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1Ouvrage polyphonique ou livre choral, il pourrait tromper bien des lecteurs pour qui voudrait y (re)lire un récit classique d’un événement en apparence connu. Parce qu’à bien peser, l’ouvrage n’est pas une histoire du 10 août 1792 – prise des Tuileries et emprisonnement de la famille royale. On n’y lira pas une « journée qui a fait la France » (encore qu’une telle étude aurait encore son utilité). Il faut prendre au sérieux le titre, il s’agit bien d’étudier une défaite et ses défaits, des nobles, peu nombreux, peu guerriers, peu martiaux. L’auteur, Clément Weiss, docteur de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, propose ainsi de manière assez originale un déplacement de point de vue sur le renversement de la monarchie par une foule ou le peuple, en fonction de qui écrit l’histoire. Le pari d’écrire une histoire à côté (et pas du côté) des nobles présents – ou censés l’être – et d’autres témoins du « parti du roi » est ambitieux. Cela suppose de s’attaquer à des effets de sources que l’auteur identifie dès le départ, en partant d’abord de la reconstruction de l’événement par la postérité, par des martyrologes royalistes voire par certains « historiens de garde » du parti capétien, dont l’histoire de la Révolution est toujours le champ de bataille. Cette histoire reste bien un objet chaud des décennies après l’événement, en particulier sous la Restauration, voire à l’orée d’une III^e République triomphante riche en batailles d’interprétations sur ces conspirations de nobles chevaliers, à l’armure un brin vermoulue. Ces questionnements sont aussi le reflet d’une époque et peuvent apparaître parfois déroutants. Reste que pour la noblesse qui le vit, l’observe ou le commente, le 10 Août n’est pas d’un bloc. Il y a bien des controverses entre ses acteurs, ses observateurs du côté des « talons rouges ». Au départage des petites lâchetés et des grands courages, la question centrale reste celle de l’attitude du roi et son départ des Tuileries. L’autre question qui traverse les sources est celle de l’ouverture du feu, et l’ouvrage nous offre une réflexion intéressante à une micro-échelle, qui restitue bien le face-à-face entre assiégés et assiégeants. Le plan simplifié du quartier Tuileries-Salle du Manège-Louvre en début d’ouvrage et le commentaire de quelques images iconiques de l’événement aident à le comprendre.

2La partie qui intéressera sans doute le lecteur érudit et voyageant à travers les périodes est la volonté de l’auteur d’expérimenter plusieurs grilles de lecture, pour s’inscrire dans plusieurs réflexions actuelles sur l’anthropologie de la violence et du combat. Nourrissant ses réflexions à partir des travaux des médiévistes sur les différentes « déconfitures » de la noblesse, l’idée paraît séduisante. Ce n’est pas seulement le roi qu’on protège, c’est l’idée aussi d’une « immolation glorieuse » consentie, d’une « cause perdue » volontaire. Mais elle est, à bien suivre Clément Weiss, une bataille qui manque de morts et peut-être d’un brin de réussite, même dans la défaite qui n’a rien de glorieuse. Au fond, tout contribue à faire du 10 Août du côté de la noblesse une bataille empesée, voire contrainte. Interrogeant large, de John Keagan à Arlette Farge, tentant de percevoir des bruits dans des sources parfois lacunaires, Clément Weiss travaille des parallèles historiques qui donnent à penser. On peut cependant souligner que tel lecteur en fonction de sa sensibilité discutera ces parallèles. Si la violence des guerres de religion est une borne de comparaison dans l’histoire de Paris, alors pourquoi pas la Fronde, qui est après tout un siège certes plus long, comme l’a été celui des Tuileries ? Enfin, à l’échelle de la Révolution elle-même, si les martyrs de la liberté font face aux martyrs de la monarchie, au-delà des reprises lointaines, y a-t-il dans la dynamique de violence du 10 Août des reprises d’autres épisodes violents ? Les fusillés du Champ de Mars en 1791 font-ils écho au massacre des Suisses ? Pour citer l’auteur, si l’« ordalie absurde et sauvage » du 10 Août vide des querelles accumulées depuis plusieurs années, faut-il voir dans le combat du palais un petit monde bien loin d’être la Révolution entière ? Y a-t-il dans ce sang qui coule – noble et non-noble – une vendetta entre voisins ? Les nobles témoins, prétendus témoins et acteurs enjoués, avancent dans leurs écrits avec un imaginaire historique toujours souligné avec justesse et distance. Les nôtres aussi ont leur importance dans nos lectures. Dès lors, une tension souterraine dans le livre apparaît non résolue. Si cette noblesse essentiellement parisienne constitue sa propre défense et illustration, jusque loin dans l’histoire, elle manque de protagonistes incarnés et de chefs héroïques. Qu’est-ce qui constituerait dès lors un héroïsme nobiliaire sans ombres ? Est-il à trouver du côté de l’armée des princes, les fameux émigrés de Coblentz ? Ou en Vendée ? Clément Weiss ne dissipe pas l’impression que ce ne sont pas les sabres les plus aiguisés de l’armurerie nobiliaire qui combattent ou disent avoir combattu le 10 août 1792. Leur marginalité, qui est pointée avec justesse, est-elle un phénomène de groupe social ou un phénomène parisien ?

3Le livre avance peut-être sa propre hypothèse sans la revendiquer explicitement. Les passages sur le combat ont le mérite immense de rappeler qu’une « journée révolutionnaire » signifie souvent une violence à double-sens, des morts absurdes, un brouillard d’incertitudes avant la conclusion politique que nous croyons connaître d’avance. Le véritable travail d’archéologie entre toutes les « conspirations » nobiliaires avant et après le 10 Août est à saluer. C’est bien dans une atmosphère riche en complots, inventés plus que réalisés, que se forge le récit nobiliaire du 10 Août. Mais la clé du livre tient dans son refus des évidences. Aucun décompte, aucun bilan chiffré de cette chevauchée peu fantastique et sans chevaux des nobles aux Tuileries ne saurait être autre chose qu’un indice à discuter. Quitte à être positiviste ou méthodique au sens de Langlois et Seignobos, il faut l’être jusqu’au bout et Clément Weiss l’est assurément. Quitte à citer des chiffres, il ne faut pas se priver d’en critiquer la vraisemblance. Discipline difficile, mais très nécessaire. Dans l’écheveau de justifications qu’il étudie, l’auteur tente un vrai portrait de groupe de ces tantôt « 2000 » proclamés, « 200 ou 300 » répétés par l’historiographie sans distance ou 178 réellement identifiés. Le nombre de morts est à l’avenant chez les différents auteurs. Identifiant les effets de sources dans les listes publiées des défenseurs, listes dont la matrice semble Jean-Gabriel Peltier, auteur d’un des premiers contre-récits royalistes du 10 Août, paru à Londres en 1794, Clément Weiss confronte les invraisemblances d’un discours héroïque au décompte des cadavres, aux morts identifiés, aux faibles indices. La conclusion est implacable : il faut « rejeter comme rêverie royaliste le grand récit qui voudrait que la fine fleur de la chevalerie française se soit sacrifiée au pied du trône le 10 Août ». L’auteur le démontre en interrogeant finement la position sociale de ses trente-huit auteurs de récits sur le 10 août 1792. Il y décèle les écarts et les généalogies, et son enquête va bien au-delà d’un simple recoupement de sources. On peut peut-être avoir pour regret mineur que les effets de réponses, entre le récit révolutionnaire et ces contre-récits, ne soient pas davantage mis en avant.

4Dans ce livre ambitieux, Clément Weiss affirme et s’émancipe progressivement des grandes histoires pour tracer sa dynamique propre. Le puriste grincera peut-être aux quelques remarques révérencieuses, mais avec une pointe de sévérité à l’égard de l’étude classique de Marcel Reinhard sur le 10 Août. Écrire de l’histoire revient forcément à souligner des manques. Il en reste encore beaucoup sur la Révolution, et le mérite de ce livre est sans doute de montrer que tout n’est pas encore écrit, y compris sur les pages les plus connues en apparence. L’événement révolutionnaire reste un continent, il continue à avoir des explorateurs.