Questions à Frédérick Genevée et Guillaume Hoibian, Histoire de l’UNEF, du « renouveau » à la « réunification » (1971-2001)
Résumés
Dans cet entretien, Frédérick Genevée et Guillaume Hoibian nous livrent les motivations et la généalogie de l’ouvrage Histoire de l’UNEF qu’ils ont co-écrit. Ils nous expliquent à la fois le positionnement politique de cette organisation estudiantine, les tensions qui la traversent et ses liens de dépendance avec d’autres organisations durant les trente années de son existence. Ils nous font part aussi de son fonctionnement interne, de ses revendications spécifiques et des dynamiques locales. Ils nous montrent tout l’intérêt d’un tel projet éditorial pour éclairer l’histoire sociale et politique de cette période, qui vit de profonds bouleversements au sein du paysage syndical et politique.
Texte intégral
1Quelle est la généalogie du projet, au croisement de l’histoire et de la mémoire ? Quels sont les rôles respectifs du Groupe d’études et de recherche sur les mouvements étudiants (GERME), de la Cité des mémoires étudiantes (CME), du collectif Pour l’histoire de l’UNEF ? Et comment s’est faite la collecte des archives ?
2Frédérick Genevée :
3Effectivement, il y a eu un succès de l’appel à collecte ; sinon, il n’y aurait pas eu de livre. Il y a environ quatre ans, nous avons pris conscience que les archives nationales de l’UNEF avaient disparu lors de la réunification en 2001. Nous y avons été sensibilisés par des anciens de l’UNEF qui avaient créé un site Internet et qui publiaient des archives, donc sous format numérique, mais qui entretenaient une certaine forme de nostalgie et de refus de la réunification, par principe politique. Ils n’en faisaient pas un objet d’histoire. Donc, au départ, nous avons travaillé avec eux. Et puis, finalement, leur démarche ne nous a pas paru suffisamment historienne, beaucoup trop repliée sur un passé idéalisé et entretenant une forme de ressentiment vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme une catastrophe. Pour nous, la question n’était pas d’être pour ou contre la réunification, mais de l’expliquer.
4Ainsi, nous avons continué avec d’autres à travailler en constituant le collectif Pour l’histoire de l’UNEF. Pour d’autres raisons, nous étions en contact avec le GERME, animé par Robi Morder et feu Jean-Philippe Legois, lequel présidait aussi la Cité des mémoires étudiantes (CME). Et donc, nous avons commencé à rassembler les archives, non seulement sous format numérique, mais d’abord avec la volonté de recueillir des archives originales, donc essentiellement papier, pour les numériser ensuite. Mais notre accord avec la CME consistait à ce que ces archives, une fois numérisées, y soient déposées, puis fusionnées par leurs soins dans un fonds unique intitulé « Fonds UNEF (1971-2001) ». La CME avait par ailleurs un partenariat avec les Archives nationales en vue d’un dépôt progressif des archives des principales organisations étudiantes, dont l’UNEF-ID, la FAGE, puis celles de l’UNEF. Le succès fut au rendez-vous, puisque nous avons pris contact avec des anciennes et des anciens, dont certains conservent beaucoup d’archives. Nous avons eu une soixantaine de dépôts. Finalement, nous avons réussi à reconstituer l’ensemble des collections des périodiques de l’UNEF, de 1971 à 2001, quasiment tous les congrès, et un grand nombre de collectifs nationaux et autres documents internes. Nous avons ainsi rassemblé des milliers de documents, dont environ 7 000 d’entre eux ont été numérisés et sont accessibles actuellement sur notre site <histoire-unef.fr>. Donc, cela constitue une masse de documentation très importante et, à un moment donné, nous nous sommes dit qu’on pouvait écrire un livre permettant une présentation synthétique de l’histoire de cette organisation.
5À quoi tient le succès de cette recherche de documents ?
6Guillaume Hoibian :
7Le succès, à mon avis, relève de plusieurs causes. D’abord, et c’est assez original dans l’histoire de la collecte d’archives d’une organisation syndicale, nous avons grandement utilisé les réseaux sociaux. Nous avons notamment un groupe Facebook rassemblant plus de cinq cents membres. Nous avons aussi un groupe WhatsApp, plus restreint, avec celles et ceux qui sont vraiment partie prenante du collectif dans lequel on teste nos hypothèses, on discute, on échange, on se pose des questions en toute confiance et on valide ou pas ces hypothèses. Ce succès est lié à une autre spécificité de notre objet, c’est que, par définition, les anciens étudiants, les plus âgés avaient 20 ans en 1971, les plus jeunes avaient 20 ans en 2001. Ce sont des gens qui ont à la fois une maîtrise de l’écrit et des réseaux sociaux. Donc cela a permis de constituer un réseau et de faire connaissance avec des générations de gens que nous ne connaissions pas. Finalement, il convient de souligner un autre point. Bien que nous ayons été d’anciens dirigeants de l’UNEF, nous nous étions complètement désintéressés de cette organisation après la fin de nos études. Pendant près de trente ans, nous ne nous en sommes plus préoccupés, jusqu’à récemment. Comme beaucoup d’anciens et d’anciennes, nous connaissions vaguement l’histoire de notre propre période, mais nous ignorions presque tout de ce qui l’avait précédée et savions peu de choses sur ce qui s’était déroulé par la suite. D’ailleurs, même concernant notre époque, être au cœur des événements ne signifie pas toujours tout percevoir. Nous étions finalement assez ignorants et l’intérêt pour cette histoire nous est venu en commençant à étudier ces archives. Cela nous a incités à tenter, avec succès, de poursuivre les appels aux dons d’archives personnelles. C’est pourquoi nous avons entrepris un véritable travail historique, en suivant une méthode rigoureuse, dès lors que nous avons pu réunir un volume significatif d’archives.
8Le plan adopté dans le livre n’est pas chronologique, à part le chapitre 1 sur l’histoire organisationnelle. En effet, votre démarche relève plutôt de questionnements sur les pratiques militantes et de mobilisation. Ce parti pris vous dispense d’une histoire purement narrative et répétitive…
9Frédérick Genevée :
10Bien que première synthèse sur le sujet, nous n’avons, en effet, pas voulu faire une histoire-récit, sauf avec le premier chapitre, parce qu’il fallait donner quand même des repères au lecteur. En plus, il y a des contraintes éditoriales, c’est-à-dire le nombre de signes par chapitre. Donc, le premier d’entre eux, effectivement chronologique, sert à fixer, à donner des repères, puis les autres chapitres sont thématiques et tentent de répondre à des questions. Si nous avions fait 300 pages de narration, notre lecteur aurait été noyé, cela n’aurait pas eu beaucoup d’intérêt. Alors que l’approche essentiellement thématique permet franchement de répondre à des questions-clés.
11Dans ce livre, on traite de points inédits et on note l’importance des annexes.
12Guillaume Hoibian :
13À titre d’exemple, avant ce livre, nous n’avions jamais fait la compilation des résultats des élections au CROUS. Et c’est très difficile à trouver, en fait. Je ne sais même pas si cela existe dans les archives du ministère de l’Enseignement supérieur. Donc nous les avons rassemblés par la lecture de la presse et l’ensemble des archives de l’UNEF. Ce qui est aussi inédit, c’est que nous avons reconstitué quasiment l’entièreté des compositions des bureaux nationaux des trente années d’existence de l’organisation, publiées dans le livre en annexe. Il nous en manque trois, mais seulement deux à présent sur notre site Internet car nous en avons trouvé une très récemment. Comme il y avait un congrès tous les un ou deux ans, cela nous donne une vingtaine de congrès et donc une vingtaine de bureaux nationaux. Ainsi, nous avons dressé une liste d’environ 450 personnes ayant siégé au bureau national de ce syndicat au cours de ces trois décennies. On commence ainsi à avoir une vision assez précise des directions nationales, ce qui est inédit pour une organisation de jeunesse. En outre, sur ces 450 noms, nous avons retrouvé les coordonnées de 150 personnes, à qui nous avons envoyé un questionnaire en ligne, et obtenu 112 réponses, c’est-à-dire un quart de l’effectif global. À partir de ce questionnaire en ligne, nous avons commencé à faire des études statistiques, sociologiques, sur les membres du bureau national de 1971 à 2001. C’est fort intéressant. Par exemple, nous avons répondu à cette question : est-ce qu’on réussit ses études en militant à l’UNEF ? Parce qu’il y a souvent l’idée que les militants ou les responsables de l’UNEF sont des militants professionnels et qu’ils entrent avec le bac et sortent avec le bac. Mais en fait, ce n’est pas du tout vrai. Sur les 112, on a par exemple 25 % de médecins et de docteurs en d’autres disciplines, ce qui est largement au-dessus de la moyenne. Et quasiment tous les membres du bureau national sont davantage diplômés que leurs parents. Cela reflète certes l’évolution de la société française, mais ce chiffre de 25 % de doctorants montre qu’ils ont réussi leurs études en militant ou grâce au militantisme à l’UNEF.
14Quelle est l’articulation avec le site ?
15Frédérick Genevée :
16Toutes les notes de bas de page sont des notes de référence. Il y a très peu de notes explicatives. Donc, comme tous les historiens, nous citons nos sources. Et celles-ci sont toutes accessibles maintenant sur le site Internet.
17Quelle est la part d’adhérents encartés à une organisation politique, en sachant qu’il existe une grande diversité des profils ? Quelle part représentent les communistes ?
18Guillaume Hoibian :
19La majorité des adhérents ne sont pas encartés. En revanche, au niveau du bureau national, sur les trente années, on dénombre 90-95 % de communistes. Mais l’autre force politique qui est présente assez fortement, ce sont les étudiants chevènementistes du Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (CERES). De 1971 à 1985, ils sont élus au bureau national une fois sur deux. Ce sont les seuls socialistes qui militent dans cette UNEF, sauf au tout début où les mitterrandistes sont aussi présents. Les étudiants chevènementistes sont en fait des militants du Programme commun, donc ils veulent être dans la même organisation que les étudiants communistes. Cela leur permet aussi d’avoir une légitimité dans le Parti socialiste, c’est-à-dire qu’ils pèsent dans le Mouvement de la jeunesse socialiste et dans le parti lui-même parce qu’ils ont aussi des positions dans l’UNEF. Et puis, dans la deuxième moitié des années 1990, donc tardivement, le profil des adhérents se diversifie, avec notamment l’entrée dans l’UNEF de militants de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) et d’Alternative libertaire... Plusieurs d’entre eux vont être élus au bureau national, ce qui était impensable dans les années antérieures.
20Que représente l’UNEF pour le PCF et comment se manifestent les oppositions internes ?
21Frédérick Genevée :
22Pour le PCF, l’UNEF est assez périphérique. Cela compte moins que la CGT ou le courant Unité et Action de la FEN. En même temps, les étudiants peuvent jouer un rôle important lorsque se déroulent des mouvements sociaux. Donc, pour le PCF, il y a un enjeu à disposer d’un levier dans le milieu étudiant. L’UNEF va servir à cela. Mais cela ne veut pas dire un lien de subordination directe, sauf à des moments-clés. Par exemple, la création de la tendance Renouveau au sein de la grande UNEF est une décision prise au bureau politique du PCF à l’automne 1968. Cette décision est prise parce que le PCF, d’une manière générale, a eu du mal sur les journées de Mai 68. Il faut donc rattraper cela, en quelque sorte. Paradoxalement, l’extrême gauche, qui a été en phase avec le mouvement, pense qu’elle va continuer à faire la révolution et qu’il faut transformer l’UNEF en mouvement politique de masse et ne plus en faire un syndicat, tandis que les communistes vont dire qu’il faut le maintenir. Le courant lambertiste va dans le même sens. Ces deux tendances vont finir par prendre le contrôle de l’UNEF, mais en s’affrontant, d’où la scission de 1971. Celle-ci est liée à deux raisons, d’une part à la détestation commune en temps long entre le PCF et le courant trotskiste, d’autre part à un désaccord syndical fort sur le fait de participer ou pas aux élections prévues par la loi Faure. Donc la tendance Renouveau créée en janvier 1969 et animée par les étudiants communistes, avec aussi des mitterrandistes et des catholiques, dit qu’il faut participer aux élections. Les lambertistes, l’autre branche qui va créer l’UNEF-Unité syndicale – qui en 1980 se transformera en UNEF Indépendante et Démocratique –, disent qu’il ne faut pas y participer. Ils maintiennent cette position pour le CROUS jusqu’en 1975 et pour les élections universitaires jusqu’en 1981, quand la loi Savary remplace la loi Faure. En 1968-1971, le PCF s’intéresse à l’UNEF et s’en occupe, car il y a un enjeu. Quand il y a des mouvements sociaux forts, en 1976 ou en 1986, on voit que l’UNEF revient dans les débats du bureau politique. Comme les archives du PCF ont été numérisées, on peut effectuer une recherche et savoir quand on y parle de l’UNEF. Nous en avons fait un graphique. En fait, à part à des moments-clés, c’est assez limité. Certes, il existe une délégation à l’Union des étudiants communistes (UEC) pour nouer des contacts avec l’UNEF, mais par la suite, je dirais que c’est un milieu, donc il y a une confiance. Il n’y a pas besoin d’un contrôle systématique fort, sauf quand s’invitent dans l’UNEF des discussions liées aux débats internes du PCF. Si les étudiants communistes se divisent et si cela recoupe les syndicalistes communistes face aux dirigeants de l’UEC, la division éclate et cela entraîne le congrès de 1990, où l’UEC reprend le contrôle du bureau national de l’UNEF. Mais paradoxalement, cette prise de contrôle a pour conséquence de constituer et de créer une opposition interne, ce qui n’avait jamais existé auparavant. Cette opposition va croître et devenir plurielle, pas seulement menée par les étudiants communistes en désaccord avec le PCF, mais aussi celle des étudiants de la LCR, des libertaires, puis d’autres sensibilités. Donc en fait, cette prise de contrôle produit une opposition qui, au congrès de 1995, obtient six sièges au bureau national.
- 1 L’expression de « nébuleuse communiste » est utilisée et théorisée par Axelle Brodiez-Dolino dans s (...)
23Par rapport aux autres structures de la « nébuleuse communiste1 », existe-t-il une spécificité de l’UNEF ?
24Guillaume Hoibian :
25Les organisations de la nébuleuse communiste affirment toutes leur autonomie à partir des années 1960 et 1970, et pour certaines d’entre elles on observe une dépolitisation explicite au sens de l’engagement partisan, comme pour le Secours populaire. Cette évolution n’est pas similaire à l’UNEF, car elle se trouve dans une situation périphérique au sein de la nébuleuse. Elle fait preuve d’une certaine autonomie sur des questions sensibles au sein du mouvement communiste, comme avec sa demande de retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan ou comme sur le coup d’État en Pologne qu’elle condamne. Mais dans les années 1990, alors que les dirigeants de la CGT quittent les fonctions de direction au sein du PCF, ses deux dernières présidentes sont élues pour la première fois au comité central sans que cela pose de problème majeur en interne. En même temps, le PCF semble se désintéresser de l’organisation étudiante. D’ailleurs, au moment de la réunification de 2001, on n’a pas trouvé d’intervention explicite du PCF. Ce que nous avons pu constater, c’est que, contrairement aux idées reçues, ces jeunes communistes ont réussi à mettre à distance le politique pour conserver une relative autonomie du syndicat et cela est globalement le cas pour toutes les générations de dirigeants, y compris celles et ceux qui ont été élu·es sous la pression, ou en tout cas sur proposition des organisations politiques.
26Par ailleurs, l’UNEF, en tant que syndicat, noue des relations fortes, davantage avec la CGT qu’avec le SNESUP ou la tendance Unité et action de la FEN, même si cela varie quelque peu selon les périodes. En fait, la CGT et l’UNEF ont une histoire parallèle au niveau de l’évolution du nombre d’adhérents, des questions de stratégie syndicale ou de la place d’un projet alternatif. Les dirigeants de l’UNEF ont un lien très fort avec ceux de la CGT dans les années 1990. Et l’aide matérielle de la CGT renforce nécessairement les liens, alors qu’à partir de 1979 cette aide matérielle du PCF n’existe plus.
27Quelle est la part des femmes dans le syndicat ? Dans quelle mesure celui-ci se féminise-t-il peu à peu ? Quelles sont les relations établies avec le mouvement féministe ?
28Frédérick Genevée :
29Dans les différents congrès, on dénombre 60 % d’hommes et 40 % de femmes qui interviennent. Mais au bureau national, on a entre 10 et 20 % de femmes. Cela bascule totalement, et c’est très original, lorsque Marie-Pierre Vieu devient présidente en 1994. Au congrès qui suit, en 1995, le bureau national a une majorité de femmes, et le secrétariat national est composé de sept femmes et un seul homme, féminisation inédite dans le mouvement syndical. Les questions féministes y sont peu présentes, sauf à la fin des années 1970 à propos de la question de réunions non mixtes. Cela suscite un débat vif. On tranche en laissant le soin à chaque association générale de ville de décider de ce type de réunions. Par ailleurs, on compte tout de même dans le bureau un membre du bureau national assistant aux réunions du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), d’ailleurs le seul communiste, mais cela fut de courte durée. Ces questions-là ne sont pas en première ligne des revendications, c’est le reflet de l’époque au sein de la nébuleuse communiste. Plus tard, à la fin des années 1990, la question du genre, de l’homosexualité arrive dans les débats.
30Comment s’articulent les liens avec les coordinations ? Le projet de loi Devaquet de 1986 marque-t-il un tournant ?
31Guillaume Hoibian :
32La question qui se pose est celle de la place qu’occupe le syndicat lorsqu’il y a un mouvement étudiant. Se considère-t-il comme celui qui coordonne les luttes (en offrant seulement la perspective de l’adhésion aux étudiants qui se mettent en mouvement) ou se met-il au service de structures dont le mouvement étudiant se dote ? C’est une question transversale durant cette période : les coordinations nationales deviennent synonymes de presque tous les mouvements étudiants. Elles se mettent en place dès 1971, mais surtout à partir de 1973 lors de la lutte contre la loi Debré. L’UNEF, au départ, ne veut pas s’y investir, car elle considère que c’est piloté par les « gauchistes », puis elle change de ligne progressivement en intégrant la coordination nationale. Lors du mouvement de 1976, l’UNEF articule assez bien sa logique d’auto-construction et sa place dans les coordinations nationales, mais il n’y pas de transmission de mémoire sur ce sujet et, lors du mouvement contre Devaquet en 1986, l’UNEF est mise en difficulté au début, car alors elle ne reconnaît pas le rôle de ces structures se formant en dehors du syndicat. Mais cela va évoluer pendant le mouvement. Puis, lors de son congrès en décembre 1987, elle entame une vaste réflexion sur les structures du mouvement et reconnaît pour la première fois que le fait syndical à l’université est structurellement minoritaire. L’UNEF doit donc participer à impulser ces outils, qui la dépassent, mais permettent un rassemblement des étudiants beaucoup plus vaste. Cela fait débat au sein de l’UNEF, entre dirigeants de l’UNEF, communistes ou pas, de se laisser dépasser et d’en faire une nouvelle orientation, beaucoup étant très attachés à la priorité accordée à la construction du syndicat. Dans les années 1990, avec ce changement de paradigme de l’année 1987, l’UNEF se montre plus à l’aise avec les coordinations, notamment celles qui se mettent en place en 1995, lors du mouvement étudiant qui précède le mouvement contre le plan Juppé. Alors que l’UNEF-ID se retire de la coordination, l’UNEF change clairement de posture et y demeure coûte que coûte, estimant son existence indispensable au mouvement.
33Alors que, jusqu’en 1987, l’UNEF cherchait à construire une organisation s’inspirant de la CGT tout en refusant de s’y fondre, elle décide pour la première fois de distinguer sa démarche de celle de la CGT. En 1986 et les années qui suivent, la CGT est aussi confrontée à ces coordinations, celles des infirmières, des cheminots, mais l’implantation de la CGT est plus forte que celle de l’UNEF à l’université. La volonté de construire un syndicat de masse est prioritaire pour la CGT. L’existence des coordinations peut alors lui apparaître contradictoire avec cette priorité et, pour cette raison, elle a un réflexe de raidissement par rapport à ces structures. Pour autant, dans les années 1990, la CGT va faire de la tenue des assemblées générales locales le ciment de la mobilisation. Maryse Dumas, qui a été membre du bureau national de l’UNEF au début des années 1970, puis une dirigeante importante de la CGT, affirme qu’elle a réfléchi fortement aux changements de la CGT vis-à-vis de la place de l’AG dans les mouvements à partir de son expérience d’étudiante en 1976. Sophie Binet, actuelle secrétaire générale de la CGT, est porteuse de ces expériences et raconte que, dans l’UNEF d’après 2001, lors du mouvement contre le CPE en 2006, il fallait accepter d’être débordés, tout en limitant l’influence des groupuscules minoritaires. On voit que cette question est récurrente. Certes, le livre ne cherche pas à donner de leçons, mais il amène à penser et à réfléchir face à ces questions toujours d’actualité. On touche d’ailleurs là un des intérêts de l’étude du syndicalisme étudiant. Il est un bon poste d’observation de l’évolution du syndicalisme en général.
34Abordons la question institutionnelle : le syndicat doit-il participer ou non aux élections, être ou ne pas être dans les conseils d’UFR ? En sachant que le syndicat se doit de rendre des services aux étudiants, comment cela se concilie-t-il avec les mobilisations ?
35Frédérick Genevée :
36Participer aux grands mouvements sociaux, cela ne se vit pas tous les jours : 1968, 1973, 1976, 1986, 1995, avec des mouvements plus modestes comme en 1987 ou 1989, c’est-à-dire tous les cinq ou dix ans, mais ce qui structure le militantisme au quotidien, ce sont les élections, moments-clés, et annuels pour l’organisation, à la fois de mobilisation et de recrutement. L’UNEF doit aller chercher des candidats, car elle n’en trouve pas assez en son sein, et ces moments-là mettent en mouvement l’organisation même lorsque les résultats peuvent s’avérer décevants. Ensuite, les élus en eux-mêmes jouent un rôle, ils peuvent se saisir d’informations, ponctuellement négocier des dossiers d’inscription ou des dérogations en cas d’échec d’étudiants aux examens. Mais existe toujours la tentation de la part des gouvernements de réduire la place des élus, surtout à la fin des années 1970. Toutefois, la loi Savary leur redonne de la place. Quant aux services, c’est une part importante de l’identité de cette UNEF : gestion des « resto-U », des coopératives, des ciné-clubs… C’est un héritage de la grande UNEF des années 1950-1960, des traditions du mouvement syndical français et du christianisme social. Dans cette UNEF, surtout au début des années 1970, ceux qui ont été formés soit par la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), soit par le petit séminaire, à savoir un groupe fort de militants de culture catholique, sont très sensibles à la question de la solidarité et insistent sur le fait de rendre des services aux étudiants. Toutefois, dans les années 1980, la tentative de création par l’UNEF d’une coopérative centralisée fait faillite en provoquant un traumatisme à l’égard des services, et l’UNEF se trouve par ailleurs confrontée à une double concurrence : l’UNEF-ID se met désormais à développer des services, et le privé entre sur les campus pour gérer un certain nombre d’entre eux. Cette pratique est donc peu à peu abandonnée, et d’autres en profitent, comme la Fédération des assemblées générales étudiantes (FAGE).
37Peut-on parler de cogestion ou d’autogestion ?
38Guillaume Hoibian :
39Il y a toujours une revendication de fait de la cogestion, mais le terme est peu utilisé. Que la gestion redevienne paritaire dans les CROUS ou que la part des étudiants reste importante dans les instances de l’université demeure une revendication de l’UNEF, mais la question de la cogestion ou de l’autogestion n’est nullement théorisée en son sein. La présence dans les conseils est essentiellement perçue comme un moyen d’exprimer face aux autorités les revendications des étudiants. Les exemples de participation à l’élaboration de projets de réformes, notamment locales, existent, mais sont relativement rares.
40Comment s’établit le lien avec l’histoire ? Comment l’organisation s’approprie-t-elle les mouvements sociaux antérieurs ?
41Frédérick Genevée :
42Il n’existe quasiment pas de transmission de la mémoire de l’UNEF de génération en génération, des bouts d’histoire sont juste rappelés, parfois de façon mythifiée. Avec ce livre, nous sommes les premiers à rendre cela possible. Cela est lié d’une part au turn-over important des cadres, rendant cette transmission impossible. Et d’autre part, comme beaucoup de dirigeants sont communistes, c’est la mémoire communiste qui sert de substitut. Il peut y avoir une mémoire de la Révolution française, de la Commune de Paris, mais ce n’est pas par le biais de l’UNEF, c’est lié à l’histoire communiste. Ainsi, comme expliqué précédemment, la mémoire des luttes des années 1970 et de la place des coordinations n’est pas transmise aux générations des années 1980, le mot même de « coordination » y est inconnu, car il y a eu une rupture dans la transmission. Cette mémoire est très faiblement transmise, elle passe par d’autres canaux et elle est incomplète.
43On observe une réelle diversité des profils des adhérents. Existe-t-il un décalage entre ce qui est décidé au niveau national et les pratiques quotidiennes des jeunes ? Quelle est l’importance des identités locales ?
44Guillaume Hoibian :
45Une partie du livre est consacrée à une typologie entre AGE parisiennes et AGE de province. Il existe des manières variées de militer. À Paris, on est sous influence du bureau national en raison de la proximité géographique, et on observe en province des AGE beaucoup plus autonomes. À Nancy, dans les années 1970, on note une présence très significative de la culture catholique. À Limoges, à partir des années 1980, la présence des communistes dissidents et de l’extrême gauche y est importante, tandis que Toulouse est très communiste. Et ces trois AGE pèsent fortement dans leur ville, les identités locales y sont fortes. La place de ces AGE et les identités de province, avec leurs spécificités, mériteraient d’être approfondies. L’objectif de notre ouvrage, c’est que d’autres gens s’intéressent au niveau local et plus généralement qu’il ouvre de nouvelles pistes de recherche.
46L’UNEF constitue-t-elle un objet de recherche légitime ? Comment le livre a-t-il été lancé, popularisé et perçu ?
47Frédérick Genevée :
48Aujourd’hui, l’histoire de ce syndicat étudiant ne constitue pas encore un objet d’histoire légitime pour la plupart des universitaires, y compris pour les historiens des mouvements sociaux, du social. Il n’existe aucune thèse portant sur une organisation étudiante post-68, seulement cinq ou six mémoires de master sur l’UNEF, et globalement très peu de choses sur le syndicalisme étudiant. C’est à la frontière avec l’université que l’on peut trouver des choses, notamment grâce au travail du GERME qui a réussi, depuis sa création en 1995, à publier un grand nombre d’articles, mais aussi d’ouvrages portant sur les mouvements et organisations étudiantes. Mais lorsqu’un étudiant se lance en master sur ces chantiers, on lui propose un autre sujet de recherche pour sa thèse. Et ces réticences ne s’expliquent pas uniquement par le déficit d’archives, ce qui fut néanmoins pendant longtemps un obstacle aux études portant sur l’UNEF que nous étudions. Le fait que ce soit un sujet qui relève de l’histoire du temps présent et la réputation quelque peu et injustement sulfureuse de l’UNEF sembleraient disqualifier l’objet d’étude.
49Quant au lancement du livre, notamment au Maltais rouge (à Paris, dans le 11e), les anciennes et les anciens ont réagi avec un réel enthousiasme. On a eu une deuxième vague d’intérêt du côté des revues syndicales, puis des revues universitaires. Des comptes rendus ont été rédigés dans plusieurs périodiques. L’ouvrage a tout de même été tiré à 1 000 exemplaires, et plusieurs centaines ont été vendus. En librairie, les débats organisés ont eu une résonance variable, traduisant des dynamiques locales. À Toulouse, on a rassemblé une cinquantaine de personnes, beaucoup de jeunes et de militants actuels, tandis que l’assistance a été plus clairsemée à Limoges, en dépit de l’identité de cette ville universitaire. Nous en sommes à une vingtaine d’initiatives, c’est à la fois peu et beaucoup pour un objet finalement nouveau.
Notes
1 L’expression de « nébuleuse communiste » est utilisée et théorisée par Axelle Brodiez-Dolino dans son ouvrage consacré au Secours populaire : Axelle Brodiez-Dolino, Le Secours populaire français (1945-2000) : du communisme à l’humanitaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.
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Référence électronique
« Questions à Frédérick Genevée et Guillaume Hoibian, Histoire de l’UNEF, du « renouveau » à la « réunification » (1971-2001) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 162 | 2025, mis en ligne le 11 mai 2025, consulté le 24 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/25257 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13wnp
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