du Concordat ». Il établit dans sa lettre sa nouvelle stratégie face à l’évolution de la situation :

• 50 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (15 octobre 1811).
• 51 A.N.F., F19 1926 : Nouvelles instructions remises par le ministre des Cultes à la députation (9 oct (...)

17Le tournant dans cette seconde députation a lieu le 15 octobre. Alors que Mgr Duvoisin, Barral et Mannay sont partis de Savone et ont pris la route en direction de Paris la veille, ils reçoivent du ministre des Cultes une lettre du 9 octobre. Bigot de Préameneu se fait à cette occasion le relai des nouvelles instructions émanées de l’empereur. Cette lettre ne laisse que peu de place aux tergiversations et impose un retour rapide des députés à Savone50. Une double mission leur est confiée par ce courrier : obtenir au plus vite les bulles d’institution manquantes des évêques nommés « sans autre délai » et préciser au pape que « le décret s’applique à tous les évêchés de l’Empire dont les États de Rome font partie51. » Le ton employé par l’empereur se fait beaucoup plus ferme et la pression sur les députés augmente, puisque « Sa Majesté ne recevra même pas la députation si elle ne rapporte les bulles d’institution de tous les évêques. » Si Mgr de Barral se montre confiant pour le premier point, joignant à sa lettre du 15 octobre les bulles de l’archevêque de Malines et celles de l’évêque de Saint-Flour, et assurant que celles de Liège et d’Asti leur seront transmises sous quelques jours, il n’en est pas de même pour la seconde question sur laquelle les membres de la députation font connaître rapidement leur désaccord. Les députés soulignent très vite que ces nouvelles instructions ne sont pas du tout en conformité avec celles reçues en août. Mgr de Barral, Mgr Mannay et Mgr Duvoisin signalent en plus que les cardinaux étaient au courant de cette extension et qu’il était de leur devoir d’en parler au pape.

• 52 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (18 octobre 1811).
• 53 Idem.
• 54 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (31 octobre 1811).
• 55 A.N.F., F19 1926 : Lettre du préfet de Montenotte Chabrol au ministre des Cultes sur la députation (...)

18Malgré les réticences des députés, les entrevues avec le pape reprennent donc dès le 17 octobre pour lui faire connaître l’extension donnée par le gouvernement au décret conciliaire. Pie VII dit y avoir songé, mais qu’il espérait pouvoir conserver la main sur les nominations épiscopales dans les États romains afin de ne pas renoncer officiellement à sa souveraineté sur ces territoires52 : « Le Pape ne nous a pas dissimulé qu’une renonciation à ces nominations lui coûterait d’autant plus qu’elle semblerait renfermer une renonciation expresse à la Souveraineté de Rome, renonciation que S.M. n’exige pas de lui, et qu’il ne croit pas pouvoir faire à raison du serment qu’il a prêté53 ». Sur ce point, le souverain pontife demande donc un délai de réflexion alors qu’il ne semble pas contraire au fait de donner les bulles d’institution une fois qu’il aura reçu toutes les pièces nécessaires, et il réitère ses demandes d’un conseil élargi quelques jours plus tard à l’évêque de Plaisance de retour à Savone. Dans les jours suivants, les entrevues se succèdent sans que la situation ne progresse. Mgr de Barral se dit en revanche bien secondé par les cardinaux. Malgré cela, un vent de pessimisme souffle sur Savone : « Voilà que nous sommes tous affairés à nous pourvoir de garde-robes pour l’hiver ; car au train dont vont les choses, il parait que nous devons y songer sérieusement54. » Les jours se suivent sans que la situation ne change, les lettres de l’archevêque de Tours se faisant moins fréquentes. Pie VII maintient sa demande d’un conseil élargi et confirme sa crainte de déshonorer la catholicité en accordant plus qu’il n’a déjà fait. La situation ne semble pas s’arranger dans le courant du mois de novembre puisque des tensions voient le jour entre la députation et les cardinaux. En cause toujours l’extension donnée au décret. À cela s’ajoute la perte de crédit de certains cardinaux auprès du pape comme Mgr de Bayane sur lequel Pie VII dit « qu’il y avait toujours eu une diversité extrême entre ses opinions et la sienne en sorte qu’il était difficile qu’ils s’entendissent55. »

• 56 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (28 novembre 1811).

19Les jours qui suivent durant la fin du mois de novembre n’apportent que peu de résultats. Les entrevues se poursuivent mais n’aboutissent pas, si ce n’est quelques avancées au sujet des bulles d’institution des évêques nommés. Cependant, peu de choses ressortent réellement de ces entretiens et l’archevêque de Tours décrit lui-même cette stagnation de la situation et la routine, voire l’ennui, qui touche les députés à Savone : « Nous continuons à être dans l’attente, Patience ! Nous passons le temps à dormir, à manger et à boire, à nous promener quand il fait beau, à nous chauffer quand il fait froid ou humide56. » Un nouveau tournant, qui va accélérer la fin des négociations, prend forme au début du mois de décembre avec la réception par la députation d’une note impériale ainsi qu’un projet de décret faisant suite à l’analyse du bref confirmatif du 20 septembre par la commission gouvernementale.

• 57 A.N.F., F19 1926 : Note prise par Bigot de Préameneu sur la dictée de l’Empereur et adressée aux dé (...)

20Dans sa note du 3 décembre, Napoléon énumère les motifs l’ayant poussé à refuser le bref pontifical. Celui-ci est rejeté par l’empereur dans une note dictée à Bigot de Préameneu dans laquelle il justifie sa position et met en péril toutes les négociations menées par l’archevêque de Tours et ses collègues. Le texte est tout d’abord considéré comme injurieux envers l’empereur et le concile dont il ne reconnait pas l’autorité. Cela constitue donc une première raison de rejet, « les Pontifes Romains n’ayant jamais prétendu contester à chaque souverain le droit de réunir ses Églises pour en former un concile national57 ». Napoléon rejette ensuite toute possibilité que l’institution soit donnée par le métropolitain au nom du pape et condamne également certaines expressions du bref, comme celle de Rome « maîtresse des Églises » et d’autres « dont les Papes se sont servis et dont ils se serviraient bien plus encore dans leur système de se prétendre évêques universels ». Certains membres de la commission défendent donc l’idée de ne valider le bref qu’avec des retranchements. Le cas échéant, l’Église gallicane sera chargée de mettre en exécution le principe de nécessité pour assurer la continuité de l’épiscopat :

• 59 A.N.F., F19 1926 : Rapport de la commission et projet de décret impérial (3 décembre 1811).

21Concernant les demandes formulées par Pie VII, notamment celles relatives à l’extension du décret, Napoléon rejette toute possibilité de modification et toute demande d’un conseil élargi tant que le pape ne validera pas le texte dans les formes exigées : « S’il voulait prendre pour conseils les ennemis de l’Empereur, ceux-là mêmes qui par leurs perfides insinuations l’ont déjà conduit au point où il se trouve, il n’y aurait rien à espérer. » Napoléon sur l’avis de la commission propose un projet de modification du bref pontifical, charge à la députation d’en obtenir l’adoption par Pie VII. Ce projet de décret en 7 articles prévoit l’application des décisions du concile dans tous les évêchés de l’Empire et d’Italie et la publication du bref confirmatif du 20 septembre retranché des formules contraires aux libertés de l’Église gallicane. L’empereur va plus loin en prévoyant aussi dans l’article 6 la mise en détention et la perte du statut épiscopal pour tous les évêques qui s’opposeraient à l’application de ce décret59. L’acte, ainsi publié, serait applicable dans tous les évêchés de l’Empire et du Royaume d’Italie, ceux des États romains inclus, Napoléon ne souhaitant pas, malgré les avis des députés et des cardinaux, faire la moindre concession au pape.

• 60 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (14 décembre 1811).

22La note et le projet de décret sont reçus par la députation le 9 décembre. Ces documents sont ensuite remis au pape par la députation le 13 décembre mais Mgr de Barral se montre peu optimiste sur la possibilité d’une conciliation puisque « le Pape nous a paru préoccupé, peu disposé à accéder à ces nouvelles demandes60. »

• 61 A.N.F., F19 1926 : Lettre de tous les membres de la députation à Savone à Bigot de Préameneu (20 no (...)
• 62 André Latreille, « Le gallicanisme ecclésiastique sous le Premier Empire  : vers le Concile nationa (...)
• 63 Maxime Patissier, « Le gallicanisme au service de la concorde. Les évêques français dans la querell (...)

23L’entêtement de Napoléon et son ambition de faire du pape un évêque dévoué à son empire, font évoluer ce conflit de plus en plus vers un face-à-face. Dans ce cadre, la délégation épiscopale de Savone occupe une place périlleuse qui n’empêche pourtant pas les députés de faire entendre leurs opinions. Dans sa lettre du 20 novembre, Mgr de Barral rappelle la difficulté de sa mission : « L’affaire que nous étions chargés de négocier, c’était une affaire mixte, c.à.d. ecclésiastique et politique, le Pape avait à traiter avec le concile et avec l’Empereur61. » Pour eux, le concile n’a fait que sanctionner ce à quoi Pie VII avait déjà consenti lors de la première députation en publiant son décret du 5 août, il n’était toutefois pas dans ses prérogatives d’en fixer ses bornes d’application. La mission des évêques représentant le concile à Savone était d’obtenir le bref confirmatif de ce décret et « il restait à l’Empereur d’arrêter dans sa sagesse l’usage qu’il en ferait, et l’étendue qu’il croirait devoir lui donner ». La particularité de cette mission diplomatique tient aussi justement dans le double attachement des députés à la fois temporel à l’empereur et spirituel au pape. De plus, Napoléon, en agitant toujours plus l’argument des libertés de l’Église gallicane et de l’indépendance de celle-ci, commet une redoutable erreur. En effet, si les déclarations des évêques dans les premières années du conflit ont laissé croire à leur adhésion au système religieux napoléonien, celles-ci témoignaient plus de leur volonté de faire plier Pie VII pour assurer une paix religieuse dans l’Empire. Mais les ambitions de Napoléon et les interrogations que soulève le concile national favorisent au contraire l’affirmation d’un gallicanisme épiscopal suivant à la lettre la Déclaration de 168262 et mettant au cœur des négociations la nécessité de maintenir la paix entre l’empereur et le pape garantie depuis 1801 par le Concordat63.

• 64 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Mgr de Barral à Bigot de Préameneu (11 décembre 1811).

24La longue lettre du 11 décembre64 adressée par l’archevêque de Tours, en réponse à la note du 3 décembre, est à ce titre représentative de la force de ce courant de pensée chez les députés qui sont pourtant parmi les plus attachés au gouvernement à cette époque. Tous entendent montrer que Pie VII, malgré son attitude, n’est pas le seul responsable de l’échec des négociations en cours. Tout d’abord, la députation rejette tout caractère injurieux du bref pontifical à l’encontre du concile. S’appuyant sur l’article 2 de 1682, le président de la députation rappelle que « le Pape jouit de la plénitude de puissance sur les choses spirituelles. En sa qualité de Chef de l’Église, il est supérieur, non seulement à chaque Évêque en particulier, mais aux Évêques réunis en concile, provinciaux ou nationaux ». Le concile n’ayant pas transmis au Saint-Siège les pièces relatives à sa convocation, il était impossible pour le pape de le reconnaître. Le quatrième article de la Déclaration de 1682 vient ensuite justifier selon Barral le sens de l’expression « maîtresse des Églises ». L’archevêque de Tours rappelle que ce terme en latin désigne celui chargé de l’enseignement. Or, d’après Bossuet, « Le Pape a la part principale dans les questions de foi, et ses décrets regardent toutes les Églises et chaque église en particulier. » Si l’archevêque reconnaît une maladresse dans la traduction, il ne justifie pas moins l’utilisation de ce terme. Enfin, caractéristique de ce gallicanisme épiscopal et de cette volonté d’indépendance des évêques à la fois face au pape mais aussi au gouvernement, le député critique l’article 6 du projet de décret. Il affirme que l’acte d’institution doit être donné librement. Pour lui, « vouloir en faire un acte de contrainte et de pur mécanisme, traiter de perturbateur de la paix publique celui qui n’accorderait pas l’institution, le soumettre pour ce seul fait à des peines épouvantables […], c’est renverser de fond en comble le caractère épiscopal et toutes les idées reçues jusqu’à présent ». On constate bien l’omniprésence des références à l’ancien évêque de Meaux dans le discours tenu par les députés au ministre des Cultes, de sorte que, les différences d’interprétation de ses œuvres et de la Déclaration de 1682 expliquent l’écart de plus en plus grand qui se trace entre l’empereur et les évêques, mêmes ceux les plus dévoués au régime.

• 65 A.N.F., F19 1926 : Lettre du préfet de Montenotte Chabrol au ministre des Cultes (19 octobre 1811).

25Dernier aspect de ce gallicanisme épiscopal, souvent moins mis en avant ou seulement plus récemment, la crainte d’un schisme au sein de l’Église. Ce terme est employé à plusieurs reprises dans les courriers de la députation et dans les entrevues avec le pape, les évêques témoignant de leur peur à l’idée de voir réapparaître des divisions profondes au sein de l’Église. Cette idée est d’autant plus présente dans l’esprit de la députation que le pape lui-même agite ce spectre, notamment quand il affirme que, si l’empereur « nommait à un évêché dépendant de Rome, il en résulterait un schisme65. » À ce titre, il convient de réévaluer la part de cette peur dans l’action des évêques durant le concile et durant la seconde députation.

• 66 A.N.F., F19 1926 : Lettre de Chabrol à Bigot de Préameneu (20 décembre 1811).
• 67 A.N.F., F19 1926 : Lettre de la députation à Pie VII (14 janvier 1812).
• 68 Arch. Dioc. Tours, 1E3 : Projet de changement du bref du 20 septembre (21 janvier 1812).

26Dès la fin du mois de décembre, la situation est bel et bien bloquée sans réel espoir. Les députés et Pie VII continuent de se rencontrer sans que cela n’apporte plus de résultats. À ces difficultés s’ajoutent les réserves croissantes du pape face aux cardinaux qui peinent à agir sur son esprit mais continuent pourtant de garder l’espoir d’un arrangement favorable à tous. L’archevêque de Tours et ses collègues tentent néanmoins de se faire plus persuasifs en multipliant les arguments et les mises en garde sous forme d’ultimatum. Ils présentent ainsi à Pie VII le projet de décret du 3 décembre envoyé par le ministre des Cultes et lui exposent les risques pour l’Église qu’entraînerait un refus de sa part. Comme depuis la fin du mois de septembre, « le pape a repoussé ce reproche et a dit qu’il ferait avertir MM. les Évêques pour leur expliquer ses sentiments quand il aurait réfléchi sur les papiers qui venaient de lui être remis ; en tout il n’a pas annoncé un refus positif, cependant il garde la même réserve à l’égard de son conseil qui a cherché en vain à le mettre sur la voie d’une communication66 ». C’est avec raison que les députés évoquent le 31 décembre leur retour à Paris, car, le 4 janvier 1812, Chabrol transmet aux députés la lettre adressée par le ministre des Cultes. Les consignes sont claires et les députés doivent rentrer à Paris dès lors qu’ils se trouveraient dans l’impossibilité de parvenir à un accord. Les entrevues restent néanmoins quotidiennes et une dernière tentative est faite le 14 janvier dans une longue lettre pour convaincre le souverain pontife d’accéder aux demandes de l’empereur. À nouveau, les députés cherchent à démonter les motifs de résistance du pape, à lui faire entendre les maux que son attitude fait peser sur l’Église de France et plus largement sur la catholicité, à rappeler leur volonté de maintenir la prérogative du Saint-Siège quant à l’institution canonique, celle-ci assurant le lien qui unit le pape à ses évêques67. Les résultats restent pourtant identiques, le pape refusant toute concession sans pouvoir obtenir un conseil élargi. Les propositions de modifications du bref du 20 septembre, suggérées par l’archevêque de Tours le 21 janvier 1811, ne changent rien à la situation malgré l’assurance donnée par le pape de consentir à quelques changements dans ses formulations68. Le 24 janvier, les évêques reconnaissent ne plus avoir aucun espoir de succès :

• 70 Bernard Plongeron, Des résistances religieuses, op. cit., p. 313 et A.N.F., F19 1926 : Lettre de Bi (...)

27Tous sont donc autorisés à rentrer à Paris par des instructions du 28 janvier70. Les députés quittent Savone le 7 février 1812 et, après un dernier refus pontifical, les concordats français et italiens sont déclarés abrogés le 23 février 1812.