Après les avoir surveillés, comment faut-il les punir ?
Résumés
À partir des années 1960 en Belgique, la gendarmerie adapte ses modes d’intervention face à des protestataires faisant usage d’un répertoire d’actions renouvelé. Elle met en œuvre des pratiques d’arrestations qui visent à éviter des confrontations massives. Ces opérations, qui reposent sur des critères fixés par les gendarmes, entravent la liberté de manifester. Elles jouent un rôle important dans le déplacement et l’invisibilisation de la violence d’État, mis en avant dans plusieurs travaux, d’autant plus que les arrestations sont nécessaires en vue d’éventuelles poursuites judiciaires. Cet article interroge le développement de ces techniques et leurs impacts sur les droits des manifestants. En étudiant des conceptions policières, il montre comment les arrestations occupent une nouvelle place dans le système coercitif. L’analyse concrète de la manifestation des sidérurgistes de mars 1982 démontre dans un second temps comment les arrestations participent à la mécanique des violences d’État en étant un des rouages permettant la sanction judiciaire.
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- 1 Dans son appellation complète, « projet de loi pour rendre la justice plus humaine, plus rapide et (...)
1« Les manifestants ne sont pas des criminels ! ». Au cours de l’année 2023, ces mots sont scandés pendant plusieurs mois par la foule composée d’associations, de syndicats, de citoyens et de certains partis et mouvements politiques de gauche, qui s’opposent au projet de loi dite « anticasseurs » en Belgique1. À la Chambre des représentants, Raoul Hedebouw, président du Parti du travail de Belgique (PTB), expose les craintes des différents collectifs, dénonce une atteinte claire à la liberté de manifester et attaque le ministre de la Justice, le libéral Vincent Van Quickenborne, sur les objectifs de son projet qui risque de permettre des condamnations de responsables syndicaux ou de militants d’ONG : « Vous dites que ça ne va pas concerner les manifestants en général. Plein de lois ont été votées comme ça ici, […et] qui est traîné devant les tribunaux ? Les activistes de Greenpeace, les travailleurs de Delhaize face aux huissiers, c'est ça la vérité ! ». À cette attaque, le ministre répond sévèrement :
- 2 La Chambre, Compte rendu de la séance plénière du 05/10/2023, p. 15-17. Pour la vidéo, voir RTBF [e (...)
« Vous êtes du côté des casseurs criminels. Comment osez-vous les défendre ? […] Il s’agit toujours du même petit groupe de casseurs portant des cagoules et des marteaux. (...) Il s’agit de ceux qui tabassent les policiers, qui incendient, qui détruisent les magasins. Il s’agit de ces casseurs-là. »2
2Ces accusations réciproques n’ont rien d’inédit : toute politique en matière de police des foules et de manifestation en régime démocratique entraîne nécessairement une tension entre, d’une part, la préservation du droit de manifester et, d’autre part, l’application du droit de tous à la sécurité en faisant respecter « l’ordre ». Ce qui nous intéresse ici est donc le périmètre dans lequel cet ordre est circonscrit et défini. La réponse du ministre, sans appel, explique qu’il s’agit de combattre les casseurs violents. Mais qui sont-ils ? Et surtout, qui a le pouvoir de dire qui casse et qui ne casse pas ? Pour le dire autrement, qui permet au ministre d’avoir l’assurance suffisante pour dénoncer avec certitude que sa loi s’en prendra bel et bien aux « casseurs » et seulement à eux ? La réponse est simple : la police. La question se complexifie nettement lorsque le chercheur s’interroge sur la manière dont les forces de l’ordre identifient et ciblent ces comportements. Dans ce processus de dénomination de l’adversaire, une méthode a été peu étudiée : il s’agit des arrestations policières, aussi bien avant qu’après les cortèges. Sociologues et historiens ont pourtant posé des bases solides pour ce type d’analyse des manifestations. En partant de celles-ci, il est possible d’interroger les logiques d’arrestation à différents niveaux, ainsi que la manière dont elles sont pensées avant, pendant et après les événements.
- 3 Danielle Tartakowsky, Les Manifestations de rue en France (1918-1968), Paris, Publications de la So (...)
- 4 Patrick Bruneteaux, Maintenir l’ordre, Paris, Presses de Sciences-Po, 1996.
- 5 Donatella Della Porta et Herbert Reiter, The Policing of Protest in Contemporary Democracies, Rober (...)
- 6 Olivier Fillieule et Fabien Jobard, Politiques du désordre : la police des manifestations en France(...)
- 7 Luca Provenzano, « Beyond the Matraque : State Violence and Its Representation during the Parisian (...)
3Danielle Tartakowsky a montré la place centrale de la manifestation dans la vie politique française. Elle ne peut être résumée à sa seule dimension revendicative, mais représente un réel mode de sociabilité, dans lequel le rapport aux forces de l’ordre crée des expériences et une mémoire spécifique qui se transmettent entre protestataires3. Patrick Bruneteaux a souligné l’évolution des logiques du maintien de l’ordre en insistant, tout au long du 20e siècle, sur une professionnalisation qui vise la mise à distance entre policiers et manifestants afin d’éviter les chocs directs et violents4. Donatella Della Porta a étudié les interactions réciproques entre policiers et manifestants au cours des événements en identifiant plusieurs niveaux d’analyse, depuis le niveau micro du moment manifestant jusqu’au niveau macro du contexte socio-économique et politique5. Olivier Fillieule et Fabien Jobard remettent quant à eux en cause une vision linéaire de la pacification de la police des foules, en insistant sur la contingence de la violence, mais aussi sur des logiques policières et politiques particulières qui rompent avec des méthodes plus pacifiques6. Le travail de Luca Provenzano va un peu plus loin : selon l’historien, la mise à distance des protestataires, liée à l’emploi de nouvelles techniques comme les gaz lacrymogènes, ne constitue pas une atténuation de la violence d’État, mais bien une autre forme de violence, peu prise en compte dans ses effets concrets. Il appelle à étudier matériellement et concrètement ces nouvelles méthodes dans ce qu’elles produisent comme violences et effets sur les manifestants7.
- 8 Vanessa Codaccioni, Répression : l’État face aux contestations politiques, Paris, Textuel, 2019, p. (...)
4Parmi ces techniques, les arrestations occupent une place centrale. Ce mode d’action acquiert une nouvelle place à partir des années 1960 dans les objectifs policiers, spécifiquement à la gendarmerie belge. Elles obligent les gendarmes à être en contact direct, par petits groupes, avec la foule, à rebours de la philosophie générale du corps qui vise à des actions massives pour libérer de vastes espaces. Elles produisent des effets notables sur les manifestants, aussi bien pendant qu’après l’événement. Dans cette perspective, Vanessa Codaccioni a bien montré comment des logiques de répression produisent du sens politique et redéfinissent la frontière entre ce qui est accepté ou non, ce qui est contestable ou non, ce qui est dicible ou indicible8. Ces aspects particuliers d’un déplacement de la violence policière par l’intermédiaire des arrestations et leurs effets sur les droits des manifestants sont au cœur de cet article.
- 9 Nicolas Lebourg et Isabelle Sommier, La Violence des marges politiques en France, des années 1980 à (...)
5Ces questions seront abordées à partir d’une analyse historienne concrète de l’évolution des logiques de la police des foules en Belgique. Poussés par un espoir révolutionnaire renouvelé notamment par le contexte international, les militants d’extrême gauche ont, au cours des années 1960 et 1970, fait usage d’un nouveau répertoire d’actions manifestantes (sit-in, occupations, cortèges spontanés, etc.). Ces dernières perturbent la distribution des rôles de plus en plus institutionnalisée entre organisateurs des cortèges et responsables policiers. Les années 1980 connaissent un reflux de ces groupes gauchistes, qui restent néanmoins présents dans les manifestations. Mais cette décennie, marquée par la récession et les conséquences de l’austérité budgétaire, entraîne un fort ressentiment envers l’État et ses représentants, qui peut se traduire par des actes violents9. Afin de lutter contre ce phénomène, la gendarmerie intensifie alors des interventions déjà existantes, mais jusque-là relativement rares. Surtout, elle étend la pratique des arrestations à différents types de protestataires. Se pose alors la question d’une extension de la répression politique, qui risque de restreindre le champ de la contestation par la volonté d’arrêter le plus grand nombre possible de « fauteurs de troubles ». Après avoir envisagé ces logiques du point de vue des conceptions de la gendarmerie, ce texte analyse les effets concrets à partir du cas spécifique de la manifestation des sidérurgistes de mars 1982.
Face à la nouvelle contestation, de nouvelles techniques d’arrestation
- 10 Olivier Fillieule et Fabien Jobard, op. cit., p. 211-228.
- 11 Dimitri Coste, « La preuve par l’image : quand la caméra s’invite dans les dispositifs de maintien (...)
6En France, des techniques spécifiques d’arrestation pendant la manifestation, voire à l’intérieur des cortèges, font désormais régulièrement débat. C’est le cas par exemple des actions des unités d’intervention que sont les Brigades de répression de l’action violente (BRAV), chargées de mener des interpellations massives. Cette situation est due en partie au mouvement des Gilets jaunes en 2018, qui a connu une escalade de la violence, les manifestants ayant fait usage de modes d’action illégaux auxquels a répondu une accentuation de la violence policière. Les forces de l’ordre ont affirmé une logique de répression tirée des épisodes précédents de violences urbaines, d’autant plus que la présence de petits groupes violents dans certaines manifestations massives (mouvement lycéen, protestations contre la loi Travail, etc.) renforce cette assimilation « de la manif à l’émeute10 ». Dans ce glissement, les arrestations peuvent s’opérer après les événements grâce aux images récoltées pendant les faits, processus qui a connu une réelle inflation avec la multiplication des appareils photographiques et des caméras dans l’espace public et dans les cortèges11.
- 12 Jonas Campion et Élie Teicher, « Filmer et être filmé. Pistes pour une approche historienne du rapp (...)
- 13 Cette grève générale a été déclenchée contre le projet de « loi unique » qui prévoyait une série de (...)
7En Belgique, les forces de l’ordre n’échappent évidemment pas à ces questions concernant les modalités d’intervention, d’interpellation, d’identification et d’arrestation des manifestants violents. Les moyens d’identification par l’image (vidéo ou photographies) s’intensifient dans les années 1960 et 197012. Se pose également très tôt la question des techniques d’intervention rapide pour neutraliser les fauteurs de troubles. Les grèves de 1960-1961 et leur lot de violences ont clairement contribué à accélérer le processus13, l’événement ayant infléchi la politique de la gendarmerie en la matière. Ce corps militaire, aux effectifs nombreux et disciplinés, est caractérisé par un mode d’intervention en foule qui doit être massif, spectaculaire et collectif. L’idée est d’abord qu’il faut vaincre « les adversaires », mais les multiples violences liées aux cortèges et aux piquets de grève durant l’épisode de 1960-1961, les nouveaux modes d’être en manifestation des années 1960, la multiplication des caméras et des appareils photographiques des journalistes rendent ces modes opératoires plus problématiques et coûteux. La gendarmerie peut de moins en moins « combattre » l’entièreté de la foule, mais va petit à petit viser ceux qu’elle estime être les meneurs ou les fauteurs de troubles.
8À titre d’exemple, le manuel Tactique du maintien de l’ordre, daté de 1960, ne comporte originellement pas d’onglet « arrestations ». Néanmoins, un addendum postérieur y a été joint. Il précise l’attitude à adopter lors des arrestations, dans la droite ligne d’une série de notes du commandement qui vont suivre. Nul doute que les grèves de l’hiver 1960-1961 ont joué un rôle certain dans ces adaptations. Le texte précise :
- 14 Bruxelles, AGR, état-major de la gendarmerie (DSO II), n° 948, Tactique du maintien de l’ordre, 196 (...)
« qu’il ne peut toutefois être perdu de vue que les hommes désignés pour faire partie des équipes [arrestation] doivent posséder des qualités professionnelles et physiques certaines, que leur équipement et armement doivent être réduits au minimum et, enfin, qu’ils ne peuvent opérer qu’aux premiers rangs des manifestants de façon à garder en tout temps le contact avec le gros des troupes de gendarmerie. »14
- 15 Il s’agit d’une manifestation du mouvement flamand visant à demander la fin du volet linguistique d (...)
9Les conceptions sont donc en train de changer, comme en témoigne, en octobre 1961, la fameuse marche flamande15 qui a lieu dans la capitale. Elle y concentre plusieurs dizaines de milliers de personnes dans un climat où les forces de l’ordre craignent des affrontements entre francophones et Flamands, et des déprédations contre des lieux liés aux activistes de l’un ou l’autre groupe. À cette occasion, de nouvelles modalités vont désormais être testées :
« Équipes d’arrestations : l’idée a été avancée de mettre à l’essai, lors des SO [services d’ordre] répressifs, l’intervention d’équipes chargées uniquement des arrestations, de l’évacuation des prisonniers et de la rédaction subséquente des PV. Ces équipes (3 à 5 hommes) seraient aux ordres des unités d’intervention et accompagneraient celles-ci. »
- 16 Les BSR sont des brigades chargées spécifiquement de la collecte d’informations.
10Ces gendarmes, contrairement aux brigades de surveillance et de recherche16, ne sont pas en tenue civile. Ils sont armés d’une matraque et d’un pistolet et doivent :
- 17 Bruxelles, Archives de la ville de Bruxelles (AvB), Police, manifestations, 712.231, Marche flamand (...)
« se placer de manière à observer et repérer au mieux les manifestants ou émeutiers à appréhender. [L’équipe] opère par actions rapides dans les premiers rangs de manifestants pour autant que sa sécurité le permette. Le commandant de peloton peut couvrir l’équipe ou la soutenir, le cas échéant, par le peloton. La coopération des BSR doit leur être acquise. L’équipe reçoit aussi les individus appréhendés par le personnel d’intervention et les évacue. Elle veille en tout temps à noter tout élément indispensable à la rédaction ultérieure des PV relatifs à tous les individus qu’elle aura évacués. » 17
- 18 AGR, État-major, Gendarmerie, note du commandement « Notice individuelle à établir au moment de l’a (...)
- 19 Laurent Bonelli, Hervé Rayner et Bernard Voutat, « Contestations et (re)légitimations du renseignem (...)
11Le groupe doit aussi repérer les individus qui commettent des infractions en établissant des PV et en récoltant les pièces à conviction. La logique consiste non seulement à arrêter, mais à produire un matériel suffisant à charge des personnes arrêtées. Le procès-verbal aura valeur de preuve lors d’un potentiel futur procès. La gendarmerie se charge donc non seulement d’arrêter les infractions sur le moment même, mais doit également poser les bases d’une condamnation qui empêcherait qu’elles se reproduisent lors d’événements futurs. Plus encore, l’arrestation représente un mode de production du savoir policier. En effet, les agents sont tenus de constituer un corpus de fiches d’identification des citoyens, comme le prouvent les notes du commandement qui rappellent l’importance de dresser des « notices individuelles » sur chaque personne arrêtée18. Par les arrestations, la gendarmerie produit de l’information qui participe à son activité de renseignement. Outre la production de catégories sociales spécifiques, cette activité permet donc d’agir concrètement sur la légitimité ou l’illégitimité de certains acteurs à participer au jeu politique, comme l’ont montré plusieurs chercheurs19.
- 20 Gustave Le Bon (1841-1931) est un médecin et psychologue français, père de la psychologie des foule (...)
- 21 Un chapitre de notre thèse est consacré à cette question. Élie Teicher, Polices, protestataires et (...)
12Ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’arme de promouvoir une intervention collective et massive d’un côté, et d’insister sur la nécessité d’équipes mobiles et rapides pour neutraliser les adversaires de l’autre. Ce paradoxe est nourri par la psychologie des foules développée à la gendarmerie qui, se basant sur Gustave Le Bon20, estime que la contagion violente se diffuse par des meneurs qui contrôleraient « l’âme de la foule », celle-ci étant censée suivre les leaders sans faire preuve de rationalité21. Lors de la décennie 1970, un manuel à destination des officiers précise :
- 22 Le lecteur relèvera la formulation digne de la psychologie des foules de Le Bon, qui se proposait d (...)
- 23 Archives privées de Luc Closset, École royale de gendarmerie, chaire « ordre public », « les princi (...)
« Arrestations : Une opération n’est efficace que si les éléments qui sont l’âme des troubles22 sont arrêtés. Lors des incidents, il est de la plus grande importance d’arrêter les auteurs d’infractions, les meneurs et les agitateurs. De cette façon on neutralise la masse des adversaires en écartant ceux qui l’entraînent. Ces meneurs et ces agitateurs ne se trouvant le plus souvent pas dans les premiers rangs au contact des forces de l’ordre, l’action en profondeur d’équipes d’arrestation mises aux ordres des unités en ligne est indispensable pour les appréhender. »23
13Le collectif est là pour protéger les intrusions dans la foule de petits groupes d’arrestation, sur un modèle qui révèle l’influence française. Ces intrusions peuvent engendrer une escalade de la violence dans les cortèges, susciter des critiques envers la gendarmerie. Pourtant, dans ses consignes, l’état-major ne remet pas en cause le principe, mais appelle à davantage d’efficacité. Le commandant général Lorgé fait ainsi le point en 1967 :
- 24 Bruxelles, AGR, état-major gendarmerie, note du commandement « Les arrestations en service d’ordre (...)
« À l’occasion de services d’ordre répressifs, reporters photographes et cinéastes guettent les opérations des membres du service d’ordre. Plus particulièrement les scènes d’arrestation sont épiées. La recherche du sensationnel aidant, ce sont évidemment les arrestations les plus difficiles et les plus frappantes pour le public qui connaissent la faveur de la diffusion. Cette réserve étant faite, il faut admettre que trop souvent encore nos hommes interviennent maladroitement pour maîtriser un manifestant. Il n’est pas rare que la conjugaison des efforts de trois ou quatre gendarmes ne suffise même pas à éviter l’usage de la matraque. »24
14Les mots ont une importance capitale. Il n’y a aucune violence dans l’intervention gendarmique, ni même aucune force. Les gendarmes « interviennent maladroitement », réalisent des « efforts » ou font « usage de la matraque ». Jamais ils ne violentent, blessent, cognent ou maltraitent les manifestants. Le discours policier s’exempte lui-même de toute référence à la violence. Mais au-delà des mots, comme nous le soulignons dans l’introduction, les arrestations constituent un basculement par rapport aux méthodes traditionnelles que sont les charges groupées qui entraînent souvent des blessures. Elles sont désormais particulièrement scrutées, car elles représentent de vifs moments de tension. Alors que les rapports de police évoquent simplement des « personnes arrêtées », dans les faits, très souvent, ces arrestations nécessitent de la violence. Elles peuvent même entraîner des blessures, comme le prouve le commentaire euphémisé du commandant. Le déplacement de la violence se lit dans ces consignes qui visent l’acceptation de ces pratiques qui soulèvent encore une vive protestation et une solidarité au sein des manifestants.
- 25 Idem.
15Dans ces circonstances où la violence policière refuse de se nommer, le commandant Lorgé n’appelle pas à une retenue, mais à une invisibilisation de la violence exercée. Pour cela, il faut utiliser les techniques de neutralisation enseignées dans les cours de self-défense, et aligner dans les équipes « arrestations » les meilleurs élèves de ces cours. Mais rien ne prouve que ces techniques, même bien employées, soient moins violentes que les coups de matraque pour ceux qui les subissent, d’autant plus que le texte évoque la nécessité d’avoir les mains libres « pour pouvoir exécuter les prises de self-défense appropriées à chaque cas ». Le commandement y voit une réelle solution : « Or, l’application des prises décrites dans le cours de technique de self-defence (sic) apporte une solution efficace et rapide à ce problème en permettant de neutraliser et d’éloigner discrètement les individus indésirables25 ».
- 26 Thierry Forest, La Gendarmerie mobile à l’épreuve de Mai 68, Vincennes, Service historique de la Dé (...)
16L’idée d’interventions plus rapides avec de petites unités particulièrement mobiles a donc émergé assez tôt. En France, ce sont surtout les événements de Mai 68 qui poussent les autorités politiques et les forces du maintien de l’ordre à innover dans ce sens. Raymond Marcellin, le ministre de l’Intérieur, annonce en effet une « police plus nombreuse, plus mobile, mieux équipée26 », programme qui se traduit notamment par la mise en place des pelotons de voltigeurs motoportés. À la gendarmerie, la question des arrestations est également à l’ordre du jour et le commandement décide qu’il faut neutraliser « les vrais fauteurs de troubles ». À cette fin,
- 27 Idem.
« des petits groupes offensifs sont […] constitués, peu après mai 1968. […] Les interventions sélectives apparaissent avec les équipes légères d’intervention (ELI). Des spécialistes de l’escadron ou de la compagnie doivent se saisir des “meneurs” venus pour faire dégénérer la manifestation. »27
17Des deux côtés de la frontière, les mots et les intentions sont les mêmes. Mais avec les grèves de 1960-1961, le choc violent a eu lieu plus tôt en Belgique, de même que l’adaptation policière. Quand Mai 68 éclate, la gendarmerie belge a déjà adapté certaines de ses pratiques. Mai 68 constitue donc, pour celle-ci, un second avertissement et un second aggiornamento en l’espace d’une décennie, s’inspirant alors des réflexions françaises. Ce changement, loin d’éloigner la violence des cortèges, lui en donne plutôt d’autres contours.
- 28 En 1966, les mineurs de Zwartberg se mettent en grève et occupent les sites miniers pour protester (...)
- 29 Le 29 mai 1985, un match de foot au stade du Heysel à Bruxelles entraîne une bagarre générale. Les (...)
- 30 Sur l’évolution de la formation des gendarmes dans les années 1990, voir Élie Teicher, Polices… op. (...)
18Pourtant, durant les « années 68 », la gendarmerie fait l’objet de critiques virulentes de la part des milieux de gauche, voire de manière plus large dans les débats parlementaires, à la suite de plusieurs épisodes violents en 1966, en 1968 ou encore en 1973. Face à cette situation, elle développe un mécanisme de refus des mises en cause de son fonctionnement, soutenue en ce sens par le pouvoir politique qui n’entend pas revoir les prérogatives du corps et accepte globalement le raisonnement de l’état-major de la gendarmerie. Pour celui-ci, le problème n’est pas tant la méthode jugée nécessaire du contact avec les « fauteurs de troubles », que le regard critique des médias, qui se nourrit aussi bien de quelques bavures prises sur le fait que des événements très violents qui cristallisent bien plus l’attention que les arrestations28. En période de contestation étudiante et ouvrière durant toute la décennie 1970, les critiques sont donc peu suivies d’effets politiques. Jusqu’au mitan des années 1980, la gendarmerie représente une force policière de défense des institutions. En termes de pratiques de police des foules, elle soigne certes davantage son image, mais elle n’utilise pas de nouvelles méthodes. Depuis la sortie de guerre, l’arme est constamment renforcée par le pouvoir. Elle représente le corps d’élite qui, comparativement aux multiples polices communales mal équipées, peu nombreuses et accusées d’être sous l’influence politique des bourgmestres, est indispensable pour protéger les institutions étatiques. La remise en cause de cette prérogative éclate seulement en 1985 avec le drame du Heysel, alors que la gendarmerie est dans la tourmente par suite de plusieurs affaires29. Durant les années 1990, les manuels de la gendarmerie changent clairement d’orientation et les agents sont désormais formés dans une autre perspective qui met davantage l’accent sur les droits des manifestants, sur les risques de certaines méthodes comme les gaz lacrymogènes ou encore sur l’importance du dialogue30. Mais le processus est lent et ne se fait pas sans remous. À l’orée des années 1980, il n’est pas encore d’actualité.
- 31 Bruxelles, AGR, Centre de documentation de la police fédérale, Reviers, Opérations MROP : « Nouveau (...)
19Or, en parallèle, la contestation change de forme dans la rue et la grande adaptation concernant les techniques d’intervention et d’arrestation a lieu également au début des années 1980. La décennie connaît de nouvelles formes de protestations bien plus désorganisées, liées entre autres à des groupes de tendances anarchistes ou aux bandes de punks qui fréquentent le centre-ville de Bruxelles. Face à ceux qu’elle nomme désormais « casseurs », la gendarmerie réorganise sa tactique et ses techniques d’arrestation. La méthode consiste à aller au contact avec une « ligne de sûreté » que franchissent rapidement les équipes arrestations, composées de quatre hommes (deux pour saisir le protestataire, deux pour les protéger) qui après avoir attrapé le manifestant violent, le ramènent derrière la fameuse ligne. Tout un système de rassemblement des personnes arrêtées et de leur transfert vers les lieux de détention est alors prévu, avec des exemples dans les notes pour former le personnel31.
- 32 La nasse a fait récemment l’objet de vives critiques en Belgique, d’abord, à la suite des manifesta (...)
- 33 Cf. note 31.
20Par ailleurs, la gendarmerie distingue deux opérations, le « procédé tactique d’arrestation » et les « techniques d’arrestation ». La constitution du premier est particulièrement problématique du point de vue de la liberté de manifester. Bien qu’on ne la nomme pas encore, il s’agit de la fameuse technique de la « nasse », qui s’institue véritablement au sein des polices belges à cette époque32. En effet, elle vise « à arrêter systématiquement (administrativement ou judiciairement) toutes les personnes qui ont été encerclées33 ».
- 34 Ruben Ergec, « Les libertés fondamentales et le maintien de l’ordre dans une société démocratique : (...)
21La gendarmerie adapte ses techniques au cadre légal qui existe en Belgique et qui distingue juridiquement deux types d’arrestations : les arrestations administratives et les arrestations judiciaires. Les premières sont une mesure de police contraignante en cas de nécessité pour le maintien de l’ordre. Elles reposent donc prioritairement sur l’analyse policière et permettent aux forces de l’ordre de priver momentanément de liberté des personnes dont l’action pourrait porter atteinte à l’ordre public (privation d’une durée maximale de 24 heures à l’époque, de 12 heures aujourd’hui). Elles ne se basent donc pas sur des faits commis, mais sur la crainte que des troubles puissent avoir lieu. Cette crainte est déterminée par les policiers et ces arrestations posent la question de la préservation de la liberté de manifester. Certains juristes ont ainsi mis en avant l’incompatibilité des arrestations administratives avec les droits consacrés par la Constitution belge, tant ce moyen consacre une entrave à la liberté de s’assembler ou de circuler librement34.
22Les arrestations judiciaires reposent quant à elles sur des comportements délictueux. Les policiers arrêtent les auteurs des faits et dressent alors des procès-verbaux à charge qui reprennent l’ensemble des délits commis avant de transmettre le dossier à l’autorité judiciaire pour une éventuelle condamnation pénale. Les arrestations administratives visent la privation temporaire de liberté de personnes soupçonnées de vouloir perturber l’ordre public alors que l’arrestation judiciaire vise la poursuite et la sanction de personnes soupçonnées de faits illégaux. Les premières ciblent une intention, les secondes ciblent des comportements passés.
- 35 La pratique des arrestations fait donc partie de la panoplie de moyens mis en place par les polices (...)
- 36 Olivier Fillieule et Fabien Jobard, Politiques du désordre…, op. cit., p. 211-228.
23La gendarmerie, dans les notes de cours qu’elle diffuse à l’École royale, développe une vision étendue des possibilités offertes par l’arrestation administrative. Elle délimite, dans le cours de l’événement manifestant, une frontière qui sépare les « bons » des « mauvais » manifestants35. Mais comment faire cette distinction dans le cours d’une manifestation qui est le produit d’interactions multiples ? Où commence l’arbitraire gendarmique et où sont les balises qui permettent de sauvegarder les droits de ceux qui protestent en toute légalité ? Ce qui se joue dans les consignes de la gendarmerie au début des années 1980, c’est une impulsion vers la judiciarisation du maintien de l’ordre36. Le corps, en effet, assimile une série de manifestants à de potentiels émeutiers :
- 37 AGR, état-major gendarmerie, syllabus de police administrative, juillet 1982.
« Au cours [des] interventions répressives, les forces de l’ordre essaieront de neutraliser aussi vite que possible le “noyau dur” des manifestants : cette tactique permettra de séparer immédiatement les fauteurs de troubles des manifestants non perturbateurs. […] La neutralisation des fauteurs de troubles se réalisera en opérant des arrestations “administratives”. »37
- 38 Bruxelles, AGR, Centre de documentation de la police fédérale, Reviers, Opérations MROP : « Nouveau (...)
24Le problème capital réside dans le fait que ces arrestations ne se basent pas sur des délits commis, mais sur la certitude qu’ont les gendarmes que des délits vont être commis par un groupe précis : « Ce procédé, qui n’est utilisé QUE contre un adversaire préalablement fixé, doit se situer dans le cadre des interventions dirigées contre des casseurs opérant soit isolément, soit regroupés au sein d’une manifestation ». Le document le répète, cette méthode vise « les noyaux durs préalablement fixés38 ». Se pose donc le problème de leur détermination. Car derrière la catégorie de « casseurs » se regroupent différents militants d’horizons divers, qui n’emploieront pas nécessairement de violence, mais qui sont pourtant, au préalable, assimilés à un groupe dont la gendarmerie s’autorise l’arrestation complète et indéterminée, même si à l’intérieur de celui-ci une partie des manifestants est tout à fait pacifique. L’évolution du maintien de l’ordre est ici non pas celle d’une pacification, mais celle d’une accentuation de la coercition sur les groupes protestataires les plus radicaux, accentuation marquée par une volonté prédictive de la police. Nous verrons dans la seconde partie de cet article que ces logiques entraînent sur les manifestants des effets très concrets, tant elles « ordonnent » socialement les manifestants en leur assignant des comportements.
- 39 Idem.
25La seconde technique de la gendarmerie vise quant à elle « l’arrestation de personnes qui, profitant des manifestations de masse, commettent des infractions pénales. La personne à arrêter n’a pas été préalablement fixée. Cette arrestation est toujours judiciaire39 ».
26C’est dans ces cas précis que les équipes de quatre hommes sont déployées, en « améliorant » la méthode qui existe depuis le début des années 1960. Enfin, les techniques des gendarmes prévoient également des filatures en civil de ceux qui auraient échappé aux équipes d’arrestation ou qui auraient été inaccessibles. Ces techniques et ce qu’elles révèlent des conceptions policières n’ont pas disparu dans les années 2000. La gendarmerie, devenue entre-temps police fédérale, inaugure au début du siècle une nouvelle philosophie de police des foules. Intitulée « gestion négociée de l’espace public », elle consiste avant tout à organiser la répartition des responsabilités entre policiers et protestataires, et repose sur des logiques de dialogue et de désescalade. Malgré cette évolution, les techniques coercitives que nous avons identifiées persistent. Elles demeurent une composante des mentalités policières, qui se réactive ou s’affermit au gré du contexte de contestation.
- 40 Emmanuel Blanchard a réalisé l’archéologie de l’emploi de la catégorie « d’indésirables » dans les (...)
27Un glissement évident s’est produit dans les années 1980 avec cette constitution de la figure du « casseur », non seulement dans la gendarmerie, mais également dans la police bruxelloise, qui met sur pied sa brigade « anticasseurs ». Or, cette figure des manifestations est indéniablement une création médiatico-policière qui s’est pérennisée. Il ne s’agit évidemment pas de nier qu’il existe des manifestants violents, mais l’emploi indifférencié du terme « casseurs » sert les intérêts policiers et politiques dans leur entreprise de dénonciation de comportements ou de protestations jugées indésirables40. Face à de nouvelles protestations violentes qui diffèrent du répertoire d’action des décennies 1960 et 1970, les forces de l’ordre déploient d’autres catégories et des méthodes spécifiques qui portent atteinte au droit de manifester librement pour chacun. Pour comprendre à quel point il est impossible de préjuger à l’avance de la composition des groupes manifestants et envisager les effets de la sanction, il convient d’analyser les arrestations et les poursuites judiciaires de la manifestation des sidérurgistes de mars 1982. Par-là, il est possible de saisir à quel point la gestion des foules, loin de s’assouplir au début des années 1980, déplace en partie le curseur de son action des pratiques policières, visibles et potentiellement critiquables, aux pratiques judiciaires, plus longues, plus complexes et légitimées par le droit.
Des violences policières aux « violences judiciaires » ? La manifestation des sidérurgistes de mars 1982
- 41 Cédric Lomba, La Restructuration permanente de la condition ouvrière : de Cockerill à ArcelorMitta (...)
- 42 Du côté policier, le bilan est lourd. La gendarmerie recense 15 blessés graves et 165 blessés léger (...)
28Entre les consignes diffusées dans les notes et la réalité du terrain d’une manifestation, il y a un écart que seule une analyse concrète de cas permet de saisir. Le 16 mars 1982, les sidérurgistes de Bruxelles et de Charleroi se rassemblent dans les rues bruxelloises. Cette protestation s’inscrit dans une vague plus profonde de mobilisation des sidérurgistes belges, dans un contexte de restructurations et de pertes d’emplois41. Plusieurs cortèges de sidérurgistes ont déjà donné lieu à des affrontements violents par le passé. En février 1982 par exemple, une manifestation engendre une trentaine de blessés dans la capitale. Mais quand les sidérurgistes reviennent en mars, le niveau de confrontation est sans comparaison. Le centre de Bruxelles est saccagé et la police dénombre environ 300 blessés42. Il s’agit de la manifestation la plus violente qu’ait connue Bruxelles depuis celle des agriculteurs en 1971. Elle n’a par la suite plus jamais vécu d’événement contestataire d’une telle ampleur.
- 43 « Encore un casseur du 16 mars arrêté », dans Le Soir, 09/09/1982.
- 44 « Un et deux mois de prison pour les sidérurgistes “casseurs” », dans La Libre Belgique, 06/05/1982
29Que ce soit au moment des faits ou après la manifestation, plusieurs journaux comme Le Soir43 ou La Libre Belgique44 dénoncent la présence de « casseurs ». Nous le verrons plus loin, la presse syndicale s’en prend également à la présence de « casseurs » étrangers au cortège afin de mieux mettre hors de cause les sidérurgistes. L’analyse des profils des personnes arrêtées permet de saisir comment ce discours peut s’affirmer, alors que les responsables des véritables faits de violence ne seront jamais connus. Ces discours sont donc la construction d’une fiction particulière, qui doit coller aux intérêts de chaque groupe qui la défend. Elle dépolitise l’action violente pour coller finalement à la logique du pouvoir, qui circonscrit les limites des protestations acceptables.
- 45 Luca Provenzano, « Beyond the Matraque… », op. cit.
30Dans ce dispositif, les arrestations sont fondamentales. Elles représentent un mode opératoire essentiel pour que le pouvoir politique puisse se prémunir contre les critiques d’inaction ou de tiédeur, dans un contexte où la violence principale, celle qui va véritablement créer la polémique, est celle des manifestants. Interroger ce processus d’arrestation met donc en lumière une autre facette de la coercition. Ce mode d’action participe clairement au mouvement général du déplacement de la violence d’État souligné par Luca Provenzano45. Les polices peuvent de moins en moins considérer les manifestants comme des « adversaires » à réprimer sur le moment, mais doivent dans le même temps canaliser la protestation dans les limites que le pouvoir a fixées.
- 46 José Gotovitch, « Blume, Jean », dans le Maitron : dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, (...)
31Le 16 mars 1982, plusieurs groupes de personnes sont arrêtés. Une analyse rapide de leurs profils démontre que la stratégie d’arrestations mêle arrestations judiciaires et administratives, et octroie un réel pouvoir d’entrave aux forces de l’ordre. D’abord, un premier groupe composé de neuf personnes est emmené au commissariat pour identification. Les manifestants sont cependant directement relâchés. Cette arrestation a lieu, car un « casseur », filé après avoir participé aux violences, se mêle à ce groupe. Parmi les neuf personnes se trouve pourtant une personnalité, Jean Blume, conseiller communal du Parti communiste à Anderlecht, résistant, militant syndical et ancien député de Bruxelles46. Quatre arrestations judiciaires sont opérées par la police. Elle arrête également deux autres personnes « administrativement » quand 37 autres personnes sont simplement « identifiées » sans arrestation. La gendarmerie procède à six arrestations judiciaires supplémentaires.
32De nombreux inculpés le sont pour donner suite à des arrestations postérieures à la manifestation, après visionnage des photographies et des images filmées. En comptabilisant les personnes arrêtées et/ou identifiées dans les rapports de police et de gendarmerie, on obtient le nombre de 64. Parmi elles, seules deux femmes sont identifiées. Enfin, le profil des manifestants n’est pas spécialement jeune. Le plus jeune protestataire arrêté a 15 ans, il s’agit d’un jeune d’origine maghrébine accusé d’avoir mené des violences. Le plus âgé est Jean Blume, âgé de 66 ans. L’âge moyen des protestataires identifiés est de 36 ans. Pour quarante manifestants sur 64, les professions ont été spécifiées par les agents. La catégorie la plus représentée est sans surprise les ouvriers (24), évidemment essentiellement des professions liées à la sidérurgie. Mais un nombre non négligeable d’employés se mêle au cortège. Ils sont en tout treize à avoir été arrêtés ou identifiés sur place. À ce chiffre, il faut ajouter un permanent syndical et un conseiller communal pensionné (Jean Blume). On ne trouve par ailleurs qu’un seul étudiant.
- 47 Combat estime que la violence de la manifestation est due à une intervention brutale de la gendarme (...)
- 48 Combat (1961-1990) était un journal syndical wallon. À ses débuts, il est le journal porte-parole d (...)
33Même si ces données ne sont que très partielles, qu’elles dépendent des choix policiers en matière d’arrestation et d’identification, elles invitent à relativiser très fortement la dénonciation d’une manifestation « noyautée » par les casseurs et la jeunesse d’extrême gauche, arguments développés dans la presse syndicale47. En revanche, une solidarité de divers milieux professionnels s’est bel et bien fait entendre ce jour-là, et ce qui est connu aujourd’hui comme « la manifestation des métallos » groupait en vérité de nombreux autres protestataires touchés par la crise : employés des services publics comme privés, chômeurs, personnes d’origine étrangère. Combat48 notait par ailleurs également une présence syndicale interprofessionnelle. Quant aux jeunes d’origine maghrébine arrêtés lors du grabuge, difficile d’exclure complètement la dimension politique de leurs actes. Ces jeunes sont accusés de petites dégradations sans commune mesure avec les actes de certains sidérurgistes ayant fait usage de frondes projetant des billes d’acier sur les policiers et les gendarmes. Mais l’arrestation en manifestation, et la condamnation qui s’ensuit, ne visent pas tant à sanctionner l’ensemble des délits qu’à sanctionner une manière de se comporter en rue, et ainsi rappeler ce que doit être l’ordre public aux yeux des pouvoirs politique, policier et judiciaire.
- 49 « Un violent face à face en forme d’émeute », dans La Cité, 17/03/1982.
- 50 Bruxelles, AvB, Police, 712.231, « Manifestation des sidérurgistes », rapport de police, 16 mars 19 (...)
34Car il faut rappeler que cette manifestation a été d’une rare violence. Des voitures ont été retournées et une au moins a été incendiée. L’hôtel Albert, alors en travaux, est également incendié. Rue Saint-Lazare, dépavée, une barricade est dressée. Au plus fort des affrontements, elle se dresse à plus de deux mètres de haut49. Les manifestants s’en prennent au parapet du tunnel botanique, qu’ils démantèlent complètement. Durant l’opération, l’un d’eux tombe et se blesse grièvement (il reste plusieurs jours dans le coma). Le mobilier urbain est détruit en de multiples endroits et de nombreuses vitrines de magasins ont volé en éclats. Les policiers bruxellois estiment que sur la commune de Saint-Josse « les dégâts sont incalculables », alors que la rue Saint-Lazare « a l’aspect d’un champ de bataille ». Plusieurs cocktails Molotov sont en outre jetés à la fin du cortège au boulevard Émile-Jacqmain50. Le lendemain, dans la presse, les considérations des journalistes construisent elles aussi l’image d’une ville dévastée, même si la presse socialiste se montre solidaire des sidérurgistes et critique des forces de l’ordre.
- 51 « Les suites de la manifestation : qui va payer ? », dans La Cité, 18/03/1982 ; « Après les violenc (...)
35« Ouragan de violence », « des scènes d’émeutes », « des manifestants déchaînés montent des barricades », un « spectacle de désolation », des « dizaines de blessés », un « orage sur un champ de bataille », « plus de trois cents blessés ». Les superlatifs ne manquent pas dans les journaux. Ils créent, photographies à l’appui, l’idée d’une destruction méthodique du centre-ville par des casseurs. Plusieurs titres annoncent d’ailleurs que les dizaines de millions de francs de dégâts devront être payés par les casseurs51. Pourtant, les sanctions judiciaires ne vont pas correspondre aux nombreuses preuves de dégâts. Juger une violence collective ne va pas de soi, et le travail judiciaire qui prend place va en réalité manquer très largement l’objectif de la justice, à savoir punir les délits, au profit d’un objectif davantage politique, frapper les esprits des opposants les plus téméraires.
36Dix personnes seulement subissent des condamnations judiciaires, pour des faits de moindre importance (un jet de pavé, le démantèlement d’un parcmètre, bris de vitres, etc.). Parmi elles, seule une personne est condamnée pour des faits graves (attaque de policiers, saccage d’un restaurant et incendie d’une voiture). Un paradoxe évident naît dans cette manifestation. De nombreuses arrestations administratives ont eu lieu, mais elles n’ont en rien permis d’enrayer la violence. Quant aux arrestations judiciaires, elles ne permettent pas de sanctionner les faits les plus graves, avec essentiellement des inculpations pour violences matérielles. Une telle situation ne correspond pas à un noyautage de la manifestation par un petit groupe de « casseurs », mais bien à une action collective plus massive qu’il est difficile de sanctionner par des peines individuelles.
37Les manifestants condamnés à la suite des événements du 16 mars 1982 vont donc l’être à titre d’exemple. La peine la plus courte est d’un mois d’emprisonnement avec sursis, mais, dans les faits, plusieurs inculpés ont dû subir des semaines de détention préventive avant le procès. Le journal La Cité peut dénoncer, au moment du jugement de plusieurs inculpés, des peines disproportionnées contre les quelques personnes arrêtées :
- 52 « Le procès des manifestants du 16 mars à Bruxelles », dans La Cité, 06/05/1982.
« Une brique dans une vitrine : c’est l’inculpation de Lorenzo Redondo. Une matraque dans la poche : voilà ce qui est reproché à Eusebio Martin Perez. 53 jours de détention préventive pour le premier, 52 pour le second. Lehouan Kadouri, qui a cassé une vitrine et descellé un parcmètre, a fait, lui aussi, 53 jours de maison d’arrêt. […] Lorenzo Redondo a, pensons-nous, résumé l’avis de tout le monde, y compris celui des juges, en déclarant, à l’issue de son interrogatoire : “J’ai payé bien cher une bêtise”. C’est l’évidence même. »52
- 53 L’un des avocats de la défense, durant la plaidoirie, dira même que, pour l’accusation, « l’ennui, (...)
38Face à un tel écart, et devant un problème qui se pose encore aujourd’hui, il faut souligner cette ambiguïté de la justice lorsqu’elle est confrontée aux manifestations violentes. Soumise à une très forte pression politique, et alors même que les personnes arrêtées sont rarement à l’origine des faits les plus graves, les juges du tribunal de première instance d’abord, et du tribunal correctionnel de Bruxelles ensuite, prononcent des peines qui vont à l’encontre de la proportionnalité, mais qui, au contraire, doivent prouver que la violence ne reste pas impunie53. Cette réaction place les personnes arrêtées et inculpées dans une situation d’iniquité juridique. Dans leur cas, le procès possède une charge politique évidente, celle qui fait reposer la responsabilité d’une violence collective de très haute intensité sur des actions individuelles bien moins graves. Une transformation de la violence voit en effet le jour quand elle devient collective. Et ce passage, marqué par un saut qualitatif dans l’intensité du phénomène, pose à la justice un problème fondamental : comment juger individuellement les personnes arrêtées pour des faits particuliers qui ne cadrent que peu avec l’intensité du phénomène collectif ?
- 54 AvB, Police, Manifestation, 712.231, manifestation des sidérurgistes, ordre de service de la gendar (...)
39Le jour de la manifestation des sidérurgistes, il est prévu dès avant l’événement d’arrêter le plus possible de protestataires violents. L’ordre de service de la gendarmerie spécifie qu’un « maximum d’arrestations sera effectué en cas d’incidents graves ou de vandalisme54 ». Ces arrestations n’ont pourtant pas permis d’empêcher la violence, ni même de la sanctionner pénalement par la suite. Le fait qu’elles soient ordonnées avant l’événement révèle la pression politico-policière. Face à une manifestation dont on craint les débordements, le pouvoir politique doit pouvoir faire preuve d’autorité.
40Le récit après les événements d’un noyautage par les « casseurs » est alors une opportunité : quelques manifestants organisés et violents auraient engendré le chaos alors que leurs arrestations et leurs condamnations prouveraient que le pouvoir politique traque sans relâche ce type de comportement. La simplification des faits demeure nécessaire à l’apaisement politique des principales forces chargées de trouver une solution à la crise de la sidérurgie (syndicats, partis politiques, gouvernement). Les syndicats et la gauche socialiste peuvent se satisfaire d’une lecture qui met l’accent sur des casseurs qui ne seraient pas liés à la sidérurgie, tandis que la droite libérale et chrétienne au pouvoir peut se targuer d’avoir lourdement condamné des casseurs. Quant aux forces de l’ordre, elles ont rempli leur mission qui consistait à arrêter les « fauteurs de troubles ».
- 55 Raphaël Kempf, Violences judiciaires : la justice et la répression de l’action politique, Paris, La (...)
41Il ne s’agit pas ici de prétendre que les manifestants doivent être blanchis ou condamnés, mais de constater un phénomène judiciaire particulier des sociétés modernes face aux violences collectives des foules : faire porter une responsabilité générale sur un acteur individuel, déployant sur ce dernier une punition disproportionnée par rapport aux actes individuellement commis. Ce procédé passe également par l’usage de différents textes juridiques afin d’empêcher un individu de protester, notamment en le privant de liberté préventivement, ce que Rafael Kempf appelle les « violences judiciaires55 ». Dans cette perspective, l’arrestation par les forces de l’ordre constitue donc à la fois un mode d’action nourrissant des violences policières, mais également un des rouages principaux de la mécanique des violences judiciaires. Cette mécanique va pourtant rester peu visible à l’époque de la manifestation des sidérurgistes, en comparaison des critiques des actes violents menés par les « casseurs », qui focalisent amplement l’attention.
Conclusion
- 56 Aurélie Duffy-Meuner et Thomas Perroud, « La liberté de manifester et ses limites : perspective de (...)
42L’analyse de l’évolution des conceptions et des méthodes d’arrestation ainsi que l’étude des condamnations de manifestants depuis les années 1960 manquent encore. Des travaux sur la « liberté de manifester » existent à l’échelle nationale et comparative56, mais un champ de recherche immense doit encore s’ouvrir sur les pratiques judiciaires face à la violence manifestante et sur les questions qu’elles suggèrent en matière de droit et de maintien des libertés fondamentales. Le problème du lien entre autorités policières et judiciaires et de sa construction historique particulière doit lui aussi encore être approfondi.
- 57 Rafaël Kempf en a proposé une première ébauche concernant les « lois scélérates » en France. Les tr (...)
43La question est d’autant plus saillante que la répression judiciaire des manifestations entraîne à son tour de nouvelles manifestations. C’est le cas lors de cette manifestation des métallurgistes de 1982, après laquelle des militants s’organisent pour soutenir les inculpés, mais c’est également le cas après les événements de Mai 68 ou encore, tout au long des années 1970, lorsque les militants maoïstes vont soutenir certains des leurs ou des travailleurs inculpés pour violences. Les effets et réactions, face aux arrestations et aux condamnations, aussi bien de la part de militants que d’organisations ou de médias, demandent des enquêtes, alors que la recherche n’en est qu’à ses balbutiements57.
44De l’ébauche que nous avons tracée ici, nous pouvons tirer une conclusion sur les logiques politiques de la répression des foules. Une transformation de la police des foules s’opère au tournant des années 1960. Face à un nombre croissant de cortèges, les gendarmes veulent être capables de pouvoir arrêter le plus grand nombre d’individus « fauteurs de troubles » sans que leur opération déclenche une confrontation générale. Cet objectif entre en contradiction avec les méthodes de la police des foules appliquées par la gendarmerie. Basées sur la logique d’une démonstration de force massive, leur but consiste à impressionner les protestataires et entraîner leur dispersion. Pourtant, la pratique des arrestations connaît un tournant à l’orée des années 1980, quand les gendarmes doivent faire face à des groupes qui peuvent non seulement cibler l’État, ses symboles ou ses représentants, mais qui font preuve d’une organisation beaucoup plus lâche et moins structurée que les groupes d’extrême gauche des décennies 1960 et 1970. Se mettent alors en place des techniques policières qui visent à arrêter et à dissuader des individus avant même qu’ils aient commis la moindre faute. Parmi celles-ci, l’arrestation administrative représente un outil majeur, malgré les nombreuses questions qu’elle pose en matière de libertés individuelles.
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45Il faut relever que ces conceptions n’ont pas disparu, elles sont réactivées à chaque manifestation marquée par des violences, comme ce fut le cas ces dernières années avec la manifestation Black Lives Matter en 2020 à Bruxelles58. Les autorités policières et politiques peuvent alors utiliser cette violence comme alibi pour justifier un durcissement du droit qui risque bien de viser ceux qui contestent : syndicalistes, militants politiques ou étrangers. Ainsi, le projet de loi Van Quickenborne de 2023 a été présenté après une série de manifestations marquées par des protestataires d’origine étrangère, mais aussi dans un contexte où les syndicats se sont mobilisés pour les travailleurs de Delhaize59. Cette loi vise à rendre les sanctions plus lourdes contre les « casseurs » et à leur interdire de se rendre en manifestation. Au cœur de ce processus coercitif se trouve l’arrestation policière, nécessaire à l’application d’un tel programme. Tandis que ce projet de loi a été finalement abandonné, les partis de droite, pourtant les plus favorables au texte, n’en ont cependant pas demandé la réactivation, alors même que les récentes manifestations d’agriculteurs de 2024 étaient marquées par des actes illégaux et violents60. La situation de ceux-ci et leurs protestations ont sans doute semblé plus « compréhensibles » aux yeux des décideurs. Ces derniers ont ainsi prouvé à nouveau que la police des foules, depuis le dispositif de maintien de l’ordre jusqu’à l’éventuelle condamnation judiciaire, est une activité politique.
Notes
1 Dans son appellation complète, « projet de loi pour rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme », le texte était porté par l’ensemble des partis de la majorité gouvernementale. Il est voté une première fois en commission en juin 2023, mais face à la mobilisation dans la rue et aux nombreuses critiques, le parti socialiste et les écologistes font marche arrière et le texte est finalement abandonné. Il prévoyait notamment une extension des peines en cas de flagrant délit de violences dans une manifestation.
2 La Chambre, Compte rendu de la séance plénière du 05/10/2023, p. 15-17. Pour la vidéo, voir RTBF [en ligne], <https://auvio.rtbf.be/live/seance-pleniere-a-la-chambre-de-ce-5-octobre-2023-479103>.
3 Danielle Tartakowsky, Les Manifestations de rue en France (1918-1968), Paris, Publications de la Sorbonne, 1997.
4 Patrick Bruneteaux, Maintenir l’ordre, Paris, Presses de Sciences-Po, 1996.
5 Donatella Della Porta et Herbert Reiter, The Policing of Protest in Contemporary Democracies, Robert Schuman Center, EUI n° 97/1.
6 Olivier Fillieule et Fabien Jobard, Politiques du désordre : la police des manifestations en France, Paris, Seuil, 2020.
7 Luca Provenzano, « Beyond the Matraque : State Violence and Its Representation during the Parisian 68 Events », dans Journal of modern history, vol. 91, n° 3, p. 586-624.
8 Vanessa Codaccioni, Répression : l’État face aux contestations politiques, Paris, Textuel, 2019, p. 8-9.
9 Nicolas Lebourg et Isabelle Sommier, La Violence des marges politiques en France, des années 1980 à nos jours, Paris, Riveneuve, 2017 ; Isabelle Sommier, François Audigier et Xavier Crettiez, Violences politiques en France, Paris, Presses de Sciences-Po, 2021.
10 Olivier Fillieule et Fabien Jobard, op. cit., p. 211-228.
11 Dimitri Coste, « La preuve par l’image : quand la caméra s’invite dans les dispositifs de maintien de l’ordre », dans Guillaume Le Saulnier (dir.), Police et communication, Paris, L’Harmattan, 2023, p. 55-68 ; Ulrike Lune Riboni, Vidéoactivismes : contestation audiovisuelle et politisation des images, Paris, Amsterdam, 2023 ; Guillaume De Ny, Reportages, vidéos en direct et interventions citoyennes en contexte de manifestations et de mouvements sociaux : appréhender l’émergence d’une forme nouvelle du journalisme « indépendant », thèse en cours à l’université de Rennes-2.
12 Jonas Campion et Élie Teicher, « Filmer et être filmé. Pistes pour une approche historienne du rapport policier aux images animées », dans Revue belge d’histoire contemporaine (à paraître).
13 Cette grève générale a été déclenchée contre le projet de « loi unique » qui prévoyait une série de mesures d’austérité. Elle a duré huit semaines durant lesquelles certaines régions industrielles étaient « tenues » par des grévistes. De très nombreuses manifestations de rue les ont rythmées, dont certaines particulièrement violentes. Au total, les confrontations durant les rassemblements ont fait quatre morts du côté des manifestants.
14 Bruxelles, AGR, état-major de la gendarmerie (DSO II), n° 948, Tactique du maintien de l’ordre, 1960, p. 104 (addendum sans date).
15 Il s’agit d’une manifestation du mouvement flamand visant à demander la fin du volet linguistique dans le recensement décennal, ce qui, pour les militants flamands, risquait de faire « perdre » du territoire néerlandophone par rapport au territoire francophone.
16 Les BSR sont des brigades chargées spécifiquement de la collecte d’informations.
17 Bruxelles, Archives de la ville de Bruxelles (AvB), Police, manifestations, 712.231, Marche flamande de 1961, « Équipes d’arrestations », annexe à l’ordre de service du 19/10/1961.
18 AGR, État-major, Gendarmerie, note du commandement « Notice individuelle à établir au moment de l’arrestation », 3 avril 1968.
19 Laurent Bonelli, Hervé Rayner et Bernard Voutat, « Contestations et (re)légitimations du renseignement en démocratie », dans Culture et Conflits, n° 114-115 (2019), [en ligne], <https://doi.org/10.4000/conflits.20889>.
20 Gustave Le Bon (1841-1931) est un médecin et psychologue français, père de la psychologie des foules. Son ouvrage au titre éponyme développe l’idée que les hommes en foule perdraient une partie de leurs attributs individuels. La foule se caractériserait donc par une « âme » marquée par les passions et les pulsions, dont l’intelligence moyenne est plus faible que celle des individus qui la composent pris séparément. Dominée par les affects, la foule serait sous l’influence de meneurs qui peuvent la manipuler et la livrer à ses pulsions violentes. Bien que les théories de Le Bon soient désormais réfutées par la psychologie sociale, certaines de ses considérations restent enseignées à la police française. Vincent Louis, « Emporté par la foule ? La psychologie des foules de Gustave Le Bon à l’appui du maintien de l’ordre à la française », dans Revue des droits de l’homme, n° 24 (2023), [en ligne], <https://journals.openedition.org/revdh/17646#tocto1n2>.
21 Un chapitre de notre thèse est consacré à cette question. Élie Teicher, Polices, protestataires et manifestations violentes. Une histoire de la contestation de rue en Belgique (1965-1985), Université de Liège/Université de Lorraine, inédit, 2023, p. 338-347.
22 Le lecteur relèvera la formulation digne de la psychologie des foules de Le Bon, qui se proposait d’analyser cette « âme des foules ».
23 Archives privées de Luc Closset, École royale de gendarmerie, chaire « ordre public », « les principes d’intervention », [1975 ?], p. 11.
24 Bruxelles, AGR, état-major gendarmerie, note du commandement « Les arrestations en service d’ordre répressif », 6 novembre 1967.
25 Idem.
26 Thierry Forest, La Gendarmerie mobile à l’épreuve de Mai 68, Vincennes, Service historique de la Défense, 2007, p. 199.
27 Idem.
28 En 1966, les mineurs de Zwartberg se mettent en grève et occupent les sites miniers pour protester contre leur fermeture annoncée. Des affrontements d’une extrême violence les opposent aux gendarmes qui ouvrent le feu sur la foule, tuant trois mineurs. De 1966 à 1968, la contestation étudiante à Louvain d’abord, à Bruxelles, Liège, Anvers et Gand ensuite, entraîne de nombreuses confrontations violentes. En 1973, le mouvement lycéen proteste contre une réforme de l’armée et plusieurs manifestations se soldent par des heurts avec des gendarmes. Durant l’une d’entre elles, la gendarmerie fait usage de la cavalerie « sabre au clair », entraînant une polémique intense. Sur ces différents épisodes, voir Élie Teicher, Polices, protestataires et manifestations violentes…, op. cit.
29 Le 29 mai 1985, un match de foot au stade du Heysel à Bruxelles entraîne une bagarre générale. Les gendarmes et les policiers sont dépassés et l’effondrement d’une tribune va engendrer 39 morts. De nombreuses critiques pointent le manque de préparation et de collaborations des polices. La gendarmerie est alors en crise, car elle doit faire face aux « tueries du Brabant » et aux attentats des Cellules communistes combattantes. Jonas Campion, « Stabilité et crises du système policier belge (1830-2018) », dans Lien social et Politiques, n° 84 (2020), p. 45-46.
30 Sur l’évolution de la formation des gendarmes dans les années 1990, voir Élie Teicher, Polices… op. cit., p. 300-312.
31 Bruxelles, AGR, Centre de documentation de la police fédérale, Reviers, Opérations MROP : « Nouveaux procédés tactiques et techniques nouvelles : le procédé tactique d’arrestation et la technique d’arrestation », note aux destinataires du règlement A91, 15 septembre 1983.
32 La nasse a fait récemment l’objet de vives critiques en Belgique, d’abord, à la suite des manifestations des Gilets jaunes, mais plus récemment, après le « nassage » de 150 manifestants venus dénoncer la « justice de classe » et les violences policières en 2021. La Ligue des droits humains a assigné l’État belge en justice en ciblant l’illégalité de la pratique indéterminée de la nasse policière. Mourad Benayad, « L’État belge assigné en justice pour des abus policiers durant une manifestation », dans La Libre Belgique, 24 janvier 2023.
33 Cf. note 31.
34 Ruben Ergec, « Les libertés fondamentales et le maintien de l’ordre dans une société démocratique : un équilibre délicat », dans Ruben Ergec (dir.), Maintien de l’ordre et droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 1987, p. 17-18.
35 La pratique des arrestations fait donc partie de la panoplie de moyens mis en place par les polices pour ordonner l’espace social selon des critères définis. Fabien Jobard a étudié ces méthodes pour d’autres situations. Fabien Jobard, « Le banni et l’ennemi. D’une technique policière de maintien de la tranquillité et de l’ordre public », dans Culture et Conflits, n° 43 (2001), [en ligne], <https://doi.org/10.4000/conflits.571>.
36 Olivier Fillieule et Fabien Jobard, Politiques du désordre…, op. cit., p. 211-228.
37 AGR, état-major gendarmerie, syllabus de police administrative, juillet 1982.
38 Bruxelles, AGR, Centre de documentation de la police fédérale, Reviers, Opérations MROP : « Nouveaux procédés tactiques et techniques nouvelles : le procédé tactique d’arrestation et la technique d’arrestation », note aux destinataires du règlement A91, 15 septembre 1983.
39 Idem.
40 Emmanuel Blanchard a réalisé l’archéologie de l’emploi de la catégorie « d’indésirables » dans les politiques publiques, particulièrement en matière de droits des étrangers. En Belgique, le terme s’impose aussi dans les documents officiels. On le trouve dès la sortie de la guerre dans les différents budgets du gouvernement en matière de frais de police pour le renvoi des « personnes jugées indésirables ». Plus étonnant, malgré le polissage progressif du langage officiel souligné en France par Emmanuel Blanchard, on retrouve encore en Belgique ce terme dans le budget en 1991. Nous avons vu que la gendarmerie employait également ce terme pour distinguer les manifestants qui se plient aux règles et ceux qui les remettent en cause, contre lesquels la répression peut être employée. Emmanuel Blanchard, « Les “indésirables”. Passé et présent d’une catégorie d’action publique », dans GISTI (dir.), Figures de l’étranger. Quelles représentations pour quelles politiques ? GISTI, Paris, 2013, p. 16‑26. Archives parlementaires de la chambre (APC), 26 juin 1991, p. 3351 ; APC, 22 avril 1948, p. 36.
41 Cédric Lomba, La Restructuration permanente de la condition ouvrière : de Cockerill à ArcelorMittal, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2018.
42 Du côté policier, le bilan est lourd. La gendarmerie recense 15 blessés graves et 165 blessés légers. La police bruxelloise recense 15 blessés légers, mais elle était restée en retrait étant donné la violence des affrontements. Un manifestant tombé du parapet d’un pont est grièvement blessé. AvB, Police, 712.231, manifestation des sidérurgistes du 16 mars 1982, rapport de la police de Bruxelles, 16 mars 1982.
43 « Encore un casseur du 16 mars arrêté », dans Le Soir, 09/09/1982.
44 « Un et deux mois de prison pour les sidérurgistes “casseurs” », dans La Libre Belgique, 06/05/1982.
45 Luca Provenzano, « Beyond the Matraque… », op. cit.
46 José Gotovitch, « Blume, Jean », dans le Maitron : dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, 15/07/2011, [en ligne], <https://maitron.fr/spip.php?article137589>.
47 Combat estime que la violence de la manifestation est due à une intervention brutale de la gendarmerie. Mais pour le journal, les dégradations sont le fait de « casseurs n’appartenant pas à la sidérurgie, ni même au monde syndical » : Combat, 18 mars 1982, p. 3. Le même type de dénomination se fait de l’autre côté du bord politique, notamment par l’hebdomadaire de droite L’Éventail, qui associe sans nuances sidérurgistes et casseurs dans un dossier entier : « M. Spitaels et les casseurs », L’Éventail, n° 116, 26 mars au 1er avril 1982.
48 Combat (1961-1990) était un journal syndical wallon. À ses débuts, il est le journal porte-parole du Mouvement populaire wallon, l’organisation politique qui prône le fédéralisme et les réformes de structure en Wallonie. À partir de 1965, les revendications wallonnes s’y atténuent et le journal se caractérise par un contenu syndical socialiste qui vise le rassemblement des progressistes. Paul Delforge, Combat, dans Paul Delforge (dir.), Encyclopédie du mouvement wallon, Charleroi, Jules Destrée, 2000, p. 300-301.
49 « Un violent face à face en forme d’émeute », dans La Cité, 17/03/1982.
50 Bruxelles, AvB, Police, 712.231, « Manifestation des sidérurgistes », rapport de police, 16 mars 1982.
51 « Les suites de la manifestation : qui va payer ? », dans La Cité, 18/03/1982 ; « Après les violences à Bruxelles, les casseurs seront payeurs », dans La Libre Belgique, 18/03/1982 ; « Les plaies de Bruxelles », dans La Dernière heure, 18/03/1982 ; « La Colère déborde », dans La Cité, 17/03/1982.
52 « Le procès des manifestants du 16 mars à Bruxelles », dans La Cité, 06/05/1982.
53 L’un des avocats de la défense, durant la plaidoirie, dira même que, pour l’accusation, « l’ennui, c’est qu’on n’a arrêté aucun vrai casseur ». « Tribunal correctionnel de Bruxelles : un et deux mois de prison pour les sidérurgistes “casseurs” », dans La Libre Belgique, 06/08/1982.
54 AvB, Police, Manifestation, 712.231, manifestation des sidérurgistes, ordre de service de la gendarmerie, 16/03/82.
55 Raphaël Kempf, Violences judiciaires : la justice et la répression de l’action politique, Paris, La Découverte, 2022.
56 Aurélie Duffy-Meuner et Thomas Perroud, « La liberté de manifester et ses limites : perspective de droit comparé », dans Revue des droits de l’homme, n° 11 (2017), [en ligne], <https://journals.openedition.org/revdh/2956?file=1>.
57 Rafaël Kempf en a proposé une première ébauche concernant les « lois scélérates » en France. Les travaux de Jean-Claude Farcy sont quant à eux incontournables pour comprendre l’évolution de la justice, notamment dans son rapport avec les évolutions sociales. Ce dernier a par ailleurs créé d’importantes bases de données des victimes de la répression judiciaire d’événements protestataires au 19e siècle (l’insurrection de juin 1848, le coup d’État de décembre 1851 et la Commune de Paris de 1871). Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky ont également étudié des archives judiciaires pour analyser la fréquence et le lieu des « marches » au 19e siècle. Il serait particulièrement intéressant de suivre, à partir de la collection systématique des manifestations violentes et des personnes arrêtées, les sanctions infligées aux protestataires violents dans l’après-Seconde Guerre mondiale. Raphaël Kempf, Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, Paris, La Fabrique, 2019. Jean-Claude Farcy, « Les magistrats et la question sociale », dans Danielle Tartakowsky et Michel Pigenet (dir.), Histoire des mouvements sociaux en France, Paris, La Découverte, 2010, p. 34-45. Danielle Tartakowsky et Michel Pigenet, « Les marches en France aux XIXe et XXe siècles : récurrence et métamorphose d’une démonstration collective », dans Le Mouvement social, n° 202 (janvier 2003), p. 69-94 ; Jean-Claude Farcy, « Une base de données sur la répression judiciaire de la Commune de Paris », dans Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 63 (février 2021), p. 114-138.
58 Plus de 10 000 personnes se rassemblent à Bruxelles le 7 juin 2020 contre le racisme et la violence d’État, dans le contexte de la mort de George Floyd. Des échauffourées éclatent en fin de cortège, des vitrines sont brisées. 150 arrestations sont opérées par la police. « La manifestation Black Lives Matter dérape à Bruxelles : des magasins pillés, Philippe Close annonce 150 arrestations et réagit », dans La Libre Belgique, 07/02/2020.
59 Au début de l’année 2023, la chaîne de supermarchés Delhaize annonce un plan de franchisation de nombreux magasins. Cette décision risque de dégrader fortement les conditions de travail des salariés. De nombreuses grèves éclatent, avec des piquets devant les magasins. Delhaize n’hésite pas à faire appel aux huissiers pour casser ces actions. Le 31 mars, le groupe obtient de la justice qu’elle rende une ordonnance interdisant les piquets de grève devant ses magasins. La décision réanime vivement le débat sur les limites du droit de grève en Belgique. Jean-François Noulet, « Conflit social chez Delhaize, recours à la justice et aux huissiers : que dit le droit ? », dans RTBF, 13/04/1923, en ligne, <https://www.rtbf.be/article/conflit-social-chez-delhaize-recours-a-la-justice-et-aux-huissiers-que-dit-le-droit-11181944>.
60 Le 29 janvier 2024, ils chahutent la ministre wallonne Céline Tellier, qui se rend sur un de leurs barrages en plein mouvement de grogne. Ils jettent des projectiles et rendent l’interview avec la presse impossible. Des violences ont lieu également deux jours plus tard lors d’une manifestation à Bruxelles, le 1er février 2024, où les protestataires ont déboulonné une statue et allumé des feux de bottes de paille. C’est également le cas le 26 février 2024, où des affrontements ont lieu avec la police fédérale. La presse et les responsables ont parlé de « grogne » ou de « protestations », jamais de « casseurs ».
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Élie Teicher, « Après les avoir surveillés, comment faut-il les punir ? », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 162 | 2025, 71-93.
Référence électronique
Élie Teicher, « Après les avoir surveillés, comment faut-il les punir ? », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 162 | 2025, mis en ligne le 07 avril 2025, consulté le 24 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/25176 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13wnn
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