• 1 Zigmunt Bauman, La Vie liquide, Paris, Fayard, 2015.

1L’essor des théories conspirationnistes dans le monde d’aujourd’hui conduit à s’interroger sur ce phénomène. Apparue en 2017 sur des forums en ligne, QAnon est une des dernières théories du complot qui investit l’espace public et culturel. S’interrogeant sur sa naissance et sur ses techniques communicationnelles, une partie de la presse suggère un lien de filiation avec le mouvement contestataire du Luther Blissett Project et avec le roman écrit par sa cellule bolonaise, Q. Existe-t-il un dénominateur commun qui lie cette théorie et le Luther Blissett Project ? Le roman Q a-t-il réellement inspiré les complotistes ? Ne s’agirait-il pas de la manifestation métapolitique de groupes sociaux subalternes et d’une réponse culturelle à l’incertitude constante d’une « existence liquide1 » ? En retraçant la naissance de cette mouvance et en examinant les points de contact avec le projet Blissett, on tentera de comprendre si cette piste italienne est envisageable.

• 2 La théorie du Pizzagate naît de la surinterprétation de certains mails du camp démocrate, rendus pu (...)
• 3 Le but est d’extraire de ces jeunes victimes l’adrénochrome, une molécule produite par le corps dan (...)

2Le 4 décembre 2016, Edgar Madison Welch fait irruption dans la pizzeria Comet Ping Pong de Washington muni de deux pistolets et d’un fusil d’assaut. Il est persuadé que ce restaurant est le centre opérationnel d’un immense réseau de pédophiles dont la démocrate Hillary Clinton et le chef de sa campagne électorale, John Podesta, couvrent les méfaits2. Vampirisme, cannibalisme, viols collectifs d’enfants sont les actes criminels commis par cette clique3. Pour mettre fin à cette horreur, Edgar Madison Welch décide de prendre d’assaut le restaurant. Cependant, il ne trouve ni de sous-sol ni d’enfants à libérer.

• 4 « Do you guys know what this represent ? Maybe, it’s the calm before the storm ». À ce sujet, voir  (...)

4Les adeptes de QAnon croient que de dangereux et puissants dépravés sont les maîtres du monde et, en élargissant et enrichissant la théorie du pizzagate, ils estiment que l’ancien président Donald Trump mène une guerre secrète contre cet État dans l’État. Preuve en serait une phrase énigmatique prononcée par l’homme politique lors d’un discours le 6 octobre 2017 : « Voulez-vous savoir ce que c’est ? C’est peut-être le calme avant la tempête4 ». La tempête serait alors le jour de l’attaque contre le deep state. Suite à cette allocution, dans le peu conventionnel forum 4chan s’ouvre une discussion intitulée « Le calme avant la tempête », où commencent à circuler d’étranges messages. Appelés les « Qdrops », les poussières de Q, ils donnent vie et construisent la narration de QAnon, dont le maître du jeu est un mystérieux personnage : Q.

• 5 L’autorisation QClearence est en réalité un permis délivré par le département de l’Énergie concerna (...)

5Se présentant comme un haut fonctionnaire du gouvernement américain, sa signature renvoie à l’autorisation QClearance5, qui lui donnerait accès aux secrets d’État. Plusieurs hypothèses circulent quant à l’identité de cette figure énigmatique. Pour certains, derrière cette lettre se cache un groupe de militaires de haut rang qui soutiennent Donald Trump ; d’autres estiment que Q n’est personne d’autre que JFK junior. Sa mort dans un accident d’avion le 16 juillet 1999 ne serait pas réelle et, depuis vingt ans, il vivrait à Pittsburg, travaillant en tant que consultant financier sous le faux nom de Vincent Fusco. La forme en Q de sa tombe confirmerait cette théorie.

• 6 Arit John, « Qanon. Les complotistes qui n’attendaient que Trump », Los Angeles Times, 15/07/2020, (...)
• 7 La stylométrie est une technique qui utilise les statistiques pour étudier la syntaxe d’un texte et (...)
• 8 La première vague de messages s’étend du 28 octobre au 1^er décembre 2017 sur 4chan. Puis un second (...)
• 9 Wu Ming 1, Q di Qomplotto. QAnon e dintorni. Come le fantasie di complotto difendono il sistema, Ro (...)

6Pour le spécialiste des théories du complot Travis View, plusieurs personnes se cachent derrière Q : les variations de son mot de passe, les changements du trip code, c’est-à-dire l’ensemble de chiffres et de lettres qui relient les messages postés par la même personne sur les forums, et les différents styles d’écriture suggèrent que l’auteur des messages n’a pas toujours été le même6. L’agence suisse OrphAnalytics, qui analyse les textes selon la technique de la stylométrie7, arrive aux mêmes conclusions : deux auteurs se relayent8. Le fondateur de 8chan, Fredrick Brennan, soutient cette version en révélant qu’à partir de 2018, Q est incarné par les nouveaux propriétaires et gérants du site, Jim et Ron Watkins, ou un de leurs acolytes9.

• 10 La formule conspiracy theory of society est introduite en 1945 par Karl R. Popper dans La Société o (...)
• 11 cnrtl.fr

9Si en anglais le mot theory a une connotation négative10 qui renvoie plutôt aux opinions et aux conjectures, donc à des propositions non vérifiées, en français le mot « théorie » est beaucoup plus neutre, voire positif. Il indique un « ensemble de notions, de connaissances abstraites organisées en système11 ». Définir QAnon comme une théorie pose donc problème : cette définition laisserait glisser de simples rumeurs, des constructions douteuses dans le champ des constructions intellectuelles organisées et vérifiées. Ce qui caractérise QAnon en revanche est le manque absolu de vérification de ses affirmations. À ce propos, les chercheurs Helmut Anheier et Andrea Roemmele soulignent que QAnon n’est pas une théorie à proprement parler et expliquent :

• 13 « It is a movement united in mass rejection of reason, objectivity, and other Enlightenment values. (...)

10Cette analyse est partagée par Adrienne LaFrance, qui écrit : « C’est un mouvement uni dans le rejet massif de la raison, de l’objectivité et des autres valeurs des Lumières. Regarder QAnon, c’est voir non seulement une théorie du complot, mais la naissance d’une nouvelle religion13 ».

• 14 Russel Muirhead, Nancy L. Rosenblum, A lot people are saying : the new conspiracism and the assault (...)
• 15 À ce propos voir : <https://www.observatoire33.fr/une-s%C3%A9lection-d-articles-rang%C3%A9s-par-th% (...)

11En effet, dans QAnon il y a la figure d’un sauveur (Trump), des prophéties promettant un éveil et une multitude d’adeptes qui font référence à Q comme s’il s’agissait d’un saint. Tout comme une religion, QAnon se dispense des éléments factuels et prend la forme d’affirmations gratuites, parfois de dogmes. Russel Muirhead et Nancy L. Rosemblum14 parlent à ce propos de « conspiration sans théories », en faisant référence à ce manque de preuves et d’explications rationnelles au déroulement des faits. Dans une chaîne injustifiée de connexions, des éléments suffisent à fonder et légitimer l’interprétation. Pour les adeptes de QAnon, par exemple, les cravates jaunes de Donald Trump sont un signal indiquant la fin de la pandémie de Covid car, dans la marine, le drapeau jaune est utilisé pour signaler un bateau qui ne transporte pas de malades et, dans le code nautique, le jaune correspond à la lettre Q15.

• 16 Le scandale du Watergate en est un exemple. Il éclate en 1972, sa finalité était d’espionner les ad (...)
• 17 En juillet 2019, l’homme d’affaire Jeffrey Epstein est arrêté pour avoir abusé sexuellement de plus (...)
• 18 Drusilla Moorhause, Emerson Malore, « Here’s why BuzzFeed News is calling QAnon a “collective delus (...)

13À ce propos, Wu Ming 1 parle de complots « imaginés ». À la différence des complots réels16, qui ont un but clair, un nombre d’acteurs limité, sont imparfaits, ont une fin et sont profondément ancrés dans leur époque, les complots imaginés sont flous, le nombre de participants est illimité et le déroulement est excessivement cohérent : tout événement qui se produit est prévu et suit une logique inébranlable17. De ce fait, ils peuvent se poursuivre à l’infini, ils vont au-delà de l’histoire, de toute époque et de tout contexte. QAnon appartient à cette deuxième catégorie. Les journalistes du site Buzzfeed définissent QAnon comme une « collective delusion18 », pour souligner l’ampleur de cette mouvance et sa plus grande dangerosité par rapport aux théories du complot. S’approchant de la religion, en renversant les valeurs et la grille d’analyse des faits, en proposant une rhétorique des petits contre les grands, QAnon est un vecteur de désinformation. Le démontre le premier message de Q apparu le 28 octobre 2017 sur le forum 4chan :

• 20 En collaboration avec Tracy Diaz, une youtubeuse d’extrême droite, ils publient sur YouTube une vid (...)
• 21 Joseph Menn, « QAnon received earlier boost from Russian account on twitter, archives show », Agenc (...)

14Depuis, Q a posté plus de 4 500 messages repris rapidement par la propagande d’extrême droite. Le modérateur du forum 4chan, Coleman Rogers, et sa femme, Christina Urso, les diffusent20. Entre 2018 et 2019, le hashtag QAnon arrive à 17 000 utilisations21 et les vidéos sont de plus en plus visionnées, notamment sur YouTube. La communauté s’élargit, sort des forums et envahit l’espace public. La première incursion de QAnon dans le monde réel a lieu le 7 avril 2018 à Washington. Deux cents personnes se donnent rendez-vous pour une manifestation en faveur de Q et de ses théories.

• 22 Cité par Wu Ming 1, « Come nasce una teoria del complotto e come affrontarla, prima parte », intern (...)

15Le 31 juillet 2018 marque un tournant majeur dans l’aventure QAnon : lors de son discours à Tampa en Californie, Donald Trump est accueilli par une foule habillée de t-shirts représentant des Q et brandissant des pancartes au slogan « Nous Sommes Q ». Sur le forum 8chan, Q commente : « Bienvenue dans le mainstream. Nous savions que ce jour serait arrivé22 ».

• 23 Le 15 juin 2018, Matthew Pat Wright bloque avec un camion blindé le pont Tillman Bridge, au Nevada. (...)
• 24 Raphaëlle Rérolle, « Aux sources de QAnon, un collectif italien d’extrême gauche qui aurait malgré (...)

16Commence ainsi une nouvelle phase : d’une part les actes répréhensibles perpétrés par les adeptes se multiplient et deviennent plus violents23, et d’autre part QAnon infiltre le discours politique officiel. Il tisse un lien étroit et ambivalent avec le monde politique institutionnel en remobilisant un répertoire d’actions qui rappelle la désobéissance civile et les techniques de guérilla communicationnelle utilisées par d’autres mouvements. Dans un article paru le 14 août 2018 dans le journal l’Humanité, on suggère que QAnon trouverait son inspiration dans le mouvement du Luther Blissett Project et dans le roman Q, écrit en 1999 par sa cellule bolonaise. La journaliste Raphaëlle Rérolle, dans Le Monde24, suit cette thèse et parle à son tour d’une « piste italienne ». Est-il vraiment possible que dans les pratiques de QAnon transpirent en filigrane le livre et les pratiques de la guérilla de l’information mis en place par le Luther Blissett Project ?

• 25 Le pseudonyme emprunte le nom d’un footballeur jamaïcain, meilleur buteur du championnat d’Angleter (...)

17Le nom Luther Blissett25 désigne un mouvement bigarré qui s’étend dans toute l’Europe et en Amérique du Nord jusqu’en 1999 environ. En Italie, la cellule la plus active du mouvement se trouve à Bologne. Aujourd’hui, elle est devenue le collectif littéraire Wu Ming. Formé par trois anciens blissett, Roberto Bui (Wu Ming 1), Giovanni Cattabriga (Wu Ming 2) et Federico Guglielmi (Wu Ming 4), ce collectif revendique une approche démocratique de l’écriture : les histoires doivent naviguer, se construire et se déconstruire, l’auteur n’étant qu’un médium parmi tant d’autres. Pour cela, le groupe utilise le pseudonyme « Wu Ming », qui en chinois mandarin signifie « sans nom » ou « cinq noms », du nombre initial de ses membres.

• 26 Luther Blissett, Totò, Peppino e la guerra psichica, Turin, Einaudi, 1996.
• 27 Le canular « Harry Kipper » est emblématique du modus operandi du groupe. Le 4 janvier 1995, l’agen (...)

18Entre Mail Art, influences situationnistes et de culture jamming, la guérilla médiatique est l’arme utilisée par l’ancêtre de Wu Ming pour répondre à une forte insatisfaction envers la tradition politique, aussi bien de droite que de gauche. Partant du principe qu’il est possible d’agir à l’intérieur du système contre lequel on lutte, le projet Blissett consiste à infiltrer les médias avec toutes sortes de canulars, de fausses nouvelles, d’impostures, dans le but, non pas de dévoiler leur nature mensongère, mais plutôt d’« exorciser la désinformation26 » qu’ils exercent pour ainsi réduire leur pouvoir et leur impact27.

• 28 À ce propos voir : Wu Ming, Giap ! Storie per attraversare il deserto dagli autori di Q e 54, Turin (...)
• 29 Wu Ming, « Dieci anni fa usciva Q », Giap ! #6, <http://www.wumingfoundation.com/italiano/Giap/giap (...)

20En Italie, le roman est un symbole de lutte, un manifeste politique et une allégorie de la contemporanéité : les révoltes des paysans allemands deviennent la métaphore de la lutte contre le pouvoir des banques, la globalisation économique et l’exploitation des pauvres. Dans la péninsule, le roman a été également utilisé comme référence par le mouvement altermondialiste, dont les auteurs font activement partie28. Les mots du protagoniste Thomas Müntzer, « omnia sunt communia », sont écrits sur les banderoles, les flyers, les pancartes dans les manifestations, et on les trouve gravés sur les murs des villes. Dans le forum du mouvement, les noms des personnages du livre29 sont utilisés pour signer des billets militants.

• 30 Wu Ming 1, op. cit., p. 57.

22Le premier à faire le lien entre QAnon, le Luther Blissett Project et le roman Q est Florian Cramer, professeur de culture visuelle à la Willem de Kooning Academy à Rotterdam et ancien blissett. « Il paraît que quelqu’un a pris l’ancien manuel de jeu de Luther Blissett et il en a fait une théorie du complot pour l’alt-right30 », écrit-il aux camarades bolonais. Suite à ce message, les anciens blissett écrivent plusieurs tweets suggérant que le mystérieux Q aurait trouvé son inspiration dans le roman et dans l’aventure du Luther Blissett Project.

• 31 À ce propos voir : Antonella Beccaria, Bambini di Satana. Processo al diavolo : i delitti mai comme (...)
• 32 Au même moment, en Belgique, éclate l’affaire Dutroux, du nom de l’auteur de plusieurs viols et meu (...)

24Enfin, les accusations de pédophilie portées par QAnon rappellent une affaire judiciaire éclatée en Italie à la fin des années 199631 et où le Luther Blissett Project a joué un rôle central : « I bambini di satana » (Les enfants de Satan). Les membres de l’association bolonaise « Les enfants de Satan » sont accusés de violences sexuelles sur un petit garçon de 3 ans, ainsi que de profanation de tombes et d’utilisation de cadavres dans des rituels sataniques. Organisant une véritable campagne de contre-information, Luther Blissett dénonce le manque de fondements de cette action en justice, l’ambiance de panique et de soupçons irrationnels, l’engouement médiatique et le manque de respect des garanties constitutionnelles qui caractérisent aussi bien le travail de la presse que celui des institutions juridiques32. En outre, Luther Blissett intervient matériellement dans cette affaire. Il envoie à la presse locale des colis anonymes avec des restes d’animaux, en suggérant un lien avec l’association incriminée, des lettres où des faux témoins affirment avoir vu des messes sataniques ou avoir trouvé des restes de rites, des squelettes et des croix. Sans aucune vérification préalable, ces éléments sont systématiquement repris par la presse locale et nationale, jusqu’à arriver au tribunal. Une fois dévoilé, le récit mensonger de Luther Blissett participe à disculper les accusés. L’affaire se conclut en 2004, lorsque la cour d’appel de Bologne déclare les prévenus innocents et leur attribue une indemnisation de cent mille euros.

• 33 Ryan Broderick, « People think this whole QAnon conspiracy theory is a prank on Trump supporter », (...)
• 34 Thomas Lemahieu, « Puissance de la fiction. Si un roman crée un tel tsunami, la littérature compte (...)
• 35 Andy Cush, « The QAnon conspiracy theory is now subject to its own conspiracy theories », spin.com, (...)
• 36 Ben Devis, « Is the QAnon Conspiracy the Work of Artist-Activist Pranksters ? The Evidence for (And (...)
• 37 Rosalba Castelletti, « Se i cospiratori americani si ispirano ai Wu Ming », La Repubblica, 10/08/20 (...)
• 38 Raphaëlle Rérolle, art. cit.

26Avec ses tweets et les différentes interviews données à la presse étrangère, c’est le collectif Wu Ming lui-même qui suggère cette possibilité, reprise ensuite par plusieurs journaux (Buzzfeed33, l’Humanité34, Spin35, Artnet36, La Repubblica37, Courrier international et Le Monde38). Wu Ming souligne à plusieurs reprises que l’histoire de QAnon a « comme un je ne sais quoi de familier […] » et que certains de ses messages « semblaient citer des extraits de Q » tout en « reproposant les fantasmes sur la pédophilie et le satanisme ».

• 39 « Aucun des journalistes qui menaient des enquêtes de longue haleine sur ce phénomène n’avait saisi (...)

28Toutefois, cette influence italienne ne peut en aucun cas être démontrée et le lien entre les deux phénomènes n’est pas aussi évident. Les éléments partagés étant assez généraux, il est impossible d’affirmer avec certitude que ce mystérieux Q a trouvé son inspiration auprès du collectif italien. C’est peut-être pour cela que, comme le remarque Wu Ming 139, cette piste italienne a été snobée par une partie des journalistes qui enquêtaient sur le phénomène QAnon. Dans le Wikipedia anglais, par exemple, on peut lire :

• 41 Voir la définition de spéculer : « se livrer à des études, des recherches abstraites, théoriques » (...)

29Wu Ming ne peut donc que « spéculer41 » : il peut tirer un profit publicitaire de cette affaire, mais il ne peut qu’avancer une simple hypothèse quant à son influence. Aucun élément concret ne prouve un lien quelconque entre le collectif d’auteurs italiens et QAnon. Le roman Q n’a eu qu’un modeste succès aux États-Unis et le Luther Blissett Project n’a eu qu’un faible retentissement auprès du grand public. À ce propos, le critique d’art Ben Devis préfère s’éloigner de cette piste italienne pour privilégier une analyse critique d’envergure plus large :

• 43 Marie-France Chambat-Houillon, « Enquête sur les ambiguïtés d’un canular médiatique », Communicatio (...)
• 44 Jean-François Jeandillou, « Inesthétique de la réception », dans Jean-Olivier Majastre et Alain Pes (...)

31Un canular médiatique naît comme un élément de déstabilisation socio-politico-culturelle : on introduit dans le flux informationnel une nouvelle mensongère, qui a pour but de démasquer la fausseté du système. Comme le souligne Marie-France Chambat, les conditions du succès d’un canular reposent sur son caractère sporadique, sur sa brièveté et sur son dévoilement final. Il doit s’agir d’une parenthèse du système discursif général, qui doit être de courte durée et acquiert toute sa valeur au moment de la révélation. Sa démystification est essentielle, « afin d’éviter qu’il ne soit assimilé soit à un geste gratuit, à un pur divertissement, soit à un discours fallacieux43 ». À ce propos, Jean-François Jeandillou affirme que « tout canular a pour objectif de dissimuler pour mieux révéler, de tromper pour mieux dessiller44 ».

• 45 Enrico Manera, « La Q di Qomplotto. Qanon e dintorni », doppiozero.com, 20/07/2021, disponible sur  (...)

33Puisqu’il est impossible d’affirmer avec certitude sa nature canularesque destinée à déstabiliser la droite américaine, on pourrait qualifier QAnon comme un symptôme des « pathologies informatives tératomorphes45 » de la contemporanéité, c’est-à-dire le résultat d’un système informationnel malade et aux apparences monstrueuses, où l’ironie est la tonalité émotive et culturelle que l’on exhibe à tout va et où l’offre médiatique répond à une boulimie du système.

• 46 Wu Ming 1, op. cit., p. 138.

34En effet, l’usage de l’ironie aujourd’hui n’a pas la même portée que dans les années 1980-1990. Utilisée pour briser les liens hiérarchiques, pour créer de nouvelles unités de sens et pour fonder des connexions surprenantes, elle a perdu aujourd’hui de sa valeur polémique. Les stratégies des tactical media, la critique par le biais de la satire, de la désinformation et de la feinte n’ont plus leur place puisque l’infosphère est devenue elle-même mainstream. À la différence des premières formes de guérilla médiatique, qui se développaient surtout dans un internet pratiqué et fréquenté par un nombre restreint de personnes, aujourd’hui l’environnement médiatique est accessible au plus grand nombre. Dans les actions de détournement et de manipulation informationnelle de Luther Blissett et des activistes des années 1990, fomenter puis démasquer un canular avait un effet radical. Aujourd’hui, en revanche, le canular ne marche plus, il est rapidement désamorcé et, comme le souligne Wu Ming 1, il « aide tout simplement à nourrir une souche du virus paranoïaque qui, ensuite, devient de plus en plus difficile à soigner46 ».

• 47 Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1978-1 (...)
• 48 On peut citer comme exemples les gouvernements de Juan Domingo Perón en Argentine, Lázaro Cárdenas (...)

37Plutôt que de canular, de blague de gauche échappée au contrôle, on pourrait définir QAnon comme la manifestation d’une « crise conjoncturelle » qui s’insère dans le contexte d’une vaste « révolution passive47 », c’est-à-dire un type de processus politique ambivalent qui vise à une modernisation tout en s’assurant que les inégalités de classe ne soient pas fondamentalement remises en cause48. Dans le panorama socio-politico-culturel contemporain, mis à rude épreuve par la pandémie et par un système économique ultralibéral, QAnon serait une réponse culturelle à une société toujours plus inégalitaire, instable et violente. Cette mouvance conspirationniste pourrait être envisagée comme une nouvelle forme de guerre culturelle, à savoir une guerre qui se fonde sur l’idée de répondre au pouvoir par un contre-pouvoir culturel.

• 49 Pierre-André Taguieff, « Origines et métamorphoses de la nouvelle droite », Vingtième siècle. Revue (...)

38À ce propos, le politologue Pierre-André Taguieff identifie trois points essentiels pour mener une guerre culturelle : la pénétration des milieux médiatiques et universitaires afin d’y implanter une contre-culture de droite, l’organisation d’une contre-offensive intellectuelle concertée et l’établissement de différentes passerelles entre les lieux culturels conquis et les partis politiques de droite afin de réformer intellectuellement ces derniers de l’intérieur49.

• 50 Arith John, art. cit.

39Or, le mode opératoire de QAnon n’adhère pas complétement à ces critères : la pénétration des milieux médiatiques n’est que partielle, touchant majoritairement les réseaux sociaux ; QAnon n’a pas investi non plus les milieux culturels institutionnels, comme les universités. N’étant pas un groupe organisé, avec une structure interne précise et rigoureuse, QAnon n’a pas mené une contre-offensive intellectuelle concertée. À la différence d’autres organisations historiques de droite, comme la Nouvelle École ou le GRECE français, cette mouvance ne s’est pas dotée d’un apparat culturel et intellectuel fort qui, par ailleurs, pourrait lui donner un vernis honorable. À l’instar des modes de communication « fluides » contemporains, QAnon met en place une « métapolitique » plutôt embryonnaire et fragmentée, qui n’a que peu d’impact sur le long terme. Preuve en est l’interdiction des comptes associés à QAnon par les réseaux sociaux tels que Twitter et Facebook, la prise de distance du mouvement de la part des personnalités politiques qui embrassaient ou relayaient la théorie du complot, comme la candidate de Géorgie Marjorie Taylor-Green et Lauren Boebert dans le Colorado, ou encore le refus de reconnaître directement cette théorie de la part du gouvernement américain50.

• 51 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Lonrai, Éditions de Minuit, 2015.

42Hannah Arendt rappelle que c’est lorsque l’histoire connaît des ruptures ou de brusques accélérations, lorsque le sens des événements échappe à l’homme ordinaire, que fleurissent les théories complotistes. Les hommes ont un besoin constant de donner aux conditions chaotiques un semblant de cohérence. Au niveau politique, ces narrations ne peuvent pas être définies comme de simples fantaisies, car leur large diffusion est le symptôme d’un réel mal-être social et culturel. Comme le souligne Jean-François Lyotard, le problème essentiel est celui de la légitimation du savoir, indissociablement connexe à l’éthique et au politique51.

• 52 La référence est ici empruntée à Karl Popper qui, dans Le Mythe du cadre de référence, affirme que (...)

43Ce qui devient urgent et essentiel est alors de faire en sorte que le lien fiduciaire avec les institutions puisse être restauré et sauvegardé, de combler le fossé épistémique que la contemporanéité « liquide » creuse et qui désoriente la population tout en déconsolidant la démocratie. Il s’agit d’opposer à cette « invention poétique52 » toxique une « invention critique » qui permette de décrypter le régime de vérité, l’épistemé, le discours de la société à laquelle nous appartenons. En dernier ressort, il s’agit de travailler sur d’autres formes de réenchantement, sur d’autres mythes et d’autres histoires qui, plutôt que d’évincer les expériences vécues, la précarité, les frustrations et la réalité, fassent découvrir des mondes qui se placent en continuité avec elles et permettent de mieux les comprendre, les appréhender et d’imaginer d’autres manières de concevoir et d’organiser cette réalité.