Jungle rouge, film de Juan José Lozano et Zoltan Horvath, 2021, 92 min.
Texte intégral
1Pendant près de cinquante ans, la Colombie n’aura connu que la guerre civile opposant les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) aux gouvernements successifs et aux paramilitaires d’extrême droite, fréquemment soutenus par la CIA. À l’origine, un regroupement de fermiers d’obédience marxiste s’était soulevé pour obtenir une répartition plus équitable des terres confisquées par les grandes haciendas. Mais quand les propriétaires répliquèrent en faisant massacrer des milliers de paysans, le mouvement s’organisa en guérilla clandestine. Un accord de paix fut finalement signé en 2016. Paradoxalement, ce conflit, le plus documenté du monde (presse, reportages, bandes de propagande…), n’avait jamais fait l’objet d’un film de fiction. C’est cette lacune que le documentariste colombien Juan José Lozano a décidé de combler avec Jungle rouge, tourné en espagnol avec des acteurs colombiens connus. Désireux d’éviter une banale reconstitution de guerre pseudo réaliste, il a voulu recréer le déroulement de la vie quotidienne des FARC en même temps que le progressif effondrement psychique de leur chef, par une esthétique hybride particulièrement originale.
2Le film s’ouvre en 2008, quand le numéro 2 des FARC, Raùl Reyes, est tué dans son campement lors d’un bombardement conjoint de l’armée colombienne et de la CIA. Rouage essentiel de la guérilla, il jouait le rôle de ministre des affaires étrangères et de chargé de relations publiques du mouvement, s’occupant des négociations avec l’extérieur (diplomates, narcotrafiquants, marchands d’armes), allant même jusqu’à organiser au cœur de la jungle, comme on le voit dans une séquence, d’improbables conférences de presse avec des journalistes venus du monde entier.
3Le fonctionnement de la guérilla au jour le jour a pu être reconstitué grâce à des sources inespérées, car Raùl Reyes, homme de guerre, mais aussi bureaucrate méticuleux, enregistrait tout dans de nombreux ordinateurs qui furent saisis lors de la prise du camp. Des extraits de ses innombrables mails sont même lus en voix off ou utilisés pour reproduire le verbatim des échanges avec Jean-Pierre Gontard, négociateur suisse (que les FARC avaient eux-mêmes choisi) qui, à force de longues et patientes argumentations, parvint à faire libérer des milliers d’otages (dont l’embarrassante Ingrid Betancourt). Ces précieuses archives ont également permis de reconstituer dans les moindres détails l’organisation de cette communauté clandestine entre 2002 et 2008. Soucieux d’avoir aux yeux des opinions publiques un statut légitime de combattants honorables, ils se devaient de faire régner l’ordre et la hiérarchie au sein du groupe. Chacun se voyait assigner des tâches précises, hommes et femmes quasiment à égalité. Le film dépeint ainsi une vie précaire, mais strictement structurée, rythmée par les réunions décidant de la gestion des combats, des déménagements hâtifs en cas de danger, des décisions graves à prendre. Il fallait aussi gérer les finances, assurer l’approvisionnement en produits de base, du shampooing aux armes. Pour ces séquences, Juan José Lozano a fait le choix du procédé technique de la rotoscopie (scènes enregistrées en studio sur fond vert, avec ensuite incrustation des personnages filmés), où le chromatisme glauque et l’imprécision graineuse des contours confèrent un surprenant effet d’étrangeté à des données factuelles pourtant très précises.
4Mais Jungle rouge s’inscrit aussi dans une dimension subjective de plus en plus prégnante au cours du film. Car s’accommodant mal du découragement progressif de ses troupes et de leur peu de résultats, Raùl Reyes perd progressivement contact avec la réalité. C’est à l’expression de ses fantasmes et de ses cauchemars que sont consacrées les séquences d’animation, créées par le deuxième réalisateur, Zoltan Horvath, célèbre spécialiste du genre. Le choix de couleurs vives dominantes, de contours contrastés, la présence de créatures fantastiques, omniprésentes dans l’imaginaire sud-américain, font alors entrer le film dans le registre pictural de l’art populaire latino, celui des fresques murales et des motifs textiles traditionnels (tels ceux des molas panaméens). La forêt luxuriante se transforme ainsi en labyrinthe oppressant, le gros anaconda jaune que l’on rencontre au début du film devient de plus en plus menaçant. Submergé par son hubris, obsédé par « la cause », Raùl s’imagine aussi figurer dans un défilé de leaders révolutionnaires, aux côtés de Marx, Lénine et Che Guevara.
5Jungle rouge s’avérait une entreprise risquée : film en binôme, esthétique visuelle mixte, alternance de séquences dans des styles totalement différents… Mais le résultat final est particulièrement réussi, l’entrecroisement des registres s’avère d’une rare homogénéité tout en conservant sa complexité. D’un côté, le film a voulu « capter l’âme des FARC et de leur radicalisation », se plaçant au plus près de l’intimité du groupe, mais sans jamais céder à la complaisance. Rien n’est éludé des exactions et de l’extrême violence dont les FARC ont pu faire preuve, ce qui leur a progressivement fait perdre le soutien populaire. En même temps, l’évocation circonstanciée de ce mouvement historique, important pour la Colombie et toute l’Amérique latine, s’ouvre sur un questionnement universel : comment réussir une utopie révolutionnaire, échapper aux excès reprochés à l’adversaire, à l’usure du pouvoir ? Raùl Reyes s’inscrit dans une lignée de légendes cinématographiques, aux côtés de Aguirre ou de Kurtz. Ironie ultime de l’histoire : le film sort au moment des élections colombiennes (juin 2022) qui amènent pour la première fois un président de gauche, lui-même issu de la guérilla. Mais il ne semble pas que la grande réforme agraire que revendiquaient les FARC des origines soit dans les projets immédiats du gouvernement…
Pour citer cet article
Référence papier
Anne-Marie Bidaud, « Jungle rouge, film de Juan José Lozano et Zoltan Horvath, 2021, 92 min. », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 155 | 2022, 201-203.
Référence électronique
Anne-Marie Bidaud, « Jungle rouge, film de Juan José Lozano et Zoltan Horvath, 2021, 92 min. », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 155 | 2022, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 20 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/20545 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.20545
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