• 1 Thierry Pastorello, « L’abolition du crime de sodomie en 1791 : un long processus social, répressif (...)

3Le texte Ces Messieurs du Sens interdit est d’abord une illustration, presque une enquête sociologique concernant la vie homosexuelle à Paris dans les années 1920. Les noms des protagonistes ont été modifiés, et ces identités camouflées sont le reflet d’une homosexualité socialement condamnée, même si elle n’apparaît plus dans les textes de lois depuis l’abolition du crime de sodomie en 17901. Ce texte laisse voir tout à la fois les lieux de sociabilité, leur sociologie et les stéréotypes concernant l’homosexualité masculine.

• 2 Florence Tamagne, « Les années folles, un “âge d’or gay” », France culture, consulté le 4 avril 202 (...)
• 3 Voir Magnus Hirschfeld, Le Troisième sexe : les homosexuels de Berlin, Lille, GCK, 1993, XV-103 p. (...)
• 4 François Buot, Gay Paris : une histoire du Paris interlope entre 1900 et 1940, Paris, Fayard, 2013, (...)
• 5 Thierry Pastorello, Sodome à Paris : protohistoire de l’homosexualité masculine, fin XVIII^e-milieu (...)

4Tout d’abord, les milieux sociaux fréquentant ces établissements homosexuels appartiennent pour la plupart à un monde d’intellectuels, de privilégiés. Nous avons le sentiment d’une forme de liberté : l’historienne Florence Tamagne souligne combien dans l’entre-deux-guerres les villes de Paris, Londres et Berlin connaissent une véritable libération sexuelle. Un imaginaire homoérotique est construit par des artistes et intellectuels2. Cette étude l’illustre notamment avec le chapitre XI, « Littérature » (p. 54-58). Parallèlement, le travestissement, l’efféminement, l’ambiguïté sexuelle sont abordés : « Le corps était poudré… le visage fin outrancièrement maquillé » (p. 83). On voit poindre ici les prémisses d’une théorie du troisième sexe3. Il est noté que parmi le vocabulaire de l’homosexualité, le terme « androgyne » semble courant. Or, il révèle une indécision du genre (p. 199). De même, il y a une féminisation de plusieurs protagonistes de cette œuvre. François Buot souligne combien dans la France de l’après-guerre de 1914-1918, l’affirmation de l’homosexualité passe par la provocation, l’outrance, d’où une féminisation surjouée4. Ce texte laisse voir aussi des lieux, théâtres d’une mixité sociale (p. 123-125). Enfin, on observe des personnages interlopes plus ou moins adonnés à la prostitution, comme Juan Rodriguez (p. 126). La présence de personnages troubles se livrant à la prostitution était déjà remarquée dans le Paris de la première partie du 19^e siècle5.

• 6 André Gide, Corydon, Paris, Gallimard, 1981, 160 p.
• 7 François Buot, op. cit., p. 203.
• 8 Ibidem, p. 203-222.
• 9 Lise Manin, « Perverses promiscuités ? Bains publics et cafés-concerts parisiens au second XIX^e siè (...)
• 10 François Buot, op. cit., p. 191.

5Les lieux de sociabilité sont bien décrits dans ce texte, qui peut de ce point de vue être perçu comme un document ayant un caractère de source. Le principal lieu décrit est le Select, qui, comme il est indiqué dans le dossier qui accompagne ce texte, a été fondé en 1924 au 99 boulevard du Montparnasse (p. 317-324). L’atmosphère de lieux de sociabilité et de rencontre est bien rendue, on y croise des artistes, des intellectuels (p. 72-75). Un autre lieu, le Cosy-bar, est décrit comme le rendez-vous des plus élégants des « corydons » parisiens (p. 63), ce qualificatif faisant référence à l’essai d’André Gide (1869-1951) sur l’homosexualité masculine6. Ce dernier est signalé sous le nom de « André Vide » (p. 224), et Jean Cocteau (1889-1963) sous celui de « Locteau » (p. 218). Comme le note François Buot, ils ont eu le courage de remettre en cause la moralité ambiante7. Ces intellectuels d’avant-garde secouent les conformismes8. Autre lieu, les bains-vapeurs (p. 121-122) sont cités dans certaines archives de police comme à surveiller (p. 119), notamment les bains de la rue de Penthièvre9. Dans le Paris homosexuel des années 1920, ces établissements sont investis par une clientèle homosexuelle10.

• 11 Gauthier Jérémie, Régis Schladenhauffen, « Les sexualités “contre-nature” face à la justice pénale. (...)
• 12 Florence Tamagne, « Le “crime du Palace” : homosexualité, médias et politique dans la France des an (...)
• 13 Voir Thierry Pastorello, « La stigmatisation particulière du pédéraste passif dans les enquêtes de (...)

6Enfin, ce texte illustre clairement les stéréotypes et les constructions sociales au sujet de l’homosexualité masculine. Tout d’abord, le personnage féminin, l’homosexualité comme hermaphrodisme de l’âme : la description de Lucien en est une illustration parfaite (p. 97). Au chapitre XVIII, l’auteure signale un éphèbe trop fardé, un autre avec « une épaisse couche de riz » (p. 81-86). On perçoit aussi l’amalgame entre milieu homosexuel et milieu criminel, qui permet la répression policière de l’homosexualité masculine11. Certains scandales réactivent cette association entre homosexualité et milieu du crime12. Le pédéraste corrupteur de la jeunesse est un classique du discours anti-homosexuel, et il est présent au sein de cet ouvrage à travers le discours de Gilberte (p. 186-187). Ce type de discours apparaît au début du 19^e siècle dans les écrits des médecins légistes13.