• 1 Iogna-Prat (2015).

1L’histoire des enfermements se démarque d’une histoire de la prison focalisée sur l’enfermement pénal du XIX^e siècle. Elle pose comme hypothèse centrale que pour comprendre les différentes formes de clôture et de privation de la liberté de mouvement, il est nécessaire de les étudier dans la longue durée et de les penser conjointement, et non séparément. Saisir ce qu’enfermer signifie impose, par conséquent, d’aller au rebours d’une tradition historiographique fermement ancrée sur la prison et de la faire dialoguer avec d’autres courants historiographiques qui s’attachent aux monastères, aux asiles ou encore aux hôpitaux, pour ne citer que quelques exemples. Dans cette perspective, il convient moins de cibler les valeurs associées aux procédures ou aux modalités de clôture dans des lieux précis, quels qu’ils soient, que d’embrasser dans un temps long et par une analyse comparative les dispositifs variés d’enfermement, leur agencement matériel et idéel, et les pratiques, souvent communes, qu’ils produisent. D’une certaine manière, dans les espaces occidentaux profondément marqués par le christianisme et les pratiques de gouvernement qu’il a générées, la prison est incompréhensible sans le cloître, et le cloître sans la prison1.

• 2 Avocat, puis magistrat, Charles Desmaze fut également directeur de la Sûreté au ministère de l’Inté (...)

2Les études historiques, juridiques et sociologiques consacrées aux prisons, qu’elles soient contemporaines ou anciennes, ont tendance à en arrêter la généalogie aux XVIII^e et XIX^e siècles et à en limiter l’analyse à la pénalité. Ce prisme, qui consiste à étudier l’emprisonnement à l’aune du pénitentiaire moderne et de sa genèse, est un héritage du XIX^e siècle au cours duquel les systèmes pénaux européens et nord-américains basculèrent vers l’enfermement carcéral. Ainsi, en France, l’histoire des prisons anciennes produite entre les années 1830 et le tournant du XX^e siècle se résume-t-elle à deux types de récit. Le premier met en scène le progrès judiciaire qu’aurait permis le Code pénal de 1791, en soulignant en miroir la dureté du régime carcéral d’Ancien Régime ; le second récit est celui de l’adoucissement des peines au fil des évolutions du droit pénal antérieures au Code. Prise en charge notamment par des serviteurs de l’État comme Charles Desmaze (1820-1900), cette histoire, d’emblée dominée par des juristes, est étroitement liée au devenir de la pénalité contemporaine et revêt un rôle essentiel de justification de l’ordre socio-légal nouveau2. Une telle perspective exerce son influence tout au long du XX^e siècle : elle met en exergue la subsidiarité de la prison dans l’arsenal pénal ancien, l’importance du droit canonique, et plus spécifiquement celle de l’Inquisition, dans la promotion d’une pénalité carcérale demeurée longtemps secondaire. Bien que le Surveiller et punir de Michel Foucault publié en 1975 critique le pénitentiaire, il s’inscrit dans une perspective restreignant le discours historique à une généalogie de celui-ci. Contre cette tendance, les études historiques récentes ont avancé dans deux directions.

• 3 Lusset (2011) ; Lusset (2017).
• 4 Geltner (2008).
• 5 Lusset (2017).
• 6 Lehner (2013).

3En premier lieu, elles rappellent que la peine d’enfermement ne saurait être considérée comme une invention de la modernité. Mentionné dans certaines règles monastiques dès le haut Moyen Âge, l’usage des prisons pour sanctionner les religieux coupables de fautes graves se généralise dans les ordres religieux à partir de la fin du XII^e siècle. L’ordre de Cîteaux est ainsi le premier d’entre eux à légiférer sur la prison. En 1187, son chapitre général punit les religieux homicides à être tenus « sous la garde la plus étroite et dans la pénitence la plus rigoureuse »3. Les médiévistes relèvent également la multiplication au XIII^e siècle des cas pour lesquels une peine de prison est prescrite par les lois séculières (celles promulguées par le roi et les villes4) comme par les lois ecclésiastiques contre les hérétiques (par exemple, certains canons du concile de Toulouse, en 1229), les clercs (la décrétale de Boniface VIII, en 1298) et les religieux. En 1229, l’ordre de Cîteaux rend obligatoire la construction de prisons dans tous les monastères pour enfermer les moines et convers sodomites, voleurs, incendiaires, faussaires ou homicides. Les autres ordres religieux prennent des dispositions similaires5. L’usage de la prison à l’intérieur des monastères pour punir les religieux incorrigibles perdure à l’époque moderne, comme en atteste Jean Mabillon dans ses Réflexions sur les prisons monastiques, vers 16956. Le XIII^e siècle se caractérise également par un effort de conceptualisation de la peine de prison. Vers 1280, le jurisconsulte Philippe de Beaumanoir l’évoque et la recommande dans sept cas, livrant ainsi un exposé cohérent sur la spécificité de l’enfermement des corps par rapport aux autres peines : il la considère comme une peine physique qui a comme point d’application le corps et sert de rétribution correcte aux atteintes physiques non mortelles. La peine de prison a également un caractère de marqueur social en ce qu’elle est adaptée aux hommes de condition vile et convient particulièrement à la répression des atteintes portées contre l’autorité seigneuriale. On voit donc que l’emprisonnement médiéval ne revêt pas seulement une valeur pénitentielle et que l’idée que la peine de prison a un caractère essentiellement accessoire sous l’Ancien Régime doit être revue.

• 7 Bertrand-Dagenbach et al. (1999) ; Bertrand-Dagenbach et al. (2004).
• 8 Given (1997).
• 9 Claustre (2007).
• 10 Claustre (2015).
• 11 Wolfgang (2001) ; Geltner (2011).
• 12 Claustre (2011).
• 13 Telliez (2011).
• 14 Spierenburg (1991) ; Bretschneider (2008).

4En second lieu, les travaux récents ont montré que l’emprisonnement – d’usage courant avant le XIX^e siècle – pouvait être associé à d’autres finalités que la peine7. Durant le second Moyen Âge, les prisons ont ainsi vu leurs usages coercitifs se développer, qu’il s’agisse d’obtenir l’aveu des prévenus et la coopération des sujets8 ou de contraindre les endettés à satisfaire leurs créanciers9. La prison devient un des lieux matérialisant les pouvoirs qui revendiquent une souveraineté sur les corps. Elle polarise l’espace au même titre que les châteaux seigneuriaux et les enceintes urbaines. Les prisons ont d’ailleurs trouvé à l’intérieur de ces forteresses leurs premières places, avant que, par un retournement métonymique, certaines ne s’identifient à leurs geôles, comme la Bastille par exemple. Les pouvoirs royaux, urbains et ecclésiastiques s’y intéressent de près à travers les premiers règlements de prison aux XIII^e-XIV^e siècles10 ou encore, ainsi que le montre l’exemple de la prison des Stinche à Florence au début du XIV^e siècle, à travers la mise en place par la commune d’un personnel salarié spécifiquement affecté au fonctionnement de la prison11. Une littérature de prison s’épanouit, portant les voix des captifs et des captives12. À une grande diversité d’usages correspond une grande diversité de formes d’enfermement : de la geôle à la fosse13, de la chambre isolée au carcer monastique, de la maison-Dieu à l’asile, de l’hôpital rural ou urbain aux institutions de l’époque moderne dont la diversité est grande : Workhouses en Angleterre, Tuchthuizen aux Pays-Bas ou encore Zuchthäuser dans l’espace germanique14.

• 15 Goffman (1968).
• 16 Foucault (1975).
• 17 Treiber et Steinert (2005).
• 18 Leclercq (1971).
• 19 Penco (1966).
• 20 Foucault (2013).

7L’association cloître/prison dans la bibliographie remonte aux années 1960 et 1970 et l’initiative en revient à des philosophes et des sociologues, bien plus qu’aux historiens. Ainsi, parmi les types d’« institutions totales » définies par Erving Goffman dans Asiles, on trouve les prisons et établissements pénitentiaires, mais aussi les « abbayes, monastères, couvents et autres communautés religieuses »15. Michel Foucault, en explorant l’archéologie intellectuelle des prisons contemporaines, a notamment rencontré le cloître. Il identifie des « institutions de discipline » et voit, par exemple, dans l’atelier des femmes de la prison de Clairvaux au XIX^e siècle, la « rigueur réglementaire du couvent ». Il considère alors que l’emploi du temps du prisonnier est un héritage des communautés monastiques. Il pense enfin que l’architecture carcérale reprend un élément ancien : la cellule des couvents. Règles de travail, emploi du temps, répartition spatiale des corps faisaient ainsi de la prison un avatar du couvent16. Dans les années 1980, deux sociologues allemands, Hubert Treiber et Heinz Steinert, ont posé pour la première fois une question essentielle : celle de la transmission d’un « arrangement institutionnel » puissant, né avec la règle bénédictine. Moment matriciel dans l’histoire de l’institution disciplinaire, cette règle est, selon eux, à l’origine d’un ensemble de techniques et de pratiques qui se diffusèrent au fil du temps, depuis les monastères médiévaux jusqu’aux fabriques, écoles, casernes et prisons contemporaines17. Souligner ainsi une possible analogie entre enfermement répressif et enfermement volontaire heurta bien des contemporains. Jean Leclercq, dans son article intitulé « Le cloître est-il une prison ? »18, admet la pertinence de cette analogie et il en rappelle même, après Gregorio Penco, l’ancienneté dans la tradition chrétienne19. Cependant, en tant que moine, il affirme une différence essentielle : dans la prison librement choisie qu’est le monastère, l’obéissance permet au religieux de « garder et faire grandir sa liberté ». Le cloître « libère » et cette liberté intérieure est totale dès lors que les contraintes du monde extérieur ne pèsent pas sur ceux qui en ont fait le choix. Le dialogue a ainsi rapidement tourné court entre historiens du cloître et historiens des prisons. Michel Foucault, ayant esquissé le rapprochement entre prisons et monastères dans Surveiller et punir, le récuse en 1972-1973 dans son cours sur La société punitive donné au Collège de France20.

• 21 Becker (2001).
• 22 Césaire de Heisterbach, Dialogus Miraculorum, IV, 39, éd. J. Strange, Cologne, 1851, p. 206-208.

8Ces hésitations sont emblématiques de la difficulté persistante à étudier les dispositifs d’enfermement à bonne distance du discours moral par lequel une société les justifie. Or, aussi scandaleuse que puisse paraître la comparaison de deux objets « totalement disparates moralement », pour reprendre les mots de Howard S. Becker, l’analogie entre prison et cloître a été posée, dès le Moyen Âge, par des religieux et religieuses qui éprouvaient les rigueurs de la claustration comme par des prisonniers qui transfiguraient leur réclusion en pénitence21. Le cistercien Césaire de Heisterbach raconte ainsi, au début des années 1220, les tourments d’une jeune nonne incapable de supporter l’enfermement dans le monastère et lui prête ces propos : « Je vis mal, je me sens mal et je ne sais plus du tout pourquoi ni pour qui je suis enfermée ici […] ». Elle supplie l’abbé venu visiter le monastère de la « laisser sortir d’ici » : « Je ne peux plus supporter cet enfermement », affirme-t-elle22. Les poèmes de prison écrits à la fin du Moyen Âge, les lettres de rémission concédées à des prisonniers ou encore les procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc racontent les exploits de patience des captifs qui convertissent leurs souffrances en pénitence et en attendent la récompense dans l’au-delà.

• 23 Bretschneider (2011).

9Les réticences à l’égard du rapprochement dessiné dans les mêmes années 1960-1980 entre prison et hôpital ont été également fortes. Michel Foucault avait sans nul doute minoré la diversité des formes d’enfermement hospitalier durant l’époque moderne, mais il paraît aujourd’hui acquis que, dans le foisonnement des établissements hospitaliers anciens, les institutions multifonctionnelles émergeant à partir du XVI^e siècle, d’abord en Hollande et en Angleterre, puis en France et dans le Saint-Empire germanique, sous des noms divers – Rasphuis, Bridewell, hôpital général, Zuchthaus – ont constitué les premiers exemples européens d’une gouvernance institutionnalisée de la marginalité23.

• 24 Iogna-Prat (2006).
• 25 Enfermements (Heullant-Donat et al., 2011), Enfermements II (Heullant-Donat et al., 2015), Enfermem (...)
• 26 Makowski (1997).
• 27 Lusset (2017).

10La piste comparatiste ouverte dans les années 1960-1980, puis refermée dans les décennies suivantes, a été reprise récemment dans un contexte historiographique favorable : le développement de l’histoire de l’espace, notamment de la spatialisation du sacré dans les sociétés médiévales24, et le glissement d’une histoire politique vers une histoire des pratiques de gouvernement ne sont que deux manifestations du décloisonnement d’approches autrefois nettement séparées entre histoire des institutions judiciaires et histoire de l’Église. Des historiens tentent actuellement de décrire le fonctionnement social de lieux monastiques, carcéraux, hospitaliers ou asilaires qui ont pour caractère commun d’être plus ou moins clos, c’est-à-dire séparés du monde à la fois par des moyens physiques (murs, enceintes, portails, etc.), par un degré plus élevé de contrainte et de spiritualité et par des règles de vie commune spécifiques les distinguant du reste de la société et permettant l’expression de formes de sociabilité propres25. Si les lieux d’enfermement ne sont certes pas réductibles au phénomène spatial de la clôture, ils ont comme caractéristique commune d’être des espaces où sont mis en œuvre des dispositifs, des moyens et des pratiques spécifiques, différents, à bien des égards, de ceux observés en d’autres lieux de la vie sociale. La perspective aujourd’hui dégagée consiste tout à la fois à saisir sur le long terme la force du modèle spatial du lieu clos dans les sociétés chrétiennes et à examiner ses traductions spatiales au prisme d’une typologie dynamique. En aval de la genèse du cloître altimédiéval, les XII^e et XIII^e siècles marquent un seuil dans cette histoire de long terme : l’apparition des ordres mendiants qui mettent en cause le principe même de clôture, la montée en puissance de la clôture féminine26, l’affirmation d’une logique disciplinaire et pénaliste dans les ordres clunisien, cistercien ou encore cartusien sont concomitantes de la promotion, déjà soulignée, de l’emprisonnement dans les juridictions séculières27.

• 28 Petit et al. (2002).

11Sans préjudice de la mise au jour d’autres étapes décisives, le début du XIX^e siècle marque un autre moment singulier de cette histoire des enfermements, avec l’avènement du pénitentiaire et la conversion de multiples monastères en prisons. En 1862, douze des vingt-cinq maisons centrales que comptait le territoire français étaient installées dans des établissements religieux de l’Ancien Régime. Tel était le cas à Embrun et Eysses (1803), Fontevraud (1804) et Montpellier (1805), à Clairvaux et Melun (1808), à Limoges (1810), au Mont-Saint-Michel (1811), à Riom (1813) et à Loos (1817), ou encore à Aniane (1844) et Auberive (1856)28. Les derniers détenus quittèrent Fontevraud, dans le Maine-et-Loire, en 1963. Clairvaux, dans l’Aube, jadis abbaye cistercienne et toujours maison centrale en 2018, symbolise pour quelques mois encore, et d’une manière tout à fait exceptionnelle, le choix effectué il y a deux siècles. La transformation de monastères en institutions d’enfermement d’un genre nouveau n’est pas propre à la France : elle se retrouve également, et plus précocement, dans d’autres aires culturelles, comme dans l’espace germanique par exemple.

• 29 Given (2011).
• 30 http://enfermements.fr

12Enfin, les travaux sur l’enfermement ont connu récemment une inflexion pragmatique. Le déplacement de leurs finalités scientifiques du pénal vers l’enfermement a entraîné une focalisation nouvelle sur l’expérience physique et mentale de la captivité et du confinement, sur ses traductions dans l’espace, sur sa mise en œuvre concrète, sur les interactions entre les personnes enfermées et celles qui les surveillent : pratiques de contention, dispositifs spatiaux, application des règlements, effets sur les personnes enfermées et sur leurs entourages demeurés libres mais ainsi déstabilisés, adaptations et réactions des détenus sont aujourd’hui scrutés avec attention29. Parce qu’il paraît emblématique de ces réorientations récentes de la recherche sur l’histoire des enfermements, les auteures s’autorisent ici à retracer les thématiques développées par le programme de recherche « Enfermements. Histoire comparée des enfermements monastiques et carcéraux (V^e-XIX^e siècles) » qu’elles coordonnent avec Falk Bretschneider, à savoir les règles, le genre, les espaces et le travail30.

• 31 Foucault (2004, p. 151).
• 32 Iogna-Prat (2015).

13L’un des traits communs au monastère, à la prison et, au-delà, à l’hôpital ou à l’asile est que ceux qui y vivent doivent obéir à des normes fortes, qu’il s’agisse de la règle monastique, de la règle hospitalière ou du règlement de prison. Le choix de la longue durée révèle la permanence des formes réglées de l’enfermement, caractérisées par des dispositifs et des moyens comparables, en dépit de la diversité des institutions (le monastère n’a pas la même finalité qu’une prison) : organisation du temps et des activités, répartition spatiale des personnes, encadrement des rapports avec l’extérieur et sanctions pour manquement sont autant de constantes. Cet angle d’attaque permet d’interroger le rôle de la discipline religieuse dans la mise en place des systèmes carcéraux occidentaux, et plus généralement du pastorat chrétien dans le gouvernement des populations31. L’action de l’institution qui encadre, contrôle, enferme n’est cependant pas monodirectionnelle. Comme l’indique Dominique Iogna-Prat, « nous avons affaire à un jeu à deux, à une dynamique et à des liens d’interdépendance sujet/autorité, prisonnier/geôlier, malade/soignant […] ; ce qui est en jeu est double : la nécessité d’interactions pour faire advenir au grand jour l’adhésion de celui qui est enfermé à son corps défendant, mais aussi les ressources personnelles, les capacités créatrices de celui qui, dit-on, ne “s’appartient” plus »32.

• 33 Oakly (1972, p. 16).
• 34 Lett (2012).
• 35 Bonzon et Guignet (2005) ; Klapisch-Zuber et Rochefort (2007).

14Ont été également explorées les interactions entre le genre et les différentes formes d’enfermements. La notion de genre (différence sociale et culturelle), que l’on distingue du sexe (différence biologique et anatomique)33, fournit une voie importante pour appréhender, dans leur historicité, les catégories qui conditionnent la hiérarchie du social34. Réfléchir à la manière dont les différents modes d’enfermement dans l’histoire interagissent avec le genre induit une réflexion à la fois sur le masculin, sur le féminin et sur leurs différentes articulations possibles dans des situations sociales précises, en l’occurrence celle de l’enfermement. Dépassant la seule problématique des institutions féminines, abordée à de multiples reprises, il s’agit d’étudier tant les effets que la clôture produit sur les conceptions du genre que, en sens inverse, les effets que le genre produit sur la clôture, et ainsi de comprendre si et, le cas échéant, comment les dispositifs de clôture permettent d’affirmer les différences entre hommes et femmes dans leur variabilité historique35. Outre le lourd déséquilibre historiographique qui existe entre des études concernant les milieux carcéraux où les femmes sont marginalisées et une historiographie monastique où les femmes sont omniprésentes, on constate également que les deux historiographies, rarement croisées, ont pensé les rapports entre genre et enfermement(s) en tout premier lieu à l’aune du féminin plus que du masculin – de sorte que, dans les prisons comme dans les monastères, les hommes considérés dans leur « condition masculine » semblent plus absents que leurs alter ego féminins. Réexaminer le cas des femmes enfermées au prisme du genre dans les prisons contemporaines comme dans les monastères médiévaux et modernes permet de saisir, au-delà de l’extrême diversité des situations et des contextes étudiés, non moins que des approches (sociologique ou historique, en l’espèce), en quoi les discours sociaux autour du genre et la construction sociale des identités « genrées » ont pu influencer, et influencent aujourd’hui encore, l’émergence, la perpétuation et la reproduction de certains dispositifs ayant recours à la clôture, pour affirmer, à un moment donné et selon les règles sociales et culturelles en vigueur – explicites et implicites –, les différences sociales entre hommes et femmes.

• 36 Lussault (2007, p. 217).

15Prenant acte des développements historiographiques récents, l’histoire des enfermements s’est également saisie de la thématique des espaces, dont le rôle « consiste à assurer le régime de visibilité d’une action dans la société »36. Les espaces de l’enfermement (monastiques hier, carcéraux aujourd’hui) ne vont pas sans la croyance, durable, en l’efficacité spirituelle et pénale de certains dispositifs d’enfermement qu’il s’agit de faire comprendre. Une idée présente depuis longtemps dans les travaux d’historiens, de philosophes ou de sociologues précédemment cités, est reprise alors, à savoir celle du cloître comme archétype puissant de l’enfermement moderne et contemporain, afin de la mettre à l’épreuve des sources, écrites ou autres (plans et images, notamment). Étudier la transformation de certaines abbayes en prisons au XIX^e siècle fait apparaître que les espaces d’enfermement se constituent et se renouvellent dans l’interaction entre les pratiques des personnes et les structures symboliques et sociales héritées attachées aux espaces, d’où la diversité des lieux (mur, porte d’entrée, bâtiments d’habitation, réfectoire, chapelle, dortoir, infirmerie, cachot, cour…) composant un espace d’enfermement et la diversité de leurs usages sociaux ; la multifonctionnalité et le caractère multiforme des espaces nouvellement créés ou réaménagés sur la base d’espaces existants ; le caractère souvent expérimental de la fabrication des structures spatiales et de leur appropriation par les différents acteurs sociaux. Mais l’étude spatiale révèle aussi l’émergence et le perfectionnement d’un ensemble de pratiques spatiales propres à l’enfermement, accompagnées d’un savoir à la fois social (par exemple, la classification des reclus) et technique (par exemple, les méthodes de surveillance et de contrôle), souvent transversal aux mondes monastiques et carcéraux, à l’instar du débat autour de l’enfermement collectif ou cellulaire.