Albrecht Burkardt et Alexandra Roger (dir.), L’exception et la règle. Les pratiques d’entrée et de sortie des couvents de la fin du Moyen Âge au xixe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2022, 345 p.
Albrecht Burkardt et Alexandra Roger (dir.), L’exception et la règle. Les pratiques d’entrée et de sortie des couvents de la fin du Moyen Âge au xixe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2022, 345 p.
Texte intégral
1L’ouvrage rassemble les contributions, au nombre d’une petite vingtaine, données au colloque éponyme qui s’était tenu à Limoges en 2015. L’introduction, qui propose une synthèse de l’ensemble, veut également éclairer les enjeux d’un tel sujet. La question des entrées et des sorties du couvent y est rapportée à la fois à celle de la clôture, qui devient au cours de la période, en raison des décrets conciliaires sur ce point et des bulles pontificales qui les ont renouvelés par la suite, emblématique de la vie religieuse, particulièrement pour les femmes, et à celle, plus large, de l’ouverture au monde des réguliers, dont elle n’est pas exactement synonyme et qu’elle est bien loin d’épuiser. La gestion des entrées et des sorties doit en effet prendre en compte des contraintes et des paramètres très divers : la stratégie de recrutement des ordres religieux aux différentes échelles où elle se définit (de la province à l’établissement), les normes canoniques (âge, naissance, liberté, etc.) et les lois civiles qui ne sont pas forcément en accord avec ces dernières, les stratégies des familles (la vocation religieuse jouant, surtout dans certains milieux, comme une variable d’adaptation dans les stratégies successorales), les mutations des représentations partagées, les stratégies et revendications individuelles entre vocations contrariées, vocations contraintes ou ruptures de parcours, face auxquelles les juridictions diocésaines ou les diverses congrégations de la Curie romaine offrent des possibilités de recours.
2Le livre est composé de quatre parties : « Réglementations et procédures, du Moyen Âge à l’époque moderne », « Pratiques de sélection, pratiques d’exclusion », « Entrées hors norme, sorties temporaires, réintégrations », « Entrées (forcées ?) – sorties (rêvées ?). Pratiques et représentations de la clôture ». Il est complété d’un index des lieux et des personnes. Sans pouvoir prétendre rendre compte de l’immense diversité qui caractérise l’univers des réguliers malgré toutes les tentatives de normalisation, homogénéisation et/ou standardisation par les instances pontificales ou étatiques, il permet de faire un premier tour de la question et de bien en mesurer les enjeux, à partir d’éclairages riches et bien informés, sans se limiter à la France même si celle-ci l’emporte largement sur les autres aires nationales envisagées (Italie, Péninsule ibérique, Bohême).
3La question de la clôture traverse naturellement le livre comme un fil rouge, depuis la bulle Periculoso de Boniface VIII en 1298 (N. Dubourg, « L’incapacité dans les lettres de dispense pontificales. Aller à l’encontre de la réglementation ecclésiastique médiévale pour franchir la clôture ») jusqu’à la bulle Apostolatus officius de Clément X en 1676 (A. Lirosi, « Entrer et sortir dans les cloîtres féminins romains de l’âge baroque »), en passant évidemment par le Concile de Trente dont le contenu est rappelé dans l’introduction. La surveillance particulière dont les maisons féminines font l’objet à cet égard, est un fait connu depuis longtemps dont l’ouvrage ne renouvelle pas significativement l’approche. La clôture revêt d’abord une réalité architecturale : avec ses grilles, ses volets, ses rideaux, ses tours et ses portes aux lourdes serrures elle conditionne l’organisation des bâtiments communautaires. Les religieuses transportent aussi la clôture avec elles dans leurs déplacements (sous la forme du grand voile noir, des carrosses aux portes aveugles etc.), notamment lorsqu’un « essaim » sort pour fonder dans une autre ville (J. Piront, « Normes, réalisations et représentations architecturales de la clôture monastique féminine »). Elle suscite aussi toute une réglementation afin d’encadrer les inévitables entorses à son respect, à commencer par l’entrée d’ouvriers, mais pas seulement. Celle du médecin n’est pas évoquée, qui va de pair avec le problème du dévoilement du corps enclos dans l’habit religieux, contrairement à celle des personnalités, analysée à travers le cas romain, et notamment celui des visites de la reine Christine de Suède aux Carmélites et aux Bénédictines du Trastevere où elle se rend avec une nombreuse suite (A. Lirosi, art. cit.). Autrement dit, ce que l’on savait déjà et que de brillantes communications confirment ici, la clôture érigée en absolu fait nécessairement l’objet de compromis soigneusement encadrés.
4C’est tout le paradoxe, ressassé jusqu’à la naïveté, du contemptus mundi et de la fuite hors du monde dans un lieu inexorablement utopique, puisque dans ce monde tout en revendiquant de ne pas en être. Sur le couvent, plane l’ombre des familles, car la vocation n’est jamais une histoire individuelle et la vraie question, à cet égard, est celle de l’autonomie de l’institution régulière face au vivier dans lequel elle recrute, comme face à ses bienfaiteurs. L’exemple napolitain est particulièrement révélateur : l’aristocratie y établit des fondations (monti) afin de garantir des dots aux filles de la noblesse désargentée, autant sinon plus pour leur entrée en religion que pour leur mariage (V. Fiorelli, « Pour la gloire de Dieu et pour l’aide des âmes. Charité et modes d’entrée dans les couvents à Naples sous l’Ancien Régime »). Le cas des veuves ou des femmes fuyant la mésentente conjugale et prenant pension dans le couvent est aussi rapidement évoqué (A. Lirosi, art. cit.), moins que celui de ces fondatrices qui s’y installent en arguant du capital fourni lors la création de la maison, pour revendiquer l’entrée en clôture. L’histoire des vocations forcées, topos littéraire de Diderot à Manzoni en passant par toute une production érotico-critique, mais également celle des vocations contrariées s’inscrit dans la même perspective. I. Poutrin décortique les méandres des 20 ans du combat procédural mené par une religieuse portugaise devant la Rote, pour obtenir l’annulation de vœux prononcés sans vocation (« L’affaire Francisca Coronel (1635-1646). Un cas de vocation forcée devant le tribunal de la Rote romaine »). Mais la notion même de contrainte perd parfois de sa clarté, comme dans le cas de la Capucine Maria Maddalena Martinengo qui prononce ses vœux contre la volonté de son père, mais sans adhésion du cœur, par fidélité, dit-elle, à une vision (S. Stroppa, « L’autoreprésentation de l’entrée au couvent. Le cas de Maria Maddalena Martinengo (1697-1737) »). Sous la plume des religieuses elles-mêmes, la clôture peut apparaître ambivalente : qu’elles la rejettent ou qu’elles s’y soumettent, les religieuses finissent par l’intérioriser et, en même temps qu’elles les enferme, elle leur offre la possibilité de la franchir par l’écrit pour parler au-delà de ce qui se passe en-deçà (I. Harvey, « Prendre en main la clôture : constructions stratégiques de la norme et réécritures pratiques de la Règle. Profils de religieuses italiennes au xviie siècle »).
5Les règles dont se dote l’institution pour conformer au mieux la pratique au droit canon, rappelées avec précision par J.-M. Lejuste dans le cadre de la Lorraine (« Sélectionner les futurs réguliers en Lorraine. Règles et transgressions (xviie-xviiie siècles) ») ou par M.-E. Henneau dans celui de l’ordre des Annonciades célestes (« Entrer en clôture ou en sortir. L’écriture de la vocation à la vie cloîtrée chez les Annonciades célestes ») ne l’empêchent pas de les contourner elle-même en cas de besoin, notamment financier, ou sous la pression familiale. L’intervention de l’État pour les renforcer, notamment en France dans les années 1760, en relevant le seuil de l’âge requis pour prononcer ses vœux et en essayant de fixer un plancher à la conventualité, suscite un débat intéressant et encore insuffisamment étudié, mais n’a guère d’impact sur l’évolution globale du recrutement des réguliers (S. Gomis, « La Commission des Réguliers en France et la question de la vocation monastique (1766-1780). Le regard d’un canoniste »). De longue date, la vocation religieuse a été traitée sur un mode plus ou moins satirique, il est plus original de la voir mise en scène sur le mode comique par de jeunes scolastiques de la Compagnie de Jésus, peu avant l’expulsion de celle-ci (A.-S. Gallo, « Tricolin ou l’histoire burlesque d’une entrée manquée chez les Capucins (Louis-le-Grand 1758-1759) »).
6La pratique de l’exclusion est analysée ici dans le cadre de la seule Compagnie de Jésus, par trois communications complémentaires. Les motifs en sont définis par les Constitutions immédiatement après les paragraphes sur la probation. Le cursus très progressif de l’intégration plénière à la Compagnie, explique une interrogation précoce sur la possibilité de renvoyer sans délier des vœux, sorte d’entre-deux à propos duquel s’opposent Jeronimo Nadal et Francisco Borja dès la fin des années 1560. Exclusion ne signifie pas absence de vocation : d’une part, le retour est toujours possible comme « attestation d’une virtuosité dans la fidélité », d’autre part, la sortie est plutôt conçue comme la possibilité d’une mission dans le siècle (P.-A Fabre « Rompre ses vœux. Le problème du renvoi dans l’ancienne Compagnie de Jésus »). La sortie volontaire et le renvoi sont donc l’objet d’une véritable réflexion dans la Compagnie, dans lequel le célèbre Ribadaneyra prend position avec ses Dialogues restés manuscrits (vers 1560-vers 1608). 142 cas sont présentés, majoritairement des sorties volontaires, concernant des Jésuites de tous les grades, sauf des profès du quatrième vœu, sur le mode d’une pédagogie de la peur en détaillant tous les châtiments qui se sont abattus sur ces membres qui n’ont pas su rester fidèles, et sur celui d’un appel à la responsabilité des Jésuites et de leurs supérieurs (C. Bouvier, « Ribadaneyra. Dialogues où sont racontés les événements tragiques et les châtiments voulus par Dieu Notre Seigneur contre ceux qui ont quitté la Compagnie de Jésus, ou comment légitimer une règle à partir de cas exceptionnels »). Dans la Bohême des années 1730-1750, les exclusions sont principalement motivées par le défaut de santé, puis par le manque de vocation et enfin par l’indiscipline et le tort fait à la réputation de la Compagnie (M. Holubova et K. Bobkova-Valentova, « Censuimus in Domino illum e Societate nostra esse dimitendum. Les exclusions de l’ordre des Jésuites dans la Province de Bohême entre 1730 et 1750 »).
7L’institution apparaît finalement plus démunie et plus libérale qu’on aurait pu le supposer devant les sorties de clôture sans autorisation. Apport majeur de ce volume, cinq communications prennent le point de vue de l’autorité pontificale et des congrégations romaines. Ces dernières recourent à l’expertise des réguliers dont certains déploient ainsi une véritable carrière au sein de la Curie et se trouvent en délicatesse avec leur ordre pour ne plus respecter l’obligation de résidence. Mais les sorties définitives sont exceptionnelles : 18 cas pour 1 400 en trois siècles et demi, dont une seule exclusion (A. Badea, « Quitter l’ordre – Servir la Curie. Les consulteurs des congrégations romaines et les ordres religieux »). L’histoire des dispenses pontificales et des suppliques adressées aux congrégations romaines (ici, principalement la Pénitencerie, la Rote et le Saint-Office) donne un éclairage nouveau sur l’agency individuelle dans les sociétés modernes et montre comment les procédures romaines modèlent les stratégies des suppliants qui, pour obtenir gain de cause, doivent parfois savoir les manipuler, ainsi par une sorte de chantage à l’hérésie afin d’obtenir la dispense sollicitée (J.-P. Gay, « L’entrée et la sortie au prisme du retour. Clercs et réguliers retournant au catholicisme dans les demandes de dispense du Saint-Office au xviie siècle »), mais aussi mettre le temps de leur côté (I. Poutrin, art. cit.). Échapper à ses vœux n’est pas simple : l’apostasie (la fuite hors de la clôture) peut donner lieu à une vie aventureuse plus ou moins rocambolesque qui constitue un cas limite (F. Henryot, « Norbert de Bar et la vie capucine. Les errements d’un missionnaire au xviiie siècle »). Il arrive aussi qu’elle débouche sur une supplique pour réintégrer la vie religieuse, ce que la dispense doit théoriquement suffire à autoriser, mais pas toujours. La requête en annulation de vœux est plus fréquente, examinée ici auprès de la Pénitencerie au tournant des xve et xvie siècles (E. Lusset, « Licentia standi extra. La Pénitencerie apostolique, les vœux religieux et la clôture (fin xve-début xvie siècle) »). Une autre possibilité consiste à demander son transfert dans un autre ordre, et, contrairement à la norme canonique qui n’envisage que le transfert vers une observance plus stricte, l’autorité romaine accorde sans trop de difficulté les transferts ad latiorem, en particulier au xive siècle (N. Dubourg, art. cit.). Avec l’Oratoire, la liberté de sortir, définitivement ou temporairement, manifeste une vraie nouveauté : sans vœu ni clôture, la vie consacrée ne se revendique plus hors du monde, mais bien dans le monde selon un idéal plus sacerdotal que monastique, lui-même soumis à évolution lorsque, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, le recrutement des pères est dépassé par celui des simples frères (F.-X. Carlotti, « Entrer, sortir : la liberté pour seule règle. Les Oratoriens du Midi français aux xviie et xviiie siècles »).
8La conclusion esquisse des prolongements possibles à l’étude d’un objet somme toute moins connu que l’on aurait pu le penser : dans une perspective transnationale, les diverses tentatives de réforme des pratiques d’entrée, à commencer par le critère de l’âge ; les procédures d’annulation des vœux, en croisant à la fois les aires géographique et nationale, et les fonds des diverses congrégations romaines, la Pénitencerie étant celle qui a été le plus exploitée jusqu’alors ; les transferts d’un ordre à l’autre ou vers le clergé séculier ; les évolutions du discours sur la vocation religieuse, en particulier les vocations contraintes.
Pour citer cet article
Référence papier
Bernard Hours, « Albrecht Burkardt et Alexandra Roger (dir.), L’exception et la règle. Les pratiques d’entrée et de sortie des couvents de la fin du Moyen Âge au xixe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2022, 345 p. », Chrétiens et sociétés, 29 | 2022, 219-223.
Référence électronique
Bernard Hours, « Albrecht Burkardt et Alexandra Roger (dir.), L’exception et la règle. Les pratiques d’entrée et de sortie des couvents de la fin du Moyen Âge au xixe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2022, 345 p. », Chrétiens et sociétés [En ligne], 29 | 2022, mis en ligne le 17 mai 2023, consulté le 30 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/chretienssocietes/9944 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chretienssocietes.9944
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