• 1 Amiri (2004b, p.81-109) ; Atger (2009, p. 107-122).
• 2 Le FLN s’est implanté progressivement dans le département, à partir de la fin de 1956. Voir sur c (...)
• 3 Hardt (2019, p. 33-45) ; André (2018 p. 7-32) ; André (2014, p. 143-178) ; MacMaster (2013) ; Gro (...)
• 4 Branche, Thénault (2008, p. 10). Soulignons que la zone la plus étudiée est celle de la région pa (...)

1Pendant la guerre d’indépendance algérienne la France métropolitaine a été le théâtre d’actions subversives et de rivalité intracommunautaire ayant conduit le Front de libération nationale (FLN) et le Mouvement national algérien (MNA) à recourir à la violence pour étendre leur zone d’influence et affaiblir leur adversaire1. Il importe de souligner que l’implantation, l’évolution et les méthodes d’action de ces deux mouvements nationalistes algériens présentent des spécificités d’une zone géographique à une autre2, d’où l’intérêt de multiplier les recherches à l’échelle locale3. L’élargissement vers le bas du champ d’observation sociale permet en effet : « de compléter les tableaux déjà dressés de certains groupes, de certains mouvements, de certaines initiatives. Des acteurs locaux émergent, et, à travers eux, à travers une meilleure connaissance de leur rôle, c’est une autre histoire qui peut s’écrire […]. Ici, la province peut fonctionner comme un espace à considérer face à Paris. Mais ce que l’étude locale révèle est une autre manière de regarder la France »4.

• 5 Ben Khalifa (2017, p. 85-102) et (2019, p. 352-369).
• 6 L’apport de ces archives a été souligné par de nombreux historiens et archivistes, puisque pendan (...)
• 7 Lacroix (2003, p. 99-113).

2Le choix du département des Alpes-Maritimes répond à des considérations objectives. D’une part, dans cette zone périphérique de la France métropolitaine, hormis deux tentatives d’assassinat contre deux auxiliaires de la police d’origines marocaine et tunisienne, les actions de violence politique sont restées circonscrites dans la communauté algérienne. D’autre part, le caractère frontalier du département lui accorde une importance majeure pour les services de police, ce qui laisse des traces conséquentes dans les archives5. Notre corpus est constitué d’archives judiciaires6, de la presse locale (Nice Matin) et de sources éditées. Ce fonds offre une matière relative à la surveillance de l’action nationaliste algérienne et à sa répression dans les Alpes-Maritimes7.

• 8 Harbi (2001, p. 194).

3Enfin, même si le MNA n’a pas pu s’implanter dans ce département, la violence intracommunautaire a fait de nombreuses victimes puisque les dénonciateurs et les réfractaires au paiement de l’argent nécessaire pour alimenter les caisses du FLN étaient intimidés, molestés et parfois assassinés. Il en va de même pour les membres du FLN qui détournent de l’argent ou ne respectent pas les consignes de la hiérarchie de ce mouvement nationaliste. Ce qui intéresse le FLN est d’assurer la viabilité d’un réseau permettant d’identifier les Algériens qui sont dans l’obligation de payer des sommes en fonction de leur situation (travailleurs, commerçants, femmes, chômeurs, etc.) et de garantir l’existence de réseaux facilitant la circulation entre la France et l’Italie d’où transitent des militants nationalistes vers des pays européens et arabes. « Deux représentations du FLN circulaient pendant la guerre d’indépendance : celle – colonialiste – d’un groupe de “racketteur” et de “bandits”, et celle que reprend [Ali] Haroun, d’un parti révolutionnaire, hiérarchiquement structuré »8.

• 9 En mars 1953, le département des Alpes-Maritimes compte 2 460 Algériens pour 22 Marocains et 51 T (...)

4Un simple calcul du taux de recouvrement montre que le FLN n’a pas une emprise totale sur la population algérienne immigrée. La moyenne des cotisations par personne en 19619 est à peine de 900 francs. Or si nous déduisons de la recette mensuelle du FLN les amendes et les cotisations des commerçants, ce montant va encore baisser. Pendant cette période les cotisations sont fixées à 3 000 francs par travailleur immigré et les cotisations des commerçants se situent en moyenne entre 8 000 et 10 000 francs. Ce constat nous invite à interroger l’hypothèse que le FLN avait opté pour l’encadrement de la population algérienne immigrée principalement par l’intimidation et le recours à la violence et que la conséquence logique de cette action est un travail plus énergique de la part des autorités françaises pour anéantir le mouvement FLN dans les Alpes-Maritimes, zone frontalière, présentant des enjeux sécuritaires pour la France.

• 10 Gacon (2005, p. 271-280).

6Les faits révélés par la police sur la collecte des fonds, sur l’organisation des réseaux et sur les violences causées par les membres du FLN sont plus précis et détaillés quand ils sont le fruit de saisie de documents dans les locaux secrets du FLN. Les dossiers de procédure des non-lieux sont aussi importants, car ils ne sont pas classés seulement en fonction de l’insuffisance des preuves, mais aussi en fonction de l’application du décret du 22 mars 1962 « portant amnistie des infractions commises au titre de l’insurrection algérienne »10. Ces dossiers contiennent des aveux enregistrés dans les procès-verbaux et les pièces à conviction (comptabilité du FLN, armes, correspondances et tracts).

• 11 Archives départementales des Alpes-Maritimes (ci-après A.D.A.M.), 28W85, rapport des Renseignemen (...)
• 12 A.D.A.M., 228W400, annexe n° 29/14 [rédigé en arabe], 28W107, rapport de l’officier de police Jac (...)

7La police manifeste un zèle et une certaine efficacité dans la poursuite des nationalistes algériens, mais la justice adopte une attitude relativement impartiale. Ainsi, de nombreux inculpés ont été acquittés faute de preuves solides et à cause de la rétraction des témoins et des victimes. Dans un rapport des Renseignements généraux (RG) cette attitude semble inquiéter les autorités : « Si les Français musulmans sont convaincus de la répression implacable du FLN, ils sont extrêmement sceptiques quant à la confiance qu’ils peuvent avoir dans la répression par les tribunaux […]. L’option dans ce cas est toujours présentée par les Nord-Africains de la façon suivante : “Si je vais avec les Français, on me tue, si je vais vers le FLN on ne me fera rien” »11. Les données d’un autre rapport corroborent celui que nous venons de citer : « Bien que désireux de se libérer de cette emprise les Nord-Africains se refusaient généralement à tout témoignage et bien plus encore à déposer plainte »12.

• 13 A.D.A.M., 228W400, annexe n° 29/14 [rédigé en arabe], 296W63, assassinat de Aissa Benhamza (26 ja (...)
• 14 Journal officiel du 9 octobre 1958, p. 9 231.
• 15 Voir par exemple l’exécution par la BST (Brigade de surveillance du territoire) de Nice d’un mand (...)
• 16 Delpechin, Lecompte (2005, p. 264).

8Hormis une seule affaire traduite devant la cour d’assises13, les faits de violences entre Algériens qui vont des coups et blessures jusqu’aux meurtres sont déférés devant les tribunaux correctionnels de Nice et de Grasse. Les tribunaux permanents des Forces armées se saisissent parfois de certaines affaires, en vertu de l’ordonnance n° 52-921 du 8 octobre 195814 ou se trouvent à l’origine d’une enquête judiciaire15. Cette ordonnance « ne supprime pas la compétence des juridictions judiciaires, mais organise plutôt la collaboration des deux ordres de juridictions. Ainsi les règles de compétence de droit commun continuent de s’exercer principalement tant que la juridiction militaire n’exerce pas son droit de préemption »16.

• 17 A.D.A.M., 28W85, bulletin intérieur du FLN, janvier 1958.
• 18 A.D.A.M., 28W107, rapport des RG, 14 janvier 1958.

9Pour le FLN la collecte des fonds répond à un double objectif : affirmer une certaine légitimité et faire face à des dépenses nécessaires. Ainsi nous trouvons dans le bulletin intérieur que « le FLN n’est pas un parti d’opposition, mais l’autorité contre l’occupant français. Cette situation donne au FLN le droit de lever l’impôt, de mobiliser, de rendre des jugements et de les faire exécuter »17. Les services des RG constatent en janvier 1958 que « les responsables du FLN s’attachent à élargir le domaine de leur action vers les régions considérées jusqu’à ces derniers temps comme mineures telle que celle des Alpes-Maritimes »18. L’action va prendre de plus en plus d’ampleur en vue d’augmenter les recettes du FLN et d’exercer un contrôle strict sur les Algériens.

• 20 Weber (1963).
• 21 Fanon (2002, p. 43).

11D’après ce témoignage les fonds perçus par le FLN sont considérés comme un « impôt » que « l’autorité légitime » a le droit de collecter par tous les moyens y compris par l’usage de la violence. Dans l’idéologie du FLN, ce mouvement nationaliste, en tant qu’« ultime » représentant de « l’État algérien », peut prétendre à l’usage de la « violence légitime »20 en lâchant la bride aux militants et aux groupes de choc, afin de terroriser les récalcitrants, en vue de maximiser la collecte des fonds. La violence apparaît comme un élément constitutif du projet nationaliste du FLN, en réaction aux atrocités coloniales. Selon Franz Fanon le colonialisme « est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant la plus grande violence »21. L’indépendance conduit à la reconnaissance universelle de l’Algérie, mais dans la phase de lutte, l’État est bien présent virtuellement dans l’esprit des nationalistes, et cela n’empêche en aucun cas le FLN d’exercer ses « prérogatives », soit entre autres la collecte des fonds.

• 22 Colin-Jeanvoine, Derozier (2008, p. 37-78).
• 23 Ibid., p. 115.

12Les recettes du FLN qui sont alimentées également par une solidarité internationale avec la cause algérienne22 ont un usage multiple : « Les rapports financiers de février 1962 présentent sept catégories de dépenses dans leurs tableaux finaux : permanences, charges familiales, frais de transport, achat de matériel, Comité de soutien aux détenus (CSD), divers et pertes »23. À l’échelle des Alpes-Maritimes, les frais retenus avant le transfert de l’argent collecté chez des responsables dépendant d’un organisme fédéral cadrent avec ce schéma.

• 24 A.D.A.M., 307W46, annexe juin 1959, dossier de procédure de Mohand Belaiche.

13Malgré leur imprécision et les codes utilisés, les feuilles de comptabilité qui se trouvent dans divers dossiers de procédure apportent des éclairages sur les recettes et les dépenses du FLN. La principale charge étant les frais de soutien aux détenus et à leurs familles. Sur une pièce à conviction saisie chez Mohand Belaiche dit « Maurice » – responsable du secteur de Cagnes-sur-Mer et membre du CSD – nous pouvons lire que sur 573 010 francs dépensés par la zone Nice Côte d’Azur, en juin 1959, 333 780 francs ont été affectés au CSD24. En outre, à la suite d’une perquisition, en décembre 1959, dans un appartement de l’immeuble « Le Palerme », rue Bricka à Juan-les-Pins, prêté à Mohamed Belalia Douma alias « Si Mohamed » par Chaabane Aouiche, dit « Ahmed Beskri » et sa maîtresse, la police découvre parmi les documents saisis une liste de 55 individus pris en charge par le CSD de la région de Cannes :

• 26 A.D.A.M., 307W46, procès-verbal, 10 octobre 1959.
• 27 C’est l’équivalent de 50 000 anciens francs.
• 28 A.D.A.M., 228W400, procès-verbal, réquisitoire définitif, 20 janvier 1961.
• 29 Soulignons que tous ne sont pas rémunérés : sur ce sujet voir Gobin (2017).
• 30 Colin-Jeanvoine, Derozier (2008, p. 119).

14Les collecteurs et les membres du groupe de choc qui sont sans travail reçoivent des indemnités. Mohamed Belalia Douma, chef du secteur de Cagnes-sur-Mer qui ne travaille pas à cause d’une maladie touche 56 000 francs par mois en plus des frais de mission26. Djilali Tarafi, chef de la région de Nice déclare toucher 500 nouveaux francs27 par mois en plus du remboursement de frais divers28. L’achat d’un moyen de locomotion pour faciliter la circulation des militants du FLN, l’achat d’un débit de boissons, le recouvrement des frais de transport et de mission, la rémunération de certains porteurs de valise29 font partie des frais à l’échelon régional. « Toutes les dépenses sont étroitement contrôlées et aucun superflu n’est autorisé, notamment dans la rémunération des responsables et les aides accordées. Toute personne ayant des ressources suffisantes ne reçoit rien, l’organisation y veille »30.

• 31 Haroun (2012, p. 308).
• 32 A.D.A.M., 228W510, annexe n° 6/4. Voir aussi : A.D.A.M., 228W400, annexe n° 29/14 [rédigé en arab (...)
• 33 A.D.A.M., 228W357, procès-verbal, 8 septembre 1958.

15La cotisation pour un travailleur immigré, fixée à 1 000 francs, est portée au moment de l’implantation du FLN dans les Alpes-Maritimes à « 2 000 puis à 2 500 et finalement à 3 000 francs pour l’ouvrier. Les commerçants étaient imposés sur une base de 5 000 francs et selon un barème tenant compte de l’importance du chiffre d’affaires »31. Ces derniers doivent payer dans les faits des sommes variables en fonction de leurs revenus. La lecture d’une feuille de comptabilité saisie en février 1962 à Nice montre qu’un marchand ambulant paye 4 000 francs alors que la somme due par les propriétaires de cafés-restaurants varie entre 8 000 et 10 000 francs32. Les collecteurs réclament souvent les arriérés de ceux qui échappent à la cotisation dès leur arrivée. Saâd Aissani, demeurant à Cap-d’Ail déclare à la Gendarmerie nationale que deux Algériens nommés Abdelkader Djarir et Amira Tounsi lui avaient demandé de payer la somme de 9 000 francs. Ils lui réclamaient ainsi un arriéré de 4 mois33.

• 34 Haroun (2012, p. 308), A.D.A.M., 228W510, annexe n° 21/3.
• 35 A.D.A.M., 228W400, annexe n° 29/14 [rédigé en arabe].
• 36 A.D.A.M., 228W510, procès-verbal, 13 février 1962.
• 37 Sur l’enrôlement des femmes dans l’activité nationaliste voir : André (2016, chapitre 6 : clandes (...)
• 38 A.D.A.M., 177W324, procès-verbal du Service de coordination et d’information nord-africaine (SCIN (...)
• 39 A.D.A.M., 307W46, déposition de Yamina B., 4 janvier 1960.

16Même si leur contribution apparaît parfois sous forme de dons34, les femmes étaient concernées par les cotisations. Dans le rapport financier du secteur de Grasse du mois d’août 1960, 10 femmes ont payé 13 000 francs à raison de 1 300 francs chacune et une autre femme a payé 1 500 francs, ce qui représente un total de 14 500 francs pour 11 femmes35. D’après le témoignage de Mohand Akli Bengana, chef du premier secteur de la région 3122 bis, les femmes payaient au début de 1962 entre 2 000 et 3 000 francs36. Sont également concernées par des cotisations plus importantes les prostituées, qui gagnaient relativement beaucoup d’argent. Certaines d’entre elles étaient d’ailleurs enrôlées par le FLN37 : « Il est avéré que le FLN utilise largement le concours de femmes musulmanes et même dans certains cas, de métropolitaines pour assurer le transport des fonds, des armes et des documents »38. La prostituée Yamina B. signale le cas d’un Oranais « spécialement chargé des collectes parmi les prostituées et les commerçants »39.

• 41 A.D.A.M., 228W371, procès-verbal 3 juin 1959.

18Les rapporteurs ne spécifient pas le montant par personne et les noms des donateurs. Une case est réservée au nombre de ces derniers et une autre à la somme perçue dans sa globalité. Dans d’autres cas on ne trouve que la somme perçue au titre de dons. Par exemple dans un rapport financier du secteur de Menton (avril 1959)41, nous trouvons 15 500 francs collectés au titre de fatras (aumône légale), don spécifique à l’occasion du mois de Ramadan. Les caisses du FLN sont renflouées également grâce aux amendes.

• 43 A.D.A.M., 228W341, procès-verbal, 23 juillet 1957.

19Le dépouillement des archives judiciaires nous permet de retenir des cas de figure tel que celui de Ahmed Moumeni qui a été chargé, le 30 juin 1957, par un agent FLN de faire le tour des chantiers du secteur de Nice et d’enregistrer les noms des ouvriers qui refusent de suivre l’ordre de grève du 5 juillet 1957, afin de les soumettre plus tard à l’amende de 5 000 francs chacun43. La consommation d’alcool, interdite aux Maghrébins par le FLN constitue également un autre motif pour infliger des amendes. Abdelbaki Guessoum, arrêté pour avoir donné des coups de couteau à Messaoud Dib déclare que ce dernier avait proféré des menaces contre lui, le soir du 11 juillet 1957, au jardin de la gare de l’autobus de Nice, alors qu’il buvait de la bière :

• 45 A.D.A.M., 307W66, procès-verbal, 22 septembre 1961.
• 46 A.D.A.M., 307W33, procès-verbal 5 septembre 1958.
• 47 A.D.A.M., 228W510, annexe n° 21/3.

20Said Bouazzi, arrêté avec d’autres membres d’un « groupe de répression » déclare à la police que, depuis juin 1961, il avait travaillé avec Daouadi Boudiaf et Abdelmajid Benyessad sous les ordres de Mokhtar Daoui et Mohamed Lakhal pour contraindre des Algériens à payer leurs cotisations : « Outre ces missions, nous étions chargés de détecter tous les FSNA [Français de souche nord-africaine] buvant de l’alcool et les nouveaux arrivants »45. Les immigrés tunisiens et probablement marocains étaient touchés par ces sanctions. Le 2 septembre 1958, le Tunisien Mohamed Samoud, dépose plainte contre trois Algériens, qui l’avaient accosté la veille à l’arrière-salle du « Bar des Fleurs » (Bd de la République à Cannes) « pour le forcer à remettre la somme de 2 000 francs au titre d’amende pour avoir bu de l’alcool et dont l’un d’eux, devant son refus l’avait frappé »46. Sur une feuille de comptabilité du FLN sont spécifiées, en plus des amendes de l’ivresse, celles infligées pour refus d’obéissance, jeu de cartes et bagarres47. Dans d’autres rapports disponibles, la nature des amendes n’est pas spécifiée, et pour d’autres rapports encore il est difficile de comprendre les chiffres car ils sont codés.

• 48 Cette région n’englobe pas Toulon. De plus, selon les circonstances Saint-Raphaël et Fréjus étaie (...)
• 49 Le nouveau franc entre en vigueur le 1^er janvier 1960. Sa valeur est fixée à 100 anciens francs.
• 50 A.D.A.M., 228W510, procès-verbal, 5 février 1962.
• 51 Zone de Fréjus et Saint-Raphaël.
• 52 A.D.A.M., 228W510, procès-verbal, 15 février 1962.

22Le 22 janvier 1962, les gendarmes arrêtent dans les dépendances d’un château en ruine, au 24, avenue Dr-Ménard à Nice (Cimiez), Brahim Bouaroudj et certains cadres du FLN. Après avoir occupé le poste de chef de zone du CSD, il a été promu, depuis octobre 1961, responsable de la zone 312 bis avec ses trois régions : 3121 (région niçoise) ; 3122 (région de Cannes et Grasse) et 3123 (Le Var sans Toulon)48. Voici un extrait de sa déposition : « La collecte du mois de décembre 1961 s’est élevée à la somme de 6 802 500 anciens francs pour la zone. Après avoir réduit les permanences des chefs de région et les frais de roulement, il est resté la somme nette de 6 348 500 anciens francs49 qui ont été acheminés sur Marseille par un agent de liaison, une Européenne appelée “Josette” »50. Nous pensons que le montant souligné n’inclut pas les collectes de la région 312351, car Bouaroudj a déclaré lors d’un interrogatoire “Pendant l’exercice de mes fonctions, je n’ai pu m’occuper que des régions 3121 et 3122” »52.

• 53 A.D.A.M., 307W46, procès-verbal, 12 décembre 1959.

23La somme ainsi collectée dans ces deux régions a nettement augmenté par rapport au mois d’août 1959. Les documents saisis chez Mohamed Belalia Douma à Cagnes-sur-Mer, en novembre 1959, ont permis de définir le montant des collectes de juin 1959 dans la zone Nice-Côte d’Azur – sans compter le Var – soient 2 599 500 francs53. Le 1^er secteur – Cannes-La Bocca – comprenait 550 membres, 487 cotisants et assurait 1 165 500 francs. Le 2^e secteur – Cannet-Rocheville-Mougins – comprenait 206 membres, 177 cotisants et fournissait 602 000 francs. Le 3^e secteur – Cagnes-sur-Mer – Antibes et Grasse – qui groupait 158 membres dont 140 cotisants fournissait 304 500 francs. Le 4^e secteur – Nice Beausoleil et Menton – avec ses 289 membres dont 239 cotisants assurait un montant mensuel de 527 500 francs.

• 55 André (2014, p. 147-149).
• 56 A.D.A.M., 307W66, procès-verbal, 13 septembre 1961.
• 57 A.D.A.M., 28W107, rapport des RG, 28 juin 1961.

27D’après le profil socio-professionnel dressé par Marc André pour la région lyonnaise ce « sont des hommes ordinaires »55. Les ordres leur sont donnés peu de temps avant l’exécution. Abdelmajid Benyad, travaillant avec Dhaouadi Boudhiaf, chef du groupe de choc de Cannes, déclare : « Nous n’avons jamais été réunis ensemble et recevons les ordres séparément »56. Certains sont d’ailleurs dépêchés dans les Alpes-Maritimes pour soutenir les responsables locaux de l’organisation politico-administrative (OPA) et pour semer un climat de terreur. Salah Louchène dont « la violence était légendaire dans le Var, dans les Bouches-du-Rhône et dans le département du Gard »57 est venu dans les Alpes-Maritimes, le 26 octobre 1960, pour conduire des expéditions punitives dans le secteur de Cannes.

• 58 A.D.A.M., 228W510, procès-verbal, 7 mars 1962.

28La lecture des rapports de police nous permet de comprendre le mécanisme de la transmission des ordres et les rapports entre l’OPA, les groupes de choc et l’Organisation spéciale (OS). En voici un extrait : « Dhif Farhat dit “Casquette” était responsable des groupes armés de la zone. Il recevait les ordres, soit du super-zonal de Marseille, soit du zonal de Nice (Bouarroudj Brahim), pour abattre les traitres à la cause du FLN et les condamnés à mort par cet organisme. Il les recherchait et, en compagnie d’autres membres du groupe armé, les exécutait »58.

• 59 André (2014, p. 148).
• 60 Voir les procès-verbaux du carton : A.D.A.M., 228W85.
• 61 Daho Djerbal a réalisé une étude sur l’OS en se fondant principalement sur les témoignages oraux. (...)

29Depuis la restructuration de l’organigramme du FLN, en 1959, des groupes de choc opèrent à une échelle plus réduite dans les régions de Nice et de Grasse. Les ordres leur sont transmis par le chef de l’OPA ou des chefs des kasmas qui les accompagnent souvent dans les expéditions punitives. Les différents groupes peuvent se porter secours mutuellement lorsque l’opération est d’envergure. Le recrutement des membres des groupes armés se fait selon les besoins. Ils sont en général mal entraînés et mal équipés, ce qui explique la défaillance de certaines armes et l’usage d’armes blanches. En outre, « les membres des groupes de choc ne sont pas tous des tueurs aguerris »59 d’où l’échec de certaines opérations à cause d’un coup raté60. Les chefs des commandos sont, à l’image des immigrés, jeunes (souvent entre 25 et 30 ans). Ammar Bouziane qui succède à Farhat Dhif (28 ans) – après son arrestation en février 1962 – à la tête de l’OS61 de la zone Nice Côte d’Azur, n’avait que 26 ans. À ce titre, il avait sous sa responsabilité tous les groupes armés.

• 63 A.D.A.M., 28W107, note des RG, 28 juillet 1961.
• 64 A.D.A.M., 307W60.

31Les pistolets et les mitraillettes peuvent être cachés, soit chez le chef de la zone, soit chez des responsables de l’OPA ou même chez des personnes ordinaires. Ali Benhiza déclare que le chargeur d’un pistolet-mitrailleur et les sept cartouches de calibre 6,35 mm retrouvés chez lui avaient été entreposés par Salah Louchène, membre de l’OS, et qu’il « n’avait pas osé refuser [de les garder], craignant des représailles »63. En revanche, Ammar Chihel, arrêté le 6 janvier 1961, et qui cachait dans le souterrain de l’ancien hôpital de Cannes un stock d’armes – notamment un pistolet-mitrailleur, un pistolet automatique des boîtes de cartouches et un chargeur de pistolet, 22 longs rifles – déclare avoir été désigné par Abderrahmane Bourras dit Noureddine, chef de la super-zone Aix Nice Côte d’Azur, comme responsable du dépôt d’armes64. Il ne faut pas oublier que dans ce climat de violence, d’aucuns se procurent des armes à feu ou des armes blanches pour se protéger. Les rapports de police font état de la nature des armes saisies et de leur quantité. Il s’agit en général de pistolets et de mitraillettes de marque allemande, italienne, yougoslave ou américaine et qui sont souvent vétustes. Ces armes proviennent du marché noir, notamment du trafic transfrontalier.

• 65 A.D.A.M., 28W107, note des RG, 14 février 1962.

32Nous avons cependant le cas d’un déserteur de la gendarmerie qui a fourni des armes au FLN. Un rapport des RG fait état de l’arrestation à Antibes de Ahcène Djouina, chef du groupe armé de Cannes, le 8 février 1962. « Il était porteur d’un pistolet automatique Match ; une des armes qui avaient été détournées par le gendarme Zoubir Kaddour lors de sa désertion »65. Ce dernier qui a réussi à rejoindre la Tunisie avait été approché par un militant du FLN, Mohammed Drissa.

• 67 Ben Khalifa (2017, p. 85-102).
• 68 A.D.A.M., 307W66, procès-verbal, 11 septembre 1961.
• 69 A.D.A.M., 307W66, procès-verbal, 28 octobre 1961.
• 70 Ibid.

34Certaines saisies d’armes sont effectuées lors de contrôles routiers. Rappelons que les moyens de locomotion étaient particulièrement surveillés, notamment lorsqu’ils sont conduits par des étrangers67. Le 28 octobre 1961, les gendarmes interceptent à Mouans-Sartoux une voiture Renault occupée par deux Algériens. La fouille de Aissa Moudjani, de Khélifa Radjah et du véhicule a permis la saisie, entre autres, d’un pistolet automatique marque P38, calibre 9 mm, approvisionné d’un chargeur de huit cartouches, d’un pistolet automatique de marque Beretta, calibre 5,5 mm, type LR 22 modèle 1948, approvisionné d’un chargeur de sept cartouches et d’un sachet contenant 52 cartouches pour pistolet automatique de marque Colt, calibre 11,4368. « Ces armes étaient détenues par le surnommé Antoine, actuellement détenu à la maison d’arrêt de Grasse et étaient entreposées dans une pièce attenante à celle qu’il occupait »69. Antoine est bien le surnom de M’hamed Feradji, qui était chef de la kasma de Grasse. Il a réussi à faire passer un message depuis son lieu de détention à Khélifa Radjah, membre du groupe de choc, pour lui indiquer le lieu où il cachait les armes et a même ordonné de les livrer à Hachechi (surnom de Messaoud Bouleddad), chef d’un secteur du FLN, domicilié dans une des baraques du quartier de la blanchisserie à Mougins70.

• 71 A.D.A.M., 228W510, procès-verbal, 7 mars 1962.
• 72 André (2014, p. 159).

35Les saisies d’armes ont certainement affaibli les capacités répressives du FLN. Le croisement des rapports et procès-verbaux de police et de gendarmerie valide l’hypothèse selon laquelle le FLN ne dispose que d’un arsenal limité. C’est ce qui explique le fait que les membres de l’OS et des groupes de choc, sauf exception, remettent les armes utilisées dès la fin de leur mission. Brahim Bouaroudj « détenait les armes qu’il confiait aux tueurs, ceux-ci devant les lui restituer après mission accomplie »71. Aussi Marc André constate-t-il pour la région de Lyon : « Les groupes de choc ne sont armés qu’au dernier moment, l’arme étant confiée le jour du choc et remise immédiatement à un intermédiaire après usage. Une arme est ainsi utilisée par différents groupes de choc »72. Le but, à notre sens, est de faire tourner les armes disponibles entre les personnes chargées des expéditions punitives et des exécutions. À cela s’ajoute naturellement la volonté d’éviter l’interception des groupes armés du FLN en flagrant délit de détention d’armes. Malgré les moyens limités, la violence du FLN a engendré de nombreuses victimes dans le département des Alpes-Maritimes.

• 73 Harbi (2001, p. 206).

36La violence est consubstantielle au FLN, né pour lutter contre le colonialisme et qui, à défaut d’assurer une adhésion complète à son projet politique, cherche à exercer un contrôle maximal de la population algérienne immigrée. Mohammed Harbi souligne ce tournant radical de la Fédération de France du FLN, notamment à partir de la rédaction du bulletin intérieur du FLN, en janvier 1958, sous le titre Composition de l’organisation : « J’avais conscience que son application ne pouvait se faire sans recours à la coercition sous ses formes feutrées (menaces, intimidation) ou radicales (agression physique, exécution). Tout réfractaire devenait ipso facto, un ennemi »73.

• 74 Lacroix (2003, p. 95).

37Même si les archives font état de la saisie de documents de propagande et de la tenue de réunions secrètes pour prêcher le nationalisme algérien, elles ne concernent qu’une minorité, en particulier les cadres et les militants du FLN, afin de les motiver à s’investir encore plus dans leur mission. En outre, les autorités françaises ne s’inquiétaient pas de l’impact des émissions radiophoniques de la Ligue arabe : « Dans les Alpes-Maritimes seul le poste de Budapest est nettement reçu et sa diffusion jusqu’alors n’a pas d’effets à l’égard des éléments nord-africains dont les installations de fortune généralement dépourvues d’électricité ne possèdent pas de radio »74.

• 75 Ben Khalifa (2017).
• 76 Kadri (2007, p. 19-39).
• 77 Stora (1992) ; Kaddeche (2003).

38Ce qui rend ce travail de propagande encore plus difficile, c’est la haute surveillance de la population algérienne immigrée75 et son niveau d’instruction très bas76. Tous les éléments donnent à penser que les collecteurs du FLN et les groupes armés n’emploient pas d’arguments rappelant la nécessité de soutenir la cause nationale, afin de convaincre leurs « coreligionnaires » qui sursoient au paiement des cotisations et des amendes à s’acquitter des sommes dues. En même temps, si nous plaçons les faits dans un contexte global, l’adhésion au projet nationaliste est de plus en plus large parmi les immigrés algériens77. Les cafés, les logements communs et les chantiers sont des lieux d’échange et de propagation du nationalisme algérien. Nous ne pouvons toutefois en mesurer l’ampleur, faute de données fiables sur le sujet.

• 78 Nice Matin, 17 octobre 1958.

40Le 14 octobre 1958 un article de Nice Matin relate pour la première fois l’exécution politique dans les Alpes-Maritimes d’un Algérien. Il s’agit de Kelkoul el Kouachi. L’enquête révèle que les deux tueurs et leurs complices, deux des amis d’enfance de la victime, habitaient le bidonville de la route de Marseille à Nice. Après avoir été étranglé non loin de la gare Saint-Augustin, le corps de Kelkoul el Kouachi est jeté sur les rails. Le refus de la victime de payer sa cotisation lui a valu une condamnation à mort par un « tribunal rapidement constitué dans le baraquement où il habitait […] pour faire l’exemple et afin de terroriser les manœuvres nord-africains qui seraient tentés de refuser au FLN un argent qu’ils ne gagnent pas sans peine »78.

• 79 A.D.A.M., 28W107, rapport de la Légion de gendarmerie, sans date.

41La consultation des archives policières permet de repérer le premier assassinat d’ordre politique commis dans le département par le FLN. Il remonte au 9 avril 1958. Le cadavre de Mohamed Arar, tué à coups de couteau, a été découvert par des enfants sous le pont du Var. « La gendarmerie a reçu le 11 avril un renseignement selon lequel Arar aurait été exécuté à la suite d’un jugement rendu la semaine précédente par un tribunal FLN »79. Nous constatons ainsi que la presse ne s’est occupée réellement de la violence du FLN dans les Alpes-Maritimes qu’à partir du moment où les auteurs des assassinats ont procédé à des mises en scène pour terroriser la population algérienne immigrée. Néanmoins, Nice Matin a relaté dès le début de la guerre d’Algérie des opérations subversives du FLN et des assassinats, commis dans d’autres départements.

• 80 A.D.A.M., 28W107, rapport de l’officier de police Jacques Genty, 3 octobre 1958.

42Avant le mois d’avril 1958, les actes de violence étaient limités à des coups et blessures. Nous ne pouvons pas comprendre ce changement d’attitude sans le mettre en rapport avec les difficultés du FLN à imposer son autorité et à collecter l’argent. Cette même année, un rapport de police nous informe que « les Nord-Africains de l’arrondissement de Grasse avaient constaté une forte recrudescence des moyens de pression du FLN et tout particulièrement en matière de contribution financière en faveur de la rébellion algérienne »80. Le raidissement à l’égard des récalcitrants a été adopté à l’échelle nationale, comme nous l’avions souligné plus haut, à partir de la diffusion du bulletin intérieur du FLN de janvier 1958. Sa mise à exécution dans le département voit le jour quelques mois plus tard.

• 81 A.D.A.M., 228W510, directives permanentes du mois de mai 1961 de la 212bis et A.D.A.M., 307W121, (...)

43Le règlement intérieur du FLN impose des sanctions aux cadres, militants et adhérents qui ne respectent pas certaines règles. Les fautes simples (retard de réunions, absence non justifiée, rédaction d’un rapport bâclé, etc.) sont sanctionnées par un blâme ou une amende légère (moins de 1 000 francs). Les fautes graves (indiscrétion, violation du cloisonnement et conduite portant atteinte au prestige de l’organisation) sont sanctionnées par des amendes pouvant atteindre 5 000 francs. En revanche, les fautes classées très graves qui comprennent entre autres le détournement de fonds et le « mouchardage » sont réprimées par la peine capitale81. Ainsi, plusieurs assassinats ont été commis contre des militants et des cadres du FLN.

• 82 Arrêté le 11 janvier 1958 en possession d’attestation en blanc, d’appartenance FLN, condamné le 9 (...)
• 83 A.D.A.M., 307W121, rapport du commissaire de police François Goujon, 27 février 1959.

44Le 7 mai 1958, la police d’Antibes a été avertie que le cadavre d’un Algérien avait été découvert à côté des abattoirs d’Antibes. Grâce aux pièces d’identité trouvées sur la victime et à la prise d’empreintes digitales elle a pu être identifiée. Il s’agit de Mohamed Kahlaleche, âgé de 28 ans, et poignardé à coups de couteau avant de succomber à ses blessures. L’enquête a permis d’établir que ce dernier était bien un collecteur de fonds du FLN, surnommé Hamadi. Avec Sebti Douibi et Aissa Douag dit Layachi, ils étaient chacun chef de section FLN dans le secteur d’Antibes, sous l’autorité de Chaabane Chahour alias Mahmoud (23 ans)82. « Les diverses investigations effectuées en collaboration avec la sûreté d’Antibes et les services de la BST de Nice ne nous ont pas permis d’identifier les auteurs de ce meurtre. Il ne semble faire aucun doute que Kahlaleche assumant les fonctions de collecteur de fonds a été exécuté sur ordre de l’organisation FLN, pour avoir commis une faute considérée comme “très grave”, à savoir le détournement de fonds »83.

• 84 A.D.A.M., 228W510, procès-verbal, 20 janvier 1962.

45Le FLN traite avec beaucoup de fermeté les collecteurs de fonds qui mènent un train de vie supérieur à leurs propres moyens, ce qui renseigne sur une dilapidation de l’argent qu’ils devaient mettre à l’organisation frontiste. Les interrogatoires menés avec Farhat Dif alias « Casquette » et Amar Bouziane ont mis au jour deux assassinats de cet ordre. Le 30 octobre 1961, vers 19 heures, Moussa Bougareche a été abattu à coups de feu au quai Saint-Sébastien à Nice. Ce dernier « était un membre important du FLN. Il était chargé de collecter des fonds dans le secteur de Nice Saint Roch et encaissait entre 9 000 à 10 000 nouveaux francs par mois […]. Il ressort d’un document découverts et saisis par la DST au domicile d’un sieur Achab Yahia, chef de la wilaya 3 bis […] que le nommé Bougareche, responsable du secteur de Nice aurait détourné la somme de 2 500 [nouveaux] francs »84. Voici un extrait de la déposition d’Ammar Bouziane :

• 85 A.D.A.M., 228W510, procès-verbal, 12 février 1962.

46Quand il est sorti, nous l’avons suivi et rejoint vers le quai Saint-Sébastien. Dif l’a interpellé, lui disant « viens nous allons régler les comptes avec le responsable ». Bougareche a refusé et s’est enfui. Nous l’avons rattrapé. Dif a sorti son révolver et lui a tiré à bout portant plusieurs coups de feu derrière la tête. J’ai tiré moi aussi, mais mon arme s’est enrayée. J’ai éjecté cette cartouche en manœuvrant la culasse, et j’ai tiré quelques balles, sans pouvoir en préciser le nombre. Bougareche est tombé, la face contre la terre. Nous nous sommes enfuis en direction de la place Masséna, en nous mêlant à la foule, très dense85.

• 86 A.D.A.M., 28W107, rapport des RG, 6 décembre 1961.

47Le 26 novembre 1961, Farhat Dif et Ammar Bouziane abattent tous les deux Mohamed Hadj-Abdallah, devant un bar de la rue Condamine à la vieille ville de Nice : La Palmeraie. La victime qui « était chargée de centraliser les collectes effectuées à Nice »86 a été condamnée à mort par le FLN. L’enquête menée par la police nous apporte des éléments pouvant expliquer l’ordre d’exécution transmis par le responsable zonal Brahim Bouaroudj à Farhat Dif.

• 89 A.D.A.M., 307W26, procès-verbal, 20 janvier 1958.

50Le FLN ne tolère pas les formes de solidarité régionale, tribale et familiale avec les récalcitrants, même si les auteurs de cet acte lui témoignent un dévouement certain. Nous disposons de rapports de police prouvant que Aissa Benhamza alias « Charlot » – tenancier d’un bar restaurant et d’un foyer situé dans un quartier rural de Grasse, le Vieux Moulin – était très proche du FLN de Grasse. Abdelaziz Merrouche déclare que ce dernier ainsi que Ramdane Mariout et Chaabane Mariout se sont adressés à lui, la nuit du 19 janvier 1959, alors qu’il était au bar maure situé à la rue de la Fontette à Grasse. « Ils m’ont reproché de fréquenter des établissements européens, de boire du vin et de manger du cochon. J’ai refusé d’effectuer le moindre versement, je suis parti. Benhamza m’a suivi dans la rue de la Fontette et m’a porté plusieurs coups au visage […]. En me frappant, Benhamza m’a déclaré que si je portais plainte à la police je serais tué »89.

• 91 A.D.A.M., 307W46, procès-verbal, 1^er septembre 1959.

52Face à cette violence la police qui a réussi à infiltrer l’organisation FLN protège ses sources. Il est mentionné dans un procès-verbal que « les informateurs ou témoins désirent, pour leur sécurité, garder le plus strict anonymat »91. Nous trouvons ainsi souvent dans les archives judiciaires des formules similaires à celles-ci : « Des enquêtes effectuées par le service, et des renseignements recueillis auprès de sources sérieuses, mais désirant garder un strict anonymat, par crainte de représailles, il a été permis d’apprendre que » ; « Selon certains de ses coreligionnaires désirant garder l’anonymat » ; « un informateur digne de foi et désirant conserver l’anonymat signale que » ; « Un informateur bénévole signale que ».

• 92 Sur le rôle des avocats pendant la guerre d’indépendance algérienne, voir Grosjean (2012, p. 79-9 (...)
• 93 A.D.A.M., 307W44, réquisitoire définitif, 1^er avril 1960.

53Les avocats92 ayant connaissance des pièces à charge du dossier de procédure risquent de mettre en danger les informateurs de la police. Il a été prouvé dans certaines enquêtes que d’aucuns assurent même la liaison entre les détenus et le monde extérieur. Maître Albert Sancho est jugé le 1^er avril 1960 pour avoir remis discrètement à Mohand Belaich, détenu à la maison d’arrêt de Grasse, le bulletin intérieur spécial du FLN, du 15 octobre 196093.

• 95 A.D.A.M., 307W46, rapport de l’officier Raoul Bonane, 23 octobre 1959.

55Visiblement, c’est le proxénète de Ch. Yasmina, qui l’aurait dénoncée. Dans la nuit du 4 au 5 octobre 1959, elle a été enlevée par deux Algériens qui l’ont bâillonnée et transportée dans un endroit isolé à Théoule-sur-Mer. « Sitôt accompli leur intermède galant [sic], les deux meurtriers, en accusant leur victime d’être une “carte blanche” ont tiré sur elle avec des pistolets, le dénommé “Roger” ayant tiré le premier, alors qu’elle était accroupie »95. À l’hôpital, avant son décès survenu le 11 octobre, la victime livre des informations utiles qui permettent par la suite d’arrêter entre autres Si Mohamed qui était en réalité Mohamed Belalia Douma, chef du secteur de Cagnes-sur-Mer. Ce dernier assume dans les faits un rôle assez important puisqu’il centralise les fonds collectés dans les Alpes-Maritimes et coordonne les relations entre le chef régional Abdelmagid, installé à Marseille, et les chefs de secteurs. Faisant le lien avec d’autres assassinats, et en collaboration avec la Questura de Rome, la police a pu identifier les tueurs de Yasmina, de Moussa Bouterfas et de Djemai Cherirou. Les assassins ont réussi à franchir la frontière franco-italienne pour se rendre en Tunisie, mais ils sont arrêtés à Rome.

• 97 A.D.A.M., 228W499, procès-verbal d’enquête préliminaire de la Gendarmerie nationale, 10 avril 195 (...)

57Il est de coutume de voir certains Algériens fuyant les pressions exercées par le FLN changer de département, mais ils sont rattrapés par les collecteurs, et pour nombre d’entre eux par les groupes armés. C’est pour cette raison que certains s’engagent dans la Légion étrangère pour être complètement à l’abri. Moussa Bourezg qui était victime d’un tir de mitraillette alors qu’il circulait vers la rue de la Reine-Jeanne à Nice, dans la nuit du 7 au 8 avril 1959, car il refusait de payer un cumul d’amendes et de cotisations totalisant 15 000 francs se présente le lendemain au commissariat de la rue Geoffredo : « J’ai rendu visite à M. Martin, inspecteur de police au premier arrondissement. Je lui ai fait part que j’étais menacé et lui ai demandé de me faire engager à la Légion étrangère pour me protéger »97. Son témoignage a permis d’ailleurs d’identifier ses agresseurs qui circulaient à bord d’une voiture contrôlée le soir même par la police.

• 98 A.D.A.M., 177W324, note des RG, 31 janvier 1958.

58Les actions brutales et impitoyables du FLN ainsi que l’incapacité de la justice à réprimer sévèrement les membres des groupes armés arrêtés et parfois même à rassembler les preuves à charge contre les inculpés ont dissuadé une partie des immigrés algériens à résister. Cependant, les services des RG constatent « une certaine volonté manifestée certes individuellement, mais qui puisait très vraisemblablement sa force au sein de petits groupes de travailleurs nord-africains et qui visait surtout à se libérer de l’emprise du FLN ; tout particulièrement, en matière de contribution financière en faveur de la rébellion algérienne. Cette volonté avait pris même, dans certains cas, la forme courageuse de la plainte ou du témoignage, ce qui a permis aux fonctionnaires chargés de la répression d’obtenir des résultats »98.

• 99 A.D.A.M., 228W500, procès-verbal d’enquête préliminaire, 2 avril 1960.
• 100 Ibid.

59La lecture des archives judiciaires nous informe de l’existence de nombreux assassinats parmi les immigrés algériens qui ont éprouvé une certaine hostilité au FLN. En général, les sanctions sont graduelles. C’est pour cette raison que le recours à la liquidation des récalcitrants n’est que l’ultime choix. Il est précédé par des avertissements verbaux et des molestations. Le rapport de force engendre parfois des bagarres mobilisant un grand nombre, ce qui empêche les collecteurs et les membres des groupes de choc d’utiliser leurs armes. Observons le cas suivant : le soir du 2 avril 1960, le bidonville du quartier Saint-Éloi de Nice est visité par une quinzaine de personnes réclamant de l’argent pour le FLN. « Devant l’infériorité de leurs agresseurs, ils [56] se sont emparés de bâtons et de pierres et malgré la menace des armes, ils ont déclenché une bagarre et mis leurs agresseurs en fuite. Ils se sont immédiatement rendus à la gendarmerie en réclamant notre aide »99. L’un des habitants du bidonville déclare : « Mes camarades et moi-même, désirons que les auteurs soient punis. Nous désirons qu’une protection soit assurée, afin qu’il n’y ait pas de représailles à notre encontre »100.

• 101 A.D.A.M., 228W357, procès-verbal, 8 septembre 1958.

60L’enquête fait état d’ouvriers calmes, sans aucun problème avec les voisins, par opposition aux agresseurs du FLN qui ont un casier judiciaire et travaillent irrégulièrement. C’est peut-être pour la même raison que dans une autre affaire Said Aissani, journalier demeurant à Cap-d’Ail et menacé par trois Algériens, car il refusait de payer sa cotisation, déclare à la gendarmerie : « Je dois verser normalement 3 000 francs par mois. J’ai toujours refusé, car je suis Français avant tout et je ne tiens pas à donner mon argent à ces fainéants »101. Le cas de Aissani n’est pas isolé. Malgré la violence le taux d’encadrement reste limité à moins de 30 % de la population algérienne immigrée dans les Alpes-Maritimes.

• 102 Harbi (2001, p. 194).

62La surveillance policière a empêché le FLN d’agir librement et d’organiser des réunions de propagande auprès de la population algérienne immigrée. Seuls les cadres et quelques militants pouvaient en bénéficier en petits groupes et dans le plus grand secret. Toutefois, nous partageons l’avis de Mohammed Harbi qu’il « serait une erreur de croire que seule la contrainte poussait les Algériens vers le FLN »102. L’expérience coloniale, la nature des relations personnelles, familiales et régionales ainsi que le développement du sentiment nationaliste en pays d’immigration ont conditionné également les rapports politiques et communautaires de la population algérienne.

• 103 Organisation politico-administrative.

63Afin de faire face aux multiples dépenses le FLN a augmenté les cotisations qui ont doublé durant la période étudiée, malgré les difficultés matérielles des immigrés algériens. La volonté du FLN d’étendre son autorité sur le maximum de travailleurs algériens immigrés avait pour corollaire la mise en place du Nidham103 dont la structure a évolué en fonction de la conjoncture. Le FLN s’est trouvé face au défi de remplacer rapidement les cadres arrêtés, mutés ou punis et de faire évoluer son OPA de façon cloisonnée pour éviter l’effet domino dans le cas d’une arrestation d’un maillon de la chaine. Ce mouvement nationaliste a réussi à recruter des groupes armés zélés qui ont accompli leurs missions sans trop se soucier de leurs victimes. Être promu membre des groupes de choc ou de l’OS est un moyen d’ascension sociale, puisqu’il procurait une certaine autorité et même une reconnaissance sociale au sein d’une population qui vivait pratiquement dans la précarité. Rappelons que les Algériens arrêtés pour atteinte à la sûreté de l’État bénéficiaient, avec leurs familles, d’une assistance du CSD.