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DOSSIER

Maintien de l’ordre et État de droit en question : regards croisés entre historien·nes et sociologues

Laurent Bonelli, Arnaud-Dominique Houte, Mathieu Rigouste, Sebastian Roché et Danielle Tartakowsky
p. 123-148

Texte intégral

1Comment penser un maintien de l’ordre compatible avec le respect des droits des personnes ? Les réflexions critiques sont tout aussi anciennes que la problématique apparaît d’une actualité souvent brûlante. Une discussion transdisciplinaire nous a semblé s’imposer pour cerner les ressorts politiques du maintien de l’ordre, tant les enjeux qui traversent la société actuelle gagnent à une mise en perspective sur le temps long. Inversement, les recherches sur des terrains historiquement situés se trouvent souvent bousculées par des interrogations qui empruntent au temps présent.

2Certains phénomènes, telle la défiance réciproque entre citoyens et policiers, peuvent être envisagés à la fois dans toute leur profondeur historique, comme des phénomènes bien loin d’être neufs, mais aussi, en prenant en compte, sur le terrain, le ressenti (pluriel) tant des populations ciblées par des mesures policières aujourd’hui de plus en plus étendues, que celui des acteurs des forces de l’ordre eux-mêmes. De la même manière, l’utilisation de la police, au sens large, par le champ politique, que ce soient les forces conservatrices, mais aussi les milieux de gauche et le monde militant, ne peut être mieux comprise qu’en empruntant une approche pluridisciplinaire.

3En interrogeant deux historien·nes et trois sociologues, ces regards croisés témoignent de la vitalité de la recherche en sciences sociales autour des questions de police et d’État de droit. Loin de partager une analyse univoque, ces cinq chercheur·ses révèlent dans leurs réponses une pluralité de points de vue, selon la démarche scientifique observée dans leurs recherches, mais également selon leur propre approche conceptuelle et critique. Entre une approche réformatrice et une position abolitionniste, leurs suggestions, pas nécessairement toujours conciliables, sont tranchées, mais toutes se nourrissent d’un regard critique sur l’histoire du maintien de l’ordre depuis deux siècles.

4Propos recueillis par Grégoire Le Quang et Jeanne-Laure Le Quang.

5 

6L’action de la police est aujourd’hui remise en cause par une série de critiques qui pointent un usage jugé disproportionné et souvent discriminatoire de la violence. Pourtant, depuis plus de deux siècles, la gestion des mobilisations sociales a connu des évolutions dans l’usage de la force répressive. Pouvez-vous revenir sur ces évolutions, qui ne se résument pas à une tendance linéaire de décrue de la violence : comment expliquer ces fluctuations et y a-t-il selon vous des moments-bascule ?

7Arnaud Houte : Quand on analyse l’action de la police dans la gestion des foules et manifestations, il y a au moins trois facteurs distincts qu’il faut prendre en compte : le cadre légal (et plus largement l’environnement politique) qui conditionne les formes de la répression ; les modes d’intervention de la police (ce que l’on appelle souvent « doctrine » dans les médias, au risque de donner beaucoup trop de cohérence à des pratiques plus ou moins formalisées) ; les attentes, les ressentis et les réactions de la population (à la fois du point de vue des manifestants, mais aussi des témoins et des médias). Or, chacun de ces éléments a sa propre histoire, faite d’évolutions plus ou moins rapides, parfois brutales.

8Laurent Bonelli : La question policière ne se limite pas simplement à celle des mobilisations sociales. Au fond, il s’agit de comprendre comment on gère collectivement les mouvements protestataires, mais, en parallèle, il faut prendre en compte le développement d’une institution particulière, la police, qui va s’occuper non seulement des protestations, mais aussi du maintien de l’ordre social en général. En France, mais c’est le cas également dans d’autres pays, il n’a pas existé de plan prédéterminé de construction d’une activité policière, c’est-à-dire de théories ou de traités de développement policier. La police se développe de manière très contingente.

9Il y a donc deux histoires parallèles à reconstituer : celle du développement de forces de police spécialisées dans la gestion des mobilisations sociales et celle du développement et des évolutions de ces mobilisations sociales elles-mêmes. Longtemps, sous l’Ancien Régime comme au début du 19e siècle, la forme de protestation collective la plus importante est l’émeute. C’est une forme d’expression populaire généralement spontanée, très localisée, avec des formes de violence parfois extrêmes, liées à des questions frumentaires ou à des augmentations locales de prix. En ville, c’est ce qu’on appelle les « journées », qu’on retrouve sous la Révolution française mais aussi en 1830 ou 1848, avec l’invention de répertoires d’action nouveaux, comme la barricade. Longtemps, le mode de gestion publique de ces protestations est simple : l’envoi de la troupe. L’armée était chargée de réprimer de manière très violente. Cela continue jusqu’en 1830, 1848, voire jusqu’à la Commune : quand les Versaillais entrent dans Paris, on n’est pas dans le maintien de l’ordre, mais dans l’affrontement armé.

10Arnaud Houte : C’est ce qu’on pourrait appeler, dans une formule qu’il faudrait nuancer chronologiquement et géographiquement, un régime répressif guerrier : avec un système politique peu ou pas démocratique – même si les libertés publiques sont parfois brandies en étendard –, les forces de l’ordre, qui se confondent pour partie avec l’armée, sont incitées à agir vite et fort, quitte à blesser ou même tuer des manifestants que les discours officiels présenteront comme une vulgaire « canaille » : juin 1848, 1871 sont ainsi des records de mortalité qui relèvent de la guerre bien plus que de la police.

  • 1 Voir notamment sa Psychologie des foules, publiée en 1895.

11Laurent Bonelli : Ce mode de gestion des foules s’accompagne en effet au 19e siècle d’une philosophie sociale et politique évoquant des formes d’animalisation de la foule. Gustave Le Bon, notamment, affirme que l’individu noyé dans la foule perd toute rationalité1 – de manière très singulière, on a vu revenir ces arguments lors des émeutes qui ont suivi la mort de Nahel à l’été 2023, dans la bouche de dirigeants qui parlent de « meutes » ou de « hordes ». Cependant, cette philosophie se heurte aux transformations politiques de la fin du 19e siècle, et notamment l’arrivée des Républicains au pouvoir, qui s’appuient sur le suffrage universel masculin et proclament la liberté d’association, de la presse… Un hiatus apparaît : on ne peut d’un côté favoriser les réunions ouvrières et l’expression des opinions, et en même temps, tirer sur une foule insurgée. Commence à naître l’idée que la troupe n’est pas l’institution la plus pertinente pour gérer les protestations politiques.

12Arnaud Houte : Effectivement, cette violence se retrouve mise en question sous la Troisième République, comme le montre l’émotion que suscite la fusillade de Fourmies, le 1er mai 1891, au cours de laquelle l’armée fait 9 morts et 35 blessés. On entre alors dans un régime répressif négocié : même si la manifestation n’obtient pas de statut légal avant les années 1930, les pouvoirs publics apprennent à temporiser et à discuter avec des opposants qui ont gagné un nouveau statut (adversaires, et non plus ennemis) ; aussi les polices et la gendarmerie obtiennent-elles un quasi-monopole du maintien de l’ordre (l’armée ne devant intervenir qu’en cas de crise extrême), qui s’accompagne de l’apprentissage de tactiques plus subtiles, l’objectif de dégagement de l’espace public l’emportant sur la volonté d’arrêter les fauteurs de troubles. Ce système que l’on associe parfois aux mandats des préfets de police Louis Lépine et Célestin Hennion correspond à un moment de relatif apaisement des manifestations, au tout début du 20e siècle.

  • 2 Voir notamment Patrick Bruneteaux, Maintenir l’ordre. Les transformations de la violence d’État en (...)

13Laurent Bonelli : À la suite de toute une série de débats, à partir de 1921, naît une première force de maintien de l’ordre au sens strict qui sont les escadrons de gendarmerie mobile, avec une véritable transformation de la philosophie de la gestion de la foule, qui repose sur l’idée forte selon laquelle le manifestant n’est plus considéré comme un ennemi, mais comme un citoyen « temporairement égaré », qu’on peut donc remettre dans le droit chemin. Cela implique de développer un corps de doctrine et de savoir-faire qui va éviter la létalité de l’intervention des militaires. Très progressivement, ces gendarmes mobiles développent des savoir-faire sur la gestion des foules, qui s’apparentent à une logique de gestion des fluides avec, par exemple, des barrages à certains endroits pour que la foule s’écoule ailleurs2, et qui imposent aussi de tenir à distance les manifestants, avec le développement progressif de tout un arsenal d’armes à « létalité réduite » qui permettent de contenir les manifestants sans leur donner la mort. On utilise des lances à eau, des matraques, mais pas encore le gaz lacrymogène, qui existe pourtant (les Britanniques l’utilisent dans les colonies), car on est quelques années après le premier conflit mondial et le traumatisme collectif des tranchées. Il faut attendre l’après-Seconde Guerre mondiale pour que des gaz soient utilisés, ce qui montre que ce n’est pas seulement l’existence technique qui détermine la possibilité de cet usage.

14Danielle Tartakowsky : Il faut souligner, à ce sujet, que la France a été le premier État à se doter, au sortir de la Première Guerre mondiale, d’une force spécialisée dans le maintien de l’ordre, avec les gendarmes mobiles, constitués en 1921 et devenus opérationnels en 1926-27. Un pas supplémentaire en termes de gestion des mobilisations a été franchi à la suite de la multiplication d’affrontements meurtriers dans l’espace public consécutifs à la crise ouverte en février 1934. Le décret-loi promulgué en octobre 1935 après des manifestations de travailleurs de l’État s’étant soldées par cinq morts, à Brest et Toulon, soumet « tous cortèges, défilés, rassemblements de personnes et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique » à l’obligation d’une déclaration préalable, en en dispensant « les sorties sur la voie publique conformes aux usages locaux ». Ces dispositions, destinées à maîtriser les usages politiques de la rue, confèrent du même coup à la manifestation le statut dont elle était jusqu’alors dépourvue. Elles créent les conditions d’une négociation de son itinéraire, aux fins de pouvoir le gérer, et, du même fait, d’une possible co-construction des manifestations.

15Laurent Bonelli : À partir de 1944, dans la police, on crée également les Compagnies républicaines de sécurité, qui est une unité juxtaposée aux gendarmes mobiles, en partie compromis par leur participation à la répression vichyste. Si les conflits restent très violents, avec des affrontements et des blessés (on peut penser aux grandes grèves de 1947-1948, mais les années 1950-60-70 demeurent une période de très forte conflictualité sociale), la létalité diminue considérablement. Il y a cependant un contre-exemple à cette « pacification », cette moindre brutalisation du maintien de l’ordre : Paris, où la Préfecture de police de Paris ne s’engage pas dans cette voie et conserve des unités, liées à Maurice Papon, caractérisées par des méthodes plutôt violentes. Ce n’est pas un hasard si ce sont ces unités qui sont responsables du 17 octobre 1961, puis du massacre de Charonne le 8 février 1962.

16Arnaud Houte : Il faut en effet nuancer cette idée d’un relatif apaisement qui procèderait d’une spécialisation des forces de maintien de l’ordre (gendarmerie mobile, puis CRS). Dans les faits, l’institution policière manque souvent de moyens, de personnel, de temps de formation. Et puis les bonnes intentions d’un maintien de l’ordre apaisé ne résistent pas longtemps à la brutalisation des rapports de forces au lendemain de la Première Guerre mondiale. Les violences reprennent de plus belle dans les années 1920-1930, se prolongent dans le climat de guerre froide, et connaissent un paroxysme meurtrier avec la guerre d’Algérie. Des années 1920 aux années 1960, on pourrait ainsi parler d’un régime répressif brutal, avec de ponctuels durcissements du cadre légal (l’état d’urgence et toutes ses variantes), des discours politiques énergiques sinon martiaux et des pratiques policières qui accordent une grande liberté aux agents, dont les débordements sont très peu sanctionnés.

17Il me semble que ce moment s’achève dans les années 1960, au lendemain de la guerre d’Algérie, avec le départ en retraite d’une génération de policiers à la veille du grand mouvement de mai-juin 1968, qui n’est pas géré avec la même violence. Il y a eu des morts (et beaucoup de blessés) en 1968, surtout en juin, surtout en province, mais rien de comparable avec la décennie précédente. Face à des manifestants qui sont bien intégrés à la communauté nationale, sous le regard d’une presse plus incisive et d’une opinion plus critique des violences policières, les pratiques changent, et on entre dans un régime répressif apaisé. Quand il y a des morts (on peut penser à Malik Oussekine, en 1986), ce sont des tragédies, mais aussi des « bavures » qui font presque l’unanimité contre elles. On veut que la manifestation se déroule dans la plus grande sécurité, ce qui culmine, me semble-t-il, dans les années 2000 (par exemple avec les gigantesques cortèges anti-FN du 1er mai 2002 ou pro-Charlie du 11 janvier 2015).

  • 3 Cf. Fabien Jobard et Olivier Fillieule, Politiques du désordre. La police des manifestations en Fra (...)
  • 4 De manière très significative, les différentes unités locales de la BAC choisissent comme emblème s (...)

18Laurent Bonelli : Au début des années 1990, on a une sorte de « modèle français » du maintien de l’ordre qui est exporté dans les forums internationaux de coopération policière. Mais dans le même temps, les choses basculent à nouveau à partir du début des années 1990. Trois éléments s’articulent pour expliquer cette transformation3. Le premier est lié à des considérations politiques par rapport au maintien de l’ordre. Désormais, les dirigeants politiques font de la sécurité une de leurs principales priorités, y compris le gouvernement Jospin en 1997, tout en affirmant, à l’instar de Nicolas Sarkozy en 2000, qu’en France la conflictualité sociale a disparu, et donc qu’on a moins besoin de forces permanentes de maintien de l’ordre : cela conduit à diminuer les effectifs des forces spécialisées, gendarmes mobiles comme CRS. À partir de là, pour la gestion des manifestations, des unités non-spécialistes sont mobilisées, c’est-à-dire des troupes de sécurité publique « ordinaire », et notamment, les compagnies d’intervention, dont les missions initiales sont d’intervenir lors d’émeutes, quand il y a une explosion de violence localisée, ou pour un démantèlement de trafic de drogue nécessitant un appui logistique plus lourd. On va également mobiliser de plus en plus les brigades anticriminalité, qui se perçoivent comme des « chasseurs de délinquants4 ». Il s’agit donc d’un maintien de l’ordre dans des conditions dégradées, avec l’importation, dans la gestion des protestations collectives, de modes d’action et de représentations qui ont été expérimentés sur d’autres terrains : la banlieue, dans un contexte de tensions entre groupes juvéniles de banlieue et forces de l’ordre. Or, les compagnies d’intervention et les BAC, dans une manifestation, ne voient pas face à eux des « citoyens égarés », mais des délinquants en puissance ou des complices de délinquants, du fait de leur seule présence – ce qui s’oppose aux représentations des forces professionnelles du maintien de l’ordre.

19Ceci a pour corollaire une augmentation de l’armement : le flash-ball notamment (lanceur de balles de défense), qui a d’abord été expérimenté à la fin des années 1990 par des unités d’élite type GIGN ou RAID pour neutraliser les preneurs d’otage sans les tuer, et qui vient équiper graduellement au cours des années 1990 les BAC en banlieue, avant que ces dernières ne l’importent dans les manifestations. Lors du mouvement des Gilets jaunes, plus de 80 % des tirs de flashball (selon les chiffres de l’Inspection générale de la police nationale) ont été faits par des unités non spécialisées (les BAC notamment).

20Par ailleurs, depuis la fin des années 1990 et dans un contexte sécuritaire, de critique d’un supposé « laxisme de la justice », l’idée s’impose désormais qu’il faut procéder à des arrestations au sein même des manifestations – ce qui n’était pas du tout le cas de la doctrine du maintien de l’ordre au 20e siècle, qui voulait avant tout qu’il n’y ait pas de casse humaine : peu importait si des vitrines étaient détruites, il fallait avant tout maintenir les manifestants à distance, réduire le contact avec les forces chargées du maintien de l’ordre. Désormais, au contraire, il faut aller au contact avec les manifestants, avec tout ce que cela implique de violences exercées par les forces de l’ordre, mais aussi reçues par elles.

21Danielle Tartakowsky : L’histoire longue de la violence répressive est donc non linéaire : elle atteste qu’aucune loi n’a jamais rien définitivement réglé à elle seule. Il est des circonstances politiques où l’un des acteurs concernés (ou plusieurs) peut trouver quelque intérêt politique à l’exercice de la violence. En Mai 68 puis, à plus fort titre, après la mort de Malik Oussekine, victime des pelotons voltigeurs (1986), la doctrine hexagonale du maintien de l’ordre et du « zéro mort », son corollaire, s’est basée sur la mise à distance opérée via les gaz lacrymogènes et, jusqu’en 1991, les canons à eau. Depuis 2005, cette doctrine s’est infléchie durablement au profit d’interpellations, supposant le corps à corps, à contre temps des doctrines à l’œuvre dans la plupart des pays voisins, et avec les conséquences que nous connaissons en matière d’armement, de blessures graves et de décès.

22Laurent Bonelli : Cette brutalisation du maintien de l’ordre ne serait pas possible sans penser aussi la transformation du rapport à la légitimité de la manifestation comme mode de protestation démocratique. Alors que, pour les dirigeants des années 1980-1990, la manifestation faisait partie de l’ordre démocratique ordinaire, pour les nouvelles élites politiques, ce n’est pas le cas : ils n’ont ni participé ni organisé des manifestations, et ils ne tirent leur légitimité que de l’élection, qu’ils considèrent comme un blanc-seing, un chèque en blanc, jusqu’à la prochaine échéance électorale. Cela a pour conséquence de délégitimer la protestation de rue. Cela se voit lors de la mobilisation contre la réforme des retraites, de janvier à juin 2023 : quinze ans auparavant, on aurait fait des concessions face à cette longue et forte mobilisation, alors qu’aujourd’hui on est dans un rapport de force brutal qui entraîne une radicalisation d’une partie des protestataires, qui ont recours à la violence, ce qui a pour effet en retour de décrédibiliser le mouvement du point de vue des gouvernants.

23Sebastian Roché : De manière générale, il y a un énorme retard entre l’affirmation des droits politiques, sociaux, syndicaux de groupes sociaux donnés et l’adaptation de la police à ces droits. Si les ouvriers connaissent une incorporation politique au début de la IIIe République, les instructions données à la gendarmerie, qui invitent à une gestion plus apaisée de ce groupe social, ne datent que des années 1920, une cinquantaine d’années donc après la formation de la République. De manière comparée, c’est également ce qu’on voit aujourd’hui dans les jeunes démocraties, avec un retard de la police par rapport aux mouvements d’affirmation des droits politiques. Au Brésil, par exemple, la démocratie est installée depuis les années 1980, mais on n’arrive pas encore à démocratiser la police.

  • 5 Patrick Bruneteaux, Maintenir l’ordre.., op. cit.
  • 6 Mathieu Rigouste, La Domination policière, édition augmentée, Paris, La Fabrique, 2021.
  • 7 Emmanuel Blanchard, Marieke Bloembergen, Amandine Lauro, Policing in Colonial Empires, Lausanne, Pe (...)
  • 8 Isabel V. Hull, Absolute Destruction : Military Culture and the Practices of War in Imperial German (...)
  • 9 Lou Pingeot, Colleen Bell, « Recentring the coloniality of global policing », Third World Quarterly(...)
  • 10 Mark Neocleous, War Power, Police Power, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014.

24Mathieu Rigouste : J’ajouterais que regarder la police seulement depuis la police ne permet d’observer que le sommet de l’iceberg. Si l’on décentre la perspective d’analyse depuis les périphéries où se déploie le pouvoir policier, le modèle de la démocratisation des violences d’État ne semble fonctionner que pour les manifestations de rue désignées comme légitimes par l’État. Dans ces situations, la police a effectivement tenté de réduire le contact direct avec les corps au cours du 20e siècle5. Mais en dehors de ce champ, lorsque les mobilisations sociales sont désignées comme subversives ou qu’elles emploient des répertoires d’action jugés anormaux, face aux révoltes et aux processus révolutionnaires, dans les quartiers populaires, en situation coloniale, dans les prisons ou à travers le régime des frontières6, la limite entre pouvoir policier et pouvoir militaire reste poreuse. Dans le cadre de la gestion des colonisés aux colonies, la guerre et le contrôle restent largement imbriqués et ce sont des polices militaires la plupart du temps qui assurent le maintien de l’ordre7. Comme l’affirme l’historienne Isabel V. Hull, « la situation coloniale elle-même était identique à la guerre » et le caractère guerrier du maintien de l’ordre a constitué l’une des continuités importantes dans le temps et l’espace mondial8. Contre les phénomènes insurrectionnels, la police passe aussi régulièrement la main aux troupes militaires lorsqu’elle n’arrive plus à soumettre, et elle collabore régulièrement, même en métropole, avec des forces militaro-policières comme la gendarmerie. La confrontation des recherches critiques en sociohistoire globale et connectée incite à considérer que ces situations constituent en réalité la norme9, tandis que la réduction continue de la violence d’État par la mise à distance du contact au corps fait exception et se limite au centre et aux corps jugés insacrifiables. Au croisement de ces perspectives, on peut considérer que le pouvoir policier et le pouvoir militaire appartiennent à un même continuum socio-historique de guerre et de contrôle10.

  • 11 Julian Go, Policing Empires : Militarization, Race, and the Imperial Boomerang in Britain and the U (...)

25Mais les discours et les imaginaires, les pratiques, les techniques et les matériels de police évoluent pourtant en traversant des crises. Si la police n’est jamais totalement démilitarisée ni complètement isolée du fait militaire, elle s’adapte face à des contradictions institutionnelles internes et face à tout ce qui lui résiste dans le monde social. Il est possible d’établir des périodisations et des sectorisations liées à l’évolution des formes de la police en fonction de processus structurants dans les domaines politique, économique et social. La police s’adapte lorsqu’elle est exportée dans de nouvelles configurations de pouvoir et de savoir, comme les champs de bataille coloniaux ou les guerres contre-insurrectionnelles. Elle évolue en retour lorsqu’elle fait face à son impuissance à maintenir l’ordre. Des fenêtres peuvent être alors ouvertes par différents niveaux hiérarchiques, pour importer et domestiquer des dispositifs, des matériels, des agents et des savoir-faire issus des terrains coloniaux et militaires. On peut parler de vagues de réverbération au sein d’une mécanique impériale de guerre et de contrôle, ou plus simplement d’un « boomerang impérial11 ». Ces résonances jouent un rôle fondamental dans la reproduction et la transformation des rapports sociohistoriques sur la longue durée, à des échelles locales, nationales et internationales. Elles structurent aussi profondément la globalisation néolibérale et sécuritaire contemporaine.

26Comment expliquer la défiance persistante et réactualisée lors des moments de crise entre police et population ? Peut-on définir un seuil d’acceptabilité de l’action répressive et des pratiques policières ?

27Danielle Tartakowsky : Rappelons d’abord que la longue histoire des luttes ouvrières est scandée par des ripostes répressives qui furent jusqu’après-guerre le fait de l’armée, à l’origine d’un long martyrologe propre à ancrer durablement la dénonciation de l’« État gendarme », par-delà ses acteurs successifs.

  • 12 Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18. Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.
  • 13 Danielle Tartakowsky, Les Manifestations de rue en France, 1918-1968, Paris, Publications de la Sor (...)

28Des historiens de la Première Guerre mondiale ont avancé l’hypothèse d’une « culture de guerre » qui vaudrait à la tolérance sociale à la violence d’augmenter dans les conjonctures de guerre12. Sans vouloir ainsi trancher cette question longuement débattue entre historiens, j’ai pu constater dans mes travaux que l’immédiat après-guerre de 1914-1918, l’entrée en guerre froide et, bien sûr, la guerre d’Algérie, ont chaque fois correspondu à une poussée de violence répressive à l’encontre des mobilisations collectives sans avoir suscité de fortes réactions, hormis, in fine, en février 196213. A contrario, la violence exercée contre les étudiants durant la nuit des barricades à Paris, en Mai 68, relative comparée à celle déployée dans d’autres pays, le Mexique en premier lieu, quand bien même il ne s’agit pas de la minimiser, a soulevé une indignation suffisamment puissante pour générer la manifestation du 13 mai, prélude à la grève générale de mai-juin. Le degré de tolérance face à la violence peut être éminemment variable, et parfois les morts, les victimes sont ouvrières ou étudiantes, algériennes (octobre 1961) ou françaises (février 1962). Mais une hypothèse peut s’adjoindre à cette première explication. Avec les accords d’Évian s’est refermée une séquence de plus de vingt années de guerres quasi ininterrompues, contribuant sans doute à un affaissement du seuil de tolérance sociale à la violence. Mais là encore, rien de linéaire : les réactions suscitées par la mort de Rémi Fraisse (2021) ont été sans commune mesure avec celles advenues après celles de Malik Oussekine (1986).

  • 14 Sebastian Roché, François Rabaté, La Police contre la rue, Paris, Grasset, 2023.

29Sebastian Roché : Une police peut être acceptée si ses méthodes peuvent être considérées comme légitimes. Or, on a une sorte de retard en France dans l’incorporation des normes démocratiques en matière de maintien de l’ordre, qui contraste par exemple avec la police allemande14, qui n’utilise ni grenades explosives ni LBD notamment, et lorsque cela a pu être occasionnellement le cas, par exemple à Hambourg lors du G20 en 2017, il y a eu des suites judiciaires car cela a été jugé hors du cadre légal. De même, au Danemark, au Royaume-Uni : on n’utilise pas d’armes à feu même à « létalité réduite » dans le cadre du maintien des foules. Il y a de vrais organes de contrôle : la cour constitutionnelle de Karlsruhe en Allemagne a pris des positions très claires en faveur de la nécessité de protection des droits de la part de la police, disant par exemple qu’il faut limiter la quantité de gaz lacrymogène utilisé. En Europe du Nord cela se traduit par une recherche de désescalade, ou encore en Belgique par une « gestion négociée de l’espace public », y compris face à des groupes qui peuvent chercher la confrontation ou la provocation.

  • 15 Résultats de l’analyse des données de l’enquête Cadre de vie et sécurité (INSEE-INHESJ), non publié (...)
  • 16 Sebastian Roché, « Les relations entre la police et les citoyens. Concepts, mesures, évolutions (19 (...)

30Or, il est clair que lorsqu’il y a des chocs importants, par exemple pendant le mouvement des Gilets jaunes, avec chez les protestataires plus d’une trentaine de mutilations et beaucoup de blessures qu’on a du mal à dénombrer, cela entraîne un affaissement de l’expression d’une opinion positive de la police et d’un soutien à celle-ci. C’est le cas également dans les banlieues, qui sont témoin de raids de police à haute visibilité, accompagnés d’un grand nombre de contrôles et d’interpellations : la répétition de ces pratiques est associée à des évaluations plus défavorables de la police par la population qui y est exposée. D’une manière générale, le soutien à la police repose essentiellement sur la partie de la population qui n’a pas affaire à elle au quotidien, et qui n’a pas besoin d’elle pour garantir sa propre sécurité (car peu exposée à la délinquance)15. Il n’y a donc pas de consensus dans la société pour considérer que certaines pratiques de la police ou son usage des armes seraient discriminatoires et non acceptables. Certains peuvent penser qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs et ne vont pas nécessairement critiquer la police. Selon une enquête que j’ai récemment menée, à peu près un tiers des enquêtés disent que la police fait ce qu’il faut faire, même lorsqu’elle discrimine les minorités16. Aux États-Unis, aussi, les évaluations de la police sont extrêmement différentes selon qu’on est démocrate ou républicain, et les jugements sur la police apparaissent très liés aux évaluations politiques.

31Laurent Bonelli : La France est l’un des pays d’Europe où le taux de défiance est le plus important envers la police. Une des clés d’interprétation est une croyance fallacieuse qui s’est imposée à partir du milieu des années 1990 chez un certain nombre de gouvernants, selon laquelle la police serait la solution magique à toute une série de problèmes sociaux. C’est l’idée que la police pourrait gérer les conséquences du creusement des inégalités observable à l’intérieur de nos sociétés, ainsi qu’entre sociétés du Nord et sociétés du Sud. Lionel Jospin lui-même a sous-entendu qu’on avait tout essayé face au chômage, et d’autres ont assumé, plus cyniquement, que le creusement des inégalités pouvait avoir des effets, positifs, de ruissellement. La police se retrouve donc de plus en plus engagée dans la régulation des désordres sociaux qui découlent de ces inégalités, à l’intérieur comme à l’extérieur (dans la gestion aux frontières des flux migratoires, notamment, où la police n’a jamais été aussi engagée).

32Cela produit un élargissement de l’emprise policière sur notre société : la police est l’institution qui chaque jour est davantage mobilisée sur des terrains où auparavant elle ne l’était pas : la question de l’occupation des halls d’immeubles, par exemple, est devenue une question policière. La police, évidemment, résout les problèmes à sa manière : dans les entretiens qu’on mène avec eux, la phrase « nous ne sommes pas des assistantes sociales » revient comme un leitmotiv. Les policiers eux-mêmes sont bien conscients que toute une série de problèmes ne peut être résolue de manière policière : le logement, les problèmes sociaux et familiaux, le chômage et l’économie parallèle… Les policiers sont bien plus sociologues que nombre de nos gouvernants !

33L’engagement de la police sur tout une série de secteurs qui ne sont pas nécessairement de sa compétence élargit l’emprise policière sur notre société : de plus en plus de groupes/d’individus sont concernés désormais par la police. Exemple : le TAJ, fichier de traitement des antécédents judiciaires (ancien STIC : système de traitement des infractions constatées), qui contient aujourd’hui près de vingt millions de personnes. Ceci veut dire que presque 1/3 de la population française est suspecte aux yeux de la police, ce qui est absolument colossal. Bien des citoyens ont eu un contact avec la police, alors que ce n’aurait pas été le cas auparavant. Prenons le cas de jeunes lycéens qui bloquent leur lycée : alors que les manifestations du passé étaient festives, aujourd’hui ils ont un rapport à la police complètement différent, car ils ont déjà respiré des gaz lacrymogènes et connu, pour certains, la garde à vue…

  • 17 Voir notamment Élodie Lemaire, « “Sous la peau” des policiers. Enquête sur les activités de couliss (...)

34De l’autre côté, de manière symétrique, pour une bonne partie des policiers, la défiance croissante alimente un sentiment de « citadelle assiégée », qui se traduit par un renforcement des sociabilités internes à la police17. Les policiers développent des relations affectives ou amicales de plus en plus endogamiques, car ils sont convaincus que les autres ne les comprennent pas.

35Évidemment, la police, en tant qu’institution, bénéficie de la place de plus en plus centrale que les gouvernants lui accordent : elle obtient plus de moyens, dans un contexte de réforme de l’État libéral, elle a mieux résisté aux coupes néolibérales que la plupart des institutions publiques. C’est lié au rôle qui lui est dévolu dans les équilibres d’État. Si on doit s’occuper de tout, il nous faut des contreparties, de trois types : armement, moyens et pouvoir. La police est, enfin, en capacité de refuser les contrôles externes. L’IGPN, qui est efficace pour des comportements déviants de policiers particuliers (alcoolisme, violence intrafamiliale, etc.), dès lors qu’on en vient à la question des « bavures », ne sert à rien : sur près de 400 affaires dont elle a été saisie lors du mouvement des Gilets jaunes, elle a prononcé seulement deux propositions de sanction administrative. Cela a aussi des effets politiques : les gouvernements ne peuvent aller contre l’institution policière. Le ministre Christophe Castaner a perdu son poste deux semaines après avoir exprimé l’idée qu’il fallait arrêter les clés d’étranglement. Cela ne fait qu’alimenter la défiance à l’égard de la police, accusée d’échapper au contrôle de l’État de droit.

  • 18 Ranajit Guha, Dominance without hegemony : History and power in colonial India, Cambridge, Massachu (...)
  • 19 Max Weber, Le Savant et le politique, cité dans Catherine Colliot-Thélène, « Violence policière, vi (...)

36Mathieu Rigouste : Nous savons que dans la situation coloniale règne une « domination sans hégémonie18 ». Mais c’est aussi le cas dans certains secteurs du champ de bataille métropolitain, lorsque la police encadre des conditions matérielles et symboliques d’existences précaires, discriminées, marginalisées et opprimées. Dans les quartiers populaires ségrégués, dans les prisons, tout au long de la politique des frontières et contre les mobilisations sociales désignées comme subversives par l’État, la police ne peut pas être légitime car elle emploie la force pour contrôler, surveiller, opprimer ou réprimer l’agentivité des individus et des groupes sociaux. Avant même d’employer la violence, son seul déploiement relève d’une imposition de normes extérieures et contraint le consentement des groupes sociaux ciblés. La définition wébérienne de l’État est souvent utilisée par des politiciens pour justifier leurs usages de la violence, en affirmant que l’État détiendrait le monopole de sa légitimité. C’est pourtant l’inverse qu’avait noté le sociologue dans Le Savant et le politique. Selon lui « l’État est cette communauté humaine qui [...] revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime19 ». L’État revendique ce monopole et tente de l’imposer justement parce qu’il ne l’a pas, et parce qu’il ne peut pas l’avoir dans une société inégalitaire. La question de la légitimité suppose toujours de savoir pour qui une violence est légitime et on peut facilement entendre qu’un pouvoir et une violence ne peuvent pas être légitimes auprès de ceux qui les subissent.

  • 20 Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.

37Cependant, les attitudes face à la police dépendent aussi des situations où elle intervient, c’est-à-dire de la configuration des rapports sociaux qu’elle encadre. Les postures adoptées face à la police dépendent à la fois des signes produits par cette dernière et du sens donné à ces signes par les groupes sociaux qui subissent la violence symbolique et matérielle de la police et de la société. À la manière dont la mémoire elle-même est produite par des cadres sociaux et entretenue de manière à faire exister des groupes au présent20, la lecture des gestes de l’État et des usages policiers de la violence est inscrite dans la manière dont ces groupes se pensent eux-mêmes et considèrent leur place dans la société. La violence d’État est perçue en fonction de conceptions du monde, mais aussi comme des possibilités de se dire en réaction, d’exister en s’y opposant, de survivre en se mobilisant collectivement. Le même geste policier pourra ainsi déclencher des révoltes coordonnées et organisées ou non, selon la configuration des rapports de force au cœur du champ de bataille sociohistorique et selon la politisation des affects au cœur d’une séquence.

38La parole des forces de l’ordre est une parole empêchée publiquement. Pour autant, les réflexions existent sur les pratiques et leur acceptation sociale, au sein des corps qui les constituent : comment les mettre en évidence et comment évoluent-t-elles ?

  • 21 Mathieu Rigouste, « Magouilles, nazisme et violence : un "policier repenti" se livre », Mediapart, (...)

39Mathieu Rigouste : Contrairement à une idée reçue, la police s’exprime assez régulièrement à travers différents canaux. Comme institution, elle aménage ses propres services de communication internes et ses revues destinées aux policiers. Sa parole officielle passe aussi par les services de communication extérieure du ministère de l’Intérieur et elle est désormais incarnée par des policiers communicants ayant pour fonction de s’exprimer au quotidien sur les réseaux sociaux. Les syndicats de policiers ont eux-aussi leurs propres relais de diffusion dans les grands médias et sur les réseaux sociaux où ils déploient des discours de manière moins institutionnelle, même si cela s’inscrit parfois dans des stratégies communes entre syndicats et ministère de l’Intérieur. Enfin, différentes franges de policiers collaborent régulièrement avec des journalistes et des services de presse pour diffuser des informations et des récits, mais aussi incarner des figures attendues sur le marché médiatique. Il existe enfin des profils particuliers de policiers auteurs de blogs, de livres autobiographiques, et qui s’expriment sur leurs propres réseaux sociaux. De ce point de vue, on peut convenir que la parole policière n’est pas empêchée comme un bloc. De la parole policière est façonnée et diffusée très largement par l’institution policière elle-même, par des appareils d’État, des entreprises médiatiques et des fractions politiques qui la mettent au centre de l’idéologie dominante et de la société sécuritaire contemporaine. C’est en revanche une parole critique des policiers sur la police qui est empêchée, par esprit de corps à l’intérieur de l’institution et par l’institution elle-même à l’extérieur. Des entretiens avec ces cas rares et spécifiques d’ex-policiers ayant rompu avec la profession par choix ouvrent à ce titre des perspectives très riches pour une histoire critique des coulisses et des affects intimes de la police21.

40Danielle Tartakowsky : Depuis une dizaine d’années, des syndicats de policiers expriment publiquement leurs doutes sur des directives données lors de certaines manifestations (dont les « nasses ») et leur sentiment de devoir agir à l’encontre de ce qu’ont été longtemps les règles du métier. Mais il s’agit de syndicats très minoritaires et la surreprésentation de l’extrême droite dans la police et la gendarmerie, conjuguée à ce qui s’apparente à une recherche délibérée d’un pourrissement de la situation de plus en plus fréquente de la part de l’État, n’est pas sans inquiéter, posant avec force la question de ce qu’est/doit être une police républicaine aujourd’hui.

41Arnaud Houte : Il faut toujours garder à l’esprit que les polices (j’emploie délibérément le pluriel) et la gendarmerie (dont la spécificité ne doit pas être négligée) ne constituent pas un bloc homogène, loin de là. Du côté de la police nationale, les syndicats tiennent ce rôle d’expression depuis le milieu du 20e siècle. S’ils ont longtemps représenté un large spectre du paysage politique, on sait qu’ils ont tendance à se resserrer sur la droite et l’extrême droite depuis une vingtaine d’années, ce qui reflète sans doute une tendance de fond et contribue à exagérer cette tendance, car il est difficile de faire entendre des voix dissidentes dans un concert sécuritaire. Mais cela ne veut pas dire qu’elles n’existent pas… Du côté de la gendarmerie, qui reste une institution militaire, la culture du silence est encore plus forte, et les relais d’expression syndicale sont plus récents et très spécifiques.

  • 22 Arnaud-Dominique Houte, Le Métier de gendarme au XIXe siècle, Rennes, PUR, 2011.

42Notons cependant que, depuis le tout début du 19e siècle, il existe une puissante presse corporatiste animée par les retraités, où s’impriment des débats parfois très vifs entre diverses conceptions du métier : les historiens les épluchent pour mettre en relief des désaccords, des réticences. J’avais ainsi vu combien les gendarmes du début du 20e siècle détestaient partir en mission de maintien de l’ordre22. Cette mauvaise volonté (qui ne se traduit jamais par de la désobéissance, et qui est donc invisible en dehors de cette source) témoigne des mauvaises conditions de transport, de logement, etc., mais elle prouve aussi que les gendarmes de 1900 considèrent le service aux grèves comme une « corvée » qui les éloigne de la réalité profonde de leur métier.

  • 23 Laurent Bonelli, L’Espace des commissaires de police français. Socio-morphologie d’une « grande fam (...)

43Laurent Bonelli : Le discours public sur la police – celui des syndicats, comme des communicants du ministère de l’Intérieur – n’est pas le même discours que celui que l’on entend si on fait des entretiens avec des policiers, qui sont beaucoup plus modérés. Il n’est pas du tout rare d’entendre des policiers déplorant le fait que de mauvaises pratiques de certains policiers ont ensuite des répercussions sur eux, sur leur activité, et qu’il serait utile de les condamner. Mais est-ce que cela produit des formes de protestation organisée ? Non, pas nécessairement. Il y a des discours différents, mais qui ne s’organisent pas publiquement, notamment parce que la police française a une particularité par rapport à d’autres pays : elle regroupe en son sein des métiers très différents, du renseignement à la PJ, la sécurité publique, les CRS, la police aux frontières. Les études longitudinales que j’ai pu effectuer de carrières de commissaires de police révèlent que ces métiers sont assez peu poreux les uns aux autres23. Ce sont des habitus, des éthos, des manières de faire différentes, qui font que l’on ne passe pas de l’un à l’autre. De fait, les mobilisations d’un corps de police ne mobilisent pas les autres. Cela complique la fabrication d’alternatives, qui devraient être pensées par métier.

44Sebastian Roché : La logique de la police en maintien de l’ordre a complètement basculé ces dernières années : auparavant, on avait des unités non armées ou n’utilisant pas leurs armes, mis à part gaz et bâtons, professionnalisées et gérant les foules protestataires selon le principe de mise à distance. Aujourd’hui, on a des unités qui ne sont pas professionnalisées (au sens de la préparation à un métier spécifique), équipées d’armes. C’est une inversion qui n’est pas une tendance européenne, mais bien une singularité française. Dès lors, l’interdit moral affirmé dans l’instruction (confidentielle) de la gendarmerie de 1930 : « tu ne tueras point » en maintien de l’ordre, est subvertie par les nouveaux équipements. Les armes à feu comme le LBD ou les grenades explosives sont moins létales. Elles ne sont donc plus considérées comme des armes à feu par le ministère de l’Intérieur, qui les qualifie d’« armes intermédiaires ». Pourtant, ce sont bien des armes à feu, dont la définition est de propulser par la détonation des projectiles. Les LBD représentent l’outil le plus mutilant qu’on ait introduit en maintien de l’ordre.

45Face à ces évolutions de l’armement, il y a peu de réflexions théoriques internes, à la différence de l’armée. Policier, c’est, en quelque sorte, une profession inachevée. En matière militaire, le politique peut donner des instructions générales, mais il ne peut pas dire comment faire la guerre. Alors que c’est le ministre qui va dire comment faire la police de maintien de l’ordre. Cette profession n’est pas complètement formée, au sens où la validité de son corps de règles est toujours conditionnée par l’approbation de l’autorité politique. C’est cela qui explique selon moi le manque de réflexion stratégique interne : à quoi bon faire de la « stratégie métier » si au bout du compte c’est l’avis du ministre et sa tactique qui comptent plus que tout ?

46Ainsi, le « Beauvau de la sécurité », grande consultation lancée en 2021 par le gouvernement Castex, représente une expérience avortée. On n’arrive jamais à discuter du maintien de l’ordre publiquement, à en faire un sujet politique, même quand le ministre lance un ballon d’essai, de telle sorte qu’il n’existe en France aucune doctrine officielle du maintien de l’ordre. Le Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), rédigé par le ministère de l’Intérieur en 2020 à la suite de la crise des gilets jaunes, ne constitue en aucun cas une doctrine. Il s’apparente au contraire à un catalogue de différentes possibilités de faire (notamment, concernant l’usage des armes), en fonction des situations. Les droits ne sont pas incorporés à une réflexion d’ensemble, mais sont séparés de celle-ci comme une sorte de préalable. La question des droits des manifestants est notamment évacuée par un simple paragraphe introductif. Dans le rapport rendu par le Sénat sur les émeutes de juillet 2023, autre exemple, le tir policier mortel sur Nahel n’est même pas mentionné : il est dit que la victime décède à la suite d’un refus d’obtempérer. C’est une ellipse qui pose un problème politique, et pas simplement moral.

47Pour vous, ces enjeux sécuritaires viennent-ils mettre en tension l’État de droit dans notre démocratie contemporaine ?

  • 24 Loi n° 2019-290 du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors (...)
  • 25 Un recours auprès du Conseil d’État a été déposé en juin 2020 contre les restrictions du droit de m (...)

48Danielle Tartakowsky : Oui, bien sûr. Mais peut-être convient-il de rappeler que cet inquiétant tournant participe d’un mouvement qui s’est amorcé à plus vaste échelle à partir de 2001 : la ville de Gênes, qui accueillait le G8, fut le théâtre de grandes manifestations violemment réprimées ayant provoqué la mort d’un manifestant, à l’origine d’un tournant dans le développement du mouvement altermondialiste et de l’adoption de mesures sécuritaires à cette échelle, susceptibles comme toujours de s’étendre à d’autres. Cette même année, le Patriot Act, en réponse aux attentats terroristes de septembre, suscite aux États-Unis la mise en place d’une législation d’exception à son tour susceptible de faire école. En France, c’est d’abord lors de ladite « révolte » des banlieues que l’état d’urgence fait son retour pour la première fois depuis la guerre d’Algérie. Il resurgit après les attentats de 2015 en s’installant pour deux ans, puis, sans parler ici de la crise du Covid-19, il vaut depuis mai 2024 en Nouvelle-Calédonie, au risque signifié par des juristes d’un glissement progressif vers un « état d’exception permanent » complété par les menaces sous-tendues par la Loi sur le renseignement de 2021. Ajoutons une proposition de loi formulée au Sénat visant à l’adoption d’une nouvelle loi « anticasseurs24 », des tentatives pour glisser d’un principe déclaratif des manifestations à un système d’autorisation préalable25. La multiplication des demandes de référé-liberté devant le Conseil d’État et les tribunaux administratifs est à la mesure de ces atteintes et menaces à l’État de droit.

49Laurent Bonelli : Dès lors que vous faites de la police le fer de lance de la résolution d’un grand nombre de problèmes sociaux, que vous vous mettez dans une situation d’interdépendance défavorable vis-à-vis de la police puisque vous lui avez confié tous ces objectifs, la question de l’État de droit va avec : il devient extrêmement difficile d’encadrer les pouvoirs de la police. À chaque fois qu’une nouvelle loi élargit les pouvoirs policiers, les policiers avec lesquels je fais des entretiens évoquent ce qui manquait dans la précédente loi, et que la nouvelle loi vient combler. C’est une sorte de lettre au Père Noël permanente. Chaque loi ne vient pas réguler, mais plutôt déréguler. Un exemple révélateur est constitué par la loi Renseignement de 2015 : les services disaient qu’ils avaient des pratiques « alégales », euphémisme intéressant pour parler de pratiques bel et bien illégales. Qu’a fait la loi ? Elle les a rendues légales. De même, le STIC (principal fichier policier, devenu depuis 2011 le TAJ) a fonctionné pendant dix ans en toute illégalité : des millions de gens étaient fichés par la police sans qu’il y ait eu de déclaration à la CNIL. Puis le fichier a été légalisé. Il devient pratiquement impossible d’inverser la tendance, d’autant plus que ces problèmes ont un fort écho dans le débat public et que le politique utilise la peur comme mode ordinaire de gouvernement. La plupart des lois sont prises après un fait divers, dans un contexte où il est inaudible de pointer les atteintes aux libertés. Là où des résistances existent, c’est du côté des professionnels : les magistrats ne sont pas prêts à faire n’importe quoi. Mais il y a aussi une évolution : ce qu’il y a une vingtaine d’années serait passé pour liberticide et absolument impensable se fait aujourd’hui.

50Le tournant antiterroriste participe de cela. La question antiterroriste sert généralement de ballon d’essai pour accoutumer ensuite et élargir les pratiques. La gravité des faits, l’attaque contre l’État, justifie une sorte d’exceptionnalité en matière antiterroriste depuis la fin du 19e siècle. Or, ces formes de justice et de police d’exception font que les services de renseignement ne s’encombrent pas du droit pénal, car ce n’est pas la preuve pénale qui est en jeu. Souvent, les lois antiterroristes mélangent des éléments antiterroristes et des éléments qui ne le sont pas. Dans l’inflation des lois antiterroristes, on constate un glissement très net du judiciaire vers l’administratif. Désormais, on peut expulser quelqu’un de France pour des motifs administratifs sans que cela passe devant un juge, c’est-à-dire sans procédure contradictoire. L’antiterrorisme utilise massivement l’administratif, et cela commence à infuser dans le droit pénal ordinaire. La question du confinement de 2020 a été très révélatrice : certaines personnes se sont retrouvées au tribunal, voire en prison, pour ne pas avoir payé des amendes.

51Mathieu Rigouste : Du point de vue de la sociohistoire critique à l’intérieur de laquelle je mène mes travaux, « l’État de droit » et « la démocratie » constituent des récits dominants et des fictions légitimantes pour les institutions de l’État-nation moderne. Ils ne me semblent pas pouvoir servir de concepts opératoires pour comprendre le champ de bataille sociohistorique et je les interroge plutôt comme des sources et du terrain. Leurs usages me semblent surtout indiquer des régimes de légitimation. La production et l’exercice du droit sont eux-mêmes des champs où s’affrontent des groupes dominants et dominés. L’accès aux droits, à la possibilité d’une vie digne, le droit de ne pas être opprimé, voire tué par la police, n’est sociologiquement et historiquement pas le même pour toutes et tous. L’accès aux droits diffère selon les positionnements de classe, de race et de genre que nous occupons dans la société. Pour les colonisé·es, les misérables, les prisonnier·es, les exilé·es illégalisé·es, les bandits, les rebelles et les révolutionnaires, les prolétaires et en particulier les prolétaires racisé·es, l’existence reste, à travers les périodisations de l’ère contemporaine, conditionnée par des protocoles d’écrasement de la vie quotidienne. Elles et eux n’ont pas les mêmes droits et parmi elles et eux, certaines et certains n’ont même pas le droit d’avoir des droits. Une analyse depuis les marges montre que la biopolitique ne s’applique qu’aux vies considérées comme légitimes à l’intérieur de la pyramide socio-historique. Et de ce point de vue, la globalisation sécuritaire ne rompt pas avec l’inégalité structurelle du capitalisme racial et patriarcal. Elle ne cesse en fait d’élargir le thanatopouvoir, c’est-à-dire le gouvernement par la distribution de la mort ou le laisser mourir et le nécro-pouvoir, c’est-à-dire le gouvernement par l’écrasement de l’existence quotidienne. La globalisation sécuritaire élargit ainsi continuellement la condition de mort-vivant à des franges toujours plus larges des classes populaires. Et la police est l’un des appareils principaux en charge de la distribution de violence au service de ces régimes de pouvoir.

52Quelles solutions diverses pourraient être apportées pour résoudre la défiance envers les forces de l’ordre ? Existe-t-il des expérimentations pour aller vers un modèle de police qui serait à la fois pleinement fonctionnel et en même temps perçu comme légitime ?

53Arnaud Houte : Depuis une trentaine d’années, on parle beaucoup de la « police de proximité », qui a été brièvement expérimentée, professionnellement critiquée et politiquement rejetée, mais dont les grands principes infusent tout de même. Comment change-t-on de modèle de police ? Pour en revenir au 19e siècle et aux leçons qu’on peut, prudemment, en retenir, je voudrais revenir sur la transformation du métier de gendarme. Encore au milieu du 19e siècle, sous le Second Empire, c’est un métier avec une forte identité militaire, presque guerrière, avec une culture de distance voire de mépris envers la population civile. Cela produit des relations sociales tendues, souvent violentes, toujours insatisfaisantes, car la réalité quotidienne du terrain impose de toute façon des concessions et des adaptations qui entrent en contradiction avec les grands principes. Un demi-siècle plus tard, le gendarme départemental de la IIIe République a largement changé d’image, sinon de métier ; on valorise sa capacité à se faire accepter (et à se marier…) dans sa circonscription d’exercice ; on insiste sur la pédagogie qu’il faut privilégier à la répression, etc. Ce qui n’empêche pas, par ailleurs, ces « brav’ gendarmes » de s’acharner sur ceux que personne ne défend : vagabonds, étrangers ou anarchistes. En l’espace d’une ou deux générations, le métier a fortement changé. Et pourtant, les règlements sont restés identiques ! Ce n’est pas par un changement institutionnel, mais par une mutation socioprofessionnelle et un nouvel esprit du métier qu’on a révolutionné la gendarmerie du 19e siècle. Je ne sais pas ce qu’on peut en déduire pour aujourd’hui, mais je dirais qu’il faut se méfier des promesses de rupture par la loi et le règlement (je n’y crois guère), et s’intéresser davantage au recrutement socioculturel et à l’identité professionnelle des agents.

54Danielle Tartakowsky : En 2015, une Commission d’enquête parlementaire présidée par Noël Mamère et « chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens », a avancé un certain nombre de propositions dans son rapport du 21 mai 2015 :

55« Développer des réponses graduelles pour mieux conjuguer ordre et liberté. Reconstruire et densifier le renseignement de proximité. Redonner des moyens à l’autorité civile en amont des manifestations. Recréer des formes de concertation entre les autorités civiles et policières, d’une part, et les manifestants respectueux de l’ordre public, d’autre part. Faciliter le suivi par la presse des opérations de maintien de l’ordre. Aménager les procédures judiciaires et administratives afin que des individus isolés ne puissent prendre en otage la liberté publique de manifester. Organiser une médiation systématique et continue entre les forces chargées du maintien de l’ordre et le public manifestant, avant, pendant et après l’événement. Faire confiance à des forces de l’ordre spécialisées, professionnels du maintien de l’ordre et respectueux des libertés publiques en favorisant l’intervention exclusive d’unités spécialisées en opération de maintien de l’ordre. Recentrer l’équipement des forces chargées du maintien de l’ordre sur les besoins liés à la gestion des foules en restreignant notamment l’usage du lanceur de balles de défense LBD 40x46 lors des opérations de maintien de l’ordre aux seules forces mobiles et aux forces dûment formées à son emploi dans le contexte particulier du maintien de l’ordre. Faciliter la judiciarisation des infractions commises lors ou en marge d’une manifestation. »26

  • 27 Olivier Fillieule, Fabien Jobard, Politiques du désordre, op. cit.

56Ces propositions s’inspiraient de ce qui était et demeure la politique de médiation à l’œuvre dans l’immense majorité des pays européens, comme le montrent les travaux de Olivier Fillieule et Fabien Jobard27. La foule étant ici conçue comme un ensemble d’individualités : des « policiers de contact » non armés et vêtus de gilets fluo vont dialoguer avec les manifestants pour leur expliquer ce qu’ils font, y compris s’ils doivent recourir à la violence. La tactique actuelle utilisée en France a tout au contraire pour meilleur effet de solidariser la masse des manifestants avec la minorité́ violente qui s’en prend aux forces de l’ordre, comme si tout était mis en œuvre pour que la situation dérape.

57Sebastian Roché : Pour redynamiser la réflexion sur le lien police-population, on pourrait reprendre les esquisses de 1981, le dernier moment où la gauche développe des idées concernant cette question, qui sont d’ailleurs plutôt comparables à celles des progressistes canadiens ou étatsuniens. Ces idées sont assez simples : il faut que la police soit redevable vis-à-vis des citoyens, soit légitime, connaisse les attentes et les priorités des citoyens et organise son activité en fonction de ces attentes et non des priorités ministérielles qui, elles, varient en fonction d’un autre agenda, un agenda politique national. Il faut que la police soit ancrée localement et qu’elle ait l’obligation de connaître les attentes des citoyens. Cela peut passer par des modes de consultation locale, comme au Royaume-Uni. L’autre idée, c’est que la police seule ne peut régler les questions de délinquance : elle doit travailler en partenariat. Quand il y a des comportements délinquants, ils sont aussi liés à un certain nombre de dysfonctionnements, familiaux, scolaires, de santé parfois, et il apparaît nécessaire de reconnaître qu’il y a des besoins de base des citoyens, y compris des enfants, qui ne sont pas satisfaits. Si ces besoins de base ne sont pas pris en compte, la police à elle toute seule n’est pas une bonne solution. La police doit intervenir en cas d’infraction, mais elle doit travailler avec le social, le sanitaire, le scolaire sur les facteurs sous-jacents, les causes sociales, économiques, qui sont un peu devenues des gros mots. Or, aujourd’hui, au contraire, les causes des comportements ont été complètement évacuées lors des réflexions, par exemple dans les émeutes consécutives à l’homicide du jeune Nahel en juin-juillet 2023 : la tonalité dominante a été de parler d’une sorte de sécession de la jeunesse, qui serait devenue anti-institutionnelle.

58Il n’y a pas de solution magique à la qualité de la relation de la police et des populations, mais certaines approches peuvent améliorer la situation : la police de proximité, par exemple, améliore la confiance et a un effet bénéfique de réduction de la délinquance, mais elle ne permet pas à elle seule d’inverser, d’éradiquer toute forme de désordre.

59Laurent Bonelli : La première piste, c’est de mettre l’accent sur la formation. La police française est très en retard sur ces questions, mais il existe beaucoup plus d’expérimentation aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, en Espagne, de formations de policiers aux questions de racisme, d’homophobie, de violences faites aux femmes. Or, sur ce dernier point, la formation a eu des effets : il y a quinze ans, porter plainte pour viol était une deuxième épreuve, c’est moins le cas aujourd’hui.

60Il existe par ailleurs un mouvement international qui me semble particulièrement intéressant et qui a vu le jour après la mort de George Floyd aux États-Unis en 2020, qui s’appelle « Defund the Police ». Il est hétérogène, mais accueille des réflexions nouvelles qui visent en fait à dépoliciariser un certain nombre de problèmes. C’est une réflexion critique, de gauche, qui demande : « Est-ce vraiment à la police de s’occuper de cela ? » À l’évidence, il y a un certain nombre de tâches qui sont des tâches purement policières : élucider des homicides, démanteler des réseaux de stupéfiants… Mais, au contraire, est-ce vraiment à la police de résoudre un conflit social de l’espace, c’est-à-dire un différend impliquant par exemple des jeunes qui sont sur une place et qui entrent en conflit avec des parents qui ont de jeunes enfants ? Est-ce vraiment à des policiers de résoudre des tensions scolaires qui peuvent, le cas échéant, déboucher sur des insultes ou des violences ? Pendant l’épidémie de Covid-19, était-ce vraiment aux policiers de faire respecter le couvre-feu, de faire 27 millions de contrôles d’identité et d’infliger 1,5 million d’amendes ? Est-ce que cela n’aggrave pas les tensions sociales sur un territoire ?

  • 28 Voir notamment Elizabeth Bernstein, « La politique carcérale comme justice de genre ? La "traite de (...)
  • 29 Laurent Bonelli, « Pour une décroissance sécuritaire », Le Monde diplomatique, mai 2017.

61Toute une série de mouvements commencent à se demander si, sur un certain nombre de contentieux, de questions, on ne pourrait pas confier ces problèmes à d’autres acteurs que la police. On le voit par exemple sur le plan du féminisme, et notamment dans l’opposition au féminisme pénal28. En Espagne notamment, on a des mouvements forts qui affirment : « ce sont mes ami·es qui s’occupent de moi, pas la police ». D’autres acteurs sociaux peuvent se voir habilités, y compris publiquement, pour intervenir dans un certain nombre de situations. C’est vrai aussi sur la justice restaurative, qu’on voit notamment en Amérique latine, qui constitue un mode de régulation des délits et offenses qui passe par la communauté, et non plus par la police ou la justice pénale. J’ai invité moi-même, dans d’autres textes, à une « décroissance sécuritaire29 ». Il faut engager une décroissance sécuritaire car cette inflation permanente de lois, de répression, d’incarcérations depuis trente ans, à l’évidence, ne résout pas les problèmes : il faut donc penser autrement sans doute.

  • 30 Voir notamment Alex S. Vitale, The End of Policing, London/New York, Verso, 2017 ; Mike Brogden, «T (...)
  • 31 Émilie-Emmanuelle Joly, Autodétermination des peuples indigènes et autogestion : le cas de la polic (...)

62Mathieu Rigouste : La police n’a pas été fondée pour être considérée légitime par les classes populaires, mais pour maintenir un ordre social inégalitaire30. De ce point de vue, la police fonctionne en remplissant les fonctions pour lesquelles elle est organisée, financée et continuellement adaptée. En distribuant la violence pour reproduire les rapports de domination et défendre la propriété privée, donc en étant illégitime auprès des classes dominées, la police effectue justement son travail en répondant à sa fonction sociohistorique. Et lorsqu’elle est jugée dysfonctionnelle par ses hiérarchies, ces dernières la font évoluer. Elle est ainsi généralement considérée comme légitime par les classes dominantes et les groupes sociaux qui se pensent protégés par elle. Les classes dominantes voudraient qu’elle soit plus légitime auprès de l’ensemble des classes dominées pour faciliter le maintien de l’ordre sans avoir à investir dans l’exercice de la force. Mais la police ne peut pas être légitime auprès de groupes sociaux qu’elle contraint dans des conditions d’existence précarisées en marge d’une société injuste pour eux. Comme le montrent certaines expériences de justice dites communautaires dans des situations d’autogestion communale, au Chiapas notamment31, des prises en charge de la protection collective ne deviennent légitimes pour l’ensemble de la population que parce qu’elles sont mises en œuvre par ses membres eux-mêmes dans le cadre d’une société qu’ils trouvent juste et légitime. Le prétendu rôle de défense de la société revendiqué par la police ne semble en réalité pouvoir être accepté par l’ensemble d’une société que lorsque celle-ci abolit la police à travers des formes d’autodéfense collective organisées au service d’un pouvoir populaire horizontal.

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Notes

1 Voir notamment sa Psychologie des foules, publiée en 1895.

2 Voir notamment Patrick Bruneteaux, Maintenir l’ordre. Les transformations de la violence d’État en régime démocratique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.

3 Cf. Fabien Jobard et Olivier Fillieule, Politiques du désordre. La police des manifestations en France, Paris, Seuil, 2020.

4 De manière très significative, les différentes unités locales de la BAC choisissent comme emblème sur leurs écussons des animaux prédateurs : rapaces, félins, loups, serpents...

5 Patrick Bruneteaux, Maintenir l’ordre.., op. cit.

6 Mathieu Rigouste, La Domination policière, édition augmentée, Paris, La Fabrique, 2021.

7 Emmanuel Blanchard, Marieke Bloembergen, Amandine Lauro, Policing in Colonial Empires, Lausanne, Peter Lang, 2017.

8 Isabel V. Hull, Absolute Destruction : Military Culture and the Practices of War in Imperial Germany, Ithaca, Cornell University Press, 2005.

9 Lou Pingeot, Colleen Bell, « Recentring the coloniality of global policing », Third World Quarterly, 43:10, 2022, p. 2488-2508.

10 Mark Neocleous, War Power, Police Power, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014.

11 Julian Go, Policing Empires : Militarization, Race, and the Imperial Boomerang in Britain and the US, Oxford, Oxford University Press, 2023 ; Stuart Schrader, Badges without borders : How Global Counterinsurgency Transformed American Policing, Berkeley, University of California Press, 2019.

12 Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18. Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.

13 Danielle Tartakowsky, Les Manifestations de rue en France, 1918-1968, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998.

14 Sebastian Roché, François Rabaté, La Police contre la rue, Paris, Grasset, 2023.

15 Résultats de l’analyse des données de l’enquête Cadre de vie et sécurité (INSEE-INHESJ), non publiés mais présentés lors d’une interview : <https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/04/16/sebastian-roche-les-gens-croient-en-l-efficacite-de-la-police-lorsqu-ils-ne-la-voient-pas-agir_6077036_3224.html>.

16 Sebastian Roché, « Les relations entre la police et les citoyens. Concepts, mesures, évolutions (1975-2021) », dans Jacques De Maillard, Wesley G. Skogan (dir.), Police et société en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2023, p. 283-306.

17 Voir notamment Élodie Lemaire, « “Sous la peau” des policiers. Enquête sur les activités de coulisses au travail et hors travail », Sociétés contemporaines, n° 122, vol. 2, 2021, p. 101-126.

18 Ranajit Guha, Dominance without hegemony : History and power in colonial India, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1997.

19 Max Weber, Le Savant et le politique, cité dans Catherine Colliot-Thélène, « Violence policière, violence d’État », Savoir/Agir, n° 55, vol. 1,‎ 2021, p. 33-39. Nous soulignons.

20 Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.

21 Mathieu Rigouste, « Magouilles, nazisme et violence : un "policier repenti" se livre », Mediapart, 21 décembre 2018.

22 Arnaud-Dominique Houte, Le Métier de gendarme au XIXe siècle, Rennes, PUR, 2011.

23 Laurent Bonelli, L’Espace des commissaires de police français. Socio-morphologie d’une « grande famille », mémoire original pour l’HDR en science politique, université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022.

24 Loi n° 2019-290 du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations. En ligne : <https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000038358582>.

25 Un recours auprès du Conseil d’État a été déposé en juin 2020 contre les restrictions du droit de manifester au nom de l’état d’urgence sanitaire, cf. Le Monde, « Liberté de manifester : “Dans un régime d’autorisation, l’interdiction est le principe” », 30 juin 2020.

26 En ligne : <https://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-enq/r2794.asp>.

27 Olivier Fillieule, Fabien Jobard, Politiques du désordre, op. cit.

28 Voir notamment Elizabeth Bernstein, « La politique carcérale comme justice de genre ? La "traite des femmes" et les circuits néolibéraux de la criminalité, du sexe et des droits », Cultures & Conflits, n° 122, vol. 2, 2021, p. 141-173.

29 Laurent Bonelli, « Pour une décroissance sécuritaire », Le Monde diplomatique, mai 2017.

30 Voir notamment Alex S. Vitale, The End of Policing, London/New York, Verso, 2017 ; Mike Brogden, «The Emergence of The Police – The Colonial Dimension », The British Journal of Criminology, 27, 1, 1987, p. 4-14.

31 Émilie-Emmanuelle Joly, Autodétermination des peuples indigènes et autogestion : le cas de la police communautaire dans l’État de Guerrero (Mexique), mémoire inédit soutenu à l’université du Québec à Montréal (UQAM), 2013 ; Jérôme Baschet, « Autogouvernement populaire et autodétermination des manières de vivre », Terrains/Théories, n° 13, 2021.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Bonelli, Arnaud-Dominique Houte, Mathieu Rigouste, Sebastian Roché et Danielle Tartakowsky, « Maintien de l’ordre et État de droit en question : regards croisés entre historien·nes et sociologues »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 162 | 2025, 123-148.

Référence électronique

Laurent Bonelli, Arnaud-Dominique Houte, Mathieu Rigouste, Sebastian Roché et Danielle Tartakowsky, « Maintien de l’ordre et État de droit en question : regards croisés entre historien·nes et sociologues »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 162 | 2025, mis en ligne le 07 avril 2025, consulté le 23 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/25339 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13wny

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Auteurs

Laurent Bonelli

Professeur des universités en Science politique, université de Paris-Nanterre, Institut des sciences sociales du politique (UMR 7220).

Arnaud-Dominique Houte

Professeur d’histoire contemporaine, Sorbonne-Université, Centre d’histoire du XIXe siècle.

Mathieu Rigouste

Chercheur en sciences sociales, docteur de l’université Paris 8, réseau Enquête Critique.

Sebastian Roché

Directeur de recherche au CNRS, Sciences Po-Grenoble, PACTE.

Danielle Tartakowsky

Professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris 8, chercheuse associée au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (Paris 1).

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