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LIVRES LUS

Carolyn Merchant, La Mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique

Marseille, Wildproject, 2021, 454 p.
Mathilde Hermelin-Burnol
Référence(s) :

Carolyn Merchant, La Mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique, Marseille, Wildproject, 2021, 454 p.

Texte intégral

1L’ouvrage fondateur de Carolyn Merchant trouve enfin sa traduction française par Margot Lauwers, après sa première publication aux États-Unis en 1980. C’est la seule œuvre de l’historienne disponible en français à ce jour. Ce livre essentiel de sa carrière n’était auparavant accessible que dans sa version anglaise, dans un nombre réduit d’universités françaises et dans une réunion de textes écoféministes (Hache & Notéris, 2016). Cette édition s’accompagne de deux préfaces (1990, 2020) qui permettent de prendre la mesure de la réception critique du livre aux États-Unis et à l’international. Le livre se clôt par une postface rédigée par Catherine Larrère, qui fait la synthèse des acquis de la Mort de la nature et revient sur l’œuvre globale de Carolyn Merchant.

2Ce livre s’organise autour d’une idée principale : « réévaluer » les contributions de « pères fondateurs de la science moderne » du 16e au 17e siècle pour comprendre comment ils ont « reconceptualisé la réalité comme machine plutôt que comme organisme vivant » et rendu alors possible « la domination des femmes et de la nature » (p. 33). L’objectif est alors moins de développer une histoire des sciences que de montrer « les facteurs sociaux et intellectuels impliqués dans cette transformation » (p. 34), d’une manière transdisciplinaire mobilisant à la fois philosophie et histoire. Il s’appuie pour cela sur une dense synthèse historiographique alimentée par des études de cas précises associées à une riche iconographie. Le public de cet ouvrage ne se restreint pas aux spécialistes de l’histoire des sciences. En effet, Carolyn Merchant a comme objectif d’éclairer la situation écologique et féministe actuelle en revenant aux racines historiques de cette « mort de la nature » . Elle suggère pour cela régulièrement des parallèles avec la situation contemporaine, comme lorsqu’elle souligne la prégnance de l’image de la nature organique dans des mouvements écologiques contemporains.

3Les douze chapitres de l’ouvrage possèdent une forte cohérence interne qui peut permettre de les lire de manière autonome, bien que l’ouvrage rende compte d’une évolution chronologique du 16e au 17e siècle. Le premier chapitre pose les fondements de la métaphore féminine de la nature selon deux imaginaires antagonistes : la nature « mère nourricière » et sa face opposée, la nature « sauvage » et imprévisible. En croisant des sources à la fois littéraires, artistiques et intellectuelles, Carolyn Merchant montre que cette femme, métaphore de la nature, était pensée comme un organisme vivant et engendrait alors de fait des « contraintes normatives » (p. 71) et morales à l’image des débats du 16e siècle autour de l’exploitation minière des « boyaux » de la Terre-Mère. Les chapitres suivants vont déployer cette métaphore et montrer la lente disparition de la nature comme organisme vivant. Ils prennent souvent la forme d’études de cas, comme celle de la disparition de l’écosystème marécageux des fagnes anglaises associée au passage à une économie capitaliste. Ils analysent aussi la lente transformation des concepts du corps politique et du corps social, qui s’éloignent de la vision organique médiévale pour aller vers une appréhension davantage hiérarchique et centralisée.

4L’ouvrage souligne les nuances de cette transformation non linéaire avec la permanence de lectures organiques variées de la société à la Renaissance dans certains courants (néoplatonicien, magie naturelle) et utopies égalitaires (avec un beau développement sur le cas de la cité du Soleil de Campanella) dans le chapitre 4. Issu d’un article antérieur sur les femmes et les sorcières, le chapitre 5 est central. Il décrit une modification du statut des femmes où la vision négative, la femme comme source de désordre, devient progressivement dominante dans la société moderne. Il exploite en particulier les répressions contre les « sorcières » par l’Inquisition et le poids de la Réforme pour montrer comment progressivement le vocabulaire associé aux femmes se met à souligner le désordre de leurs mœurs et rend compte de la soumission (parfois violente) dont elles font l’objet. Le chapitre 6 souligne les effets sociaux et économiques de ce changement de vision de la femme, notamment à travers la prise de pouvoir progressive des chirurgiens sur l’accouchement et l’imposition du forceps au dépens des sages-femmes. Les chapitres suivants sont dédiés à l’imposition progressive du modèle mécaniste. Le chapitre 7 propose une relecture de l’idéologie de domination de la nature de Francis Bacon sous le prisme du statut social du philosophe lié au très patriarcal Jacques Ier et en tant que « miroir » de sa classe sociale. Les chapitres 8 et 9 dressent un panorama de la vision mécanique de la nature. Ils montrent comme la machine est à la fois une métaphore clé du discours des philosophes (Gassendi, Mersenne, Descartes) et un objet quotidien de plus en plus central. Elle acquiert dès lors un fort pouvoir symbolique, en particulier sous l’image de l’horloge (chapitre 9). Le mécanisme « transforme alors la nature en une chose effectivement morte, inerte et manipulable depuis l’extérieur » (p. 316). Il est au fondement de la pensée de Descartes sur la structure physique et ontologique de la nature. Le chapitre 10 montre l’application des « tendances rationalisantes inhérentes au mécanisme, mais appliquées à l’environnement naturel » (p. 345). Il permet alors de comprendre l’existence de formes de compromis entre ces deux visions, à l’image de ce que l’auteure nomme la « gestion managériale » du bois, matériau essentiel au commerce maritime et à l’industrialisation. Ces compromis existent aussi en philosophie, à l’image de la pensée vitaliste d’Anne Conway, philosophe anglaise ayant influencé Leibniz (chapitre 11). L’ouvrage se clôt par un chapitre consacré à la transformation de la « philosophie mécanique en science mécanique » (p. 400), qui souligne la subsistance d’une part de lecture organique chez Leibniz (à propos de sa philosophie vitaliste) et chez Newton dans ses dernières recherches sur la fermentation.

5Plus de quarante ans après sa première publication, l’ouvrage garde sa grande actualité, tout particulièrement quand il souligne l’inégale répartition des conséquences de la dégradation de l’environnement qui touchent avant tout les femmes et les plus pauvres, faisant alors écho au courant de l’environmental justice. Le « dilemme écologique » sur les limites de la croissance, sur la protection des ressources à l’origine de l’ouvrage, est aujourd’hui plus manifeste que jamais. Toutefois, la pensée écoféministe a depuis évolué et on ne peut que regretter l’arrivée si tardive de cette traduction française. Elle rend moins visible pour le lecteur contemporain le caractère précurseur de cet ouvrage majeur de l’histoire environnementale et écoféministe. La nouvelle préface de 2020 et la postface de Catherine Larrère – passeuse des travaux de Carolyn Merchant dans la sphère francophone (Larrère, 2012, 2015) – aident à mieux saisir l’évolution de la pensée de l’historienne dans ses œuvres postérieures et actualise quelque peu l’ouvrage par rapport aux théories écoféministes plus contemporaines comme celle du care (p. 438).

6Bibliographie :

7Émilie Hache et Émilie Notéris, Reclaim : recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016, 416 p.

8Catherine Larrère, « L’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 22, p. 105‑121, juin 2012.

9Catherine Larrère, « La nature a-t-elle un genre ? Variétés d’écoféminisme », Cahiers du Genre, vol. 59, n° 2, p. 103‑125, novembre 2015.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mathilde Hermelin-Burnol, « Carolyn Merchant, La Mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 155 | 2022, mis en ligne le 24 février 2023, consulté le 20 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/20560 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.20560

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