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LIVRES LUS

Régine Le Jan, Amis ou ennemis ? Émotions, relations, identités au Moyen Âge,

Paris, Seuil, 2024, 528 p., 27,50 €.
Axël Le Boulicaut
Référence(s) :

Régine Le Jan, Amis ou ennemis ? Émotions, relations, identités au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2024, 528 p., 27,50 €.

Texte intégral

1Régine Le Jan, professeure émérite à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, est l’une des spécialistes les plus renommées en histoire du haut Moyen Âge. Amis ou ennemis ? Émotions, relations, identités au Moyen Âge explore les sentiments d’amitié et d’inimitié au sein d’une société médiévale chrétienne, où l’amour est considéré comme émanant de Dieu et la haine résultant du péché des hommes. Le cadre géographique de l’ouvrage est celui de l’Occident en voie de christianisation, plus spécifiquement le monde franc jusqu’au 12e siècle.

2L’auteure introduit son propos en soulignant la nécessité de dépasser les différenciations genrées et sexualisée établies au 19e siècle entre l’amour et l’amitié. Elle met en garde contre l’adoption de théories évolutionnistes et européo centrées qui dépeignent les sociétés médiévales comme archaïques, des sociétés dont les membres seraient incapables de maîtriser leurs émotions. Cet ouvrage s’inscrit partiellement dans le champ de l’histoire des émotions, exploré par des historiennes et des historiens tels que Barbara Rosenwein et David Konstan. Cependant, il recentre l’« émotionologie » dans une dimension plus sociale que psychologique. L’intérêt croissant pour l’histoire des émotions s’explique, entre autres, par la montée de l’individualisme et le repli sur la sphère privée dans nos sociétés modernes.

3Il s’agit dès lors d’explorer le vécu et les expériences émotionnelles dans le contexte médiéval, en examinant la manière dont les sociétés percevaient, exprimaient et régulaient les émotions. Pour ce faire, Régine Le Jan, étudie les travaux des auteurs médiévaux qui utilisent un langage affectif dans les principales sources narratives, révélant les relations interpersonnelles. On comprend alors que l’amitié et la haine sont des sentiments qui motivent l’action et l’intégration sociale, en articulant à la fois des choix et des comportements individuels, ainsi que des processus de cohésion sociale et des stratégies de groupe.

4Dans une première partie, l’auteure explore l’évolution des conceptions d’amitié et d’inimitié au cours des premiers siècles du Moyen Âge, où les significations des mots et des concepts associés à ces sentiments ont évolué. Durant l’Antiquité, Cicéron distingue deux formes d’amitié, l’amitié véritable fondée sur le choix, la bienveillance et la fidélité, et l’amitié intéressée, dénuée de toute valeur morale. La vertu constitue ainsi le fondement de l’amitié authentique. Entre le 4e et le 5e siècle, Augustin théorise que toute amitié s’établit en Dieu, puisque c’est lui qui est la source de toute amitié. En ce qui concerne la terminologie de l’amour-amitié, l’auteure s’appuie sur les travaux d’Anita Guerreau-Jalabert : au Moyen Âge, le terme amicitia dérive du verbe amare, tout comme amor. Ainsi, un ami est avant tout quelqu’un que l’on aime et les termes amicitia et amor sont synonymes. Cette conception évolue au 11e siècle, ou le terme amor prend une connotation à la fois sexuelle et divine. En revanche, le lexique de la haine est moins flexible que celui de l’amour-amitié. Les termes utilisés incluent odium dérivé du verbe odire signifiant haïr. Les études anthropologiques ont montré que certaines sociétés entretiennent une culture de la haine comme moyen de perpétuation, utilisant la vengeance comme moyen de résoudre les conflits. Au sein de la société du haut Moyen Âge, la vengeance, sous couvert d’honneur, était régulée pour ne pas rompre l’unité et la concorde. Bien que les valeurs chrétiennes prônent la paix, les vengeances persistent, exprimées à travers des violences faidales. Néanmoins, l’auteure réfute l’idée selon laquelle une culture de la haine aurait stimulé l’envie de richesses, soulignant que les hommes d’Église plaident en faveur d’une redistribution au profit des églises. Cela conduit à l’augmentation des donations en faveur d’établissements religieux favorisant le développement d’une religion de l’amitié.

5La deuxième partie du livre aborde la gestion des émotions, qui varie en fonction des sociétés, du sexe, de l’âge et de la position d’un individu au sein d’un groupe. Elle est associée à la construction sociale des genres et du pouvoir. Contrairement aux idées reçues, les hommes ne sont pas toujours liés à la raison et au contrôle de soi, et les femmes, au corps et à la passion. De même, l’amour-amitié ne se présente pas sous la forme d’une amitié asexuée, spirituelle et extra mondaine, en opposition à une amitié sexuée, charnelle et intramondaine. Certaines émotions associées à l’inimitié sont visibles dans les sources médiévales et se manifestent souvent par des retournements, des trahisons et des parjures, démontrant de fait la nature compétitive des relations. Cela implique que toute personne pouvait changer de rôle ou d’identité, illustrant ainsi la souplesse des émotions et des comportements observés. Ainsi, les affects se superposaient et évoluaient continuellement. Marilyn Strathern, Janet Carsten et Eduardo Viveiros de Castro ont proposé le concept de « personne relationnelle » pour désigner cette flexibilité comportementale, ce qui implique également que les individus aient eu des identités multiples, contrairement à aujourd’hui où l’individu est considéré comme un « être entier ».

6La troisième partie examine les relations entre les élites aristocratiques et le pouvoir royal, en commençant par les Mérovingiens et les Carolingiens, et se termine par un chapitre sur l’incarnation de la paix, et le rôle des femmes dans l’établissement et le renforcement des relations à tous les niveaux. Chez les Mérovingiens, les rois basaient leur domination sur la crainte, mais les maires du palais, hauts dignitaires proches des souverains, commencèrent à développer un idéal politique axé sur l’amitié entre les élites. Bien que des conflits aient existé, l’aristocratie cherchait malgré tout la coopération. Cependant, les équilibres politiques restaient fragiles et des pics de violence dévoilaient la faiblesse de l’ordre établi, faute d’intermédiaires pour atténuer les conséquences des ruptures. Avec les Carolingiens, la situation évolue. Leur ordre politique reposait sur la fidélité, la concorde et l’amitié. Le rôle du souverain était de préserver l’amitié entre les principales figures politiques et de favoriser leur collaboration. Les Carolingiens réussirent à concevoir la société comme une structure hiérarchique unifiée visant un salut commun, mettant au cœur de leur projet la paix et la concorde. Par la suite, aux 10e et 11e siècles, la déconcentration des pouvoirs modifie la nature des relations entre le souverain, les grands et leurs fidèles. Dans ce contexte, quelle est la place des femmes ? Elles ont joué un rôle crucial en tissant et en renouant les liens au sein des parentés, entre laïcs et ecclésiastiques, entre seigneurs et feudataires. La médiation n’était ainsi pas seulement réservée aux femmes et aux clercs. Hommes et femmes existaient sur la scène politique grâce à leurs relations plurielles et leur capacité d’intermédiation.

7Cet ouvrage constitue une synthèse nécessaire, invitant le lecteur à réfléchir sur la nature des relations humaines et sociales au Moyen Âge. Il apporte une nuance aux représentations contemporaines souvent fantasmées du Moyen Âge, telles que celles véhiculées par des séries comme Game of Thrones. Ces fictions renvoient une vision erronée de ce que pouvaient être les rapports humains au Moyen Âge. Régine Le Jan parvient, par cette étude, à démontrer à quel point cette société était riche et complexe.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Axël Le Boulicaut, « Régine Le Jan, Amis ou ennemis ? Émotions, relations, identités au Moyen Âge, »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 162 | 2025, mis en ligne le 11 mai 2025, consulté le 24 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/25284 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13wnu

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