1Nous sommes en présence de la troisième réédition du grand classique de Georges Lefebvre sur l’année 1789, publié en août 1939 à l’occasion du cent-cinquantenaire de la Révolution, célébration avortée pour les raisons que l’on connaît. Dans la préface, Michel Biard et Hervé Leuwers rappellent tout d’abord les singulières fortunes éditoriales de l’ouvrage. Interdit sous Vichy, il réapparaît en 1947 aux États-Unis par les soins de Robert Palmer. Il connaît un succès international, réédité une première fois en 1970 par Albert Soboul qui l’annexe alors pour son chantier sur la voie française dans la transition du féodalisme au capitalisme. La seconde réédition se fait dans le cadre du bicentenaire, aux Éditions sociales, avec Claude Mazauric comme maître d’œuvre.

2De façon attendue, Biard et Leuwers vont ensuite historiciser l’ouvrage, en montrant les principaux apports qui le placent toujours dans les problématiques actuelles, puis les limites au regard des mêmes problématiques.

3Contrairement à la façon dont on a pu présenter les différentes étapes de l’« année sans pareille » (quatre révolutions : aristocratique, puis bourgeoise, puis populaire, puis paysanne) comme autant de séquences spécifiques et juxtaposées, il s’agit bien chez Lefebvre d’un seul et même processus, qui va progressivement ébranler le pays tout entier et provoquer une rupture dans toutes les couches de la société.

4Ce qui ramène à la question de la causalité : comment la dynamique s’enclenche-t-elle ? La Révolution est-elle fille de la misère (Michelet) ou de la prospérité (Jaurès) ? La réponse montre qu’elle est tout cela à la fois, une crise de subsistances d’Ancien Régime, mais aussi un basculement dans la modernité. La dimension économique et sociale façonne et donne du relief à l’événement. Mais d’autres facteurs interviennent, qui relèvent de l’univers culturel, des mentalités. Ainsi, le « complot aristocratique » est-il omniprésent, derrière les inquiétudes villageoises dans leur lutte ancestrale contre les « brigands », à la queue des boulangeries aux comptoirs désespérément vides, dans la correspondance des « élus du Peuple » qui expliquent à leurs commettants l’étendue des résistances opposées à leurs propositions de réformes.

5Le « complot aristocratique » va durcir les affrontements, alimenter la rumeur, nourrir une combinatoire des émotions qui se déploie constamment, à tous les échelons de la société : la peur qui débouche sur la panique, ou sur la violence ; l’espoir qui débouche sur l’impatience, ou sur l’enthousiasme, à son tour porteur d’exaltation fanatique.

6Est-ce à dire que l’analyse est refermée sur elle-même comme un modèle clos ? Non, bien sûr, des interrogations nouvelles naissent de l’exposition même des événements. Le processus n’est pas inédit, il a une dimension internationale, il n’est pas figé dans son exemplarité. Les bouleversements sociaux intègrent toutes les catégories ; les femmes ne sont pas d’évanescents éléments du décor des journées d’octobre. Une partie de la population parisienne est très directement reliée aux mondes coloniaux. Les unes et les autres ont leur propre perception des bouleversements en cours, et leurs propres horizons d’attente. Enfin, si Lefebvre a bien cherché une approche globale de l’événement, portant l’attention aussi bien sur l’économique et le social que sur le juridique ou le culturel, on est frappé de la faible place accordée à certaines questions, au premier rang desquelles la question religieuse. Cette dernière n’est abordée qu’à travers le positionnement politique du clergé, mais le sentiment religieux est négligé.

7La conférence prononcée le 22 février 1939 en Sorbonne, intitulée « Les principes de 1789 dans le monde actuel », reproduite en annexe, nous invite à un passionnant jeu de miroirs entre la fin du 18^e siècle, la veille de la Seconde Guerre mondiale et l’état du rapport de la société française à l’événement révolutionnaire en 2024.

8Quels sont donc les principes de 1789, selon Lefebvre ? La liberté vient en tout premier, ce qui est à la fois un reflet des préoccupations des intellectuels antifascistes, mais aussi un positionnement historiographique fort de Lefebvre. Ensuite, l’égalité devant la loi ; et enfin, l’unité nationale et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Remarquons que nous ferions sans doute figurer aujourd’hui la laïcité – ou du moins la liberté de conscience – au nombre de ces principes.

9Quelles sont les conditions de la mise en œuvre des dits principes ? Elles sont de deux ordres, l’universalisme et l’individualisme. Là encore, le positionnement contre les totalitarismes, et tout particulièrement contre la propagande nazie, guide les références de l’auteur. La société et l’État sont créés par les individus et institués par contrat. L’une et l’autre n’existent pas indépendamment de leurs conditions de création.

10Contre la violence fasciste (Lefebvre revient par deux fois sur la place centrale de l’antisémitisme dans l’État national-socialiste), il rappelle que la Révolution française se revendique comme un phare de la civilisation occidentale, en des termes qui auraient pu être énoncés par Condorcet. La pensée révolutionnaire est le fruit de la pensée antique et de la pensée chrétienne. Son but est de garantir l’indépendance de la personne humaine. Contrairement à ce qui est énoncé par beaucoup de gens aujourd’hui comme une évidence, le terme « civilisation occidentale » n’est pas équivalent à « impérialisme » (le « capitalisme de la race blanche », dit expressément Lefebvre). Les deux seraient même antinomiques.

11C’est cette civilisation, cet héritage, qui est menacé en 1939 : « depuis la Grande Guerre, leur discrédit est allé croissant », dit-il. Mais il était tout autant menacé au temps de la Sainte-Alliance, lorsque triomphait la contre-révolution. Il l’est tout autant aujourd’hui, où les Lumières, les théories du contrat, l’institution de la raison par le libre débat, les fondements de la démocratie, sont contestés, souvent rejetés, par divers courants d’opinion.

12L’évocation du « peuple » ne saurait tenir lieu d’alternative à cet héritage. Lefebvre rappelle que les bonapartistes mettent en avant le consentement populaire, « qu’ils se donnent pour démocratiques », alors qu’en réalité ils ont répudié la liberté, tournant le dos aux principes de 1789, tels que précédemment énoncés. La crise boulangiste n’est alors pas si lointaine.

13Alors, la Révolution elle-même n’aurait-elle pas trahi ses propres principes, dans son moment « populaire » ? Lefebvre n’élude pas la question, menant brièvement une réflexion, non pas sur la « Terreur », mais sur l’état d’exception, ou état de siège. Il insiste sur trois points qui lui paraissent essentiels pour définir le régime d’exception : 1. C’est le produit des circonstances (la guerre en 1793, mais il énonce d’autres situations plus générales, comme une famine, une épidémie, l’inondation, l’incendie). 2. C’est le règne de la loi. 3. Il doit être transitoire, son terme s’impose au sortir de la situation qui a produit son instauration.

14En fin de compte, il ne croit pas que le salut public soit « le despotisme de la liberté », mais bien qu’il soit antinomique des libertés, qu’elles soient privées ou publiques. Mais comment rester fidèle aux principes, et en premier lieu à ce qu’il appelle la « cause de la liberté » ? En faisant un perpétuel effort sur soi-même pour faire mentir « les autoritaires qui ridiculisent ses partisans en les montrant avachis par le bien-être matériel et incapables de réaction défensive ». Ce sont là des accents qui rejoignent le bilan développé peu d’années plus tard par un autre grand historien, Marc Bloch, dans L’Étrange défaite.

15Quatre-vingt-neuf est toujours un manuel essentiel à qui veut comprendre ce qu’est un processus révolutionnaire. Mais nous sommes aussi redevables aux responsables de cette réédition qui insère l’œuvre historique dans la réflexion citoyenne.