Émanciper et produire : les relations entre socialismes et coopératives de production dans une perspective internationale
Texte intégral
- 1 Michel Dreyfus, Clotilde Druelle-Korn, Francis Juchereau, Bernard Lacorre, L’Économie sociale : his (...)
- 2 Bernard Gibaud, De la mutualité à la Sécurité sociale. Conflits et convergences, Paris, Éditions ou (...)
- 3 Claire Andrieu, Gilles Le Béguec et Danielle Tartakowsky (dir.), Associations et champ politique, P (...)
- 4 Patricia Toucas, Michel Dreyfus (dir.), Les Coopérateurs. Deux siècles de pratiques coopératives, P (...)
1L’histoire de l’économie sociale et solidaire (ESS) connaît depuis quelques années un renouveau notable dans le monde francophone, et de grandes synthèses sont désormais accessibles1. Elles permettent de mieux appréhender des dynamiques collectives productrices dès le début du 19e siècle d’œuvres sociales spécifiques, en concurrence directe, pour certaines, avec un capitalisme conquérant. Si l’histoire des mutuelles2 ou des associations3 a fortement bénéficié de cette dynamique de recherche, cela s’avère moins vrai pour l’histoire de la coopération, même si quelques travaux fondateurs offrent de riches perspectives4, permettant un certain rattrapage et rééquilibrage.
- 5 Selon l’Alliance coopérative internationale, « Au moins 12 % de la population de la planète fait pa (...)
- 6 Les Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique participent également de ce renouveau. Par exempl (...)
2Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette relégation, et notamment la forte pluralité des expériences et dispositifs que recouvre la notion de coopérative, phénomène accentué par l’extrême variation des contextes culturels, juridiques et politiques internationaux : coopération de production, coopération de consommation, coopération scolaire, banques coopératives, coopération d’habitat composent un archipel particulièrement difficile à circonscrire, hier et aujourd’hui, et chaque sous-champ a connu des évolutions particulières, ce qui rend une approche globale très complexe5. Le choix des sujets de recherche explique également la faiblesse des connaissances sur le sujet qui nous occupe. Depuis la fin des années 1990, dans le contexte français, on assiste à un renouveau des recherches historiques, économiques ou sociologiques sur le socialisme et ses multiples déclinaisons, en premier lieu sous sa forme de parti ou de syndicat, obligeant à décentrer les regards sur les pratiques, les acteurs, les périodes constituant et impactant les mondes socialistes6.
3La problématique à l’origine de l’élaboration et de la construction du présent dossier ne vise pas à (re)parcourir les différentes étapes de l’histoire de la coopération dans son ensemble, ni plus spécifiquement celle de la production, mais bien de mieux appréhender les articulations entre les projets et les pratiques socialistes et la coopération de production dans différents contextes historiques.
- 7 Sylvie Zaidman, Les Sociétés coopératives ouvrières de production en France de 1945 à nos jours, th (...)
- 8 Il importe de ne pas réduire ces connexions au seul socialisme. Des philosophes et sociologues comm (...)
- 9 Ophélie Siméon, Robert Owen’s Experiment at New Lanark : From Paternalism to Socialism, Cham, Sprin (...)
4Les connexions entre l’histoire de la coopération de production7 et l’histoire du socialisme en France et dans le monde depuis le mitan du 19e siècle sont extrêmement fortes, pour ne pas dire consubstantielles8, et s’incarnent même dans une figure emblématique, un précurseur à la fois du socialisme et de la coopération, à savoir Robert Owen (1771-1858)9. Ce « père du socialisme britannique » aboutit, pour un temps, à l’assimilation du socialisme et de la coopération. Il souhaite en effet remplacer les structures économiques capitalistes par un réseau d’entreprises coopératives, les Labour Exchanges. À la fois ateliers de production en commun, magasins coopératifs et lieux de sociabilité pour les sympathisants d’Owen, ces Labour Exchanges se conçoivent comme des vitrines du socialisme et comme une alternative assumée aux excès du capitalisme, en supprimant les intermédiaires pour permettre ainsi aux travailleurs de s’émanciper.
- 10 George-Jacob Holyake, Histoire des équitables pionniers de Rochdale, Saint-Germain-sur-Ille, Éditio (...)
5L’une des expériences les plus remarquables et ayant des effets durables dans les imaginaires socialistes et coopérateurs est celle des « Équitables Pionniers » de Rochdale10. En 1844, au sein de ce petit village du Lancashire, à proximité de Manchester, plusieurs tisserands travaillant dans les filatures de coton créent la première coopérative de consommation en Europe, puis, dans une perspective « intégrale », développent des coopératives de production et de logement. Leurs principes fondateurs (« porte ouverte » ; « un homme, une voix » ; répartition des bénéfices entre les membres de la société ; rémunération limitée du capital) constituent les valeurs cardinales du mouvement coopératif international.
- 11 Thomas Bouchet et Nathalie Brémand (dir.), « Coopérer, s’associer », Cahiers Charles Fourier, n° 32 (...)
- 12 Benoit Charruaud, Louis Blanc. La République au service du socialisme : droit au travail et percept (...)
6Dans le contexte français, Charles Fourier (1772-1837), et surtout ses disciples et successeurs, imaginent l’organisation de communautés de producteurs dénommées « phalanstères », via des structures intégrées de production et de consommation (coopératives)11. Une autre figure, Louis Blanc (1811-1882)12, artisan des Ateliers nationaux de France, a su également apporter sa pierre à la légitimation du modèle coopératif.
- 13 Carole Christen, Samuel Hayat, Caroline Fayolle (dir.), S’unir, travailler, résister. Les associati (...)
7Une réelle dynamique de création d’associations ouvrières13 et de coopératives de production s’enclenche dans le sillage du Printemps des peuples de 1848, même si nombre d’entre elles butent sur la répression des pouvoirs publics soucieux de limiter l’influence socialiste et invoquant les lois D’Allarde-Le Chapelier interdisant tout groupement professionnel.
- 14 Nicolas Wourms, Coopératives de consommation et Association internationale des travailleurs en Fran (...)
- 15 Le Décret du 16 avril 1871 paru au J.O. de la Commune du 17 avril 1871 vise à convoquer les chambre (...)
8L’Association internationale des travailleurs (AIT)14 créée en 1864 et la Commune de Paris de 187115, mais aussi les Congrès ouvriers des années 1870-1880, mettent à leur ordre du jour le débat sur l’opportunité ou non du développement de la coopération ouvrière de production. L’affaiblissement du mouvement ouvrier dans les années 1870 marque un recul ou la disparition de ces pratiques et expérimentations ouvrières. L’installation durable du républicanisme et la résurgence du mouvement ouvrier remettent les questions de la coopération et du mutualisme également au cœur des débats, mais une césure s’observe.
- 16 Robert Gautier, Le Mouvement coopératif de consommation dans l’Ouest (départements formant aujourd’ (...)
- 17 Collectif Samson, Sylvain Celle, Thomas Chevallier, et Vianney Schlegel, « Consommateurs, coopérate (...)
- 18 Jean-Jacques Meusy (dir.), La Bellevilloise (1877-1939). Une page de l’histoire de la coopération e (...)
- 19 Alain Mélo, Une maison pour le peuple à Saint-Claude (Jura), 1880-1940, Saint-Claude, La Fraternell (...)
- 20 Sylvain Celle et Anne Fretel, Entreprise entre intérêts communs et intérêt général : le cas projet (...)
9Différentes initiatives apparaissent, centrées sur la consommation pour les plus nombreuses16, mais aussi sur la production, telles l’Union de Lille en 189217, la Bellevilloise à Paris18, la Maison du peuple de Saint-Claude dans le Jura inaugurée en 191019. C’est sans nul doute l’expérience de la Verrerie ouvrière de Carmaux20 (qui existe toujours aujourd’hui) qui marque le plus les mémoires. Créée à la suite d’un conflit social, appuyée et médiatisée par Jean Jaurès, alors député de la circonscription, elle bénéficie du fort soutien d’un large spectre du mouvement social afin de réunir les éléments nécessaires à son édification.
- 21 David Hamelin, Le Syndicalisme révolutionnaire et l’économie sociale : entre concurrence, convergen (...)
10L’éclosion de différentes coopératives de production sur le territoire français, le plus souvent issues du mouvement syndical, et en premier lieu par des militants mis à la porte de leur entreprise après des conflits sociaux, contribue à mettre à l’agenda des congrès syndicaux ou socialistes21 le sujet, alors très débattu, des coopératives comme alternative au capitalisme et base potentielle de la société future.
- 22 Maria Grazia Meriggi, « Coopératives, mutuelles et mouvement social en Italie, de l’unité italienne (...)
- 23 Chris Wright, Worker Cooperatives and Revolution : History and Possibilities in the United States, (...)
11L’affermissement du fait coopératif comme un des piliers du socialisme s’illustre tout particulièrement en Belgique, pays dans lequel l’identification entre ces deux dimensions semble la plus efficiente via le modèle du Vooruit. La coopération de production se développe en Europe22 et aussi aux États-Unis23, mais les travaux en langue française et accessibles manquent pour en comprendre sérieusement les déclinaisons.
12Parallèlement, la nécessité de structurer un mouvement coopératif national et international s’impose. En 1895, la même année que le congrès fondateur de la CGT, est constituée la Bourse des coopératives socialistes, mais également l’Alliance coopérative internationale (ACI), fondée pour sa part à Londres par des Français et des Anglais, représentant majoritairement la coopération de production et de consommation.
- 24 Marieke Louis, « Syndicats contre coopératives ? L’Organisation internationale du travail et la rep (...)
13Cette structuration internationale n’engendre pas mécaniquement une reconnaissance du fait coopératif, comme l’illustre l’impossibilité pour l’ACI de siéger au sein de l’Organisation internationale du travail (OIT) autrement qu’avec un statut consultatif, à la différence des États, des organisations syndicales d’employeurs ou de salariés24.
- 25 Charles Gide, « Les associations coopératives de production en France », Revue d’économie politique(...)
- 26 Marcel Maus, Écrits politiques, textes réunis et présentés par Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1997, 8 (...)
- 27 En 1915, la notion de SCOP est intégrée au livre III du Code du travail, mais c’est surtout en 1947 (...)
- 28 Maxime Quijoux consacre un article sur le site du Maitron, retraçant très utilement et en détail l’ (...)
- 29 La Confédération générale des SCOP et des SCIC revendique, fin 2021, 71 084 salariés (81 084 emploi (...)
14Au cours du 20e siècle, la perspective socialiste de la coopération de production semble s’altérer, malgré la forte visibilité de penseurs qui leur apportent un soutien indéfectible, tels Charles Gide25 ou Marcel Mauss26. Une certaine intégration du versant productif de la coopération se produit au gré surtout de l’encadrement juridique27, des politiques publiques (notamment en matière de promotion de l’ESS), sinon des ruptures historiques (Front populaire, Libération et nécessité de reconstruction favorisant les coopératives du BTP, Mai 68 et renouveau des perspectives autogestionnaires, arrivée des socialistes et communistes au pouvoir en 1981…). La distanciation, ou tout du moins la relégation de la coopération de production comme vecteur possible de la transformation sociale de la société capitaliste par les composantes du socialisme français, hormis différentes figures du socialisme, du christianisme social ou du communisme28, laissent ce type de coopération évoluer, sans toutefois connaître des développements quantitatifs ou qualitatifs remarquables29.
15Les années 1990 et 2000 marquent un retour progressif d’une certaine validité du recours à la coopération comme moyen de développer une entreprise plus ou moins exempte de sa version capitalistique, sinon porteuse d’une alternative sociale ou économique.
- 30 À l’occasion de la journée internationale des coopératives, le 3 juillet 2011, Ban Ki Moon, Secréta (...)
16En Europe et dans le monde, la multiplication de rencontres ou de forums internationaux, de parcours universitaires, sinon de chaires, de politiques publiques, plus dynamiques et enclines au développement de l’ESS et à l’entreprenariat, ou encore le soutien d’instances internationales de l’ONU30 concourent à faire progresser le nombre de coopératives de production dans de nombreux pays.
- 31 Rafael Altuna Erle, et Urteaga Eguzki, « Le modèle de gestion dans les coopératives de Mondragón : (...)
- 32 Guillaume Gourgues, « La classe ouvrière et son “devenir coopératif”. La surprenante actualité du c (...)
- 33 Anne-Catherine Wagner, « Des coopératives dans la mondialisation. L’ancrage local comme légitimatio (...)
- 34 Andrés Ruggeri, Autogestion ouvrière et entreprises récupérées en Argentine, Paris, Syllepse, 2015, (...)
17Si le développement de la coopération de production est inégal d’une région du monde à l’autre, certaines entreprises coopératives ou dynamiques autogestionnaires en matière de production jouissent d’une visibilité accrue. Citons Mondragón31 en Espagne, Lip32, mais aussi Fralib devenue SCOP-TI33 en France, ou encore le mouvement de récupération et d’autogestion en Argentine34…
- 35 C’est le cas notamment de l’association Autogestion (<https://autogestion.asso.fr), qui met en déba (...)
18Reste à mesurer si cette dynamique renouvelée et instituée répond parfaitement aux enjeux des aspirations socialistes ou anticapitalistes du nouveau millénaire. Cela reste incertain, tout comme cela l’était au 19e siècle. Ces relations complexes, oscillant en fonction des contextes internationaux entre défiance et collaboration, restent au cœur de nombreux débats contemporains35.
19À la lumière de ces quelques éclairages historiques, ce dossier des Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique cherche à apporter quelques réponses à une triple interrogation : comment, en premier lieu, s’articule le développement entre les coopératives de production et les socialismes sous leur forme de parti ou de syndicat ? Ces mouvements sont-ils simplement concomitants, complémentaires, voire concurrents ? Permettent-ils de démontrer concrètement la viabilité du socialisme ?
20Par ailleurs, comment les coopératives de production appréhendent-elles la question de l’émancipation des travailleurs ? Il est commun de s’appesantir sur les échecs des expériences coopératives de travail. Cela étant, peuvent-elles générer des « îlots » de socialisme, ou sont-elles vouées, lois du marché obligent, à emprunter des formes managériales ou des pratiques issues des entreprises classiques, voire capitalistes ?
21Enfin, les coopératives de production prennent-elles, par-delà les contextes sociopolitiques différents, les réglementations propres à chaque pays ou aire géographique, des chemins de traverse convergents ou différents ?
22Les cinq articles de ce dossier proposent d’explorer ces questions dans différentes aires géographiques (Russie-URSS, France, Belgique, Nicaragua, Mexique), entre la fin du 19e siècle et l’aube du 21e siècle.
23Comme le rappelle Andrea Benedetti, la question de la relation entre socialisme et coopération est débattue lors des congrès successifs de la Deuxième Internationale (1889-1914). Si la plupart des délégués – à l’exception des guesdistes, qui dénoncent sa dimension « mercantiliste » – s’accordent à reconnaître au mouvement coopératif une utilité dans les luttes ouvrières, des dissensions importantes existent entre les partisans d’une affiliation des coopératives aux partis et ceux qui plaident plutôt pour l’autonomie des organisations, insistant sur leur convergence dans l’action collective. Au congrès de Copenhague, en 1910, des débats houleux opposent ainsi les « neutralistes » français et allemands d’un côté, favorables à cette seconde option, aux Hollandais et surtout aux Belges, défenseurs de la première position et donc de la généralisation de leur modèle d’intégration stricte des coopératives au parti. La résolution finale reconnaît à chaque organisation le droit de définir la nature de ces liens dans le cadre national, tout en enjoignant les militants à participer au mouvement coopératif pour éviter toute « dérive bourgeoise ». Malgré ses allures de texte de compromis, elle consacre bel et bien la défaite des partisans de l’unité organique.
24Le cas très particulier de la Belgique où, au moins jusqu’aux années 1960, les coopératives ont constitué l’ossature du « pilier socialiste », méritait donc une étude approfondie que nous propose la contribution de Julien Dohet. Ce lien organique s’opère notamment grâce à un réseau de magasins que les responsables socialistes ont voulu au débouché de coopératives de production, créées pour être au service de la consommation. De tels établissements devaient permettre à beaucoup d’ouvriers de faire face à la misère en achetant des produits de qualité à moindre coût. Les coopératives fournissaient en outre au Parti ouvrier belge (POB) une bonne part de ses ressources sous forme de cotisations, d’aides aux grévistes, de souscriptions aux publications de propagande. Les coopérateurs assuraient ainsi la diffusion des idées dans chaque centre industriel, car l’intégration à une coopérative socialiste supposait d’adhérer au programme du POB. Pionnières dans l’application des revendications socialistes, les coopératives offraient un modèle tangible d’organisation socioéconomique différent du capitalisme. L’auteur insiste, en outre, sur le rôle culturel considérable que jouèrent les coopératives par l’intermédiaire des Maisons du peuple, apparues vers la fin du 19e siècle. Dans ces lieux de loisirs, de sociabilité et d’émancipation intellectuelle se forgeait une conscience politique ouvrière autonome, grâce notamment aux spectacles, aux conférences, aux meetings qui s’y déroulaient. Extrêmement dynamique dans l’entre-deux-guerres, le système s’est toutefois essoufflé dans les années 1960, du fait de la croissance des grandes surfaces, de la carence dans l’entretien des bâtiments, mais aussi d’un désintérêt accru du parti. Cette désaffiliation progressive a favorisé le reflux d’un modèle qui avait pourtant durablement imprimé sa marque réformiste sur le socialisme belge.
25L’accession des socialistes au pouvoir a souvent été synonyme d’espoirs pour les défenseurs du mouvement coopératif. Mais si ces victoires ont dans bien des cas permis une plus grande reconnaissance officielle du rôle de ce secteur dans l’émancipation des travailleurs, voire un certain essor à la faveur d’une instrumentalisation ponctuelle, les espérances ont rapidement été déçues, emportées dans un rapport de force politique globalement défavorable aux coopérativistes. Il en fut ainsi dans la Russie révolutionnaire, comme le rappelle Anna Safronova. Celle-ci s’attache à décrire l’émergence d’un courant socialiste « associationniste » qui place au cœur de sa doctrine « le désir d’organiser les relations économiques et sociales sous la forme d’associations libres de travailleurs ». Durant les années d’un pluralisme politique relatif, entre 1905 et 1929, ce mouvement, jusqu’à présent peu étudié, a cohabité avec la vision bolchevique favorable à la concentration des producteurs en grandes usines. Minoritaire, le « socialisme de l’association » souffrait de sa parenté avec des formes traditionnelles d’organisation de producteurs (les artels), mais la guerre fit croître la demande de l’État auprès des petits ateliers qui ne cessèrent alors de se développer. L’autrice montre comment le succès des associations de producteurs, fondées sur l’idéal d’abolition du salariat et d’émancipation par le travail, conduisit les bolcheviks à modifier leur discours sur le courant coopératif, désormais intégré à la famille des entreprises collectivistes nécessaires à la construction du socialisme. Après 1917, la promotion de l’associationnisme permit même de pallier le manque structurel de capitaux dans l’économie. Pourtant, malgré la création d’une organisation centrale du mouvement en 1922 et l’article de Lénine de 1923 considérant la coopération comme « un moyen terme du socialisme », le fossé se creusa à nouveau, les bolcheviks acceptant difficilement que des membres d’un courant prérévolutionnaire et marginal occupassent des postes de décision importants. Sous pression à partir de 1927, les associations de travailleurs subirent la collectivisation forcée de la production et furent progressivement écartés du pouvoir en tant que concurrents politiques.
26Des expériences ouvrières participatives ont pareillement éclos en France au début des années 1980, du fait de la victoire de la gauche, avec là encore une issue plutôt décevante. Maxime Quijoux montre ainsi comment l’affirmation d’un vieil acteur du mouvement coopératif, la CGSCOP, largement subventionnée par l’État, a contribué au développement d’un secteur productif alternatif. Mais, comme l’illustre l’auteur, cet essor trouva rapidement ses limites, en raison d’une aide orientée essentiellement vers la lutte contre le chômage à travers la sauvegarde des emplois d’entreprises défaillantes. La même logique guidait la CGT qui, concurrençant la CGSCOP sur le terrain de l’économie sociale, cherchait à ne pas perdre ses adhérents en les aidant à s’approprier leur entreprise menacée par la désertion du capital. Mais la raréfaction du soutien de l’État après 1983, l’hostilité des patrons et le manque d’intérêt de la CGT pour l’autogestion ouvrière conduisirent à la mutation sociologique et à la normalisation d’un mouvement coopératif désormais moins marqué par l’ouvriérisme.
27En Amérique latine, dans le domaine de la production agricole, l’ambition de s’extraire du modèle capitaliste en suivant la voie socialiste a pu donner lieu à des formes coopératives divergentes, tant dans leurs approches que dans leurs résultats. C’est ce que mettent en évidence les personnes interrogées par Bernard Duterme, actrices et observatrices de deux expériences socialistes dans lesquelles, à deux décennies d’intervalle, les coopératives ont joué un rôle central. Le Nicaragua sandiniste (1979-1990) a fait de la coopérative un acteur important du développement rural, toutefois en retrait par rapport à la forme privilégiée – la ferme d’État – et surtout largement tributaire d’une vision verticale, autoritaire et étatique du socialisme. Inspirée du modèle cubain, cette conception déniait au paysan son statut d’acteur-clé de la révolution, le réduisant souvent à des stéréotypes d’arriération ou d’individualisme. À l’opposé de cette « modernisation » à marche forcée, par ailleurs ravageuse pour l’environnement, les coopératives mises en place par les rebelles zapatistes au Chiapas, à partir de 1994, reflètent une pensée hybride en constante adaptation, où la dimension socialiste est mise à distance au profit de celles d’autonomie et d’autogestion. Les témoignages recueillis voient dans ces modalités organisationnelles différentes, au-delà des spécificités contextuelles nationales et internationales, un des facteurs de la difficulté des coopératives sandinistes à promouvoir une classe paysanne émancipée, contrairement au Chiapas où le mouvement accompagne depuis près de trente ans non seulement la réappropriation collective, mais aussi la sensibilisation à l’agro-écologie, la prise de responsabilités et de parole des femmes.
Notes
1 Michel Dreyfus, Clotilde Druelle-Korn, Francis Juchereau, Bernard Lacorre, L’Économie sociale : histoire d’hier, patrimoine pour demain, du Limousin à l’Europe, Limoges, Pulim, 2014, 131 p. ; Michel Dreyfus, Histoire de l’économie sociale, de la Grande Guerre à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 263 p.
2 Bernard Gibaud, De la mutualité à la Sécurité sociale. Conflits et convergences, Paris, Éditions ouvrières, 1981, 177 p. ; Patricia Toucas-Truyen, Histoire de la mutualité et des assurances. L’actualité d’un choix, Paris, Syros/Mutualité française, 1998, 197 p. ; Michel Dreyfus et Bernard Gibaud, La Mutualité dans le siècle, Paris, Mutualité française, 2000, 137 p.
3 Claire Andrieu, Gilles Le Béguec et Danielle Tartakowsky (dir.), Associations et champ politique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, 723 p. ; Danielle Tartakowsky et Françoise Tétard (dir.), Syndicats et associations. Concurrence ou complémentarité ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, 481 p. ; Jean Defrasne, Histoire des associations françaises, Paris, L’Harmattan, 2004, 147 p. ; Jean-Paul Martin, avec la collaboration de Frédéric Chateigner et Joël Röman, La Ligue de l’enseignement. Une histoire politique (1866-2016), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 606 p. ; Emmanuel Naquet, Pour l’amour de l’Humanité. La Ligue des droits de l’homme, de l’affaire Dreyfus à la défaite de 1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, 720 p.
4 Patricia Toucas, Michel Dreyfus (dir.), Les Coopérateurs. Deux siècles de pratiques coopératives, Paris, Éditions de l’Atelier, 2005, 430 p. ; Jean-François Draperi, La République coopérative, Bruxelles, Larcier, 2012, 327 p. ; Alexia Blin, Stéphane Gacon, François Jarrige et Xavier Vigna (dir.), L’Utopie au jour le jour. Une histoire des expériences coopératives (XIXe-XXIe siècle), Nancy, L’Arbre bleu, 2020, 326 p.
5 Selon l’Alliance coopérative internationale, « Au moins 12 % de la population de la planète fait partie d’une des trois millions de coopératives réparties dans le monde. Les coopératives fournissent des emplois et des possibilités d’emploi à 10 % de la population active, et les 300 principales mutuelles et coopératives réalisent 2 146 milliards de dollars US de chiffre d’affaires, tout en fournissant les services et les infrastructures dont la société a besoin pour prospérer (World Cooperative Monitor) ». Ces données ne sont que des estimations, car il n’existe à ce jour aucun répertoire ni base de données communs à l’échelle internationale.
6 Les Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique participent également de ce renouveau. Par exemple : Retour sur les Bourses du travail. Aux sources de l’histoire syndicale française, coord. David Hamelin, n° 116-117, 2011 ; Réceptions de Marx en Europe avant 1914, coord. Jean-Numa Ducange, n° 114, 2011 ; Pour en finir avec le socialisme "utopique", coord. Nathalie Brémand, n° 124, 2014.
7 Sylvie Zaidman, Les Sociétés coopératives ouvrières de production en France de 1945 à nos jours, thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Michelle Perrot, Université de Paris 7, 1989, 632 p. ; Olivier Chaïbi, Un pionnier de l’économie sociale : vie et œuvres de Jules Lechevalier Saint-André (1806-1862) : des socialismes "utopiques" aux modèles coopératifs, thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Jacques Marseille, Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne, 2007, 420 p. ; Jean-François Collin, Histoire des coopératives de production en France, 1939-2014. Théories et pratiques, thèse en histoire en cours d’élaboration, sous la direction d’Isabelle Lespinet-Moret, Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne ; Maxime Quijoux, Sociohistoire du mouvement coopératif de production, 1880-2022, habilitation à diriger des recherches en cours d’élaboration.
8 Il importe de ne pas réduire ces connexions au seul socialisme. Des philosophes et sociologues comme Herbert Spencer, des radicaux modérés comme Léon Bourgeois, inspirateur du solidarisme ou encore une personnalité du socialisme chrétien, tel Philippe Buchez, portent un regard bienveillant sur le développement de la coopération de production.
9 Ophélie Siméon, Robert Owen’s Experiment at New Lanark : From Paternalism to Socialism, Cham, Springer International Publishing AG, 2017, 173 p.
10 George-Jacob Holyake, Histoire des équitables pionniers de Rochdale, Saint-Germain-sur-Ille, Éditions du Commun, 2018, 114 p.
11 Thomas Bouchet et Nathalie Brémand (dir.), « Coopérer, s’associer », Cahiers Charles Fourier, n° 32, 2021, 137 p.
12 Benoit Charruaud, Louis Blanc. La République au service du socialisme : droit au travail et perception démocratique de l’État, thèse pour le doctorat en droit, sous la direction de Jean-Michel Poughon, Université Strasbourg III-Robert Schuman, 2008, 735 p.
13 Carole Christen, Samuel Hayat, Caroline Fayolle (dir.), S’unir, travailler, résister. Les associations ouvrières au XIXe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2021, 290 p.
14 Nicolas Wourms, Coopératives de consommation et Association internationale des travailleurs en France (1864-1871), master d’histoire des sociétés occidentales contemporaines, sous la direction d’Isabelle Lespinet-Moret, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, 2021, 253 p.
15 Le Décret du 16 avril 1871 paru au J.O. de la Commune du 17 avril 1871 vise à convoquer les chambres syndicales ouvrières pour instituer une commission d’enquête ayant notamment pour buts de dresser une statistique des ateliers abandonnés ; de présenter un rapport des conditions pratiques de prompte remise en exploitation par l’association coopérative des travailleurs qui y étaient employés ; d’élaborer un projet de constitution de ces sociétés coopératives.
16 Robert Gautier, Le Mouvement coopératif de consommation dans l’Ouest (départements formant aujourd’hui les régions Bretagne et Pays-de-Loire), des origines au congrès de Fougères (1925), thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Claude Geslin, Université de Rennes 2, 2003, 955 p. ; Héléna Suffrin, Les Coopérateurs français et l’international. Capitalisme anglais et socialisme belge dans les coopératives de consommation françaises (1885-1912), mémoire de master 2 d’histoire, civilisations et patrimoine, sous la direction d’Anaïs Albert (Paris 7), 2020, 181 p.
17 Collectif Samson, Sylvain Celle, Thomas Chevallier, et Vianney Schlegel, « Consommateurs, coopérateurs et socialistes ? L’Union de Lille (1892-1914) », Le Mouvement Social, n° 266, 2019, p. 29-48.
18 Jean-Jacques Meusy (dir.), La Bellevilloise (1877-1939). Une page de l’histoire de la coopération et du mouvement ouvrier français, Paris, Créaphis, 2001, 238 p.
19 Alain Mélo, Une maison pour le peuple à Saint-Claude (Jura), 1880-1940, Saint-Claude, La Fraternelle, 1995, 109 p.
20 Sylvain Celle et Anne Fretel, Entreprise entre intérêts communs et intérêt général : le cas projet de verrerie ouvrière d’Albi porté par Jaurès en 1895, 5e congrès de l’AFEP, « L’économie politique de l’entreprise : nouveaux enjeux, nouvelles perspectives », Lyon, juillet 2015.
21 David Hamelin, Le Syndicalisme révolutionnaire et l’économie sociale : entre concurrence, convergence et dépassement (1887-1914), Actes du colloque « L’ESS, quelle histoire ? Dynamiques, méthodes et perspectives pour l’histoire de l’économie sociale et solidaire », tenu au CEDIAS-Musée social les 7 et 8 février 2020, à paraître en 2023 aux éditions L’Arbre bleu.
22 Maria Grazia Meriggi, « Coopératives, mutuelles et mouvement social en Italie, de l’unité italienne à la Seconde Guerre mondiale », Vie sociale, vol. 7, n° 3, 2014, p. 59-75.
23 Chris Wright, Worker Cooperatives and Revolution : History and Possibilities in the United States, Booklocker.com, 2014, 260 p.
24 Marieke Louis, « Syndicats contre coopératives ? L’Organisation internationale du travail et la représentation des acteurs de la société civile », Relations internationales, vol. 154, n° 2, 2013, p. 21-32.
25 Charles Gide, « Les associations coopératives de production en France », Revue d’économie politique, vol. 14, n° 1, 1900, p. 1-31.
26 Marcel Maus, Écrits politiques, textes réunis et présentés par Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1997, 816 p.
27 En 1915, la notion de SCOP est intégrée au livre III du Code du travail, mais c’est surtout en 1947, avec la loi Ramadier, que se voient régies les différentes formes de coopération. En 1978, une loi (modernisée en 1992) précise le statut des SCOP. Afin de représenter un plus large spectre de secteurs d’activité, les acteurs de la coopération de production adoptent en 2010 l’appellation « Société coopérative et participative », en lieu et place de « Coopérative ouvrière de production ».
28 Maxime Quijoux consacre un article sur le site du Maitron, retraçant très utilement et en détail l’évolution de la coopération de production en France, articulée avec la mise en lumière de figures de ce moment : Les Sociétés coopératives de production (<https://maitron.fr/spip.php?article237048>).
29 La Confédération générale des SCOP et des SCIC revendique, fin 2021, 71 084 salariés (81 084 emplois en comptant les filiales en France et à l’étranger) parmi les 3 801 coopératives (4 122 sociétés, filiales comprises). Les deux types de sociétés coopératives comptabilisent un chiffre d’affaires de plus de 6,4 milliards d’euros (7,7 milliards d’euros en comptant les filiales) et réalisent près de 166 millions d’euros de résultat net et 3 milliards d’euros de valeur ajoutée, soit respectivement une croissance de 37 %, 13 % et 50 % sur cinq ans (<www.les-scop.coop/chiffres-cles>).
30 À l’occasion de la journée internationale des coopératives, le 3 juillet 2011, Ban Ki Moon, Secrétaire général de l’ONU, plébiscite le modèle coopératif en ces termes : « Se fondant tout particulièrement sur la notion de valeur, les coopératives ont montré qu’elles constituaient un modèle commercial robuste et viable, susceptible de prospérer même pendant les périodes difficiles. Ce succès a contribué à empêcher de nombreuses familles et communautés de sombrer dans la pauvreté ».
31 Rafael Altuna Erle, et Urteaga Eguzki, « Le modèle de gestion dans les coopératives de Mondragón : qualité, légitimation et changement institutionnel », RECMA, vol. 333, n° 3, 2014, p. 26-42.
32 Guillaume Gourgues, « La classe ouvrière et son “devenir coopératif”. La surprenante actualité du conflit Lip (1973-1978) », dans Armin Allal, Myriam Catusse et Montserrat Emperador-Badimon (dir.), Quand l’industrie proteste. Fondements moraux des (in)soumissions ouvrières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 183-199.
33 Anne-Catherine Wagner, « Des coopératives dans la mondialisation. L’ancrage local comme légitimation de la propriété collective », Sociétés contemporaines, vol. 118, n° 2, 2020, p. 103-131.
34 Andrés Ruggeri, Autogestion ouvrière et entreprises récupérées en Argentine, Paris, Syllepse, 2015, 190 p.
35 C’est le cas notamment de l’association Autogestion (<https://autogestion.asso.fr>), qui met en débat la dimension alternative de la coopération de production.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
« Émanciper et produire : les relations entre socialismes et coopératives de production dans une perspective internationale », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 155 | 2022, 13-22.
Référence électronique
« Émanciper et produire : les relations entre socialismes et coopératives de production dans une perspective internationale », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 155 | 2022, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 21 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/20331 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.20331
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