Navigation – Plan du site

AccueilNuméros162LES CAHIERS RECOMMANDENT...Les Cahiers recommandent…

LES CAHIERS RECOMMANDENT...

Les Cahiers recommandent…

Walid Cherqaoui, Frank Noulin et Jean-François Wagniart
p. 233-243

Texte intégral

Films

1Le Terroriste (« Il terrorista »), un film franco-italien de Gianfranco De Bosio, 1963, 94 min.

  • 1 Citons par exemple Rome, ville ouverte (Roma, citta aperta) de Roberto Rossellini (1945).
  • 2 Nous nous appuyons sur l’éclairant article de Jean-Baptiste Thoret, « Questions de résistance », pu (...)
  • 3 Mentionnons simplement le célèbre Voleur de bicyclette (Ladri di biciclette, 1948), poignant portra (...)

2Comme le souligne l’historien du cinéma Jean-Baptiste Thoret, dans l’après-guerre, la question du fascisme et de la Seconde Guerre mondiale, après quelques films à des fins essentiellement d’héroïsation et d’exaltation nationales1 aux ressorts le plus souvent mélodramatiques, n’est plus guère traitée par les réalisateurs italiens, ce qui constitue, à l’en croire, un étonnant « point aveugle2 ». Les néoréalistes chroniquent plutôt les difficultés quotidiennes de la population dans une Italie en pleine reconstruction qui s’apprête à connaître son « miracle économique3 ».

  • 4 Sur ce sujet, on lira le bel article de Germano Massitelli et Anne Morelli, « L’émigration italienn (...)

3Il est vrai que ces sujets étaient délicats, puisqu’il aurait fallu s’interroger sur les mécanismes qui ont permis à un groupuscule, les Faisceaux italiens de combat, menés par un aventurier nommé Benito Mussolini, de prendre le pouvoir en seulement trois ans (1919-1922) et de le garder pendant deux décennies avec, à tout le moins, la complicité des « élites traditionnelles ». De plus, le renversement du Duce le 25 juillet 1943 par ses propres collègues, ainsi que l’armistice qui suivit, signé avec les Alliés, permirent à l’Italie, rappelons-le, de se ranger dans le camp des vainqueurs, voire de se considérer comme une victime puisqu’elle fut alors occupée par les Allemands, ce qui la dispensa de tout travail en profondeur sur son histoire récente. De ce fait, la « défascisation » de la société italienne ne fut guère poussée. L’État resta en place, les fonctionnaires qui avaient obéi à Mussolini et à ses sbires servirent avec le même zèle les gouvernements dominés par la Démocratie chrétienne. La répression contre les syndicalistes, particulièrement les communistes, reprit rapidement, la paix revenue4.

  • 5 Sur cette époque, nous conseillons à nouveau un film de Vittorio De Sica, Il Boom, satire grinçante (...)

4Il n’était donc pas nécessaire de revenir sur un passé douloureux de division, sinon de guerre civile. Mieux valait communier dans le culte du « boom » économique alimenté par les dollars du Plan Marshall5.

  • 6 Citons par exemple La Marche sur Rome de Dino Risi (La Marcia su Roma, 1962), qui tourne en dérisio (...)

5Cependant, comme souvent, un « retour du refoulé » finit par se produire, marqué notamment par un film de Roberto Rossellini, Le Général Della Rovere (« Il generale Della Rovere », 1959), qui revient sur la Résistance en racontant l’histoire, saisissante, d’un être médiocre sublimé par la situation tragique dans laquelle il se trouve plongé. Le succès du Général (Lion d’or à la Mostra de Venise) suscite une vague de films qui portent un regard critique, souvent satirique, sur le passé fasciste de l’Italie6. C’est dans ce contexte qu’est produit Le Terroriste de Gianfranco De Bosio, metteur en scène de théâtre réputé pour son travail sur Brecht, qui a lui-même participé à la Résistance en Vénétie au sein des GAP (Groupes d’action partisane), cellules clandestines combattant les nazis et les fascistes. Le Terroriste s’inspire de faits survenus alors, et le personnage principal, « l’Ingénieur », a pour modèle Otello Pighin, fusillé en 1945, sous les ordres duquel De Bosio a servi. Il est interprété par Gian Maria Volonte, à l’orée de son immense carrière d’acteur engagé.

6Pour autant, le propos de Gianfranco De Bosio n’est pas tant d’héroïser la Résistance, ou de dénoncer le fascisme, que de mener une réflexion politique sur ce que signifie « résister » à un pouvoir oppressif, les choix douloureux que cela implique, les débats et même les conflits opposant les résistants eux-mêmes au sujet du type d’action que l’on peut mener, des risques que l’on peut prendre, pour soi et pour les autres.

7La narration est rigoureuse, sans effets ni pathos, malgré l’âpreté des événements racontés (attentats, représailles, morts), évidée de tout ce qui pourrait nuire à la compréhension du cheminement de plus en plus solitaire que suit l’Ingénieur, tout entier dévoué au combat qu’il mène contre l’occupant et ses affidés fascistes, et qu’aucune considération morale ou politique ne doit entraver.

  • 7 Le « Partito d’azione » est fondé en 1942 par des opposants au fascisme, notamment des membres du m (...)

8Cheminement solitaire, car l’Ingénieur se retrouve en porte-à-faux avec le Comité de libération nationale local, censé superviser les GAP, qui réunit les représentants de cinq partis, de gauche (Parti communiste, Parti socialiste, Parti d’action7), du centre (Démocratie chrétienne) et de droite (Parti libéral), que seul rapproche le rejet de l’occupation allemande. Les CLN sont apparus après l’armistice de 1943. Le film est passionnant quand il expose les débats virulents qui déchirent le CLN vénitien à partir d’un attentat commis par l’Ingénieur contre la Kommandantur, sans avoir l’accord de tous les membres du Comité, et qui a manqué sa cible. Une prostituée vénitienne a été tuée, non le commandant allemand visé ; des otages risquent d’être exécutés en représailles. Le représentant du Parti libéral fustige l’aventurisme de l’Ingénieur, qui le fait passer d’actions de sabotage, jugées légitimes, car efficaces, au « terrorisme », illégitime, car dangereux pour la population.

9On comprend alors le choix du titre par Gianfranco De Bosio, assez étrange à première vue s’il s’agit de faire le portrait d’un résistant. De fait, que le qualificatif de « terroriste », dépréciatif, soit attribué aux résistants par l’occupant nazi, cela n’a rien d’étonnant puisqu’il permet de dénier à ceux-ci le statut de combattants et de justifier les exactions commises en rétorsion. Mais qu’il puisse être suggéré par une partie du CLN jette un jour cru sur les dissensions politiciennes qui minent son unité de façade. La divergence sur les modes d’action et l’attitude à adopter vis-à-vis de l’occupant (et des collaborateurs) annonce d’ores et déjà les espérances déçues de l’après-guerre. Faut-il mener une guerre « à outrance », quitte à mettre en danger la population civile, attentiste, ou attendre prudemment que les Alliés arrivent, en se contentant d’opérations plus ou moins symboliques, qui entretiennent la fiction d’une Italie globalement résistante ? Qui est légitime pour agir au nom du peuple ? Le solitaire qui entend poursuivre la lutte, car la Résistance ne peut être qu’une et entière, ou les dirigeants de partis dont chacun joue sa partition en fonction des échéances à venir ?

10Solitaire, l’Ingénieur l’est de plus en plus. Il rompt les ponts avec le CLN, qui finit par être démantelé. Gianfranco De Bosio traduit de manière saisissante la solitude profonde de ces quelques combattants qui s’obstinent. Les rues, les canaux, les places de Venise qu’ils traversent sont vides de toute présence humaine. Une Venise hivernale, brumeuse et froide, métaphore puissante d’une société apeurée, terrée, qui laisse quelques-uns de ses membres se sacrifier pour la liberté de tous. La mort les attend sous un ciel gris, sur un quai désert.

11Gianfranco De Bosio conclut sa démonstration magistrale en appelant à raviver la flamme de la Résistance face à une nouvelle forme d’« occupation » des êtres qui vient anesthésier tout esprit critique et soif de révolte, celle qu’exerce la société d’abondance et de consommation, dont on connaît les réussites (un confort matériel inconnu jusque-là de la majeure partie de la population), mais aussi les limites (inégalités, avidité des uns et frustration des autres), sinon les apories (pillage des ressources, dérèglement du système-Terre). Car la Résistance est un état d’esprit, une lutte de tous les instants contre les forces de domination, sous toutes leurs formes. Une flamme qui brûle de moins en moins en notre 21e siècle régressif et vindicatif, hélas.

12Renouveau d’un certain regard social du cinéma français : En fanfare, film français d’Emmanuel Courcol, 2024, 103 min.

13Le succès au box-office d’En fanfare, avec largement plus de deux millions d’entrées, peut en étonner plus d’un, mais ce film correspond bien à la fois à un renouveau d’un cinéma français d’auteur fort, ouvert sur le monde et un public large, et au retour des questions sociales au premier plan.

14Depuis La Fracture, de Catherine Corsini, qui a remporté un beau succès d’estime en 2021, où la crise des Gilets jaunes percutait de face la société postcovid et la crise de l’hôpital, le cinéma français, particulièrement ces derniers mois avec de plus en plus de réalisatrices, s’est intéressé à des sujets sociaux de façon de plus en plus récurrente, comme le prouvent notamment plusieurs films sortis en 2024. Les Barbares, de Juliette Delpy, traite de façon humoristique et grinçante la question des flux migratoires qui débarquent dans une petite ville de Bretagne. Langue étrangère, de Claire Burger, brosse le portrait d’une jeunesse écorchée vive à la recherche de nouveaux idéaux. Vingt dieux, enfin, lui aussi réalisé par une femme, Louise Courvoisier, dont c’est le premier long métrage, nous plonge avec beaucoup de talent – à commencer par celui de ses acteurs, en majorité non professionnels – dans les milieux populaires, cette fois-ci ruraux, du Jura. Le succès est au rendez-vous.

  • 8 Emmanuel Courcol, dont c’est le quatrième long métrage, a derrière lui une longue carrière d’acteur (...)

15L’histoire d’En fanfare est relativement simple, même si le scénario sait ménager des rebondissements que le réalisateur, artiste en la matière8, maîtrise avec brio. Thibaut, chef d’orchestre médiatique de renommée internationale, s’écroule lors d’une répétition. Il lui est diagnostiqué une leucémie, qui nécessite une greffe de moelle osseuse. C’est par le biais de la recherche d’un donneur potentiel, à commencer par sa sœur, qu’il apprend qu’il est en fait un enfant adopté. Dans la foulée, il découvre qu’il a un jeune frère, Jimmy, qui vit dans le nord de la France, dans la ville où leur mère a vécu. Pour Thibaut, c’est un nouvel espoir d’obtenir une greffe. Jimmy, adopté par une famille modeste, est employé de cantine scolaire et se trouve aux antipodes sociaux de son frère. Mais il partage avec lui le goût de la musique, jouant en tant que tromboniste dans une harmonie municipale du Nord qui vient de perdre son chef d’orchestre, se trouvant ainsi en difficulté pour poursuivre son existence. Thibaut, reconnaissant, n’hésite pas à proposer ses services et une relation forte s’installe entre les deux hommes.

16En fanfare vaut donc d’abord pour son épaisseur humaine. Les deux frères viennent de milieux socioculturels totalement différents et le film n’élude pas les rapports de classe, parfois violents, qui les opposent, y compris quand Jimmy se prend à rêver d’une véritable carrière musicale. S’ils n’ont pas été élevés dans un même groupe social, cette séparation injuste étant particulièrement mal ressentie par Jimmy, ces deux frères rivalisent dans l’attachement que l’on peut porter à leur personnage. Ils inventent contre l’esprit de séparation des formes de relation qui les rapprochent, à commencer par la musique et le jazz. Ils se découvrent des points communs qui font finalement famille et communauté.

17Les acteurs sont splendides. Benjamin Lavernhe (Thibaut) et Pierre Lottin (Jimmy) jouent à merveille de leurs différences de style, venant eux-mêmes de milieux distincts. Leur capacité à nouer une relation intime éclate en particulier dans la scène où, ivre, Thibaut, le bien élevé, prend le volant sans avoir le permis, ce qui mène les deux frères à un bref séjour carcéral. Dans ce travail, ils sont bien appuyés par des seconds rôles particulièrement efficaces : les membres de l’harmonie municipale des mineurs de Lallaing, qui jouent leurs propres rôles dans le film, inscrivent le film dans une réalité locale forte, les combats des gens pour maintenir leurs emplois soumis aux règles de la mondialisation.

18Ce film, qui aurait pu apparaître comme un simple mélodrame, possède tous les atouts tragi-comiques rappelant les bonnes heures de la comédie dramatique italienne et de ses nombreux succès dans les années 1960-1970. Plus près de nous, il y a également l’influence des films britanniques des années 1980-1990 qui ont souvent choisi de présenter avec humour des sujets sociaux. Même si le réalisateur se défend de la comparaison avec ce type de succès commerciaux, on pense à The Full Monty (Peter Cattaneo, 1997), sur les pérégrinations d’un groupe de chômeurs apprentis stripteaseurs, et à Pride (Matthew Warchus, 2014), qui raconte la véritable histoire d’un groupe de militant·e·s homosexuel·les s’engageant en soutien de la lutte des mineurs à l’époque thatchérienne. Plus discrètement et en profondeur, l’influence de Ken Loach se fait sentir sur En fanfare, qui ne manque pas d’accointances avec les fables urbaines chères au maître anglais. Il faut rappeler que le film est produit par Agat Films & Cie, maison de production de Robert Guédiguian, portant haut et fort cet engagement social au cinéma sous le beau ciel de la Méditerranée.

19On trouve aussi certaines analogies plus précises avec le film anglais Les Virtuoses (Brassed off, 1996), un « feel good movie » social de Mark Herman qui sait associer le drame (la fermeture des mines), la romance, la comédie et une fin plutôt optimiste (l’orchestre de cuivres – brass band –va gagner le concours national au Royal Albert Hall à Londres). Mais c’est aussi dans le traitement associant séquences de lutte (le Nord, terre de désindustrialisation et de fermetures d’usines dans En fanfare, le drame des villes anglaises minières en lutte sans espoir, vouées au chômage et à la misère pour Brassed off) et le partage de l’émotion musicale que l’on trouve des ressemblances entre les deux films.

20Enfin, par sa force et sa sensibilité, En fanfare dépasse les clivages, rappelant que le cinéma est là aussi pour réunir tous les types de public (populaire ou non) sur des valeurs universelles, grâce à la qualité de la réalisation et de l’interprétation, et grâce à l’expression de sentiments profonds, comme le montre la fin émouvante du film qui associe beauté et tragédie.

Récit

21Mohamed Serifi-Villar, Le Ciel carré, Casablanca, Le Fennec, 2024, 332 p., 21,85 €, vente et distribution par l’Institut du monde arabe, Paris.

22Mohamed Serifi-Villar a choisi l’année où le Maroc fêtait les 20 ans de commémoration de son instance de justice transitionnelle, l’Instance équité et réconciliation (IER), installée en 2004 par le roi Mohamed VI et présidée par l’ancien détenu marxiste-léniniste Driss Benzekri, pour publier son autobiographie.

23Dans ce témoignage, qui enrichit la littérature carcérale marocaine, Mohamed Serifi-Villar revient sur son passé de militant de l’organisation marxiste-léniniste clandestine Ila al-Amam et sa longue expérience carcérale durant les « années de plomb », en référence à une période de forte répression politique des dissidents, de quelque catégorie qu’ils soient, intimement liée au règne du roi Hassan II (1961-1999).

24Né d’une mère espagnole ayant fui le franquisme et d’un père marocain ayant résisté contre les protectorats français et espagnol au Maroc, celui qu’on surnommait El Rojo (Le Rouge) dans l’organisation évoque concrètement, dans un style direct et percutant, sa socialisation politique, son entrée dans le militantisme et son travail militant. Au fil de la lecture, on découvre son engagement au sein du syndicat de l’Union nationale des étudiants marocains (UNEM), son enrôlement dans le mouvement marxiste-léniniste marocain, sa plongée dans la clandestinité pendant plus de deux ans en marge des vagues d’arrestations massives qui touchent les milieux progressistes, jusqu’à son arrestation, survenue le 10 novembre 1974, et celle d’Abraham Serfaty le même mois, leader de l’organisation.

25L’un des volets centraux de l’autobiographie de Mohamed Serifi-Villar est son expérience carcérale. Les 16 années, 9 mois et 6 jours qu’il passe sous le « ciel carré » des espaces d’enfermement (centres de détention secrets, prisons, etc.) nous donnent à voir aussi bien la solidarité qui se noue entre les détenus politiques que les épreuves qu’ils doivent surmonter. Il consacre une large partie de son récit aux séances de tortures physiques et psychologiques subies lors de sa disparition forcée dans le tristement célèbre centre de détention secret de Derb Moulay Chérif, à Casablanca. Leur description, à la fois glaçante et nécessaire, éclaire les mécanismes de répression étatique de l’époque. L’auteur apporte également un éclairage intéressant sur le déroulement du procès politique collectif qui l’inculpe. À ce sujet, il livre une autre version de la position de l’organisation Ila al-Amam quant à l’autodétermination du Sahara occidental, qui a servi de prétexte pour justifier les jugements expéditifs à l’encontre des militants. Par ailleurs, son témoignage s’attarde sur le quotidien carcéral. Il explore les sociabilités qui se tissent entre détenus, mais aussi les tensions et crises qui peuvent survenir dans ces conditions difficilement soutenables.

26L’intérêt de cette autobiographie ne se limite pas à l’enfermement. Au-delà de l’expérience dedans, la dimension du dehors rend ce livre encore plus intéressant. En dépit du désenchantement, de la solitude, des retrouvailles difficiles, des efforts pour se reconstruire, l’auteur refuse de se cantonner à une position victimaire. Son parcours depuis sa libération en 1991 témoigne de la diversité des trajectoires post-carcérales.

27La publication de ce livre constitue une source importante pour qui s’intéresse à l’histoire des dissidences politiques et des dynamiques de répression ayant marqué le 20e siècle, en particulier à la période des « années de plomb » au Maroc.

Exposition

28Jacques Prévert, rêveur d’images, au musée de Montmartre, du 18/10/2024 au 16/02/2025.

29« Un seul oiseau en cage, la liberté est en deuil », proclame Jacques Prévert (1900-1977) dans Fatras, recueil paru en 1966, où dialoguent textes, dessins et collages avec une suprême liberté. À l’occasion du centenaire du surréalisme et des 70 ans de son installation sur la butte Montmartre, cité Véron (où il est voisin de Boris Vian, le veinard), Prévert méritait bien cette belle exposition, qui revenait sur une facette moins connue du génie créatif de cet amoureux de la liberté, son travail de plasticien.

30De fait, nous connaissons la poésie de Prévert, sa passion des mots, des jeux de langages, des calembours, où le recours à divers procédés littéraires n’a rien de gratuit, bien au contraire. Il s’agit de déconstruire les lieux communs, le prêt-à-penser, les habitudes mentales, pour mieux exalter le droit des êtres au bonheur, à une vie délivrée de toutes les forces d’oppression – religions, idéologies, institutions – qui imposent des règles mortifères.

31Nous connaissons aussi le formidable scénariste et dialoguiste, qui montre une grande puissance visuelle, imaginant des scènes inoubliables quand il écrit quelques-uns des plus beaux films du cinéma français, réalisés en particulier par Marcel Carné (1906-1996). Les scénarios révélés par l’exposition sont d’ailleurs tout autant dessinés que rédigés. Immortels sont les personnages qu’il campe, confrontés à des situations déchirantes, sinon tragiques : amants égarés sur Le Quai des brumes (1938), employé banal que le désir et la jalousie transcendent jusqu’au crime dans Le Jour se lève (1939), comédiens cherchant la vérité de leur existence sur « le boulevard du crime » (Les Enfants du paradis, 1945)… Quant aux amants que le diable a changés en statues de pierre, furieux qu’ils ne succombent pas à sa séduction maléfique, leur défaite n’est qu’apparente : sous la gangue qui les enchâsse, leurs cœurs continuent à battre, pour l’éternité (Les Visiteurs du soir, 1942). Métaphore puissante de l’esprit de résistance qui persiste sous la chape de plomb de l’Occupation et de la collaboration.

32Car, comme le rappelle l’exposition, sous ses dehors de poète sympathique et facile à lire que l’on peut étudier dès l’école primaire, Prévert est un auteur profondément engagé. Après avoir frayé avec les surréalistes, il se joint en 1932 au groupe théâtral Octobre, qui mène un travail d’agitation-propagande aux côtés du PCF. Les textes qu’il écrit, comme La Bataille de Fontenoy (1933), brocardent la société bourgeoise, dénoncent l’exploitation de l’homme par l’homme, les compromissions et les trahisons des politiques. Citons à nouveau Fatras : « Les sorciers, quand ils font de terrifiantes conneries, on accuse toujours l’apprenti ». Avouez que cela vaut bien des manuels de philosophie politique.

33Après la guerre, Prévert suit un cheminement plus solitaire, sans renier ses convictions. En 1948, à cause d’un accident stupide, il frôle la mort. Durant sa convalescence, il s’adonne à la production de collages, à travers lesquels il peut laisser libre cours à son imaginaire, et ne cesse plus dès lors d’en créer, subversifs et oniriques. Il renoue avec la technique du cadavre exquis, qu’il inventa autrefois avec Yves Tanguy. En pratiquant le détournement d’images, l’association d’idées, le coq-à-l’âne, Prévert tourne en dérision ses bêtes noires, notamment l’armée et l’Église, et invente un univers où la vie intérieure peut enfin s’ébrouer, libérée du carcan de la raison officielle. Beaucoup des collages exposés sont saisissants d’humour et de saine insolence, tandis que certains ont la beauté singulière des songes (notamment Le Désert de Retz, choisi pour l’affiche).

34Prévert entame aussi une coopération féconde avec divers artistes, peintres comme Juan Miró ou Max Ernst, photographes comme Izis ou Robert Doisneau. Textes, dessins, peintures, photographies dialoguent dans des ouvrages somptueux. Il s’associe aussi avec des illustrateurs, avec toujours la même inventivité. On reste ébahi en redécouvrant, grâce au précieux travail du musée de Montmartre, un potentiel créatif multiforme et à nul autre pareil.

35« La mer efface sur le sable / Les pas des amants désunis », as-tu écrit, Jacques, dans tes bouleversantes Feuilles mortes (Paroles, 1946). Oui, la mer du temps tend à nous plonger tous dans l’oubli, tôt ou tard, ainsi que toutes les passions qui nous ont animés. Pour autant, nous aurons la faiblesse de penser que jamais la trace des grands poètes ne s’efface, que jamais leurs œuvres ne franchissent Les Portes de la nuit.

36Catalogue, indispensable : Eugénie Bachelot-Prévert, Alice S. Legé, Danièle Gasiglia-Laster (dir.), Jacques Prévert, rêveur d’images, Coédition Musée de Montmartre-In Fine éditions d’art, Paris, 2024, 176 p., 120 ill., 35 €.

Haut de page

Notes

1 Citons par exemple Rome, ville ouverte (Roma, citta aperta) de Roberto Rossellini (1945).

2 Nous nous appuyons sur l’éclairant article de Jean-Baptiste Thoret, « Questions de résistance », publié dans le livret accompagnant la ressortie du film en salles, pages 10 à 23.

3 Mentionnons simplement le célèbre Voleur de bicyclette (Ladri di biciclette, 1948), poignant portrait d’un chômeur désespéré. Parmi les rares exceptions, un beau film méconnu : Gli Sbandati (« Les Égarés », 1955), de Francesco Maselli, avec Jean-Pierre Mocky.

4 Sur ce sujet, on lira le bel article de Germano Massitelli et Anne Morelli, « L’émigration italienne vers les mines belges (1946-1950) : les motifs politiques et leur héritage », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 156, 2023, p. 93-110.

5 Sur cette époque, nous conseillons à nouveau un film de Vittorio De Sica, Il Boom, satire grinçante de la course à l’argent et à la réussite, sorti en 1963, la même année que Le Terroriste. Alberto Sordi est prodigieux dans son rôle préféré, celui du mâle latin médiocre et infantile.

6 Citons par exemple La Marche sur Rome de Dino Risi (La Marcia su Roma, 1962), qui tourne en dérision la prise du pouvoir par les fascistes.

7 Le « Partito d’azione » est fondé en 1942 par des opposants au fascisme, notamment des membres du mouvement en exil Justice et Liberté, qui entendent incarner une « troisième voie » entre communisme et christianisme. Du fait de résultats électoraux décevants, il se dissout dès 1947.

8 Emmanuel Courcol, dont c’est le quatrième long métrage, a derrière lui une longue carrière d’acteur et de scénariste. Il a notamment participé à l’écriture de plusieurs films de Philippe Lioret, dont Welcome (2009).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Walid Cherqaoui, Frank Noulin et Jean-François Wagniart, « Les Cahiers recommandent… »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 162 | 2025, 233-243.

Référence électronique

Walid Cherqaoui, Frank Noulin et Jean-François Wagniart, « Les Cahiers recommandent… »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 162 | 2025, mis en ligne le 24 avril 2025, consulté le 24 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/25276 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13wnt

Haut de page

Auteurs

Walid Cherqaoui

Frank Noulin

Articles du même auteur

Jean-François Wagniart

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search