« You can do it »

2Quelque trente années avant la Seconde Guerre mondiale, le climat était tout autre. En 1914, le combat des suffragettes britanniques est dénoncé comme violent, tandis qu’en France le féminisme engagé de figures comme Marguerite De Witt-Schlumberger est vu par le gouvernement Poincaré comme bien trop virulent.

3La guerre va venir bouleverser tout cela. Devant l’urgence de l’engagement, on assiste à une convergence des efforts au bénéfice de la cause et à un effacement de la tâche genrée. Une allocation est octroyée aux femmes mobilisées, et le 6 août 1914 le président du Conseil René Viviani lance son fameux appel « Aux femmes françaises ». Cela suffit à assurer une mobilisation de grande ampleur. Qu’elles soient féministes ou plus traditionalistes, les femmes s’engagent avec ferveur.

4En effet, devant un pays vidé de sa force masculine, elles se voient obligées soit de prêter main-forte aux hommes restants, soit de les remplacer dans leurs différents emplois. On assiste également à une trêve dans la lutte des classes et à un lissage des différences sociales : quelles que soient leurs origines sociales, les femmes vont s’engager dans un même élan pour défendre la patrie.

6Ce « suicide collectif » décrié dès les prémices du conflit par l’écrivain Romain Rolland s’achève en 1918 et la vie reprend son cours, avec son lot d’inégalités. « Il a fallu la Grande Guerre pour que l’humanité prît conscience de sa moitié », écrit l’hebdomadaire féministe La Vie féminine dans son numéro spécial du 1^er janvier 1919. Il a fallu la fin de la guerre pour que cette moitié tombe dans l’oubli.

Le grand effacement

9Mais on constate rapidement que les nouvelles libertés acquises durant la guerre ne sont pas entérinées et, pour certaines, ne survivent pas à l’armistice. Et c’est un problème très hexagonal.

11L’une des explications principales avancées est le nombre bien trop élevé de femmes dans la population à la suite de la Grande Guerre, faisant d’elles une puissance de vote importante, donc difficile à réguler. De la même façon, la figure de la femme courageuse et volontaire durant le conflit dérange et prend trop de place. Elle va peu à peu s’effacer, supplantée par les images choc des « gueules cassées ».

Infirmières, ouvrières et filles de joie

12Malgré les listes interminables de noms d’hommes qui ornent les monuments aux morts et l’inexistence de noms féminins, il est à souligner que les femmes ont bien été parties prenantes dans toute la chaîne d’exécution de l’effort de guerre entre 1914 et 1918. De fait, les femmes ont participé à l’effort de guerre, que ce soit comme infirmières, comme ouvrières ou encore prostituées dans les bordels militaires de campagne qui fleurissent un peu partout sur les lignes de front. Même si le qualificatif de « combattante » leur a toujours été refusé, force est de constater qu’elles étaient au plus près du conflit.

14De la même façon, les usines désertées par les hommes sont repeuplées par des femmes déterminées, qui aident à la fabrique de milliers d’obus, dans des conditions déplorables et contre un salaire de misère, inférieur à celui des garçons de 15 ans. La militante féministe Marcelle Capy dénonce ces injustices dans une grande enquête en immersion menée entre novembre 1917 et janvier 1918 pour le journal féministe La Voix des femmes. La militante abdique cependant devant les difficultés de ce travail, tout en saluant les efforts des autres ouvrières, qui parfois soulèvent de la fonte tous les jours depuis 1914. Loin d’être valorisé, le travail de ces « combattantes de l’arrière » est constamment minimisé, comme en témoigne par exemple le surnom grotesque et édulcoré de « munitionnettes » ou de « midinettes » dont on les affuble.

« Pour le repos, le plaisir du militaire,

Il est là-bas à deux pas de la forêt

Une maison aux murs tout couverts de lierre

« Aux Tourlourous » c’est le nom du cabaret.

La servante est jeune et gentille

Légère comme un papillon.

Comme son vin son œil pétille,

Nous l’appelons la Madelon.

Nous en rêvons la nuit, nous y pensons le jour,

• 8 <www.musicanet.org>.

Ce n’est que Madelon mais pour nous c’est l’amour. »8

16L’ironie voudra qu’une Légion d’honneur soit attribuée, non pas à une de ces travailleuses œuvrant au soulagement du soldat, mais à l’un des auteurs de la chanson, Lucien Boyer.

17Au sortir de la guerre, très peu de Légions d’honneur sont finalement données à des femmes, et il faudra attendre aussi loin que 1955 pour qu’un premier monument en l’honneur des infirmières de la Grande Guerre soit érigé à Pierrefonds.

L’Église au combat

18Si le rôle des infirmières, ouvrières et prostituées est souvent minimisé, celui des femmes de l’Église catholique l’est encore plus. Pacifistes par vocation, les religieuses ont joué un rôle primordial dès le début de la guerre, notamment pour ce qui est des premiers secours. Déjà entraînées aux premiers soins, elles ont également aidé à la transmission de leur savoir en formant des centaines de jeunes filles au métier de soignante. Ces religieuses infirmières forment un cortège de soignantes qui mettent parfois de côté leurs études religieuses, leurs missions d’avant-guerre auprès de l’Église ou des populations locales pour s’occuper des soldats, renforçant les rangs des infirmières classiques dans les hôpitaux. Elles jouent également un rôle crucial auprès des enfants et des nombreux orphelins que la guerre va tragiquement créer.

Au foyer9

Femmes masculines

21C’est que la période de la Grande Guerre met au jour la fragilité d’un ego masculin qui se sent menacé par cette soudaine émancipation et la visibilité de la femme travailleuse. Même si la mode de la « garçonne » reste marginale et cantonnée aux grandes villes et aux milieux bourgeois, même si les « Années folles » ne sont finalement vécues que par l’élite intellectuelle d’après-guerre, l’exemple donné par le travail féminin des années 1914-1918 fait peur.

23Enfin, les campagnes anti-avortement et poussant à la repopulation durant l’entre-deux-guerres correspondent certes à une politique de natalité liée aux pertes humaines provoquées par le conflit, mais elles cherchent également à remettre la femme à sa place : celle d’épouse et mère. L’image de la guerrière mobilisée, œuvrant à la victoire, est volontairement effacée.

Mémento

25On observe ce même grand souci du détail avec la série de Cécile Lorne et Camille Treiner, qui ont entrepris de retranscrire le plus fidèlement possible les conditions de vie de l’époque.

26On suit ici le destin de quatre femmes aux profils très différents, à l’image de cet engagement féminin qui n’avait pas de frontière : une religieuse, une prostituée, une infirmière et une épouse de patron d’entreprise. La série conduit ainsi le spectateur à accompagner ces héroïnes dans leurs parcours qui, chacune à sa manière, permettent de pallier l’absence des hommes, parfois au plus près du front.

Ambulance 14

The Crimson Field

28L’une des inspirations majeures est la série anglaise The Crimson Field (« Le Champ pourpre » en français), un programme de la BBC. Bien que créée et financée par des Britanniques, la série suit les vies d’infirmières et de médecins dans une base militaire installée sur les côtes françaises et destinée à soigner les blessés durant la Première Guerre mondiale. Le focus est dirigé sur trois infirmières, personnages principaux qui portent une première saison d’un « bouclé feuilletonnant », donc en six épisodes clos sur eux-mêmes. Malgré de bonnes critiques, la série sera arrêtée après la première saison, du fait d’une audience très moyenne qui ne pouvait soutenir le budget colossal imposé par les exigences de reconstitution de la série.

29Les Combattantes va donc utiliser plusieurs ingrédients similaires (la Grande Guerre, les femmes, l’hôpital), en variant et pimentant la recette. Cette série historique fait le choix d’explorer plusieurs portraits de femmes, toujours complexes, et qui brisent parfois des tabous sociétaux. Pour ce faire, les créatrices de la série ont relevé le défi de mêler vérité historique et fiction captivante, afin de produire un divertissement à portée hautement éducative.

30Le synopsis, tel que livré par la revue Sens Critique, nous explique ceci :

• 15 Fiche technique Les Combattantes, <senscritique.com>, 2022.

« Septembre 1914. Depuis quelques semaines, les combats font rage. Dans un petit village de l’est de la France, à quelques kilomètres de la zone allemande, quatre femmes se retrouvent projetées au cœur de l’horreur : Marguerite, prostituée parisienne aussi mystérieuse que flamboyante, que l’on soupçonne d’être une espionne ; Caroline, épouse de Victor Dewitt, propriétaire d’une usine de voitures, parti au front, qui se voit propulsée à la tête de l’entreprise familiale, défi colossal et inédit pour une femme du début du siècle ; Agnès, mère supérieure d’un couvent réquisitionné et transformé en hôpital militaire, dépassée par l’afflux de blessés, tourmentée, qui questionne ses choix de vie ; et Suzanne, jeune infirmière féministe en cavale depuis un avortement qui a mal tourné… »15

Drame historique

Agnès, la religieuse

Suzanne, la rebelle

32De la même façon se fondent dans le personnage de Suzanne la rebelle, interprétée par Camille Lou, plusieurs portraits de femmes. On y voit toutes les féministes, célèbres et anonymes, qui ont su honorer l’union Sacrée tout en poursuivant leur lutte acharnée pour le droit des femmes. Le pilote s’ouvre sur la fuite de Suzanne, la « faiseuse d’anges » selon le terme de l’époque donné aux femmes qui aidaient aux interruptions volontaires de grossesse. Il faut savoir qu’en 1914, l’article 317 du Code pénal de 1810 condamne toujours sans distinction « quiconque provoque l’avortement d’une femme enceinte, avec ou sans son consentement ». De fait, Suzanne, considérée comme une criminelle par la société, devient une héroïne qui œuvre au soin de centaines de soldats, démontrant ainsi la propension de la guerre à redéfinir les codes et les prérogatives. Telle Marguerite De Witt-Schlumberger, qui saura mettre en « suspens » sa lutte féministe, servir le pays devient un mot d’ordre pour Suzanne, qui revêt d’abord l’identité d’une infirmière d’hôpital pour se cacher, mais qui finit par être gagnée par le patriotisme, passant de « faiseuse d’anges » à « ange blanc ».

Caroline, patronne d’usine

33Dans la patronne d’usine Caroline, campée par Sofia Essaïdi, se lit à la fois l’engagement d’une bourgeoisie qui n’est pas restée sourde aux sirènes de la mobilisation, mais aussi tout le prolétariat féminin, qui a su remplacer au pied levé des hommes devenus chair à canon. Pas de médaille ou de récompense pour ces travailleuses de l’ombre qui, pendant quatre années, ont transporté, nettoyé, manié matériel et outils dans des conditions épouvantables.

Marguerite, flamboyante prostituée

Un autre Bazar

35À bien des égards, que ce soit pour son casting ou son genre (le drame historique), Les Combattantes rappelle la mini-série Le Bazar de la Charité, qui s’évertue à dépeindre avec authenticité la condition des femmes à la fin du 19^e siècle à travers le portrait de trois femmes de conditions radicalement différentes, tout en partant d’un fait historique : l’incendie du Bazar de la Charité, survenu en 1897. Tout comme cette mini-série, Les Combattantes se réduit à une saison de huit épisodes, et la productrice n’exclut pas une saison deux, voire trois, dans la même veine, mais à un autre moment de l’histoire :

• 19 D’après le site vl-media.fr, A. Letren, septembre 2022 : <https://vl-media.fr/?s=Les+Combattantes>.

« C’est un terrain de jeu formidable et le champ des possibles en dramaturgie est immense. Si ça n’a pas conditionné le choix de cette deuxième histoire, quand j’ai optionné comme productrice le projet qui s’appelait alors “Ambulance 14” (par Cécile Lorne), j’ai orienté l’écriture vers cette idée d’avoir une anthologie de destins de femmes à un moment précis de l’Histoire de France. Si on fait une autre saison, ce sera à un autre moment important de l’Histoire. »19

37À travers cette série, c’est donc un devoir de mémoire mais aussi de rééquilibrage civique qui s’opère, afin d’inscrire dans l’inconscient collectif des noms féminins sur des monuments aux morts qui les avaient omis.

Héroïsme

38Reste à savoir qui sont nos héroïnes, pétries par la fiction et la charge historique. Dans sa note d’intention au CNC, Cécile Lorne explique sa vision de l’héroïsme :

40J’apporterais une nuance à ce propos car l’un des points les plus importants de la série est sans nul doute la réhabilitation du statut d’héroïne de la Grande Guerre. Si les personnages de la série, en tant que créatures fictionnelles, sont bien sûr animés de desseins personnels et parfois égoïstes, il n’en reste pas moins que leurs destins et leurs accomplissements correspondent à un engagement féminin et sacrificiel sans lequel la victoire de la Triple Entente n’aurait pas été possible.

Palimpseste

41À la « grande Histoire » se surimposent plusieurs intrigues fictionnelles ou amoureuses dans Les Combattantes, mais qui n’entament en rien la crédibilité de ce programme où l’importance de l’hommage est mise à l’honneur.

42La fiction permet de traiter avec subtilité la question de l’effacement historique et de l’étouffement du combat féministe. Le personnage de l’infirmière Suzanne Faure, par exemple, permet de comprendre la difficulté du combat féministe au travers d’un épisode sordide d’avortement raté. De la même manière, la réécriture du personnage de la prostituée Marguerite de Lancastel en « ambulancière » au moment où l’État français doit lui rendre honneur dans la série montre bien la pudibonderie d’une autorité qui n’assume pas certains rôles féminins et a tendance à réécrire le passé à sa guise.

43Les personnages féminins sont forts, bien écrits et montrés dans toute leur complexité. On peut cependant déplorer une mise en scène quelque peu convenue, mais qui se prête somme toute bien au format de la fiction historique. J’aurais également aimé voir le portrait historique d’une femme ayant su s’affranchir du patriarcat rampant et défier les lois sociétales de l’époque, telles que Marie Curie ou la doctoresse Nicole Girard-Mangin, seule femme médecin à avoir été envoyée au front pendant la Grande Guerre.

44On salue cependant la documentation minutieuse, les efforts de reconstitution et le combat féministe mené par les créatrices de la série, véritables combattantes modernes face à une histoire oublieuse.