Les Cahiers de l’École de Blois, « Pentes, reliefs, versants », n° 17
Les Cahiers de l’École de Blois, « Pentes, reliefs, versants », n° 17, Paris-Blois, Éditions de la Villette/INSA Centre-Val de Loire, 2019, 152 p., 20 €.
Texte intégral
1Le dix-septième numéro des Cahiers de l’École de Blois – institution interdisciplinaire consacrée au paysage – s’intitule « Pentes, reliefs, versants ». Il inaugure une nouvelle formule, toujours aussi riche d’illustrations et de photographies. Les travaux des élèves constituent une part importante des textes publiés. La cohérence de l’ensemble permet de mesurer la multiplicité des approches qu’offre la montagne, comme moyen d’expérimenter des formes paysagères. Dans l’introduction, Olivier Gaudin livre des pistes fécondes pour faire des territoires montagneux des espaces privilégiés de réflexion : « À qui appartiennent aujourd’hui les montagnes ? Comment y concevoir des projets de paysage à l’épreuve de situations difficiles ? Les paysagistes relèvent la complexité des répartitions foncières, constatent l’oubli des gestes traditionnels et la permanence des attachements » (p. 6). Précisément, parce que le relief stratifie des pratiques, des formes labiles de mémoire et d’incessantes projection d’aménagement, je me concentrerai dans ce compte rendu sur les articles à valence historienne.
2Susanne Stacher consacre un article au travail de l’architecte allemand Bruno Taut (1880-1938) (p. 10). Intéressé par le mouvement de « réforme de vie » (Lebensreform), il adhère à « l’idéal d’une société libérée, notamment par la construction de logements coopératifs, la réforme de la propriété du sol (Bodenform) et la pédagogie nouvelle (Reformpädagogik) » (p. 10). Il projette sur la montagne l’idéal d’une architecture épurée, conçue comme un principe d’existence. Sa vision du monde est proche du « socialisme romantique » (p. 13). Dans son ouvrage Architecture alpine (1919), c’est le cristal qui devient « le symbole de cette quête utopique » (p. 14). Le matériau transparent a pour lui de construire « un rapport actif de “structuration” » (p. 14). Il s’agit de créer une symbiose proprement politique entre la construction architecturale diaphane et le paysage de montagne. Le « Pavillon de verre », réalisée en 1914, se situe « [à] mi-chemin entre formes naturelles et artificielles » (p. 15). Le chromatisme bigarré et les jeux d’éclats donnent au cristal un aspect « organique » (p. 15). Parallèlement, Paul Scheerbart rédige son Architecture de verre (1914), conçu comme un véritable manifeste en faveur du cristal, insistant sur ses « propriétés révolutionnaires » (p. 17). La montagne n’est pas oubliée dans ce programme dédié à la transparence. Taut, quant à lui, imagine un rapport étroit avec la nature : « Il convient de [lui] donner forme » (p. 18). L’architecture vernaculaire des reliefs n’est pas privilégiée : « C’est plutôt “la nature” dans un état idéal qui sert de modèle » (p. 18). Architecture alpine témoigne d’une appréhension nouvelle des montagnes, qui doivent être « parachevées » (p. 18). Les plis du sol, les inclinaisons rocheuses, les reliefs tourmentés sont pris dans une véritable « rêverie cosmique » (p. 18). Toutefois, cette projection architecturale puissante n’est jamais distincte d’un « sens politique » émancipateur (p. 20). Par la suite, Taut construira des logements sociaux (p. 22), tous « fortement colorés et disposés de manière plus organique » (p. 22). Surface gigantesque de projection, les montagnes ont donc servi de matrice à une inspiration politique de l’architecture
3Dino Genovese consacre des pages lumineuses à la région du Piémont. Ici aussi, l’importance politique des transformations paysagères est abondamment soulignée. La spécificité de la région de Turin réside dans l’absence de « Préalpes », ce qui « a toujours favorisé la proximité et l’interdépendance entre la plaine et la montagne » (p. 94). D’abord lointaines, les structures rocheuses deviennent des « itinéraires de découvertes des voyageurs du Grand Tour du 18e siècle » (p. 95). Le Club alpin italien (1863) permet le développement du tourisme de montagne. Les images et les représentations qui circulent serviront ensuite de points d’appui pour la planification ultérieure des stations touristiques (p. 95). Le 19e siècle marque l’entrée dans l’univers industriel de la région turinoise. Dès lors, les reliefs sont une ressource (c’est-à-dire « main-d’œuvre » et « électricité » [p. 96]). Le paysage est également transformé par les infrastructures de transport. L’économie montagnarde traditionnelle est bouleversée par l’émigration : « Avec la baisse des activités agricoles, on a perdu le travail minutieux d’entretien des pentes, à commencer par la régulation de l’eau » (p. 97). C’est tout une écologie de l’occupation (entre versants ensoleillés et versants à l’ombre ; étagement des activités ; usages multiples du bois) qui se trouve oubliée. L’occupation forestière a repris ses droits sur ces espaces abandonnés. Le danger d’une vitrification patrimoniale a très tôt été pointé, mais, note Dino Genovese, de nouvelles formes de vie à la montagne se sont récemment développées : « possibilité de cultiver des produits agricoles (…), vivre au grand air, en bonne santé » (p. 100), les attraits ne manquent pas. Réflexions théoriques et expériences concrètes s’articulent pour imaginer « la renaissance d’une nouvelle montagne, qui s’oppose aux modèles du ski total et des expansions de village construites selon des schémas urbains » (p. 102).
4L’entretien réalisé avec Claude Jaccoux, plus ancien guide de haute montagne en activité, permet de mesurer les mutations d’une pratique à la charnière du tourisme et du sport. Né en 1933, il découvre progressivement la pratique des courses en haute montagne (p. 109). Après le second conflit mondial, son terrain de pratique, à Servoz, est encore marqué par une économie pastorale et artisanale, sans rapport avec la montagne, même si « Chamonix et Argentière étaient déjà tournées vers le tourisme, mais les Houches (…), un peu plus bas, ne l’étaient pas du tout » (p. 111). Ce sont les années 1960 et 1970 qui voient un développement massif du tourisme des sports d’hiver (p. 111). Le témoignage de Claude Jaccoux est également précieux pour comprendre les transformations du métier de guide de haute montagne, d’abord très replié sur lui-même. Les détails sur l’implication somatique du guide – cette « souffrance » et cette « dureté de l’effort » (p. 114) – laissent deviner une éthique de la pratique.
5L’ensemble du numéro recèle bien d’autres aspects que ces points de capiton historiens que j’ai relevés ici. Les exemples situés dans le temps d’usages paysagers de la montagne sont précieux en ce qu’ils permettent d’explorer un objet particulier – celui des reliefs accidentés – qui met au jour, par ses qualités géomorphologiques, les conditions sociales, culturelles et politiques d’une occupation humaine toujours en mouvement.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jérôme Lamy, « Les Cahiers de l’École de Blois, « Pentes, reliefs, versants », n° 17 », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 147 | 2020, mis en ligne le 26 décembre 2020, consulté le 26 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/15041 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.15041
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