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CHANTIERS

Du « broutchoutisme » au Front populaire : histoire de la CGTU dans le Pas-de-Calais

David Noël
p. 151-168

Résumés

La Confédération générale du travail unitaire (CGTU) est la principale organisation de la galaxie communiste. De 1922 à 1936, elle groupe plusieurs centaines de milliers de militants qui forment l’ossature du Parti communiste, qui fixe ses orientations et la dirige. L’imbrication du PCF et de la CGTU est particulièrement visible dans le département du Pas-de-Calais, où la CGTU apparaît comme l’héritière du syndicalisme révolutionnaire et entretient des relations conflictuelles avec la CGT confédérée et son syndicat des mineurs. Combatifs lors des mouvements de grève, attachés à l’antifascisme et fervents partisans de la réunification syndicale, les militants de la CGTU du Pas-de-Calais ont développé une culture syndicale originale, qui influencera la CGT réunifiée en 1936, puis, à la Libération, en 1945.

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Texte intégral

  • 1 Romain Ducoulombier, « La CGTU, cette inconnue (1) », PAPRIK@2F, 25 octobre 2013, consulté le 13 ju (...)

1« En regard de son importance, la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) est l’organisation la plus mal connue du conglomérat communiste », soulignait fort justement il y a une dizaine d’années l’historien Romain Ducoulombier1, qui notait que « L’historiographie, quoique de qualité, est souvent ancienne et son renouvellement récent est important mais inachevé. Il n’existe pas à ce jour de monographie sur le sujet ».

  • 2 Anne-Marie Sohn, « Exemplarité et limites de la participation féminine à la vie syndicale : les ins (...)
  • 3 Christophe Patillon, « La CGTU en Loire-Inférieure de 1922 à 1935 », Annales de Bretagne et des pay (...)
  • 4 Sylvain Boulouque, « Vérification, rectification et interdépendance. Les relations entre la CGTU et (...)

2Le constat fait par Romain Ducoulombier reste vrai. Parmi les articles déjà anciens consacrés à la CGTU, on peut évoquer entre autres l’article d’Anne-Marie Sohn sur les institutrices de la CGTU2, qui date de 1977, l’étude locale de Christophe Patillon sur la CGTU en Loire-inférieure3, qui date de 1995, ou encore l’article de 2001 de Sylvain Boulouque sur les relations entre la CGTU et l’ISR (Internationale syndicale rouge) au tournant des années trente4.

  • 5 Reiner Tosstorff, The Red International of Labour Unions (RILU) 1920-1937, Haymarket Books, 2018, 9 (...)
  • 6 Alexandre Lozovsky (1878-1952), pseudonyme de Salomon Dridzo, est un syndicaliste russe. Exilé en F (...)
  • 7 Acronyme russe de l’Internationale syndicale rouge.

3On connaît désormais bien mieux l’histoire de l’ISR grâce aux travaux de Reiner Tosstorff5. On y croise à de multiples reprises la CGTU et ses dirigeants, qui font l’objet des attentions d’Alexandre Lozovsky6 et de la direction du Profintern7.

  • 8 Loïc Le Bars, La Fédération unitaire de l’enseignement (1919-1935). Aux origines du syndicalisme en (...)

4La Fédération unitaire de l’enseignement a été bien étudiée par Loïc Le Bars, qui s’est intéressé aux spécificités d’une fédération oppositionnelle au sein de la CGTU8.

5Depuis quelques années, la CGTU suscite un regain d’intérêt : à l’occasion du centenaire de sa fondation, célébré en 2022, l’Institut d’histoire sociale (IHS) de la CGT a ainsi organisé un séminaire mensuel consacré à l’histoire de la CGTU, coordonné par André Narritsens et Michel Pigenet.

  • 9 Jean Charles, Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927 (...)
  • 10 Maria Grazia Meriggi, La Confederazion Generale unitaria del Lazoro et i lavoratori immigrati, préf (...)
  • 11 Anne Goirand Hohl, Philippe Péchoux et Morgan Poggioli, « Nous ne plierons pas » : Marie Guillot : (...)

6Plusieurs publications récentes témoignent de l’intérêt renouvelé pour l’étude du syndicalisme unitaire : c’est le cas de la publication à titre posthume de la thèse inaboutie de Jean Charles sur la naissance et l’implantation de la CGTU9, de l’ouvrage de Maria Grazia Meriggi sur la CGTU et la main-d’œuvre immigrée10 ou encore du livre consacré à l’institutrice Marie Guillot, à qui Anne Goirand Hohl, Philippe Péchoux et Morgan Poggioli viennent de consacrer un bel ouvrage11.

7Le regain d’intérêt des historiens pour la CGTU ne s’explique pas seulement par le centième anniversaire de sa naissance en 1922, mais par les nombreuses questions que pose aux chercheurs l’existence de la centrale syndicale d’obédience communiste, à l’heure où l’historiographie du communisme est elle aussi en plein renouvellement.

8La CGTU n’a-t-elle été qu’une organisation auxiliaire de la galaxie communiste, subordonnée de fait au Parti communiste et dirigée depuis Moscou, ou a-t-elle disposé de marges d’autonomie plus importantes qu’on ne l’a cru ? Dans quelle mesure la CGTU est-elle l’héritière de traditions syndicales préexistantes ? La marche vers l’unité syndicale a-t-elle été imposée par Moscou et le PCF à la CGTU, ou répondait-elle aux aspirations des travailleurs syndiqués ? Comment expliquer, au lendemain des grèves de 1936, l’influence nouvelle des ex-unitaires au sein de la CGT réunifiée ?

9Le département du Pas-de-Calais constitue un territoire privilégié pour étudier le syndicalisme unitaire et tenter de répondre à toutes ces questions. Marqué par le syndicalisme minier et les affrontements d’avant-guerre entre syndicalistes révolutionnaires et réformistes, le Pas-de-Calais constitue un terrain de lutte et d’affrontements entre communistes et socialistes, et entre syndicalistes unitaires et confédérés. La CGTU y présente un visage original, incontestablement marqué par le syndicalisme minier qui fournit à la centrale unitaire et au Parti communiste ses principaux cadres.

10Nous nous efforcerons de répondre aux questions posées plus haut en évoquant dans un premier temps la naissance de la CGTU dans le Pas-de-Calais et sa filiation avec le syndicalisme révolutionnaire d’avant-guerre, puis dans un deuxième temps ce qu’a représenté la centrale unitaire dans le Pas-de-Calais dans l’entre-deux-guerres, avant de nous intéresser aux conditions d’une réunification syndicale restée finalement inaboutie.

La scission de la CGT et la naissance de la CGTU dans le Pas-de-Calais

  • 12 Annie Kriegel, La Croissance de la CGT (1918-1921), Paris, Mouton, 1966, p. 200-244.

11En 1918, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la CGT connaît, dans le Pas-de-Calais comme dans le reste de la France, une formidable croissance de ses effectifs, passant de sept syndicats organisés dans le périmètre de l’union départementale en 1918 à 34 en 1919, 41 en 1920 et 50 en 1921, dépendant de 19 fédérations différentes. Le nombre d’adhérents, qui passe de 32 000 avant 1914 à 66 000 en septembre 1920, témoigne indiscutablement d’une nette poussée de syndicalisation12.

12Avec 66 000 syndiqués en 1920 contre 14 000 adhérents socialistes, c’est un modèle syndical et socialiste original qui s’est développé dans le Pas-de-Calais dans l’avant-guerre, avec un parti socialiste qui apparaît comme la courroie de transmission politique du « vieux syndicat » des mineurs et des députés mineurs, comme Émile Basly, le « tsar de Lens », Arthur Lamendin à Liévin ou Henri Cadot à Bruay, qui doivent leur élection dans les villes minières à leur activité syndicale plutôt qu’à leur insertion partisane.

  • 13 Benoît Broutchoux (1879-1944) était un mineur originaire de Saône-et-Loire. Proche des idées anarch (...)

13Face au syndicalisme réformiste incarné par le syndicat des mineurs s’était développé avant-guerre un syndicalisme révolutionnaire d’inspiration libertaire, dont le principal dirigeant était Benoît Broutchoux13, particulièrement influent dans la région d’Hénin-Liétard et d’Avion depuis la catastrophe des mines de Courrières en 1906. « Contre les religions, le militarisme, le patronat et les fumistes » : la devise de L’Action syndicale, l’hebdomadaire du « jeune syndicat » broutchoutiste, dit toute la radicalité de ce syndicalisme révolutionnaire, fort de 300 à 400 adhérents, mais dont le journal, qui multiplie les polémiques avec Basly et les « fumistes » du « vieux syndicat » réformiste, tire entre 3 500 et 5 000 exemplaires et bénéficie d’une vraie audience dans le bassin minier lensois.

14Lors du congrès de Lyon de septembre 1919, les syndicats opposés à la majorité confédérale sont très minoritaires dans le Pas-de-Calais, mais les divisions s’accentuent au lendemain des grèves du printemps 1920.

15Le mécontentement social de l’après-guerre, lié aux salaires trop bas et à la vie chère, entraîne en effet une grève dès le mois de février sur tout le réseau PLM (Paris-Lyon-Marseille). Le mouvement de grève s’étend rapidement et touche d’autres professions. 50 000 ouvriers du textile de Roubaix et Tourcoing, dans le Nord, sont en grève le 10 mars 1920.

16Dans le Pas-de-Calais, la grève des mineurs dure du 8 au 31 mars. Elle est souvent animée par d’anciens broutchoutistes, comme Georges Havenne à Auchel.

17Sur le plan national, la CGT hésite d’autant plus que la fédération des cheminots se place dans l’opposition interne à Léon Jouhaux. La CGT se décide toutefois à appeler à la grève le 1er mai 1920 ; dans le Pas-de-Calais, où les mineurs ont déjà fait trois semaines de grève en mars, on accueille avec scepticisme les consignes de la fédération des mineurs et de la confédération.

  • 14 Héritier du Comité pour la reprise des relations internationales, le Comité pour la Troisième inter (...)

18Les autorités font le choix de la répression afin de briser violemment la grève. Plusieurs militants, inculpés de complot contre la sûreté de l’État, sont arrêtés et emprisonnés, dont les principaux dirigeants du comité de la Troisième Internationale14, Boris Souvarine et Fernand Loriot, et ceux de La Vie ouvrière, Pierre Monatte et Alfred Rosmer. Dans les compagnies, la répression est sévère : 18 000 cheminots sont révoqués.

19Fracturée au plan national, la CGT l’est aussi dans le Pas-de-Calais : réuni à Lens du 20 au 21 février 1921, le congrès du syndicat des mineurs est marqué par les divisions de tendances autour de la question des Comités syndicalistes révolutionnaires (CSR), courant interne à la CGT d’orientation syndicaliste-révolutionnaire, constitué en 1919 par d’anciens opposants à la guerre et à l’Union sacrée, dont l’activité venait de faire l’objet d’une motion de condamnation lors du Comité confédéral national (CCN) du 11 février.

  • 15 Succédant à Arthur Baly, Arthur Dubus dirige la fédération communiste du Pas-de-Calais de 1922 à 19 (...)

20Administrateur du syndicat et membre du PCF, Arthur Dubus15 souligne que :

  • 16 Le Communiste du Pas-de-Calais, 27 février 1921.

« Après une discussion, parfois tumultueuse, le rapport moral fut adopté par 271 voix contre 173 et 35 abstentions. […] Basly ne fut réélu président que par 157 voix […]. Il est à peu près certain que si nos amis avaient présenté des candidats, Basly et Cadot n’auraient pas été réélus. » 16

21Pour le syndicat des mineurs du Pas-de-Calais, cela représente un rapport des forces de 60 % pour la majorité fédérale réformiste et 40 % pour la minorité révolutionnaire.

  • 17 l’Humanité, 26 juillet 1921.

22Les résultats du vote du congrès confédéral de Lille, du 25 au 30 juillet 1921, témoignent d’une poussée des minoritaires. Lors du congrès d’Orléans, en 1920, trois syndicats sur les quarante du Pas-de-Calais avaient voté contre la résolution présentée par Jouhaux et cinq autres syndicats s’étaient abstenus. Au congrès de Lille, quatorze syndicats du Pas-de-Calais sur 48 votent contre le rapport moral de la direction et pour la résolution des minoritaires révolutionnaires. Les syndicats de cheminots (Arras, Lens, Saint-Pol-sur-Ternoise) et ceux de la métallurgie (Boulogne-sur-Mer, Calais et Hénin-Liétard) sont les deux gros bastions des CSR. Le congrès de Lille est marqué par des affrontements très durs, qui virent au pugilat entre majoritaires et minoritaires. Des chaises volent et Benoît Broutchoux est blessé à la nuque d’un coup de nerf de bœuf17.

23La marche vers la scission s’accélère lors du CCN des 19, 20 et 21 septembre 1921 avec le vote d’une nouvelle motion condamnant les CSR. Les minoritaires qui refusent de se soumettre se réunissent en congrès du 22 au 24 décembre, à Paris, rue de la Grange-aux-Belles. Au lendemain de ce congrès extraordinaire, les syndicats locaux de la CGT sont donc confrontés à un choix : commander les cartes et les timbres confédéraux auprès de la CGT réformiste de la rue La Fayette, ou auprès de la CGT révolutionnaire de la rue de la Grange-aux-Belles.

  • 18 Secrétaire du syndicat des mineurs, Alfred Maës est élu député SFIO en 1919 et devient maire de Len (...)

24Le choix du syndicat des mineurs du Pas-de-Calais est déterminant. Les minoritaires y jouissent d’une forte influence dans certaines sections syndicales et pèsent 40 % des voix à l’intérieur du syndicat en 1921. Dans une tribune adressée au Peuple, Alfred Maës18 souligne l’attitude conciliante de la majorité du syndicat des mineurs du Pas-de-Calais :

  • 19 Le Peuple, 23 janvier 1922.

« Nous ne pensons pas qu’on ait pu faire plus que ce que nous avons fait pour éviter toute idée de scission dans notre syndicat. […] La question qui se pose actuellement chez les militants qui ont vécu les terribles heures des dissentiments qui ont empoisonné le mouvement syndicaliste dans notre région est celle de savoir si nous revivrons les heures de démagogie et de surenchère auxquelles nous avaient habitués les anarchisants à tous crins. » 19

25Maës fait ici implicitement le lien entre le broutchoutisme d’avant-guerre et les CSR. Plus loin dans l’article, il qualifie les leaders des CSR de « mauvais bergers, […] syndicalistes révolutionnaires en chambre et pourrisseurs de conscience » et oppose leur démagogie aux acquis obtenus par le syndicat des mineurs. Le conseil d’administration du syndicat des mineurs se réunit le 28 janvier 1922 : « Malgré l’opposition des communistes (Mangematin, Dubus, Deshorgues, etc.), […] il fut décidé que dans toutes les sections où le secrétaire refuserait les cartes de la CGT, ce fonctionnaire serait remplacé immédiatement par un majoritaire ».

  • 20 AD 62, M 2373, rapport du commissaire spécial de Lens, 28 janvier 1922.

26D’après les chiffres fournis par Cadot aux administrateurs du syndicat des mineurs, les sections syndicales concernées seraient peu nombreuses : « sur 650 sections, 16 seulement avaient refusé de prendre leur carte à la CGT20 », note le rapport.

  • 21 Le Peuple, 19 avril 1922.

27Mises à part quelques sections qui coïncident souvent avec les anciennes zones de force du broutchoutisme autour de Lens et Béthune, la plupart des sections du syndicat des mineurs restent finalement fidèles à la CGT21.

  • 22 l’Humanité, 26 mars 1922.

28Les dirigeants minoritaires du Pas-de-Calais mettent sur pied une union départementale unitaire dont la réunion constitutive est convoquée en mairie d’Avion, le 19 mars 1922. Le compte rendu de ce congrès constitutif, paru dans l’Humanité, indique « 21 organisations régulièrement constituées […] représentées. Quelques-unes sont absentes, mais sont excusées ». Adolphe Mangematin se félicite d’un tel résultat et se veut optimiste : « La situation, très favorable, a dépassé les espérances : en moins de trois semaines, l’UD fut créée. Dans les mois qui vont suivre, son développement ne peut que s’accentuer22 ».

29Finalement, le dernier acte de la scission syndicale est le 1er congrès confédéral de Saint-Étienne, du 25 juin au 1er juillet 1922, qui consacre officiellement la naissance d’une nouvelle confédération. Quinze syndicats du Pas-de-Calais, issus de cinq fédérations professionnelles, y sont représentés. Sur ces quinze syndicats, on compte quatre syndicats de cheminots et six syndicats de mineurs.

30L’enjeu du congrès de Saint-Étienne porte sur l’adhésion, ou non, à l’Internationale syndicale rouge.

31L’article 11 des statuts de l’ISR fait particulièrement débat : il prévoit en effet une liaison organique entre l’Internationale syndicale rouge et l’Internationale communiste. Dès lors, la CGTU est divisée en trois tendances : une petite minorité communiste plaide pour l’adhésion sans réserve à l’ISR ; une forte minorité de « syndicalistes purs » et de libertaires, conduite par Pierre Besnard et soutenue par le journal Le Libertaire, refuse l’adhésion à l’ISR ; entre les deux, une majorité hétérogène, qui s’appuie sur la fédération des cheminots conduite par Gaston Monmousseau et la fédération de l’enseignement, plaide pour l’adhésion avec réserve à l’ISR. C’est cette nouvelle majorité qui l’emporte, avec l’appui des communistes, du journal l’Humanité et de La Vie ouvrière, non sans avoir obtenu la suppression de l’article 11 des statuts de l’ISR.

32À l’exception du syndicat des ouvriers du bâtiment d’Avion qui vote la motion Besnard, d’orientation anarchiste, tous les autres syndicats du Pas-de-Calais se situent dans la nouvelle majorité confédérale de la CGTU et ont voté la motion Monmousseau.

  • 23 L’Enchaîné, 28 juillet 1923, cité par Philippe Robrieux, Maurice Thorez, vie secrète et vie publiqu (...)

33De fait, s’il existait dans le Pas-de-Calais un « terreau » broutchoutiste, les leaders de la minorité syndicale y sont majoritairement communistes. Le congrès de l’UD unitaire, qui se tient à Avion le 15 juillet 1923, est d’ailleurs l’occasion de vifs échanges entre libertaires et communistes, les premiers reprochant à l’UD d’avoir confié au jeune Maurice Thorez la charge d’une tournée de propagande syndicale alors qu’il est permanent politique du PC, tandis que les seconds reprochent aux libertaires d’avoir invité Benoît Broutchoux alors qu’il n’est plus syndiqué dans le Pas-de-Calais23.

34Le congrès confédéral de Bourges illustre la prédominance acquise par les communistes : un seul des 21 syndicats du Pas-de-Calais représentés au congrès vote la motion Lartigue soutenue par les libertaires, tous les autres – dont les huit syndicats de mineurs représentés par Thorez – votent la motion Monmousseau.

  • 24 RGASPI, 545/6/1150/66-78, renseignements sur Hubert Delaval.

35Début 1924, c’est la rupture entre les communistes et les libertaires, qui quittent la CGTU. Sur le terrain, toutefois, la distinction n’est pas si nette, comme en témoigne le questionnaire rédigé en 1938 par Hubert Delaval, un brigadiste arrivé en Espagne en décembre 1937, qui raconte militer : « Depuis 1925, l’année où je suis descendu au fond de la mine, il n’y avait que les broutchoutistes, c’est ainsi qu’on appelait alors les membres du Parti communiste, pour défendre les revendications des galibots24 ».

36De fait, si Benoît Broutchoux n’est plus là et si de nombreux libertaires ont rompu avec la CGTU, le syndicalisme unitaire, dans le Pas-de-Calais, apparaît aux yeux de beaucoup comme la continuation du broutchoutisme.

Un syndicat dans la galaxie communiste en lutte contre les réformistes

37La bolchevisation du Parti communiste à partir du milieu des années vingt affecte la CGT Unitaire. Sous l’impulsion de l’Internationale communiste alors dirigée par Zinoviev, les partis communistes doivent changer leurs structures héritées des partis socialistes et adopter celles du parti bolchevique. Sections de villes et fédérations départementales sont remplacées par des cellules d’entreprises et des régions tandis qu’au plan national les dirigeants favorables à Trotsky, comme Boris Souvarine, et ses alliés syndicalistes révolutionnaires, comme Pierre Monatte ou Alfred Rosmer, sont exclus ou démissionnent du PC.

38Dans ce contexte, les effectifs de la CGTU tombent de 350 000 adhérents en 1925 à environ 200 000 adhérents en 1930.

  • 25 RGASPI, 517/1/991/82-90, rapport de la région du Nord à la section syndicale centrale sur la situat (...)

39Un rapport de la région du Nord à la section syndicale centrale daté du 6 mai 1930 fournit, pour le Nord et pour le Pas-de-Calais, le nombre de timbres placés pour chaque syndicat et chaque Union locale (UL) de la région entre 1926 et 192825.

  • 26 RGASPI, 517/1/991/136, rapport sur la situation minière de la 1ère région de France, 25 octobre 193 (...)
  • 27 AD 62, M 2364, rapport du commissaire spécial de Béthune au sous-préfet du Pas-de-Calais, 18 août 1 (...)

40En se basant sur le mode de calcul utilisé par la CGTU d’une moyenne annuelle de sept timbres payés par adhérent, on arrive donc à des effectifs militants estimés d’environ 11 400 adhérents en 1926, 10 400 en 1927 et de moins de 9 800 en 1928, soit une diminution des effectifs de l’ordre de 15 % sur trois ans. Mais un autre rapport, rédigé en octobre 1930, avance plutôt le chiffre de 9 000 adhérents pour le syndicat unitaire des mineurs du Pas-de-Calais26. Ce chiffre coïncide avec celui des autorités qui évaluent les forces du syndicat unitaire des mineurs à 10 000 adhérents en 192627.

41Les effectifs des syndicats unitaires doivent être mis en relation avec ceux du Parti communiste et ceux de la CGT confédérée.

42Pour l’année 1926, les 8 860 à 11 400 adhérents estimés de la CGTU sont quatre à six fois plus nombreux que les 1 853 adhérents du PC ; la proportion entre adhérents communistes et unitaires est d’un à sept pour les années 1927 et 1928. Dans le même temps, la CGT confédérée revendique 33 000 mineurs affiliés au syndicat des mineurs du Pas-de-Calais, soit près de quatre fois les effectifs du syndicat unitaire.

  • 28 L’Enchaîné, 16 avril 1927.

43Une réorganisation s’opère en 1926, se traduisant par la création d’un syndicat régional des mineurs et un accent mis sur les unions locales. Avec une année de recul, Charles Level constate toutefois le relatif échec de la nouvelle organisation en raison du manque de cadres et de la répression gouvernementale28.

44L’UD unitaire est d’abord dirigée par Adolphe Mangematin, puis par Charles Level entre 1924 et 1930. Membre du comité exécutif de la fédération communiste du Pas-de-Calais puis de la région Nord-Pas-de-Calais, Level, ancien secrétaire de mairie de Méricourt devenu employé de coopérative à Béthune, puis représentant en assurances à Lens, est un cadre communiste déterminé à appliquer les consignes syndicales données par le Parti.

  • 29 RGASPI, 517/1/289/71-72, rapport de Roger Duisabou sur la situation dans la région du Nord, 19 mars (...)

45On en veut pour preuve un rapport du délégué du comité central chargé de suivre la région communiste du Nord au printemps 1925, qui consacre un paragraphe au lien entre CGTU et Parti communiste dans la région, dans lequel il note que : « Des secrétaires de syndicats sont entièrement d’accord avec nous sur la question syndicale comme sur toutes nos tâches politiques. Exemple : […] le camarade Level, secrétaire de l’UD du Pas-de-Calais29 ».

  • 30 AD 62, M 5532, compte rendu du congrès du syndicat unitaire des mineurs de la 1ère région, 13 octob (...)

46L’imbrication entre PC et CGTU existe à tous les niveaux, comme l’illustre l’exemple du syndicat régional unitaire des mineurs, dont tous les membres du bureau appartiennent au Parti communiste30.

  • 31 RGASPI, 517/1/698/27-31, procès-verbal de la réunion de la fraction du syndicat des mineurs du bass (...)

47Avec ses délégués mineurs, la CGTU dispose d’un vivier de quasi-permanents syndicaux. Délégués du personnel avant l’heure, les délégués mineurs, qui disposent de pouvoirs de contrôle et d’investigation en matière de sécurité et d’accidents du travail, sont un atout essentiel pour le syndicat. Le Parti communiste n’hésite d’ailleurs pas à les mettre en avant, ès qualités, aux élections. En 1927, le syndicat unitaire des mineurs du Pas-de-Calais compte ainsi « 44 responsables : les délégués mineurs ; 44 révolutionnaires professionnels » à qui le PCF réclame « du travail pour le renforcement de notre influence syndicale et de notre Parti31 ».

48Pour Henri Martel, du bureau de la fédération unitaire du sous-sol, le syndicat doit mener une véritable politique de cadres :

  • 32 Compte-rendu du VIIe congrès de la CGTU, intervention d’Henri Martel, p. 429-430.

« Un délégué mineur qui a une dizaine de tâches […] ne peut pas les remplir toutes sérieusement. Nous connaissons plusieurs délégués mineurs ayant des responsabilités envers leurs fédérations, leurs syndicats et leurs régions, et qui les remplissent. Ce ne sont pas des aigles, mais ils ont su […] faire monter de la base des camarades susceptibles de les aider. »32

49Si la légitimité personnelle et électorale des délégués mineurs est un atout pour le PC, elle leur confère aussi de l’indépendance vis-à-vis de la structure partisane, comme l’illustre le cas de l’ancien secrétaire général de l’UD, Adolphe Mangematin, élu maire de Harnes en 1929 à la faveur des divisions de la SFIO, qui rejoint l’opposition unitaire de la CGTU et est exclu du PCF.

50La lutte acharnée que se livrent unitaires et confédérés est encore amplifiée lors des mouvements de grève, comme en 1928 dans la métallurgie arrageoise ou en mars 1931 dans les mines contre les baisses de salaires.

  • 33 Le Peuple, 19 février 1931.
  • 34 L’Enchaîné, 3 février 1931.
  • 35 Le Grand Écho du Nord de la France, 17 mars 1931.

51Le mouvement de grève de mars 1931 est emblématique. Le conflit trouve son origine dans la volonté des compagnies minières de réviser les conventions d’augmentation de salaires qui avaient été signées en 1927 en raison de la crise économique. Dès le mois de février, la fédération des mineurs CGT annonce qu’elle a voté le principe d’une grève dont la date et les modalités restent à déterminer en cas d’échec des négociations ; parallèlement, elle est reçue au ministère de l’Intérieur par Pierre Laval33. Sceptique sur la volonté des confédérés d’engager la lutte, la CGTU appelle à la grève générale le 16 mars34. La décision de la CGT confédérée d’appeler à la grève pour le 30 mars prend donc de court les unitaires, qui ne veulent pas déclencher un mouvement prématurément alors que les confédérés poursuivent les négociations et avancent désormais une date de grève. Le syndicat unitaire des mineurs appelle finalement à ne pas se mettre en grève le 16, mais le 30 mars. Le Grand Écho du Nord ironise sur ce recul de dernière minute, qualifié de « lamentable fiasco » par le quotidien nordiste35.

  • 36 L’Enchaîné, 20 mars 1931.
  • 37 Le Grand Écho du Nord de la France, 30 mars 1931.

52De son côté, L’Enchaîné dénonce « les pourparlers de trahison » et la capitulation de « Maës et ses amis partisans de la diminution des salaires36 » et, de fait, l’accord obtenu avec les compagnies houillères est ratifié, malgré quelques oppositions par le syndicat des mineurs tandis que les communistes, au même moment, se réunissent afin de voter la grève37. Le renoncement à la grève du « vieux syndicat » laisse les mineurs unitaires isolés.

53Avec le retrait de dernière minute de la CGT, la grève, portée par le seul syndicat unitaire des mineurs, est un échec dont se satisfait Le Peuple, qui estime que :

  • 38 Le Peuple, 31 mars 1931.

« Dans le Pas-de-Calais, sur un effectif normal de 50 000 ouvriers, on n’a compté que 1 700 grévistes, dont 1 061 aux mines de Dourges. Le nombre des absents a été infime aux mines de Liévin, aux mines de Lens à Avion, aux mines de Courrières à Sallaumines et aux mines d’Ostricourt. »38

54Sévère, l’organe de la CGT juge que :

  • 39 Le Peuple, 1er avril 1931.

« La Fédération unitaire du sous-sol et le Parti communiste ne disposent pas dans les bassins d’une autorité suffisante pour espérer prendre la direction d’une action sérieuse. Tout au plus peuvent-ils mettre à profit certaines circonstances afin de donner l’impression qu’ils sont capables de réaliser quelque chose. […] Les travailleurs de la mine n’ont aucune confiance dans les créatures de la section française de la troisième Internationale, qu’ils considèrent comme des braillards incapables, des bourreurs de crâne sans vergogne. »39

55l’Humanité accuse pour sa part les leaders confédérés de l’échec du mouvement :

  • 40 l’Humanité, 8 avril 1931.

« Trahis par l’état-major réformiste et socialiste, les mineurs vont subir la diminution des salaires. […] Dans les concessions de Courrières et de Lens, particulièrement, de nombreuses rentrées s’étaient produites. Les leaders traîtres de la CGT avaient […] parcouru le bassin, fait de nombreuses réunions […]. Partout, ils avaient appuyé sur les stocks de charbon sur le carreau, sur les diminutions de salaires subies par les mineurs – avec la complicité des chefs socialistes – dans les pays étrangers. […] Et c’est ainsi que ces manœuvres ont porté en partie sur des mineurs trompés. »40

  • 41 L’Enchaîné, 10 avril 1931.

56Dans les colonnes de L’Enchaîné, Arthur Ramette, pour le bureau régional du PCF du Nord-Pas-de-Calais, reconnaît la défaite, mais veut voir des raisons d’espérer : « C’est la rage au cœur que les mineurs ont repris le travail. Mais avec les ouvriers confédérés, désabusés de leurs chefs traîtres, avec les ouvriers inorganisés, ils vont préparer leur revanche en renforçant leur front unique et en réalisant la Fédération unique des mineurs41 ».

Les deux journaux communistes expliquent donc tous deux l’échec du mouvement de grève lancé par les unitaires par la répression policière et l’influence du « vieux syndicat » et de ses relais municipaux socialistes, tout en s’efforçant de présenter l’échec de cette grève comme un échec temporaire, qui aurait permis une prise de conscience d’une partie de la base confédérée sur la supposée compromission des leaders de la CGT avec le patronat houiller et qui laisserait donc ouverte la perspective de victoires ultérieures. Ce discours tendant à présenter l’échec incontestable du mouvement de grève comme un semi-échec a pour fonction de légitimer la grève face aux critiques qui pourraient survenir, mais aussi de rassembler des militants sans doute déçus et découragés – qui ont la « rage au cœur », selon l’aveu même de Ramette – contre l’adversaire commun identifié aux chefs confédérés « traîtres », rendus responsables de l’échec du conflit. Il est d’ailleurs tout à fait révélateur de constater à quel point les attaques se concentrent davantage sur l’attitude de la direction du syndicat des mineurs confédérés – qu’on prend toujours soin de dissocier de la base – que sur le patronat minier en tant que tel.

  • 42 Fondée en 1917 par Paul Vaillant-Couturier, Raymond Lefebvre et Henri Barbusse, l’auteur du roman L (...)
  • 43 David Noël, « Le mouvement communiste et l’antimilitarisme dans le Pas-de-Calais de la fin de la Pr (...)
  • 44 l’Humanité, 31 mars 1930.

57Incontestablement, la CGTU unitaire se démarque de la CGT confédérée par sa radicalité. Elle se mobilise ainsi aux côtés du PCF et de l’Association républicaine des anciens combattants (ARAC)42 dans la lutte antimilitariste, mais sans grand succès43, et participe aux affrontements parfois musclés de la période « classe contre classe », comme ceux du 30 mars 1930 à Lens44. Mais paradoxalement, le syndicalisme unitaire repose aussi sur l’action de ses délégués mineurs pour l’amélioration des conditions de travail dans les mines. En d’autres termes, le syndicalisme de lutte va de pair avec le syndicalisme du quotidien.

58Il reste qu’au début des années trente, la CGTU du Pas-de-Calais reste faible en comparaison de la CGT et n’a de véritable influence que chez les mineurs, dans quelques concessions, et chez les cheminots.

59La crise des années trente va la conduire à s’engager dans un processus de réunification syndicale qui ne se fait pas sans difficultés.

La CGTU du Pas-de-Calais, de la crise des années trente à la réunification syndicale

  • 45 Jean Vigreux, Histoire du Front populaire, Tallandier, 2018, p. 21-23.
  • 46 l’Humanité, 21 novembre 1933.

60Alors que le chômage s’installe, la CGTU s’efforce de mobiliser les chômeurs et organise des marches de chômeurs. La plus importante par sa durée, son impact et le nombre de localités traversées est la marche des chômeurs du Nord, organisée à l’initiative des unitaires, qui se déroule du 18 novembre au 2 décembre 193345. Plusieurs chômeurs du Pas-de-Calais y participent, malgré l’absence de soutien de la CGT et de la SFIO46.

61La CGTU multiplie les appels à l’unité d’action avec les confédérés, mais ne réussit guère qu’à débaucher quelques militants isolés, comme Henri Jacquin à Lens, délégué mineur confédéré de la fosse 4 des Mines de Lens, qui rallie le comité d’action mis sur pied par la CGTU à l’occasion du mouvement de grève d’avril 1933.

  • 47 La Vie ouvrière, 8 septembre 1933.

62Les unitaires se décident aussi au lendemain de cette grève à lancer « La Voix du mineur », organe du syndicat unitaire des mineurs, dont la rédaction est fixée aux 27 et 28 rue François-Gauthier à Lens, c’est-à-dire au siège de la Fédération unitaire du sous-sol. Le premier numéro de ce nouveau mensuel est tiré à 6 500 exemplaires. C’est deux fois moins que La Tribune, l’hebdomadaire des confédérés édité à 13 000 exemplaires. Le nouveau mensuel des mineurs unitaires se compose de quatre pages, dont la dernière est rédigée en polonais47.

  • 48 Jacques Kmieciak, « Leforest, 1934. Grève à la mine », Nouvelle Vie Ouvrière, 19 septembre 2014.
  • 49 Jacques Kmieciak, « L’affaire Olszanski ou l’“affaire Dreyfus” du bassin minier du Nord de la Franc (...)

63La CGTU s’efforce en effet, avec d’infinies difficultés, de syndiquer les nombreux travailleurs étrangers présents dans les mines, à commencer par les Polonais. Elle dénonce les expulsions, comme celle des grévistes de Leforest, en 193448. Thomas Olszanski, le secrétaire à la Main-d’œuvre étrangère du syndicat des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais, est lui-même déchu de sa nationalité française en 1932 et expulsé en 193449.

  • 50 La Vie ouvrière, 11 août 1933.

64Les efforts entrepris semblent porter leurs fruits, à en croire les premiers résultats publiés dans La Vie ouvrière : en août 1933, sur vingt sections du syndicat unitaire des mineurs du Pas-de-Calais, huit avaient perdu 117 adhérents et douze en avaient gagné 329, soit une hausse globale de 212 adhérents50.

65Si la CGTU avait systématiquement appelé au front unique dans les grèves et cherché, par sa combativité, à rallier les déçus de la CGT, les événements internationaux vont changer la donne.

66L’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne en 1933 et la liquidation du Parti communiste allemand participent du tournant stratégique du front populaire, amorcé en août 1935, lors du VIIe congrès de l’Internationale communiste. Dimitrov, qui devient secrétaire général de l’Internationale, préconise une large alliance des forces socialistes et démocratiques pour la défense de l’indépendance et de la démocratie face aux fascismes, à l’image du rassemblement populaire qui se constitue en France.

67Dès lors, l’ISR apparaît comme un obstacle au rapprochement. Malgré les réserves de Lozovsky, elle est dissoute en 1937.

68À cette date, la réunification de la CGT est déjà achevée. De fait, les événements parisiens du 6 février 1934 et la menace des ligues d’extrême droite favorisent les rapprochements entre confédérés et unitaires. Le commissaire spécial de l’arrondissement d’Arras explique ainsi au préfet que :

  • 51 AD 62, M 5304, rapport du commissaire spécial d’Arras au préfet du Pas-de-Calais, 15 décembre 1934.

« La propagande de la CGTU est des plus actives, notamment chez les mineurs et les cheminots. […] Cette campagne est ardente et inlassable dans tous les puits miniers. À noter, cependant, que si elle donne quelques résultats parmi l’élément français, elle est à peu près inopérante chez les travailleurs étrangers qui, à la suite des refoulements et expulsions prononcés pour propagande révolutionnaire, sont devenus circonspects. On doit également souligner que si les unitaires souhaitent ardemment l’unité, les cégétistes ne paraissent pas la désirer, tout au moins chez les vieux militants et dirigeants, et surtout dans le sens proposé par les premiers. Ils sentent très bien qu’ils seraient vite fondus dans la masse unitaire et que leur tendance disparaîtrait. Les chefs freinent le plus possible et, à mon avis, la réalisation de l’unité chez les mineurs n’est rien moins que certaine. »51

  • 52 AD 62, M 5304, rapport du préfet du Pas-de-Calais au ministre de l’Intérieur, 30 janvier 1935.

69Au total, les autorités estiment les effectifs de la CGTU dans le Pas-de-Calais à un peu plus de 5 500 adhérents, dont 3 600 pour le syndicat des mineurs ; en face, la CGT rassemblerait plus de 43 600 adhérents, dont plus de 32 000 adhérents au syndicat des mineurs52.

70Les mineurs représentent donc les deux tiers des syndiqués de la CGTU du Pas-de-Calais ; viennent ensuite les 953 cheminots, qui pèsent 17 % des effectifs unitaires fin 1934, puis les ouvriers du textile, concentrés dans la région de Calais et de Saint-Omer, avec 300 adhérents, soit un peu plus de 5 % des effectifs.

71La constitution de syndicats uniques, bien que désapprouvée par la CGT, participe d’une poussée des aspirations unitaires chez les syndiqués des deux confédérations.

  • 53 l’Humanité, 30 octobre 1934.

72Après les cheminots, les unitaires parviennent à constituer un comité de coordination entre les syndicats confédérés et unitaires des ports de la Manche et de la mer du Nord, Calais, Boulogne et Dunkerque, auquel les dirigeants du syndicat confédéré des dockers de Calais donnent leur adhésion53.

  • 54 Le Peuple, 27 mars 1935.
  • 55 La Vie ouvrière, 5 avril 1935.

73Chez les cheminots, l’action d’Alphonse Drouard, le secrétaire général du syndicat confédéré des cheminots de Calais et partisan résolu de la formation de syndicats uniques et de la réunification syndicale, est condamnée dans Le Peuple54. Désavoué par sa propre confédération, Drouard est conforté par son syndicat qui adresse une lettre de soutien à La Vie ouvrière55.

  • 56 Le Peuple, 19 mars 1935.

74Au printemps 1935, les pourparlers entre les deux confédérations sont rompus. Le comité confédéral national de la CGT des 18 et 19 mars prend acte de la rupture et condamne les syndicats uniques56.

75Les manifestations du 1er mai 1935 témoignent des lenteurs et des difficultés du processus de réunification syndicale. À quelques jours du premier tour des élections municipales, la CGT du Pas-de-Calais refuse toute initiative commune avec la CGTU.

  • 57 l’Humanité, 2 mai 1935.

76À Lens, les confédérés défilent ainsi le matin jusqu’à la maison syndicale des mineurs pour une réunion publique avec Léon Jouhaux, qui présente le plan de la CGT. Les communistes, de leur côté, manifestent à 16 h et tiennent un rassemblement salle de l’Alhambra. À Hénin-Liétard, où les confédérés avaient également refusé toute initiative commune avec les unitaires, une manifestation rassemble 2 000 personnes57.

  • 58 Secrétaire de la fédération CGTU des mineurs du Pas-de-Calais, puis de la fédération unitaire du so (...)

77La réunification est cependant en marche, malgré les dernières réticences du syndicat des mineurs du Pas-de-Calais. Fin septembre, le 28e congrès de la CGT se tient à Paris, parallèlement au 8e congrès de la CGTU, à Issy-les-Moulineaux ; la question de la réunification syndicale est à l’ordre du jour des deux congrès qui accueillent tous deux une délégation de l’autre confédération. Pour le Pas-de-Calais, dix-sept syndicats unitaires, dont quatre syndicats de mineurs et huit syndicats de cheminots, étaient représentés au congrès. Tous votent pour le rapport d’activité. Cyprien Quinet58 se félicite de l’unité retrouvée :

  • 59 La Voix du mineur, octobre 1935.

« L’accord est réalisé au sommet, mais il s’agit maintenant de passer pratiquement à la réalisation de cette unité syndicale. […] C’en est fini maintenant des petites querelles intestines et […] nous ne saurions trop recommander à nos camarades mineurs de resserrer toujours davantage les liens de camaraderie et de fraternité. »59

78La réunification syndicale chez les mineurs du Pas-de-Calais a une conséquence concrète : les unitaires acceptent de cesser la parution de La Voix du mineur afin que le nouveau syndicat des mineurs réunifié n’ait plus qu’un seul organe, La Tribune.

  • 60 Le Peuple, 2 décembre 1935.
  • 61 L’Égalité de Roubaix-Tourcoing, 2 décembre 1935.

79Le congrès de fusion des deux syndicats de mineurs du Pas-de-Calais se tient finalement le 1er décembre 1935, à la Maison syndicale des mineurs de Lens60. 416 délégués ex-confédérés et ex-unitaires y participent dans un « indescriptible enthousiasme61 ». Deux ex-unitaires, Cyprien Quinet et Joseph Thiébaut, le maire de Liévin, intègrent le nouveau bureau du syndicat unifié des mineurs, largement dominé par les ex-confédérés.

80Dans une note consacrée à la fusion des organisations confédérées et unitaires, la direction confédérale fait les comptes : le congrès de fusion des deux UD a rassemblé 58 syndicats, dont huit syndicats unifiés. « Quelle majorité ! », commente, ironiquement, l’auteur du rapport, qui évalue les effectifs de la nouvelle UD à 40 000 syndiqués, 33 000 ex-confédérés et 7 000 ex-unitaires. La composition de la nouvelle commission administrative et les votes sur les résolutions satisfont néanmoins la direction de la CGTU, qui commente :

  • 62 Archives de l’IHS-CGT, 479-CFD-10, étude sur la fusion des organisations confédérées et unitaires, (...)

« Tous les votes ont été favorables aux ex-unitaires, en tenant compte du rapport des forces. […] Excellents résultats. Le congrès a reconnu les mêmes droits et responsabilités pour tous les membres du bureau. Les mineurs et les cheminots ont particulièrement contribué à favoriser les ex-unitaires. »62

81L’un des enjeux est en effet la question de l’incompatibilité entre mandat politique et responsabilités syndicales, exigée par les ex-confédérés qui craignent que le cumul des mandats ne permette aux communistes d’étendre leur influence au sein de la CGT réunifiée.

82Au lendemain de la réunification syndicale, les séquelles du passé sont loin d’être refermées. Ex-unitaires et ex-confédérés se livrent toujours un bras de fer, mais ils le font désormais à l’intérieur de la même organisation.

83À cet égard, les grèves de juin 1936, qui se traduisent par un net accroissement de l’influence communiste à l’intérieur de la CGT du Pas-de-Calais, inquiètent paradoxalement les dirigeants ex-confédérés qui n’auront de cesse de dénoncer la « colonisation » de la CGT par les communistes, jusqu’à la signature du pacte germano-soviétique qui leur offrira l’opportunité de chasser les ex-unitaires de la CGT.

Conclusion

84L’expérience de la CGTU a marqué pendant deux décennies le mouvement ouvrier. Indissociable du communisme naissant et de ses évolutions, mais marquée, dans le département du Pas-de-Calais, par ses racines syndicalistes révolutionnaires, l’expérience unitaire a forgé des militants actifs dans les grèves qui constituent l’ossature du Parti communiste.

85Ce sont souvent des militants formés à la CGTU qui mènent les grèves de mai-juin 1936 et s’imposent dans les sections syndicales de la CGT réunifiée, au grand dam des ex-confédérés.

86Attachés à l’unité syndicale et marqués par les luttes antifascistes, de nombreux ex-unitaires s’engageront à partir de 1936 dans les Brigades internationales, puis, pendant l’Occupation, dans la Résistance, à l’occasion de la grande grève des mineurs de mai-juin 1941.

87Alors qu’une partie des ex-confédérés du syndicat des mineurs, par anticommunisme, avait soutenu Vichy et la Charte du travail, l’engagement des ex-unitaires dans la Résistance leur confèrera à la Libération la légitimité qui leur permettra de conquérir définitivement la direction de la CGT.

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Notes

1 Romain Ducoulombier, « La CGTU, cette inconnue (1) », PAPRIK@2F, 25 octobre 2013, consulté le 13 juillet 2024 à l’adresse <https://doi.org/10.58079/b7e5>.

2 Anne-Marie Sohn, « Exemplarité et limites de la participation féminine à la vie syndicale : les institutrices de la C.G.T.U. », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 24, n° 3, juillet-septembre 1977, p. 391-414, <https://doi.org/10.3406/rhmc.1977.985>.

3 Christophe Patillon, « La CGTU en Loire-Inférieure de 1922 à 1935 », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 102, n° 3, 1995.

4 Sylvain Boulouque, « Vérification, rectification et interdépendance. Les relations entre la CGTU et l’ISR (1930-1932) », Communisme, n° 65-66, 2001, p. 133-160.

5 Reiner Tosstorff, The Red International of Labour Unions (RILU) 1920-1937, Haymarket Books, 2018, 936 p.

6 Alexandre Lozovsky (1878-1952), pseudonyme de Salomon Dridzo, est un syndicaliste russe. Exilé en France, proche des milieux syndicalistes révolutionnaires, il rejoint la Russie, mais est exclu du parti bolchevique en 1917, avant d’être réintégré en 1919. Il dirige l’Internationale syndicale rouge de 1921 à 1937. Membre du comité exécutif de l’Internationale communiste de 1927 à 1935, Lozovsky échappe aux purges de 1936-1937. Animateur du comité juif antifasciste pendant la Seconde Guerre mondiale, il est condamné à mort et exécuté en 1952.

7 Acronyme russe de l’Internationale syndicale rouge.

8 Loïc Le Bars, La Fédération unitaire de l’enseignement (1919-1935). Aux origines du syndicalisme enseignant, Paris, Éditions Syllepse, 2005, 556 p.

9 Jean Charles, Naissance et implantation de la Confédération générale du travail unitaire (1918-1927), Presses universitaires de Franche-Comté, 2023, 348 p.

10 Maria Grazia Meriggi, La Confederazion Generale unitaria del Lazoro et i lavoratori immigrati, préface de Michel Dreyfus, Biblion édizioni, Milano, 2023, 468 p.

11 Anne Goirand Hohl, Philippe Péchoux et Morgan Poggioli, « Nous ne plierons pas » : Marie Guillot : une institutrice féministe syndicaliste-révolutionnaire (1880-1934), Éditions universitaires de Dijon, 2024, 345 p.

12 Annie Kriegel, La Croissance de la CGT (1918-1921), Paris, Mouton, 1966, p. 200-244.

13 Benoît Broutchoux (1879-1944) était un mineur originaire de Saône-et-Loire. Proche des idées anarchistes, il arrive dans le Pas-de-Calais en 1902 et devient le principal dirigeant du « jeune syndicat » d’orientation syndicaliste révolutionnaire, anticléricale et antimilitariste, qui s’oppose au « vieux syndicat » du député-maire de Lens Émile Basly, notamment après la catastrophe de Courrières de 1906. Les militants du « jeune syndicat » étaient surnommés les « broutchoutistes ».

14 Héritier du Comité pour la reprise des relations internationales, le Comité pour la Troisième internationale constitue l’aile gauche du Parti socialiste. Favorable aux bolcheviques, il plaide pour l’adhésion de la SFIO à l’Internationale communiste.

15 Succédant à Arthur Baly, Arthur Dubus dirige la fédération communiste du Pas-de-Calais de 1922 à 1923. Il était l’oncle par alliance de Maurice Thorez.

16 Le Communiste du Pas-de-Calais, 27 février 1921.

17 l’Humanité, 26 juillet 1921.

18 Secrétaire du syndicat des mineurs, Alfred Maës est élu député SFIO en 1919 et devient maire de Lens en 1928 à la mort de Basly.

19 Le Peuple, 23 janvier 1922.

20 AD 62, M 2373, rapport du commissaire spécial de Lens, 28 janvier 1922.

21 Le Peuple, 19 avril 1922.

22 l’Humanité, 26 mars 1922.

23 L’Enchaîné, 28 juillet 1923, cité par Philippe Robrieux, Maurice Thorez, vie secrète et vie publique, Paris, Fayard, 1975, p. 40.

24 RGASPI, 545/6/1150/66-78, renseignements sur Hubert Delaval.

25 RGASPI, 517/1/991/82-90, rapport de la région du Nord à la section syndicale centrale sur la situation syndicale dans la région, 6 mai 1930.

26 RGASPI, 517/1/991/136, rapport sur la situation minière de la 1ère région de France, 25 octobre 1930.

27 AD 62, M 2364, rapport du commissaire spécial de Béthune au sous-préfet du Pas-de-Calais, 18 août 1926.

28 L’Enchaîné, 16 avril 1927.

29 RGASPI, 517/1/289/71-72, rapport de Roger Duisabou sur la situation dans la région du Nord, 19 mars 1925.

30 AD 62, M 5532, compte rendu du congrès du syndicat unitaire des mineurs de la 1ère région, 13 octobre 1937.

31 RGASPI, 517/1/698/27-31, procès-verbal de la réunion de la fraction du syndicat des mineurs du bassin du Pas-de-Calais, 31 mai 1927.

32 Compte-rendu du VIIe congrès de la CGTU, intervention d’Henri Martel, p. 429-430.

33 Le Peuple, 19 février 1931.

34 L’Enchaîné, 3 février 1931.

35 Le Grand Écho du Nord de la France, 17 mars 1931.

36 L’Enchaîné, 20 mars 1931.

37 Le Grand Écho du Nord de la France, 30 mars 1931.

38 Le Peuple, 31 mars 1931.

39 Le Peuple, 1er avril 1931.

40 l’Humanité, 8 avril 1931.

41 L’Enchaîné, 10 avril 1931.

42 Fondée en 1917 par Paul Vaillant-Couturier, Raymond Lefebvre et Henri Barbusse, l’auteur du roman Le Feu, l’ARAC est une association d’anciens combattants proche du Parti communiste.

43 David Noël, « Le mouvement communiste et l’antimilitarisme dans le Pas-de-Calais de la fin de la Première Guerre mondiale au tournant des années trente », Revue du Nord, n° 438, 2021/1, p. 101-136.

44 l’Humanité, 31 mars 1930.

45 Jean Vigreux, Histoire du Front populaire, Tallandier, 2018, p. 21-23.

46 l’Humanité, 21 novembre 1933.

47 La Vie ouvrière, 8 septembre 1933.

48 Jacques Kmieciak, « Leforest, 1934. Grève à la mine », Nouvelle Vie Ouvrière, 19 septembre 2014.

49 Jacques Kmieciak, « L’affaire Olszanski ou l’“affaire Dreyfus” du bassin minier du Nord de la France », Gauheria, n° 97, juin 2016.

50 La Vie ouvrière, 11 août 1933.

51 AD 62, M 5304, rapport du commissaire spécial d’Arras au préfet du Pas-de-Calais, 15 décembre 1934.

52 AD 62, M 5304, rapport du préfet du Pas-de-Calais au ministre de l’Intérieur, 30 janvier 1935.

53 l’Humanité, 30 octobre 1934.

54 Le Peuple, 27 mars 1935.

55 La Vie ouvrière, 5 avril 1935.

56 Le Peuple, 19 mars 1935.

57 l’Humanité, 2 mai 1935.

58 Secrétaire de la fédération CGTU des mineurs du Pas-de-Calais, puis de la fédération unitaire du sous-sol, il est élu conseiller général PCF de Carvin en 1935 et député en 1936.

59 La Voix du mineur, octobre 1935.

60 Le Peuple, 2 décembre 1935.

61 L’Égalité de Roubaix-Tourcoing, 2 décembre 1935.

62 Archives de l’IHS-CGT, 479-CFD-10, étude sur la fusion des organisations confédérées et unitaires, sans date.

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Pour citer cet article

Référence papier

David Noël, « Du « broutchoutisme » au Front populaire : histoire de la CGTU dans le Pas-de-Calais »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 162 | 2025, 151-168.

Référence électronique

David Noël, « Du « broutchoutisme » au Front populaire : histoire de la CGTU dans le Pas-de-Calais »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 162 | 2025, mis en ligne le 07 avril 2025, consulté le 24 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/25237 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13wnq

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Auteur

David Noël

chercheur affilié à l’IRHiS, Université de Lille

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