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UN CERTAIN REGARD

Annie Colère , film de Blandine Lenoir, 2022, 118 min.

Anne-Marie Bidaud
p. 211-214

Texte intégral

1Qui pouvait imaginer qu’un film évoquant les luttes féministes passées pour accéder légalement à l’avortement redeviendrait un sujet brûlant d’actualité ? Blandine Lenoir, actrice, scénariste et réalisatrice, déjà remarquée dans ses courts-métrages ou dans Aurore (2017) par son désir de casser les stéréotypes, nous replonge dans l’histoire française du temps d’avant la loi Veil. Son dernier film est consacré à un maillon essentiel mais oublié des mouvements féministes, le MLAC. Remis en lumière grâce à la thèse récente d’une jeune chercheuse, Lucile Ruault, le Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception est une structure créée en avril 1973 par le Planning familial, avec un collectif de femmes et de médecins qui ont fait le choix de la désobéissance civile pour prendre en charge les avortements après la découverte de la méthode Karman, simple et indolore, facile à pratiquer. La première démonstration de cette technique se tint en 1972 au domicile de l’actrice Delphine Seyrig, dont une longue interview intégrée dans le film révèle le courage militant. Il s’agissait de mettre un terme aux interventions clandestines des « faiseuses d’anges », bricolées dans des arrière-salles ou des cuisines sans hygiène ni anesthésie, entraînant souvent la mort des femmes.

2La dimension documentaire du film s’impose d’emblée : il s’ouvre sur une longue scène de parole à la permanence du MLAC et rappelle ponctuellement le contexte politique tendu, par l’insertion au cours de la narration de débats à l’Assemblée nationale en 1974. Informatif, il l’est aussi par le soin minutieux apporté aux séquences d’avortements. L’évocation de six interventions reste un des aspects les plus audacieux du film. Tournées avec une précision médicale, elles dévoilent dans le détail comment on utilise le système par aspiration, pratiqué avec un équipement simple et peu coûteux (pompe à vélo, canules contenues dans une petite mallette). Les actrices, formées par des professionnelles, ont accepté sans hésiter ces prises de vue délicates, révélant leur intimité dans des postures qui pouvaient leur paraître dérangeantes (allongées, cuisses écartées). Explicites mais pudiques, ces plans se contentent de suivre le déroulement précis d’un avortement. Le premier, celui d’Annie, est d’ailleurs pratiquement tourné en temps réel.

3Jamais répétitives, ces séances filmées au plus près des corps et des visages transcendent pourtant vite l’aspect clinique pour mettre en lumière la solidarité entre femmes, l’empathie qui s’installe entre elles, par des gestes de tendresse, des caresses apaisantes. La caméra les filme en plans rapprochés dans une lumière tamisée jamais esthétisante. Tels des rituels où les silences sont plus éloquents que les mots, où le chant sert d’« anesthésie verbale » comme dans la séquence bouleversante où l’une d’elles (Rosemary Standley, véritable chanteuse) rassure Annie par une mélodie grecque. Ces moments de grâce permettent aussi de mettre fin à des décennies de représentations glauques et tragiques où l’avortement flirtait constamment avec la mort. Dans Annie colère, au contraire, les interventions, très propres, où le sang est absent, se passent dans la douceur et signifient, non un drame, mais un soulagement. Jamais simpliste, Blandine Lenoir rappelle également la présence d’hommes dans ce mouvement féministe, notamment de jeunes médecins qui ont constamment apporté leur aide et leur soutien.

4Si, grâce au MLAC, les femmes ont découvert la sororité, d’abord par l’émotion et la sensualité des corps, tissant des liens intenses par-delà leurs différences, elles ont en même temps pris conscience des enjeux réels de l’avortement, en passant du privé au collectif. La passerelle entre ces registres est incarnée par Annie, jeune femme ordinaire, ouvrière travaillant dans une usine de matelas, mariée et déjà mère de deux enfants, qui ne veut plus d’une grossesse supplémentaire. La structure du film suit l’itinéraire de cette « Madame tout-le-monde » dont le parcours se transforme en récit d’apprentissage, où « chaque étape de l’avortement est un moment d’émancipation et d’éducation » selon la réalisatrice. Dans l’arrière-salle d’une librairie qui abrite les activités du MLAC, la timide Annie va d’abord constater, comme toutes ses compagnes, l’ignorance dans laquelle les femmes ont été laissées sur leur propre corps, et comment la domination masculine qu’elle subissent à tous les moments de leur vie émane finalement de la société toute entière. Le sujet de l’avortement, injustement associé aux seules femmes, s’avère en fait hautement politique. Annie, devenue militante active au sein du MLAC, décide à son tour d’acquérir les compétences pour pratiquer des avortements, nouveau maillon dans cette chaîne de solidarité qu’elle vient de découvrir.

5Film lumineux, ode à la tendresse et à la liberté, Annie colère rend hommage au MLAC et lui redonne sa juste place dans la mémoire collective. Les actrices, Laure Calamy en tête, incarnent, avec une émotion vibrante mais sans pathos, ces héroïnes du quotidien qui rappellent que les lois s’arrachent de haute lutte. On connaît mieux la suite : la loi Veil autorisant l’avortement en France fut votée en 1974, après trente heures de débats houleux où de nombreux députés, majoritairement masculins, âgés et conservateurs, manifestèrent violemment leur agressivité misogyne.

6Mais rien n’est jamais acquis, et la « colère » du titre demeure toujours d’actualité, comme en témoigne la récente invalidation de l’arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême des États-Unis. Craignant une régression contagieuse, la mobilisation s’est ressoudée en France et l’Assemblée nationale a proposé en novembre 2022 l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution française. Mais la route reste encore longue.

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Table des illustrations

URL http://journals.openedition.org/chrhc/docannexe/image/21694/img-1.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Anne-Marie Bidaud, « Annie Colère , film de Blandine Lenoir, 2022, 118 min. »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 156 | 2023, 211-214.

Référence électronique

Anne-Marie Bidaud, « Annie Colère , film de Blandine Lenoir, 2022, 118 min. »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 156 | 2023, mis en ligne le 02 juin 2023, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/21694 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.21694

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Auteur

Anne-Marie Bidaud

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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