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1Dans la seconde moitié du 19^e siècle, les puissances impériales européennes analysent les sociétés extraeuropéennes et élaborent leur stratégie de conquête à l’aune d’une opposition entre des « races guerrières » et des « races non guerrières ». À travers l’étude de la construction et des usages de ces catégories par la France, Stéphanie Soubrier montre qu’elles n’ont que peu à voir avec la valeur militaire des populations qu’elle désigne, mais sont utilisées comme levier de légitimation impériale. Issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2019, l’ouvrage publié par les éditions du CNRS croise habilement l’histoire militaire et celle du fait colonial. Alors qu’en France le fait militaire a été interprété comme un facteur de construction nationale, d’intégration, voire d’uniformisation des identités régionales, selon l’autrice, l’institutionnalisation de l’armée en situation coloniale a au contraire été fondée sur la différenciation et l’essentialisation des populations colonisées. Les questionnements de l’ouvrage sont multiples et cherchent à déterminer ce qui relève spécifiquement du « colonial » dans l’opposition entre « races guerrières » et « non guerrières ». Ces catégories existaient-elles avant la colonisation, aussi bien en France que dans les territoires colonisés par la suite ? De quelle manière furent-elles appropriées ou rejetées par les colonisés ? Pour répondre à ces questions, l’autrice a dépouillé un impressionnant corpus d’archives militaires au Service historique de la Défense, ainsi que la presse coloniale et des photographies d’administrateurs et/ou d’ethnographes coloniaux analysées avec brio dans le chapitre 5. L’ouvrage mêle ainsi histoire des représentations et des idées, histoire des savoirs, mais aussi histoire militaire et histoire politique.

2Le premier chapitre revient sur les origines de l’expression de « race guerrière ». À partir des années 1850, la conquête se heurtant à des résistances, certains peuples s’attirent une réputation de bons combattants. Cela justifie non seulement la violence de la conquête et de la répression, mais confère aussi un prestige militaire aux conquérants. Enfin, cela peut justifier l’ampleur des moyens mis en œuvre pour imposer la domination militaire. Cette réputation « guerrière » est identifiée par certains officiers comme antérieure à la colonisation. Les Bambaras sont ainsi qualifiés de « soldats intrépides » en 1829 par le capitaine d’artillerie de la marine Schoell, car « leur nom seul répand la terreur chez les peuplades qui les avoisinent ». Avec le développement de l’anthropologie coloniale, le caractère guerrier ou non des populations extraeuropéennes en général est adossé à un discours scientifique que l’historienne décortique à l’aune des travaux d’histoire des sciences coloniales, s’appuyant notamment sur les recherches d’Emmanuelle Sibeud et de Carole Reynaud-Paligot. L’efficacité guerrière est présentée comme un produit de la géographie : de la même manière que les Highlanders écossais ou que les Jurassiens et Auvergnats en France, les populations montagnardes sont plus volontiers vues comme guerrières, du fait de l’isolement, d’une supposée imperméabilité à la diffusion de la modernité, et d’un milieu ainsi plus propice à préserver une virilité primaire – néanmoins peu compatible avec la discipline militaire. Stéphanie Soubrier montre cependant que les arguments biologisants ou historiques pour fonder le caractère « guerrier » de certains groupes apparaissent davantage comme une justification a posteriori de la composition des troupes formées par les colonisateurs que comme un véritable moteur de recrutement.

3Après 1870, alors que la France cherche à surmonter le traumatisme de sa défaite face à la Prusse, la conquête de l’Afrique et de l’Asie est conçue comme « l’instrument de régénération de la race française ». Cependant, « le recrutement de soldats parmi les populations colonisées est rendu nécessaire par le fort taux de morbidité et de mortalité des troupes blanches, par les difficultés d’acheminement de ces soldats depuis la métropole et par les réticences de l’opinion publique française à envoyer des jeunes gens mourir outre-mer pour des conquêtes coloniales ». Le chapitre 2 analyse ainsi en détail la façon dont la conquête s’accompagne d’un recrutement très empirique d’auxiliaires et la manière dont un cadre de référence colonial est enseigné aux futurs administrateurs. Le Vademecum de l’officier d’infanterie de marine, écrit par le capitaine Monteuil en 1884, lu et relu par des promotions entières d’aspirants officiers, présente ainsi à son tour les Bambaras comme une « race guerrière ».

4L’ouvrage démontre que cette catégorie est en réalité une « invention franco-africaine » (chapitre 3). L’Afrique connaît en effet au 19^e siècle une révolution militaire, avec des innovations technologiques et institutionnelles, par la suite réappropriées par les colonisateurs. Paraissent « guerrières » les « races » qui ont su résister aux précédentes invasions intra-africaines. La religion musulmane apparaît à ce titre comme un déterminant ambigu du caractère guerrier ou non des populations : si les musulmans sont souvent perçus par les colonisateurs comme des fanatiques motivés par le djihad militaire, les populations capables de leur résister sont auréolées d’un plus grand prestige encore. C’est par exemple le cas des Bambaras face aux Toucouleurs.

5Le chapitre 4 est essentiellement consacré à la catégorie de « race non guerrière », regroupant en particulier les populations d’Afrique équatoriale française, de Madagascar et de l’Indochine. À Madagascar, les Français expliquent ainsi leurs difficultés ou échecs militaires avant tout par l’environnement hostile. La population de la Grande Île est alors analysée par les anthropologues, encouragés par le gouverneur général de Madagascar Joseph Gallieni, comme divisée en deux ensembles. Ce dernier se pose en émancipateur de la majorité, les Hovas supposément d’origine asiatique, considérés comme de piètres soldats, opprimés par la minorité Makoa, descendants d’esclaves de la traite arabe, au teint plus noir. Cette « politique de la race » échoue puisque le recrutement militaire s’opère davantage parmi la race « non guerrière », les Hovas, qui étaient déjà dotés d’une institution militaire centralisée avant la colonisation, plutôt que dans la minorité que Gallieni souhaitait favoriser. Elle est cependant révélatrice des cadres de l’entendement du gouvernement colonial : « Les populations considérées comme guerrières ont en commun un degré de civilisation inférieur […]. L’aptitude militaire est inversement proportionnelle au degré de civilisation, mais les populations considérées comme civilisées et jouissant d’une organisation politique moderne offrent des facilités de recrutement bien supérieures, qui expliquent leur surreprésentation dans les troupes indigènes coloniales ».

6Le chapitre 5 revient sur les contradictions de l’institutionnalisation d’une armée composée d’indigènes. En France, la conscription est un devoir du citoyen. Elle s’accompagne donc de droits civiques. La conscription en Afrique au 19^e siècle est donc inenvisageable, les sujets de l’Empire n’étant pas citoyens. Les tirailleurs sont ainsi des volontaires, techniquement mercenaires, motivés par des intérêts économiques. Ils s’inscrivent dans l’histoire de l’esclavage, consistant à rémunérer l’activité militaire par la ponction lors des batailles, y compris par le rapt d’hommes et de femmes réduits à l’esclavage ou épousées de force. L’autrice met alors en évidence les enjeux de son objet en termes de genre. Elle met en lumière le rôle des épouses de tirailleurs dans les groupes d’auxiliaires coloniaux, qui accompagnent leur mari et jouent un rôle structurel en assurant certaines fonctions logistiques telles que la cuisine pour la troupe. Par ailleurs, ces mariages sont souvent le fruit de rapts, pratique précoloniale qui constituerait une manifestation éclatante de la virilité sauvage des hommes de « race guerrière ». Aussi cette virilité devrait-elle être dominée par les colonisateurs, qui imposeraient « l’hégémonie » de leur propre masculinité sur celle, « subalterne », des indigènes. Il s’agit là du point le plus discutable de la démonstration : Stéphanie Soubrier mobilise ainsi des exemples de punitions infligées par les officiers français aux femmes de soldats indigènes en interdisant toute intervention à ces soldats, afin de les humilier et de soumettre leur masculinité. Précisément, ces exemples pourraient être analysés à l’aune du cadre théorique proposé par Ranajit Guha, qui interprète le colonialisme britannique en Inde comme une « domination sans hégémonie », ce que suggère d’ailleurs Mrinalini Sinha (Colonial Masculinities), citée dans le livre. Le recours à des punitions ou à des humiliations brutales ne démontre-t-il pas, précisément, l’absence d’hégémonie des colonisateurs ?

7Le sixième chapitre détaille le « plan Mangin » – bien connu depuis les travaux de Marc Michel – qui proposa au début des années 1910 de lever une « force noire » en Afrique subsaharienne et de la stationner en Afrique du Nord. La nouveauté de ce chapitre est de mettre en évidence l’usage par Mangin de la catégorie de « race guerrière » pour légitimer son projet, alors inouï puisqu’il s’agissait de préparer des soldats africains à combattre des militaires européens, une entreprise propre à perturber un ordre colonial fondé sur la domination raciale. De fait son projet échoue, quoiqu’il insiste sur les compétences guerrières des Bambaras. L’historienne se penche enfin sur un projet analogue, mais ne mobilisant pas ladite catégorie : le général Théophile Pennequin entend monter en 1911 une « armée jaune » pour défendre l’Indochine des attaques extérieures. Ici, le fait que la population de la fédération coloniale soit globalement considérée comme efféminée et peu loyale, bref « non guerrière », ne décourage pas Pennequin d’entendre les enrôler. Le facteur « guerrier » ou non n’est pas le plus déterminant : il est soumis à des impératifs politiques, qui s’imposent de façon éclatante lors de la Première Guerre mondiale (chapitre 7). La Grande Guerre marque en effet le déclin de la mobilisation de la catégorie de « race guerrière », invalidée par l’expérience des combats dans les tranchées.

8L’ouvrage de Stéphanie Soubrier brille par son aisance à varier les échelles d’analyse, malgré un évident tropisme africaniste, et à faire dialoguer les historiographies. Si certains passages relèvent de l’histoire des représentations, l’autrice s’y confronte avec nuance et distance, modeste dans ses montées en généralité, mais ferme sur ses propositions analytiques. Ce livre s’impose donc comme une nouvelle référence, aussi synthétique que stimulante, d’histoire de l’Empire à l’aune de l’histoire militaire.