Jeanne Moisand, Se fédérer ou mourir. La commune de Carthagène et ses mondes (1873)
Jeanne Moisand, Se fédérer ou mourir. La commune de Carthagène et ses mondes (1873), Paris, Éditions de l’EHESS, 2024, 398 p., 25 €.
Texte intégral
1Voilà un livre qui pourra servir l’intelligence à la fois historienne et militante. Professeure d’histoire contemporaine à l’université de Paris-Nanterre, Jeanne Moisand propose une enquête minutieuse et passionnante sur le canton de Carthagène (1873-1874), ville portuaire de la province de Murcie. Entremêlant analyse au ras du sol et connexion au monde, ce livre, issu d’un mémoire inédit d’une habilitation à diriger des recherches, vient combler un vide analytique à propos d’un épisode du 19e siècle espagnol dont on a sans doute trop souvent minoré la portée réelle et que l’on a voulu voir, non sans une condescendance nauséabonde, nourrie par l’idée d’un exotisme ibérique, comme une simple réplique dégradée de la Commune de Paris (1871).
2Révolte inachevée et en grande partie oubliée, le canton de Carthagène prend place dans une double séquence historique : d’une part espagnole, avec le cycle révolutionnaire ouvert en 1868 par la Gloriosa qui chasse la reine Isabelle II du trône, sans toutefois parvenir à construire une monarchie démocratique, laissant place à un roi italien falot qui ne fait pas long feu, ce qui aboutit comme pis-aller à la proclamation de la Première République (1873) sur fond de guerre civile carliste (1872-1876) ; et d’autre part impériale ou mondiale, dans le cadre de la guerre des Dix Ans, menée et finalement perdue par les indépendantistes cubains (1868-1878), de la mutinerie de Cavite aux Philippines (1872), aux accents étonnamment républicains, et bien sûr du fameux âge des révolutions qui aura bouleversé une partie du monde au milieu du 19e siècle (1840-1870).
3Février 1873 : la République est proclamée aux Cortes (Parlement). Juillet 1873 : un État autonome, baptisé « canton » en hommage au fédéralisme suisse, est proclamé à Carthagène, après la prise de l’arsenal naval d’une ville d’un peu plus de 70 000 habitant·e·s. Janvier 1874 : les cantonalistes capitulent après des semaines de bombardements meurtriers. Un conflit a donc opposé Madrid, où le gouvernement cherche à doter le pays d’un système républicain, qui déçoit à la hauteur des espoirs qu’il suscite, et de nombreux mouvements cantonalistes, qui entendent accélérer et approfondir le processus grâce à un laboratoire politique fédéral et proto-anarchiste, dont Carthagène forme certainement l’exemple le plus retentissant. À la fin de l’année 1874, la République tombe sous les coups des projets de restauration monarchique. C’est alors la fin du Sexenio démocratique (1868-1874).
4Pour réaliser son enquête, Jeanne Moisand a mobilisé la littérature historique portant sur le canton de Carthagène, permettant de retracer dans le détail la trame événementielle, sorte de chronique pas à pas de ce moment révolutionnaire. L’historienne a également déployé une vaste activité de dépouillement d’archives locales, centrales et étrangères (à l’Espagne), comme certains fonds diplomatiques français. De Carthagène à Madrid, de Ségovie à La Havane, de La Courneuve à Aix-en-Provence, en passant par Alcalá de Henares et Vincennes, ce périple archivistique n’est pas le moindre des mérites faisant de l’objet de ce livre une pâte rigoureusement travaillée.
5Autour d’un questionnement exigeant sur les registres de la mobilisation politique et sociale à velléités émancipatrices, l’enquête est menée en trois temps. Il s’agit d’abord de restituer l’événement dans un contexte essentiellement local et péninsulaire, afin de savoir comment on entre en révolution, et de disséquer les points saillants des radicalités propres aux épreuves carthagénoises. Ici, les conflits autour du gouvernement cantonal montrent combien les militant·e·s d’origine populaire entendent y prendre leur part légitime. L’enquête consiste ensuite en une sociologie historique des anonymes d’une ville en insurrection (paysans en armes, ouvriers des arsenaux, conscrits, marins, bagnards et femmes cantonalistes…), afin de replacer au centre de l’étude la voix des humbles et de bien saisir le répertoire et les logiques d’action à l’œuvre. La troisième et dernière partie du livre concerne les connexions impériales et transnationales reliant cet élan espagnol vers la république fédérale et sociale aux imaginaires révolutionnaires de l’internationalisme ouvrier ou de libération du joug colonial.
6En conclusion (« Pourquoi Gálvez n’est pas devenu Garibaldi »), l’auteure cherche à expliquer pourquoi la trajectoire des cantonalistes de Carthagène n’a pas formé la rampe de lancement d’une mémoire révolutionnaire. Un constat : Antonio Gálvez, l’un des principaux meneurs du canton, que l’on surnomme à l’envi Antonete dans les rues de la ville méditerranéenne, témoignage d’une marque d’affection et de proximité, est tombé dans l’anonymat. Pourtant, on aurait tort d’attribuer cette relégation « à une [prétendue] médiocrité des acteurs, faits de la même étoffe que les révolutionnaires les plus connus de l’époque ». De même le grand nombre de femmes mortes dans l’explosion d’un parc d’artillerie n’a-t-il, par exemple, jamais catalysé les hommages.
7À cela il y aurait trois sources d’explication : l’écriture, la nature et la temporalité. D’une part, la mise en récit du laboratoire révolutionnaire carthagénois n’a pas été portée et servie par un groupe bien identifié ou une organisation. Ainsi, l’Association internationale des travailleurs est divisée en 1872 et ses différentes branches s’évertuent réciproquement à voir les tares du camp rival dans le canton, quelquefois décrié comme bakouniniste, parfois jugé purement bourgeois. D’autre part, la nature des soulèvements carthagénois et garibaldien est très différente, car le révolutionnaire niçois inscrivait son action dans la formation de l’unité d’un pays, l’Italie, alors que l’expérience cantonale se rapproche plus facilement des communes françaises de 1871. Au reste, la crainte des dangers communards ou cantonalistes explique l’intervention musclée des marines allemande et britannique, secondant Madrid de manière décisive. Puis le bombardement acharné et la déportation massive achèvent de diluer les chances du canton de voir un quelconque héritage politique coaguler. C’est sans doute la raison pour laquelle, enfin, « [le] canton de Carthagène naît et meurt à contretemps », car c’est bien là, dans les années 1870, le crépuscule des révolutions du mitan du 19e siècle, écrasées sous le poids étouffant de répressions conservatrices.
8Se fédérer ou mourir : il reste, pour l’analyse et la curiosité historiennes, un beau livre dont les pages défilent entre les mains du lecteur.
Pour citer cet article
Référence électronique
Benjamin Duinat, « Jeanne Moisand, Se fédérer ou mourir. La commune de Carthagène et ses mondes (1873) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 162 | 2025, mis en ligne le 11 mai 2025, consulté le 24 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/25312 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13wnw
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