LIVRE

1« À vous, je peux bien le dire… » : Rosa Luxemburg, Herbier de prison, Genève, Héros-Limite, 2023.

• 1 Dans une autre lettre à Sophie Liebknecht du 16 novembre 1917 (Herbier de prison, p. 210), elle rev (...)

« Hier, j’ai justement appris pourquoi les oiseaux chanteurs disparaissent d’Allemagne : c’est la rationalisation croissante des cultures – sylviculture, horticulture, agriculture – qui les prive peu à peu de toutes les conditions nécessaires à la nidification et à la nourriture : arbres creux, terres en friche, broussailles, feuilles mortes dans les jardins. J’ai lu cela avec beaucoup de tristesse. Je n’ai pas pensé au chant des oiseaux et à ce qu’il représente pour les hommes, mais je n’ai pu retenir mes larmes à l’idée d’une disparition silencieuse et inéluctable de ces petits êtres sans défense. Cela m’a rappelé un livre du professeur Ziber traitant de la disparition des Peaux-Rouges en Amérique du Nord1, que j’ai lu quand j’étais encore à Zurich : c’est exactement ainsi qu’ils ont été chassés de leur territoire par des hommes civilisés et livrés à une disparition silencieuse et cruelle. Mais il faut que je sois bien malade pour que tout cela me bouleverse à ce point. Ou bien, savez-vous quoi ? J’ai parfois le sentiment de ne pas être un véritable être humain mais un oiseau ou quelque autre animal, qui a pris malencontreusement forme humaine ; au fond je me sens bien plus chez moi dans un petit bout de jardin, comme ici ou à la campagne, dans l’herbe parmi les bourdons que… dans un congrès du parti. À vous, je peux bien le dire, vous n’irez pas me soupçonner aussitôt de trahir le socialisme. Vous le savez, j’espère malgré tout mourir à mon poste dans une bataille de rue ou au pénitencier. Mais mon moi profond appartient davantage à mes mésanges charbonnières qu’aux « camarades ».

Lettre de Rosa Luxemburg à Sophie Liebknecht du 2 mai 1917, forteresse de Wronke, p. 165.

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6On signalera, en préambule aux lettres et à l’herbier, l’ajout d’un témoignage, passionnant et sensible, du gardien de la prison de Breslau, Arthur Gertel, tapuscrit écrit dans les années 1950, racontant comment il est chargé par l’administration de surveiller Rosa Luxemburg dans tout ce qu’elle fait, y compris ses promenades en ville autorisées lors de sa dernière année de détention. Il décrit cette rencontre « extraordinaire », qui l’a profondément marqué, avec celle qui est pour lui « un génie intellectuel et en même temps plein de bonté et de compassion pour les souffrances de toute créature, homme ou bête, condamnant douloureusement toute injustice et d’un tact accompli ». Le geôlier et la prisonnière sympathisent au point que le premier ne tient pas compte de la consigne interdisant la fréquentation des endroits publics. Au contraire, il l’accompagne dans des estaminets et au restaurant où ils mangent ensemble des gâteaux et boivent du café. Arthur insiste sur les liens qu’elle savait tisser autour d’elle : les gardiennes deviennent ses amies et lors de son départ en novembre 1918, elle n’oublie pas d’inviter Arthur Gertel à venir chez elle boire du café et manger des gâteaux qu’elle fera elle-même pour lui.

7Malgré ses petites plantations, ses glanages de toutes espèces dans la cour de la prison et ses promenades, toujours trop courtes, les temps sont souvent difficiles pour Rosa Luxemburg, qui souffre fréquemment de dépression. Mais au-delà de la douleur et de la noirceur de l’enfermement qu’on lui impose, sa volonté reste entière et elle demeure une théoricienne qui se bat pour ses idées et défend son point de vue scientifique. En prison, elle rédige La Critique des critiques, qui répond aux attaques contre L’Accumulation du capital, publié en 1913 et sous-titré Contribution à l’explication économique de l’impérialisme, ainsi que La Crise de la social-démocratie, plus connue sous le nom de Brochure de Junius, et surtout sa réflexion critique sur les évènements de 1917 : Sur la révolution russe.

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10Voir notamment sur Rosa Luxemburg :

11- Rosa Luxemburg (titre original : Die Geduld der Rosa Luxemburg, « La patience de Rosa Luxemburg »), film de Margarethe Von Trotta, RFA, 1986.

12- Rosa, la vie : Lettres de Rosa Luxemburg, livre-CD de lettres lues par Anouk Grinberg, Éditions de l’Atelier et France Culture, 2009.

13- Avoir raison avec… Rosa Luxemburg, émission de France Culture, 2019, avec les historiennes Sandrine Kott et Hélène Camarade. En ligne : <https://www.radiofrance.fr/​franceculture/​podcasts/​avoir-raison-avec/​avoir-raison-avec-rosa-luxemburg-2646520>.

14- Rosa Luxemburg : Rebelle et visionnaire (titre original : Rosa Luxemburg : Der Preis der Freiheit, « Le prix de la liberté »), documentaire allemand de Inga Wolfram (2019). En ligne : <https://youtu.be/​ERzYIX-ScuM?si=C1V2AodKSL3761qX>.

 

FILM

L’Affaire Vinča Curie (« Curari formule », « Les gardiens de la formule »), un film serbo-macédonien-slovène, de Dragan Bjelogrlic (2023), d’après un ouvrage de Goran Milasinovic, 120 min. Disponible en DVD.

 

C’est un truisme de dire à quel point l’histoire s’avère tragique, jonchée de haines et de peurs, d’exactions et de massacres, jusqu’à nous faire désespérer de l’espèce humaine. Les évènements actuels, aussi bien en France que dans le monde, ne peuvent que nous renforcer dans ce constat amer.

Pourtant, homo sapiens se révèle tout autant capable, au nom d’idéaux et de valeurs qui le transcendent, d’élans de générosité, parfois folle, de don de soi poussé à l’extrême, d’altruisme absolu. Tel est le sujet de ce film poignant et réconfortant, qui raconte une « belle histoire », d’autant plus belle qu’elle est vraie.

Nous sommes en 1958, en plein cœur de cette guerre froide qui a laissé une trace sinistre dans nos mémoires. La Yougoslavie, qui s’efforce, on le sait, de trouver une troisième voie entre les blocs, a décidé de se doter de l’arme atomique, gage d’indépendance et de survie dans un monde dominé par deux grands fauves. Malheureusement, à Vinča, près de Belgrade, où se trouvent les deux réacteurs nucléaires, une expérience imprudente débouche sur une réaction en chaîne mal contrôlée et cinq physiciens sont gravement irradiés. La France accepte alors de les recevoir à l’hôpital Curie, à Paris, le seul endroit où on peut les soigner, ou plutôt tenter de le faire, car leur cas semble désespéré. Ils arrivent donc dans le service du docteur Henri Jammet (1920-1996, éminent spécialiste de médecine nucléaire et de radioprotection), lequel obtient le concours du professeur Georges Mathé (1922-2010), qui mène des recherches sur les leucémies liées aux radiations. Celui-ci, d’abord réticent car opposé à l’arme nucléaire, se laisse convaincre au nom des valeurs d’humanisme pour lesquelles il a combattu dans la Résistance.

Commence alors le difficile combat contre l’ennemi invisible, qui détruit peu à peu les corps, face auquel les médecins sont d’abord démunis. Dragan Bjelogrlic raconte les différents épisodes de cette guerre dans une mise en scène sobre, qu’on peut qualifier d’académique, mais qui sait se mettre au service du propos, évitant le pathos tout en laissant sourdre l’émotion, grâce à la justesse des acteurs. Les doutes, les craintes des malades sont décrits avec pudeur, mais aussi leur résilience, favorisée par la solidarité qui se met en place pour atténuer leurs souffrances et leur venir en aide. Les traitements semblent vains, le combat paraît perdu, quand Georges Mathé suggère une opération audacieuse, une greffe de moelle osseuse, dont non seulement la réussite est très incertaine, mais qui nécessite en plus que des donneurs acceptent de mettre leur propre vie en danger pour sauver des presque inconnus. Le dévouement et l’altruisme hors du commun dont font preuve des personnes ordinaires nous prouvent que l’être humain n’est pas toujours coupable du pire. Cette fraternité, que de mauvais esprits jugerait insensée, est récompensée, car l’opération réussit. Les irradiés, ainsi que leurs sauveteurs, survivent, devenant en quelque sorte « frères de sang », par-delà les frontières que les pouvoirs s’ingénient à ériger. De son côté, le pouvoir yougoslave abandonne sagement son programme nucléaire en 1968.

Conforté par cette expérience, Georges Mathé a poursuivi ses recherches, développant des traitements dans divers domaines, qui sont toujours utilisés. Notons que ce bienfaiteur de l’humanité n’a pas pour autant obtenu le prix Nobel, auquel il pouvait légitimement prétendre. Mais quelque chose nous dit qu’il dédaignait ces vaines gloires, et que le plus important pour lui était d’être fier de son œuvre, ce qui n’est pas le cas de la plupart des grands de ce monde.

 

EXPOSITION

15Théodore Rousseau, La voix de la forêt, au musée du Petit-Palais de Paris, du 5 mars au 7 juillet 2024.

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La mémoire collective retient le plus souvent que le parc étatsunien du Yellowstone fut le premier espace naturel de l’histoire à être classé, dès 1872, peu de temps avant que certaines portions du Lake District, en Angleterre, ne fassent à leur tour l’objet de mesures de protection (1876-1879), et on glose souvent sur le fait que les pays anglo-saxons ont développé une sensibilité écologique bien avant les latins. Ce dernier constat est en bonne partie vrai, mais mérite d’être nuancé. Rappelons que des civilisations entières (par exemple amérindiennes) avaient déjà un respect profond de la nature, du fait d’un mode de pensée concevant l’être humain comme un simple chaînon dans la continuité harmonieuse du vivant. Ce sont les Occidentaux qui, entrés à partir de l’époque moderne dans un rapport d’exploitation à outrance et de prédation avec le système-Terre, prennent conscience, au cours du 18^e siècle et seulement pour une partie d’entre eux, des dégâts qu’ils sont en train d’infliger à l’environnement, du fait de l’industrialisation et de la croissance économique.

Parmi ces précurseurs se trouve le peintre paysagiste français Théodore Rousseau (1812-1867), auquel cette belle exposition rend un hommage mérité, qui permet de prendre la mesure, non seulement d’un grand talent, mais aussi d’une personnalité vive et d’une extrême sensibilité concernant, justement, la nature.

En effet, c’est à son initiative que le gouvernement du Second Empire classe en 1853, près de vingt ans avant le fameux Yellowstone, une fraction de la forêt de Fontainebleau. Celle-ci, après avoir été une réserve de chasse des rois de France, devient un des lieux de prédilection des romantiques dans la première partie du 19^e siècle : George Sand, Alfred de Musset ou Victor Hugo viennent aiguiser leur sentiment du sublime face à ses chaos rocheux, ses landes décharnées et ses arbres pittoresques. Le regard sur la nature, en tout cas dans certains milieux, est en train de changer. À la suite de Camille Corot, les artistes affluent, d’autant plus que l’invention du tube de gouache en 1841 facilite la peinture en extérieur (on perd parfois de vue que l’art, comme toute activité humaine, dépend des conditions matérielles de production). Théodore Rousseau fait partie de ces peintres « pleinairistes », comme Charles-François Daubigny ou Jean-François Millet, qui se retrouvent dans un village situé à l’orée de la forêt, Barbizon, pour explorer la campagne et les proches sous-bois. Or, ces amoureux d’une forêt qui leur fournit une source renouvelée d’inspiration s’inquiètent des ravages qu’elle commence à subir, du fait des besoins croissants de l’économie et de l’urbanisation : des carrières sont ouvertes, des coupes de bois menées sans logique s’attaquent à de magnifiques chênes ou hêtres pluri-centenaires, qui sont remplacés par des plantations monocordes de pins. De plus, la mise en tourisme de la région, facilitée par l’aménagement des premiers sentiers pédestres dus à Claude-François Denecourt (1842), ainsi que l’arrivée du chemin de fer (1849), risque de dénaturer une forêt qu’ils préféreraient conserver « pure » et « sauvage ».

On comprend pourquoi, en 1852, Théodore Rousseau et son ami critique et marchand d’art Alfred Sensier, soutenus par de nombreux collègues et des personnalités comme George Sand, écrivent au duc de Morny, ministre de l’Intérieur et demi-frère de Napoléon 3, en charge des Eaux et Forêts, pour solliciter la création d’une « réserve artistique » protégeant des futaies particulièrement belles, peuplées d’arbres majestueux et anciens, qu’ils obtiennent donc. Il s’agit bien du premier espace naturel classé en Occident, pour des raisons, on l’aura compris, plus esthétiques que strictement écologiques. Pour autant, chez Rousseau, cette démarche est l’aboutissement logique d’un attachement profond à la nature, qui structure son existence et son œuvre.

En effet, c’est dès l’âge de 12 ans, à l’occasion d’un séjour en Franche-Comté, que Rousseau se prend de passion pour les forêts et commence à les dessiner avec ardeur. Sa vocation de peintre paysagiste est née, qui le conduit aux Beaux-Arts de Paris à partir de 1826. Ses débuts sont prometteurs : il expose au Salon dès 1831, noue de fructueuses relations avec des critiques et des marchands. C’est alors que lui vient l’idée, saugrenue, de développer sa propre manière, novatrice, qui cherche la vérité de l’endroit peint dans l’impression, voire l’émotion qu’il suscite, plus que dans la restitution fidèle et « bien léchée » du réel. Il s’oppose à ses maîtres, qui ne traitent la nature que comme le cadre d’une scène de genre (mythologique, par exemple), alors que lui entend en faire un sujet exclusif, traité pour lui-même. Ses toiles, considérées comme « non finies » (sic), sont systématiquement rejetées par les jurys du Salon pendant treize ans de suite, à partir de 1836, au point qu’on le surnomme le « Grand refusé » et qu’il fuit à Barbizon en 1837.

C’est donc dans sa relation intense avec la forêt de Fontainebleau que Rousseau atteint sa plénitude artistique. Sa technique, quoiqu’en pensaient les jurys rigides, sinon bornés, de la monarchie de Juillet, est très sûre ; il sait capter la lumière d’un instant, restituer la majesté d’un chêne, exalter la splendeur du vivant, notamment du végétal, omniprésent, au contraire de la figure humaine. La beauté profonde du monde nous est sans cesse rappelée, alors que nous avons trop tendance à l’oublier. Son œuvre entière est habitée par une vision panthéiste de l’univers, selon laquelle celui-ci constitue un « Tout » unitaire et harmonieux où le divin est présent dans chaque être, chaque recoin. Les arbres qui lui sont chers acquièrent de ce fait une présence propre, autant que les hommes et les animaux, et même une « voix » singulière, que Rousseau s’efforce d’écouter et de comprendre. On partage ses craintes face à la domestication de la nature, son effroi face à sa destruction, alors qu’elle n’est jamais décrite comme indifférente ou hostile, mais comme une puissance de vie à laquelle nous sommes indissolublement liés.

On peut donc voir en Théodore Rousseau un précurseur de l’écologisme, même s’il ne faut pas en faire une sorte d’ermite reclus au fond des bois, à l’instar d’un autre pionnier de l’environnementalisme, l’étatsunien Henry David Thoreau. De fait, le « Grand refusé » mène une belle carrière à partir de 1848, quand l’avènement de la Seconde République lui permet de prendre sa revanche. Ses amis et lui prennent le pouvoir dans la sphère artistique. Il devient membre du jury du Salon, accumule les commandes de l’État et les honneurs ; son travail est mis en avant lors des expositions universelles de 1855 et 1867. De ce fait, il atteint l’aisance matérielle. En effet, Rousseau profite pleinement des dynamiques propres au Second Empire, qui voient les fortunes se faire, l’argent circuler de plus en plus. Libéralisé, le commerce de l’art connaît un véritable essor (il existe une centaine de galeries en 1860) et le « nouveau paysage », dont Rousseau est une des figures de proue, correspond aux goûts d’une clientèle de plus en plus large. La scène artistique n’échappe pas à la marchandisation accélérée qui anime la société industrielle.

Pour autant, malgré les sirènes de la gloire et de la richesse, Rousseau reste fidèle jusqu’au bout à Barbizon, où il meurt en 1867, près de ses vieux amis, ces arbres qu’il a inlassablement fréquentés et peints, et qui sont aussi les nôtres. Son œuvre exaltant la puissance du vivant entre dans une résonance douloureuse avec notre époque, marquée par la déforestation et la perspective d’extinctions massives : puissent nos dirigeants avoir enfin l’âme d’un Théodore Rousseau et communier avec la nature au lieu de la violenter.

Un très beau catalogue : Théodore Rousseau (1812-1867). La voix de la forêt, ouvrage collectif, Éditions Paris Musées, 2024, 192 p., 150 ill., 35 €.