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LIVRES LUS

Jean Freney (dir.), De la peste de Justinien à la covid-19. Histoire des infections à Lyon

Lyon, EMCC, 2021, 448 p., 40 €
Pierre Crépel
Référence(s) :

Jean Freney (dir.), De la peste de Justinien à la covid-19. Histoire des infections à Lyon, Lyon, EMCC, 2021, 448 p., 40 €

Texte intégral

1En ces temps de pandémie, les ouvrages portant sur la philosophie, l’éthique, la sociologie et l’histoire des maladies infectieuses se sont multipliés. Il nous semble intéressant de présenter celui-ci, rédigé par dix-sept auteurs (dont cinq femmes), préfacé par un membre de l’Académie française (Jean-Christophe Rufin), très bien illustré, et dont le coordinateur a écrit plus de la moitié des chapitres.

2C’est un livre de facture très classique, qui n’a pas l’ambition de se situer dans les nouveaux courants très sociologiques de l’histoire, ni celle d’adopter un point de vue critique vis-à-vis des institutions ou de l’ordre établi. Les auteurs sont issus des sciences médicales ou assimilées : médecins, chirurgiens, vétérinaires, microbiologistes, presque tous retraités. S’ils ne sont pas historiens de formation, ils ont tous un intérêt marqué pour l’histoire de leurs disciplines et se sont documentés sérieusement à cet égard.

3L’ouvrage se compose de 28 chapitres ; ceux numérotés 6-22 et 28 sont relatifs à des infections particulières ; les autres sont plus généraux ou portent sur des institutions publiques ou privées. Leurs longueurs oscillent entre quelques pages et une quarantaine. Une annexe rappelle le sens des principaux termes employés, mais l’ensemble reste largement lisible sans connaissances médicales préalables. Il aborde aussi bien les temps anciens que les derniers siècles et le présent. L’histoire des diverses maladies et des organismes occupés à en rechercher les causes, à les prévenir, à les traiter, est décrite essentiellement à travers l’action des « grands hommes » : médecins, hygiénistes, biologistes, etc.

4Le sous-titre, Histoire des infections à Lyon, ne doit pas tromper, il ne s’agit pas d’une histoire purement locale, tous les chapitres sont resitués dans le cadre d’une histoire mondiale. Lyon est d’ailleurs un très bon poste d’observation pour cela : la ville n’est ni trop grande ni trop petite, c’est depuis toujours un carrefour important et, enfin, son rôle en matière d’infectiologie est pionnier. C’est pourquoi ce choix géographique, d’apparence limité, est peut-être en fait un moyen plus efficace qu’une ambitieuse histoire générale des infections, pour aborder pertinemment tous les enjeux.

5Souvent tétanisés par la peur de « l’anachronisme » (ou par la limite de leurs connaissances sur les sciences actuelles), de nombreux historiens des sciences répugnent à donner aux faits anciens quelque éclairage moderne. Ce n’est pas le cas ici, mais les auteurs ne tombent pas pour autant dans la naïveté historique et dans la confusion des époques. Ils savent fort bien que la nature « microbienne » (pour parler vite) des infections n’a été élucidée qu’à partir de la seconde moitié du 19e siècle. Avant cela, on hésitait ou on polémiquait entre ceux qui attribuaient ces maladies à des petits animaux invisibles et ceux qui croyaient aux « miasmes », sortes de vertus malfaisantes de l’air ambiant. Le caractère contagieux ou non de telle ou telle maladie épidémique restait très flou et controversé.

6Chaque chapitre relatif à une infection particulière a, dès sa seconde page, un encadré pédagogique sur l’agent infectieux (bactérie, virus, parasite, champignon, prion) et sur le mode de transmission. Cet encadré n’est pas mélangé au corps principal, ce qui protège des anachronismes. Ainsi est-il clair, d’emblée, que les chapitres 6-15 sont consacrés aux infections bactériennes (pestes, choléra, typhoïde, fièvres puerpérales, tuberculose, lèpre, diphtérie, tétanos, charbon, maladie de Lyme) et les 16-19 aux infections virales (variole, rage, grippes, poliomyélite), le 20 à une infection parasitaire (paludisme) ; les chapitres 21 et 22 traitent de maladies vénériennes ou cutanées dues à des agents infectieux variés. Bien entendu, les bactéries et les virus, pour ne parler que d’eux, présentent de grandes variétés, qui sont précisées dans l’annexe et dans les encadrés. Les traitements par antibiotiques ne concernent que les infections bactériennes et n’ont commencé que vers le milieu du 20e siècle, même s’il y a eu quelques anticipations comme celles de Gabriel Roux et d’Ernest Duchesne, avec la thèse du second portant en 1897 sur l’« antagonisme entre les moisissures et les microbes » (p. 31). En revanche, ce qu’on appelle communément les vaccins, et dont le but est préventif, a une histoire plus ancienne, qui remonte au 18e siècle, voire à une plus haute antiquité à titre très empirique pour la variole.

7Étudier l’histoire des infections en un lieu, c’est forcément aussi étudier celle de l’alimentation en eau potable, des cimetières et de leurs pollutions, des boucheries et des abattoirs, des hôpitaux et des prisons (de la promiscuité et de l’air à l’intérieur), du ramassage des ordures, des fosses d’aisance, des inondations. C’est également l’histoire de l’organisation sanitaire : les « bullettes » (équivalent des tests négatifs), les quarantaines, les orientations des vents, le « parfumage » (c’est-à-dire les désinfections). Les auteurs notent à ce sujet « la clairvoyance de ces hommes du 17e siècle qui, avec le peu de connaissances dont ils disposaient, avaient compris que l’agent inconnu de la peste pouvait être détruit efficacement, même s’ils ignoraient qu’ils fabriquaient sans le savoir de réels bactéricides » (p. 122) : en quelque sorte, le bon côté des médecins et administrateurs du temps de Molière. Alors qu’on n’avait pas les moyens d’identifier les agents infectieux (et cela jusqu’au dernier tiers du 19e siècle), qu’on ne comprenait pas si des maladies étaient ou non contagieuses, on assiste néanmoins à une longue marche vers l’antisepsie et l’asepsie. Cette question n’est pas examinée à part, mais répartie entre plusieurs chapitres, elle relève en effet autant de l’organisation de la médecine hospitalière que des recherches sur les causes de maladies particulières ou des efforts administratifs en vue de l’hygiène publique.

8Nous allons maintenant évoquer quelques aspects transversaux mis en évidence par cet ouvrage. Un premier point frappant – et souvent insuffisamment souligné – concerne les liens étroits entre la médecine humaine et la médecine vétérinaire dans la prévention et le traitement des infections. Certes, tout le monde sait que les rats et les puces ont quelque rôle dans la peste ou que les chauves-souris sont à l’origine de la transmission de divers nouveaux virus. Mais on insiste trop peu sur les interactions entre recherches vétérinaires et médicales qui ont permis d’y voir plus clair aux 19e et 20e siècles. Lyon a tenu une place déterminante à cet égard (p. 83-88, 258-275). Premièrement, c’est à Lyon qu’a été créée, en 1761, la première école vétérinaire du monde (par Claude Bourgelat et avec l’appui du grand ministre Henri-Léonard Bertin, également à l’origine de la plupart des sociétés d’agriculture). L’étude des épizooties et la lutte contre leurs ravages ont joué un rôle fondamental dans les succès ultérieurs de Pasteur ou des Mérieux. Au 19e siècle, Auguste Chauveau (1827-1917) et Saturnin Arloing (1846-1911) ont dégagé la nature corpusculaire des infections. Victor Galtier (1846-1908) est à l’origine du vaccin contre la rage : Pasteur était venu rendre visite à Chauveau en 1880 et celui-ci lui expliqua l’état des travaux de Galtier (p. 268-270).

9Il se dégage d’ailleurs de ce livre une vision équilibrée vis-à-vis de Pasteur et de sa légende. Jusqu’aux années 1970, celui-ci a été présenté à peu près unilatéralement comme un héros et bienfaiteur de l’humanité, désintéressé – il va sans dire –, et puis les historiens ont mis en évidence son sens de la publicité et du vedettariat, son entregent, sa propension à ne même pas citer ceux dont il avait puisé les idées ou les découvertes. Les deux côtés sont vrais. Nous venons d’évoquer ce que l’école de Pasteur devait à Chauveau, Arloing et Galtier, à propos de la rage ; il faut aussi souligner le rôle de Henry Toussaint (1847-1890), à propos du charbon ; il est vrai que ceux-ci n’ont pas toujours vraiment compris l’importance de leurs découvertes ou en ont été empêchés par diverses raisons. Pasteur, bien sûr très inventif, fut aussi un maître dans l’art de transformer les découvertes isolées en un changement généralisé d’attitude envers les infections, faisant système. Il ne fut pas le seul, ni dans la France de 1871-1914, ni en Allemagne (alors détestée en France), ni ailleurs. De toute façon, sans vouloir occulter le rôle des personnalités, on constate que, dans le dernier quart du 19e siècle, beaucoup de ces idées étaient dans l’air. Nombreux étaient les savants qui ont fait enfin sauter les verrous s’opposant à la compréhension des agents infectieux et aux moyens de s’attaquer à leurs ravages.

10L’ouvrage fait aussi toucher du doigt l’interdépendance entre le public et le privé en matière de santé : de médicaments, de vaccins, de sérums, d’analyses biologiques (tant pour la recherche que pour la production). Le cynisme actuel des patrons de Pfizer ou de Moderna et de leurs soutiens politiques, la volonté d’empêcher la levée des brevets, dont tout le monde a compris qu’elle multiplie les morts à travers la planète, sont-ils des phénomènes nouveaux ? Oui et non…

11Il est, par exemple, intéressant de suivre sur un siècle l’histoire de l’Institut bactériologique de Lyon (1900-1954), puis de l’Institut Pasteur de cette même ville (1954-1995). Les interactions entre les recherches « pour la science » et les développements des affaires sont permanents. L’histoire (un peu écrite à l’eau de rose) de la famille Mérieux, de leurs innovations parfois fulgurantes… et des gens qui ont travaillé avec et pour eux, le montre bien. Ce n’est pas unilatéralement l’argent ou la science qui déterminent la suite des processus. On voit l’importance d’une recherche qui ne soit pas finalisée à l’extrême, mais aussi la nécessité parfois de cibler avec la plus grande énergie un problème particulier.

12Certaines infections n’atteignent que les pays pauvres, toujours colonisés ou dominés. D’autres ont surtout fait des ravages dans les classes inférieures des pays riches, à cause des conditions de salubrité (air, humidité, hygiène, promiscuité), tant dans l’habitation qu’au travail. Souvent aussi, toutes les classes sociales sont touchées, mais pas de la même manière ni avec la même intensité. Il est intéressant de noter qu’un ouvrage dont l’objectif n’est pas le militantisme anticapitaliste le souligne clairement, en donnant des faits et exemples très concrets. On lira par exemple le passage intitulé « Tuberculose, maladie de la misère » (p. 165-167), qui confirme ce qu’on sait depuis longtemps à ce sujet, mais en montre les spécificités chez les ouvriers en soie, les concierges, les postiers et les mariniers. Or, cette vulnérabilité des pauvres ne se réduit pas à la phtisie, on en voit des preuves éparpillées dans le livre pour presque toutes les maladies.

13Quand on sort de la lecture de cet ouvrage, montrant l’accumulation des horreurs consécutives aux épidémies de peste, de choléra, de tétanos, de croup, l’impuissance face à leur survenue jusqu’au 19e siècle et parfois au milieu du 20e (pour la tuberculose et la poliomyélite), et encore aujourd’hui pour bien d’autres maladies dans les pays dits du Sud, on ne peut s’empêcher de constater l’ampleur des progrès de toutes sortes dans les domaines de la prévention, du diagnostic et du traitement des maladies infectieuses. Certes, toute vision unilatérale et linéaire de l’histoire est trompeuse. On aime, au contraire, aujourd’hui, mettre en évidence exagérément « les dégâts du progrès ». L’utilisation du mot « progrès » au singulier, avec un article défini, et sans complément de nom (les progrès de quoi ?) laisse entendre une voie royale, admettant tout juste quelques accrocs inévitables. Ici encore, l’analyse des situations concrètes est irremplaçable. Toutefois, il est difficile de regretter ce qu’était la médecine avant Claude Bernard...

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre Crépel, « Jean Freney (dir.), De la peste de Justinien à la covid-19. Histoire des infections à Lyon »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 156 | 2023, mis en ligne le 06 juin 2023, consulté le 26 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/21600 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.21600

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Auteur

Pierre Crépel

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