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1C’est un ouvrage hybride et inclassable que la romancière et réalisatrice de documentaires Florence Mauro consacre à la figure de Leone Ginzburg. Très bonne connaisseuse de ce personnage historique, auquel elle a consacré une biographie en italien, parue il y a une dizaine d’années, et un documentaire pour Arte, l’auteure intègre dans le récit sa quête des traces qui permettent de reconstituer le parcours de cet homme qui a marqué d’une empreinte profonde l’histoire de la résistance au fascisme, mais reste trop méconnu. Dans ce but, Florence Mauro n’a, en effet, pas ménagé sa peine : elle a écumé les archives centrales d’État à Rome, les archives de Turin, celles de l’Institut Piero Gobetti et de l’Institut piémontais pour l’histoire de la Résistance et de la société contemporaine (Istoreto), rassemblé des archives familiales et consulté les derniers témoins.

2La trame du récit, souvent à la première personne, retrace chronologiquement le fil biographique, à partir d’une exploration des lieux où vécut Leone Ginzburg, en commençant par Odessa, où il naquit dans une famille de la bourgeoisie commerçante juive, en avril 1909, puis surtout Turin, où sa famille s’établit durant la Seconde Guerre mondiale, en passant par Pizzoli, petit village des Abruzzes où il fut envoyé par les autorités fascistes (confinato), en terminant à Rome où il meurt assassiné dans une geôle nazie, en février 1944.

3Florence Mauro aborde d’abord la question de l’émergence d’une culture politique dissidente. Adolescent précoce, pétri de culture classique, non seulement italienne mais également européenne, et doté d’un charisme qui étonne jusqu’à ses professeurs, Leone Ginzburg fait partie d’une génération de jeunes lycéens formés dans l’établissement prestigieux du lycée Massimo d’Azeglio, en plein cœur de Turin, où les discussions avec camarades et enseignants favorisent l’émergence d’une attitude critique envers le fascisme. En ce sens, le sous-titre de l’ouvrage est à prendre au sérieux : être un « intellectuel contre le fascisme » signifie progressivement pour ce groupe de jeunes, dont beaucoup sont promis à un bel avenir dans l’Italie républicaine post-1945, manier la culture comme une arme contre le régime de Mussolini.

4Parmi ces jeunes gens issus d’une même génération – même si tous ne sont pas au sens strict des camarades de classe –,Vittorio Foa, Cesare Pavese, Giulio Einaudi, Massimo Mila, Norberto Bobbio, l’étude du droit, de la littérature, de l’art ou de l’histoire deviennent des moyens pour élaborer une approche critique du fascisme, d’inspiration libérale. Ces jeunes intellectuels forment ainsi le noyau du groupe Giustizia e Libertà (GL), groupe antifasciste formé à cheval entre Paris, où résident en exil ses inspirateurs (Gaetano Salvemini et les frères Rosselli, notamment), et les milieux antifascistes qui ne se reconnaissent pas dans le communisme. Leone écrit ainsi dans la revue liée à GL, Quaderni di Giustizia e Libertà (p. 61), à partir de 1932.

5L’étape-clé se situe l’année suivante, lorsque Giulio Einaudi, fils de l’économiste et sénateur libéral Luigi Einaudi, propose en novembre 1933 la création d’une maison d’éditions dédiée à la publication de textes variés, littéraires, historiques ou économiques, dont beaucoup de classiques étrangers. Leone Ginzburg est une des chevilles ouvrières du projet, se dépensant sans compter pour définir sa ligne éditoriale et traduire des classiques russes. L’auteure démontre à quel point réflexion culturelle et travail politique sont liés, avec pour unique boussole l’ambition de diffuser à un public le plus vaste possible une culture européenne, en contradiction totale avec l’autarcie culturelle nationaliste (p. 76 et suivantes). Sur ce point, Florence Mauro mobilise astucieusement les archives, notamment les échanges épistolaires, pour démontrer l’intérêt constant de Ginzburg pour le développement d’un appareil critique clair et pédagogique, ce qui correspond aussi à la volonté politique de s’opposer à un usage appauvri de la langue par les fascistes, à la logorrhée du langage stéréotypé des propagandistes du régime (p. 124-125).

6La répression accrue joue un rôle dans la dynamique de cet engagement. Malgré tous les obstacles, rien ne semble faire dévier Leone Ginzburg de son combat culturel et politique : arrêté une première fois en 1934, et jusqu’à mars 1936, il reprend à sa libération son travail éditorial et ses traductions pour Einaudi. Envoyé dans un village des Abruzzes en juin 1940 après la déclaration de guerre, cette période de confino coïncide avec une intense activité intellectuelle. Il ne peut rentrer à Rome qu’après la destitution de Mussolini, en juillet 1943, mais ce nouvel ancrage romain, dans une ville occupée par les nazis, signifie l’entrée dans la clandestinité. Les aspects concrets de cet engagement, qui valent à Ginzburg une arrestation le 20 novembre 1943, sont laissés dans l’ombre. Ginzburg ne sortira plus de la prison romaine de Regina Coeli, où il meurt le 5 février 1944, torturé par les nazis.

7Aussi bien dans ses photographies, dont certaines sont reproduites dans l’ouvrage, que dans ses descriptions, Florence Mauro excelle dans l’art du sfumato : les contours, volontairement imprécis, surprennent l’historien habitué au jugement étayé et à un dire plus tranchant. Bien des intuitions formulées sortent du cadre historique et confinent au romanesque, sans qu’elles permettent de préciser le portrait. Or, derrière l’image figée, à la Robert Hossein, de « celui qui a dit non », des questions restent en suspens, en particulier en ce qui concerne la pensée politique de Ginzburg. Ainsi, comment expliquer son intransigeance lorsqu’il refuse, par exemple, de prêter en 1934 le serment de fidélité au régime, obligatoire depuis 1931 pour accéder à la carrière universitaire ? Les écrits de Leone Ginzburg, seulement mentionnés à la page 252, édités en 1964 par Einaudi, puis réédités en 2000, ne sont pas cités.

8L’auteure indique que « l’intellectuel revendique ses positions radicales » (p. 8), reprenant ensuite l’idée d’une « radicalité », un terme qui revient avec régularité, cependant le lecteur ne peut cerner ni la nature de son socialisme libéral, ni le contenu même de ses activités clandestines. La contextualisation, souvent insuffisante, semble réduire souvent ces choix à une aspiration existentielle générique. Autant de regrets qui sont des stimuli pour poursuivre l’exploration de la pensée antifasciste dans toutes ses nuances. Le lecteur curieux s’appuiera avec profit sur la bibliographie de fin de volume, ainsi que sur la chronologie et les notices biographiques. Ce livre utile offre un premier accès à cette figure trop méconnue en France.