Jean-Numa Ducange, Quand la gauche pensait la nation. Nationalités et socialismes à la Belle Époque
Jean-Numa Ducange, Quand la gauche pensait la nation. Nationalités et socialismes à la Belle Époque, Paris, Fayard, 2021, 330 p., 23 €.
Texte intégral
- 1 Voir les ouvrages d’Éric Anceau et Henri Temple (dir.), Qu’est-ce qu’une nation en Europe ?, Paris, (...)
- 2 Voir par exemple La Révolution française et la social-démocratie. Transmissions et usages politique (...)
- 3 Voir par exemple Jean-Numa Ducange et Mohamed Fayçal Touati, Marx, l’histoire, les révolutions, Par (...)
- 4 Georges Haupt, Michael Löwy et Claudie Weill (dir.), Les Marxistes et la question nationale, 1848-1 (...)
- 5 Signalons néanmoins, sur le cas français, Philippe Darriulat, Les Patriotes : la gauche républicain (...)
1Les publications récentes d’ouvrages autour de la notion de nation1 confirment la persistance d’un questionnement social et politique sur ce thème, à une époque où l’échelle nationale est concurrencée par la construction d’ensembles supranationaux tels que l’Union européenne. Jean-Numa Ducange choisit ici de s’intéresser aux liens entre la nation et la gauche, plus précisément le mouvement social-démocrate à la Belle-Époque. En effet, il inscrit son ouvrage dans la lignée de ses recherches sur les social-démocraties allemande et autrichienne, recherches par lesquelles il a notamment interrogé l’influence de la Révolution française sur les mouvements socialistes2. Ce nouveau livre lui permet de poursuivre plus largement ses réflexions sur le marxisme3 et la place du mouvement socialiste dans la vie politique au tournant du 20e siècle. Depuis l’anthologie publiée en 1974, Les Marxistes et la question nationale, 1848-19144, la relation entre marxisme et question nationale n’a été que peu abordée en France5.
2Jean-Numa Ducange se penche sur les échanges intellectuels et la circulation des différentes conceptions de la question nationale au sein des Empires allemand et austro-hongrois. Il interroge ainsi les rapports à la nation dans le monde germanique de la fin du 19e siècle. L’ouvrage suit une trame généralement chronologique, mais l’auteur mobilise différents thèmes transversaux. Il démontre comment la diversité des revendications nationalistes, en particulier en Europe, a contraint les sociaux-démocrates allemands à se saisir de la question du nationalisme d’un point de vue théorique. Cette question est d’autant plus importante qu’elle a rencontré un écho au sein même du mouvement socialiste.
3L’auteur met en perspective une sorte d’accommodement de la social-démocratie allemande au nationalisme ou, pour le dire de manière moins polémique, à une vision nationale de son propre rôle dans l’histoire (chapitre 4). Les principaux dirigeants ou théoriciens du SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands), comme August Bebel ou Karl Kautsky, développent dès lors une vision de l’histoire qui doit non seulement montrer le rôle essentiel du mouvement social-démocrate allemand, mais aussi devenir le ferment d’une histoire ouvrière qui pourra rassembler le prolétariat allemand. De ce fait, certains épisodes de l’histoire nationale allemande sont présentés comme des modèles, comme la révolution de 1848, à laquelle ont participé des figures emblématiques comme Karl Marx, Friedrich Engels ou Wilhelm Liebknecht. En cela, elle se rapproche des ambitions de Jean Jaurès et de son Histoire socialiste de la Révolution française. Cette conception, finalement assez « nationale », de la social-démocratie allemande a une visée presque hégémonique (chapitres 1 et 2) à l’échelle de la social-démocratie internationale.
4Elle est toutefois contrebalancée par l’aile gauche du parti, plus fermement internationaliste, qui combat frontalement les thèses « révisionnistes », à qui les succès électoraux donnent un écho croissant (chapitre 6). Ces « révisionnistes » veulent réviser l’apport de Marx dans la social-démocratie et mettent l’accent sur la conquête du pouvoir par les élections plutôt que sur une révolution, hypothèse qui paraît de plus en plus douteuse à la fin du 19e siècle. Jean-Numa Ducange s’attarde en particulier sur la place de leur « bulletin mensuel », les Sozialistische Monatshefte, dirigé par Joseph Bloch. Il montre par ailleurs qu’aux côtés de commémorations spécifiquement allemandes, d’autres événements, français notamment, sont aussi célébrés, comme la Révolution française et la Commune, en lien avec l’Internationale. Le paradigme spécifiquement germanique cohabite en ce sens avec les références au mouvement ouvrier international. L’auteur insiste également sur les difficultés à parvenir à un accord au sujet des questions les plus controversées. Les questions du militarisme, de la colonisation ou du protectionnisme alimentent de fait de longues controverses jusqu’en 1914, et expliquent les fissures au sein de la social-démocratie allemande à la veille du premier conflit mondial. Les dirigeants du SPD tentent d’éviter à tout prix la rupture entre les deux ailes du parti, au nom d’un consensus de plus en plus équivoque.
5Le point fort de l’ouvrage réside dans l’étude des réflexions théoriques des sociaux-démocrates allemands et austro-hongrois sur la Nation (chapitre 2), dont certaines sont assez mal connues en France. C’est en particulier le cas des idées de Karl Renner et d’Otto Bauer, catalogués dans la même dénomination d’« austromarxistes », qui présentent pourtant des projets assez différents pour prendre en compte l’émergence de nationalismes rivaux (tchèques, hongrois, polonais) dans l’Empire des Habsbourg. Ces auteurs remettent donc en cause la prépondérance du mouvement germanique, alors que la constitution de deux États plurinationaux, l’Empire d’Autriche-Hongrie (1867) et l’Empire allemand (1871) éloignent progressivement les Allemands des deux pays. L’auteur réussit à nous faire revivre et comprendre les vives et parfois complexes controverses entre ces auteurs et les tenants de la ligne internationaliste.
- 6 Matthieu Renault, L’Empire de la révolution. Lénine et les musulmans de Russie, Paris, Syllepse, 20 (...)
6Jean-Numa Ducange s’intéresse aussi à d’autres régions, qui ont joué un rôle dans les débats de la social-démocratie de l’espace germanique. Tout d’abord l’« Orient », qui comprend non seulement des régions extra-européennes, mais aussi l’espace russe (chapitre 5). Pour justifier cette bifurcation qui pourrait paraître incongrue, l’auteur se réfère à Marx. Il explique la curiosité portée à la Chine, à l’Inde et à la Russie chez une partie des théoriciens socialistes, en particulier Lénine, dont l’intérêt sur ce point a été récemment étudié par Matthieu Renault6. Les rapports entre social-démocratie, colonialisme et impérialisme sont également mis en exergue et montrent les tensions au sein du mouvement ouvrier concernant la tentation coloniale.
7Le dernier chapitre se penche sur l’action des différentes composantes des partis face à la Première Guerre mondiale. Sans surprise, il souligne les divergences, qui s’exacerbent face à la Burgfrieden (« paix des châteaux », l’équivalent allemand de l’Union sacrée), puis du fait de la naissance du mouvement communiste. Elles finissent par entraîner l’explosion de la social-démocratie allemande. Du fait du poids de cette dernière au sein de la IIe Internationale, il n’est guère étonnant de voir les principaux théoriciens commenter, de façon parfois peu amène, ses débats internes. Lénine est ainsi un témoin attentif de ces controverses au sein de la social-démocratie germanique et n’hésite pas à y participer.
8Finalement, l’ouvrage de Jean-Numa Ducange apporte un éclairage inédit et particulièrement stimulant sur les liens entre socialisme et nation. Ces différents points rencontrent l’actualité et permettent de nourrir la réflexion à l’heure de la résurgence du nationalisme et des recompositions politiques en France et en Europe.
Notes
1 Voir les ouvrages d’Éric Anceau et Henri Temple (dir.), Qu’est-ce qu’une nation en Europe ?, Paris, Sorbonne Université Presses, 2018, 280 p., ou de Pascal Ory, Qu’est-ce qu’une nation ? Une histoire mondiale, Paris, Gallimard, 2020, 480 p.
2 Voir par exemple La Révolution française et la social-démocratie. Transmissions et usages politiques de l’histoire en Allemagne et Autriche (1889-1934), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, 400 p., et La Révolution française et l’histoire du monde. Deux siècles de débat historiques et politiques, 1815-1991, Paris, Armand Colin, 2014, 304 p.
3 Voir par exemple Jean-Numa Ducange et Mohamed Fayçal Touati, Marx, l’histoire, les révolutions, Paris, La Ville brûle, 2010, 128 p. ; Jean-Numa Ducange et Isabelle Garo (dir.), Marx politique, Paris, La Dispute, 2015, 220 p.
4 Georges Haupt, Michael Löwy et Claudie Weill (dir.), Les Marxistes et la question nationale, 1848-1914, Paris, Maspero, 1974, 396 p.
5 Signalons néanmoins, sur le cas français, Philippe Darriulat, Les Patriotes : la gauche républicaine et la nation, 1830-1870, Paris, Seuil, 2001, 326 p., et, concernant l’Europe centrale et orientale, Hans Mommsen, Arbeiterbewegung und Nationale Frage. Ausgewählte Aufsätze, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1979, ou, plus récemment, Jakub S. Beneš, Workers and Nationalism. Czech and German Social Democracy in Habsburg Austria, 1890-1918, Oxford, Oxford University Press, 2016, 288 p., et Ralf Hoffrogge, Sozialismus und Arbeiterbewegung in Deutschland und Österreich. Von den Anfängen bis 1914, 2e édition augmentée, Stuttgart, Schmetterling, 2017, 240 p.
6 Matthieu Renault, L’Empire de la révolution. Lénine et les musulmans de Russie, Paris, Syllepse, 2017, 146 p.
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Référence électronique
Florian Ferrebeuf, « Jean-Numa Ducange, Quand la gauche pensait la nation. Nationalités et socialismes à la Belle Époque », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 156 | 2023, mis en ligne le 06 juin 2023, consulté le 26 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/21640 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.21640
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