Tamara Boussac, L’Affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain
Tamara Boussac, L’Affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain, Presses de Sciences-Po, 2023, 240 p., 25 €
Texte intégral
1Le 28 janvier 1962, la chaîne de télévision NBC diffusait un documentaire intitulé The Battle of Newburgh, consacrée aux effets d’une réforme des règles de l’assistance sociale adoptée dans cette petite ville d’environ 30 000 habitants, à 100 km au nord de la ville de New York. Au mois de juin 1961, le nouvel administrateur nommé par le conseil municipal, Joseph Mitchell, avait proposé de limiter considérablement les aides sociales et d’imposer un travail obligatoire à leurs bénéficiaires. Mitchell ciblait trois catégories considérées comme « non méritantes », les mères célibataires, supposées vivre indûment d’allocations malgré une vie dissolue, les hommes qui préféreraient le chômage au travail, ainsi que les Africains-Américains en provenance du Sud qui s’installeraient à Newburgh dans l’espoir de percevoir des aides. Cette réforme suscita rapidement un débat national dans les médias et le monde politique sur le bien-fondé des programmes sociaux.
2Tamara Boussac, maîtresse de conférence en études nord-américaines à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, publie cet ouvrage à partir de ses recherches en thèse. Elle parvient à démontrer que cette affaire, quoique très brève puisque la justice de l’État de New York déclara la réforme inconstitutionnelle dès la fin de 1961, souvent cantonnée dans l’historiographie aux notes de bas de page, a cristallisé en réalité les débats émergents sur le rôle de l’assistance, qui opposèrent par la suite conservateurs et libéraux. Dans un ouvrage agréable à lire, l’auteure présente en sept chapitres au ton enlevé les différentes facettes de cette polémique, révélatrices d’un nouveau rapport à l’état social étatsunien hérité du New Deal. Elle s’inscrit ainsi dans une histoire renouvelée de la protection sociale qui part de l’échelle locale pour mieux éclairer les grandes évolutions à l’échelle nationale.
3Le premier chapitre, « “Un dépotoir pour le Sud” : Newburgh, New York », pose le cadre géographique et sociologique et précise les motivations invoquées par le conseil municipal pour lancer sa réforme. Comme d’autres villes industrielles du Nord-Est, Newburgh entre en déclin dans les années 1950, avec des difficultés pour l’industrie textile et le commerce de détail. La population baisse pour la première fois, une partie de la classe moyenne préfère s’établir dans de nouvelles banlieues résidentielles, ce qui entraîne aussi une baisse des rentrées fiscales. Parallèlement, la population noire augmente pour atteindre 17 %, ce qui suscite l’inquiétude parmi les élus municipaux, qui assimilent les difficultés économiques locales à ces arrivées. Avant même la réforme de 1961, un projet de rénovation urbaine vise leurs quartiers, qualifiés de « dépotoir » par un conseiller municipal. Les Africains-Américains font face à des politiques de zonage qui organisent la ségrégation spatiale, dénoncée avec force par la branche locale de la National Association for the Advancement of Colored People, la NAACP. Le mythe de migrants à la recherche d’aides sociales se développe, et conduit au projet de réforme mené par Joseph Mitchell, qui vient de prendre ses fonctions de city-manager. En treize points, elle vise à limiter les aides et à réduire leur montant, à forcer les hommes aptes à travailler et à contrôler la sexualité des femmes allocataires célibataires.
4Les associations de défense des droits des Africains-Américains réagissent et protestent auprès des représentants de l’État de New York, parmi lesquels le gouverneur républicain modéré Nelson Rockefeller, favorable au système d’assistance sociale existant. Un bras de fer s’engage rapidement entre le conseil municipal, qui menace de recourir à la désobéissance civile et espère pouvoir faire remonter le cas devant la Cour suprême fédérale, et le gouvernement de l’État, qui rappelle qu’une municipalité ne peut unilatéralement changer les règles de la protection sociale sans son aval. Au mois d’août 1961, la Cour suprême d’Albany suspend la réforme de Newburgh.
5Le deuxième chapitre, « Du scandale à l’Affaire », décrit comment cette affaire prend une ampleur médiatique à l’échelle nationale. Certains érigent Joseph Mitchell en héros du bon sens local en lutte contre le laxisme fiscal des autorités d’Albany et de Washington. C’est un prétexte pour remettre en question le système de protection sociale. D’autres journalistes présentent l’administrateur comme un obscurantiste. Cependant, les articles en faveur de la réforme sont d’abord majoritaires et racialisent la figure du « mauvais pauvre », assimilé aux Africains-Américains. Mais en décembre 1961, la Cour suprême d’Albany bloque définitivement la réforme et un vaste mouvement conservateur se développe en réaction.
6Le troisième chapitre situe Joseph Mitchell dans le contexte de la montée de la « nouvelle droite ». Devenu une célébrité, il donne des conférences à travers le pays et reprend les thèmes développés par le sénateur républicain de l’Arizona, Barry Goldwater. Ce dernier déclare vouloir étendre les principes de la réforme de Newburgh dans le pays et s’attire des soutiens dans la frange la plus conservatrice de son parti. La presse conservatrice loue Goldwater, et le thème de l’assistance comme poids pour la fiscalité va se répandre dans de petits groupes locaux comme la YAF (Young Americans for Freedom), qui défile dans les rues de Newburgh en août 1961 en se présentant comme une « minorité opprimée » dans l’Amérique des années Kennedy.
7Le quatrième chapitre, « Une révolte fiscale ? », aborde la remise en question de l’impôt suscité par l’affaire de Newburgh. Loin d’une revendication d’une imposition minimale de type libertarienne, les lettres envoyées au sujet de l’affaire aux élus locaux, étudiées par Tamara Boussac, montrent la volonté de renégocier la relation avec les autorités autour de l’idée d’une réciprocité fiscale. Les allocataires, assimilés à des « tricheurs », devraient être contraints à des travaux obligatoires tandis qu’on regrette le fait que l’aide du gouvernement ne profite pas assez aux contribuables issus de la classe moyenne blanche. Ces épistoliers, en majorité des notables locaux et des chefs d’entreprises du Nord-Est, ont fait de Mitchell leur héros, et ils ont été jusque-là peu pris en compte dans l’histoire des mobilisations conservatrices aux États-Unis.
8Le cinquième chapitre, « L’assistance comme un droit civique », s’intéresse aux mobilisations des opposants à la réforme, comme les associations de protection des droits civiques, la NAACP et la Urban League. Tamara Boussac s’inscrit ici dans un courant qui documente les mobilisations en faveur de l’égalité raciale en dehors du Sud. Ces associations dénoncent le racisme et formulent, en lien avec des avocats blancs libéraux, des projets de protection constitutionnelle pour les allocataires de l’assistance.
9Le sixième chapitre, « Les leçons de Newburgh : réhabiliter les pauvres, relégitimer l’aide sociale », traite des effets de la réforme sur la catégorie professionnelle des travailleurs sociaux, qui agissent quotidiennement au plus près des allocataires. La réforme semble remettre en question le fonctionnement même de la profession. En réaction, les travailleurs sociaux tentent d’améliorer l’image de l’assistance en soutenant des tentatives de réformes fédérales des programmes sociaux, tels le programme ADC (Aid to Dependent Children), très décrié en raison de son association de plus en plus fréquente dans l’opinion aux mères de familles célibataires appartenant aux minorités ethniques. Rebaptisé « Aid to Families with Dependent Children » en 1962, il s’agit de remettre les pauvres au travail et de multiplier les contrôles contre les fraudes.
10Le septième et dernier chapitre, « Après Newburgh », décrit la postérité de cette affaire. Dès la fin de 1961, la réforme est abandonnée et Joseph Mitchell retombe dans l’anonymat. Toutefois Newburgh a bel et bien affecté l’image de l’assistance sociale sur le plan national. Au cours de la suite des années 1960 et du début des années 1970, les programmes sociaux dont le nombre de bénéficiaires a augmenté sont de plus en plus qualifiés comme « en crise » par la classe politique conservatrice, mais aussi par les libéraux, tel Nelson Rockefeller, qui tiennent un discours de plus en plus ferme à l’égard de la fraude et des dépenses publiques. En 1969, le gouverneur de New York propose d’ailleurs une réforme en dix points de l’assistance dans son État, qui ressemble beaucoup au projet de réforme avorté qu’il avait pourtant combattu près d’une décennie plus tôt.
11En dépit de son échec, cette affaire est loin d’être anecdotique et tisse un grand nombre de liens autour de l’histoire de la protection sociale dans la deuxième moitié du 20e siècle aux États-Unis : changement dans la perception du rôle de l’assistance, mobilisation de nouveaux acteurs qui s’affrontent au sujet de questions inédites à l’époque, reconfiguration à l’échelle locale des rapports de forces politiques, anticipation d’autres réformes des programmes sociaux tournées vers davantage de contrôle des allocataires... On pourrait regretter que la question des travailleurs migrants ne soit traitée ici que brièvement, il reste que cet ouvrage passionnant est incontournable pour qui s’intéresse à l’évolution des politiques sociales, non seulement outre-Atlantique, mais également sous nos propres latitudes.
Pour citer cet article
Référence électronique
Antoine Nséké Missé, « Tamara Boussac, L’Affaire de Newburgh. Aux origines du nouveau conservatisme américain », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 162 | 2025, mis en ligne le 11 mai 2025, consulté le 25 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/25297 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13wnv
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