1L’étude du crime de lèse-nation menée par Jean-Christophe Gaven est le fruit d’une thèse de doctorat en droit soutenue en 2003 à l’Université Toulouse 1-Capitole et récompensée en 2005 par le prix de l’Assemblée nationale. À l’image des travaux initiés une décennie auparavant par Eric de Mari sur la mise hors de la loi, Jean-Christophe Gaven s’est attelé à l’analyse exhaustive d’une incrimination révolutionnaire : le crime de lèse-nation. Comme le précise le sous-titre du livre, l’approche se veut à la fois juridique et politique afin de rendre compte au mieux de la double nature de la lèse-nation : une qualification extraordinaire destinée à sauvegarder la révolution dans le cadre d’un modèle judiciaire à réinventer. Dans cette perspective, la division de l’ouvrage en deux parties, la première plus politique, la seconde plus juridique, n’empêche pas ces deux dimensions de s’entrecroiser constamment.

2La dimension politique de la lèse-nation apparaît dès la création de l’incrimination par le décret du 23 juillet 1789. En se substituant sans bruit et sans opposition au crime de lèse-majesté, son adoption témoigne non seulement du changement de légitimité en matière de souveraineté mais également de la volonté de l’Assemblée constituante d’affirmer sa nouvelle responsabilité dans le maintien de l’ordre public. Il s’agit d’apporter une réponse à une double peur, celle du complot aristocratique et celle des débordements populaires qui caractérisent l’été 1789. Les crimes de lèse-nation seront jugés jusqu’en septembre 1791, époque à laquelle les faits relatifs à la révolution sont amnistiés. L’incrimination ne sera pas intégrée au nouveau Code pénal du 25 septembre 1791 tandis que la Haute Cour nationale provisoire d’Orléans compétente pour le jugement des crimes de lèse-nation est supprimée le 20 septembre au soulagement de tous. Critiquée pour son inefficacité répressive, elle ne parvint à statuer définitivement que sur une seule procédure. Au total, la lèse-nation concerna 600 affaires (dont 43 procédures judiciaires) et 173 prévenus. D’un point de vue géographique, le sud, le sud-ouest et le centre de la France ne fournissent presque aucun cas de lèse-nation. L’essentiel des affaires sont en réalité situées à Paris. Ce constat s’explique par l’influence exercée par les comités des recherches de l’Assemblée et de la ville de Paris en matière d’initiative des poursuites de même que par l’attribution exclusive de la répression de la lèse-nation au Châtelet de Paris jusqu’à son remplacement par la Haute Cour nationale provisoire le 5 mars 1791.

3Le rôle répressif confié à une juridiction d’Ancien Régime puis à une juridiction provisoire est révélatrice de la mise œuvre concomitante de la réforme judiciaire ordinaire et de la poursuite la lèse-nation. Cette perspective comparée constitue sans nul doute l’apport le plus novateur de la recherche. Jean-Christophe Gaven souligne que les Constituants s’accordèrent pour soumettre la répression de la lèse-nation aux principes du modèle juridique libéral en construction. Cette décision eut trois conséquences. La répression de la lèse-nation ne pouvait être confiée à une juridiction d’exception. Elle devait se conformer aux garanties procédurales offertes par la réforme immédiate de l’ordonnance criminelle de 1670 (décrets de Beaumetz). Enfin, l’exclusion de toute référence à un crime de lèse-nation lors des discussions du Code pénal fait de cette dernière une incrimination provisoire et transitoire, « un lien nécessaire entre l’ancienne lèse-majesté, à laquelle elle emprunte encore la souplesse commode de l’imprécision et le Code pénal, dont elle contient déjà les ambitions et les innovations » (p. 160).

4L’imprécision de la qualification provient du refus des Constituants de définir clairement la lèse-nation. L’expression semble aller de soi et son contenu évolue constamment. L’incrimination est utilisée d’abord contre les représentants du pouvoir exécutif, ensuite en faveur du rétablissement de l’ordre public (mouvements contre-révolutionnaires ou mouvements de surenchère révolutionnaire), enfin contre les conspirations/complots contre-révolutionnaires (ministériel, aristocratique, clérical). Dans ce cadre répressif en continuelle évolution, certains décrets définissent cependant quelques cas de lèse-nation, notamment à l’égard des oppositions collectives à la libre circulation des grains et des écrits séditieux. Si les affaires de presse donnent lieu à des procès retentissants (dont celui de Marat), l’indécision des Constituants tant vis-à-vis des violences populaires que des abus en matière de liberté de la presse empêche au final de considérer ces actes comme des crimes de lèse-nation.

5Le problème posé par la qualification des crimes de lèse-nation est symptomatique de l’inefficacité de leurs poursuites. Sur l’ensemble de la période, à peine dix procédures furent menées à leur terme et seulement quatre aboutirent à une condamnation. Plusieurs pistes sont offertes afin de comprendre cet échec : lenteur ou absence de communications des pièces, circonspection des magistrats, rumeurs d’une prochaine amnistie, annulations pour vice de forme. Si le bilan comptable semble peu avantageux, Jean-Christophe Gaven nous invite à nous en détacher. La « réussite » de la lèse-nation se situe ailleurs, plus précisément dans la capacité de son cadre répressif à respecter la réforme de l’appareil judiciaire arrêtée en septembre-octobre 1789, ses garanties libérales en faveur des accusés, de même que la mise en place de la nouvelle organisation judiciaire à partir de 1791. Cette perspective permet de remettre en question les thèses essentialistes défendues par certains historiens de la révolution tendant à identifier, sous la Constituante, les prémices des tribunaux d’exception et des « meurtres juridiques » de la Terreur. Le talent de Jean-Christophe Gaven réside dans sa capacité à se départir de tout manichéisme et à offrir une analyse fine propre à exposer la complexité des dynamiques répressives de la lèse-nation.

6L’auteur observe tout d’abord que la désignation tardive (décret des 14 et 21 octobre 1789) du Châtelet comme juridiction d’instruction et de jugement des crimes de lèse-nation traduit la volonté de l’Assemblée de ne pas se précipiter et de différer l’établissement d’un tribunal spécial. Son intention était de soumettre la répression des crimes politiques à la réforme préalable de la procédure pénale et à la mise en place d’un socle minimal de principes fondamentaux, constitutionnels ou judiciaires. La défense de la révolution n’induisait visiblement pas le sacrifice des libertés individuelles. Si les droits de la défense et les bénéfices de la réforme de la procédure criminelle étaient légalement garantis dans la phase judiciaire, Jean-Christophe Gaven constate que la phase anté-judiciaire (dénonciations, recherches policières, saisines) était souvent marquée par des pratiques arbitraires de même que par une confusion des pouvoirs. Cette situation s’explique par le rôle prépondérant joué tant par le comité des recherches de l’Assemble constituante que par celui de la ville de Paris. Le premier s’impose comme une pièce centrale de la surveillance et du renseignement, ce qui lui permet d’orienter les enquêtes, de déterminer les rythmes, de peser sur les qualifications juridiques et de déterminer le régime carcéral. Il devient l’interlocuteur obligé de tous les acteurs de la justice de lèse-nation. Le comité parisien s’affirme, quant à lui, comme le symbole d’une police politique nouvelle dédiée à la surveillance des Parisiens et des juges de lèse-nation. Son action a pour but de découvrir les complots susceptibles de menacer la révolution et se caractérise par des arrestations nocturnes, des détentions arbitraires et le recours aux mouchards. Ses adversaires lui reprochent d’user d’un pouvoir coercitif avant toute dénonciation et même après la saisine du tribunal national. Les avocats se plaignent enfin de l’excessive durée des procédures, du secret des investigations, de la recherche infinie de témoins ou encore de l’addition de nouveaux chefs d’accusation visant à retarder la saisine du tribunal et à priver les justiciables des garanties nouvelles de la procédure judiciaire.

7Si le comité des recherches de Paris s’est exonéré « de toute prudence et de toute limite » (p. 416), Jean-Christophe Gaven considère cependant que son influence doit être relativisée. En 1789 et 1790, la poursuite de la lèse-nation n’a pas encore de centre unique et se partage entre les municipalités, le Châtelet, le comité national et le comité parisien. Ce dernier s’effacera ensuite lorsque l’Assemblée constituante décidera de créer en 1791 la Haute Cour provisoire de justice et de s’arroger par la même occasion le monopole des poursuites. L’arbitraire constaté dans la phase anté-judiciaire trouve toutefois sa véritable limite dans le déclenchement du procès pénal, lequel provoque la mise en œuvre des nouvelles garanties judiciaires accordées aux accusés : surveillance populaire (par les notables-adjoints) de la phase secrète des instructions, procédure publique et contradictoire, connaissance des accusations et des pièces par les accusés, assistance de conseils. Malgré les difficultés inhérentes à l’établissement de nouvelles procédures, Jean-Christophe Gaven constate la volonté déterminée des magistrats de la lèse-nation de respecter les droits de la défense. De même, loin de déserter les tribunaux, les notables-adjoints font preuve d’assiduité en dépit d’un certain nombre de refus ou d’évitements. Enfin, lorsque les magistrats doutent ou doivent interpréter la législation, les difficultés d’application sont généralement réglées dans un sens favorable à l’accusé. Face à l’importance de ces avancées libérales, l’auteur conclut que la répression de la lèse-nation « a souligné tout au long de la période […] l’appartenance complète de ces criminels à la nation » (p. 465-466).

8La volonté de fonder la répression de la lèse-nation « comme une déclinaison de la justice ordinaire » (p. 466) tranche avec les réformes ultérieures qui auront pour objectif, principalement à partir de la Convention, de confier le jugement des ennemis de la révolution à des tribunaux « extra-ordinaires ». L’ouvrage de Christophe Gaven permet par conséquent de mettre en évidence que les formes de poursuites des crimes contre la nation n’annoncent en rien une telle évolution. Au contraire, elles témoignent de l’avènement d’un modèle juridique fondé sur la défense des libertés et la présomption d’innocence. En inscrivant la lèse-nation au cœur de la révolution juridique et judiciaire, la présente recherche réhabilite une incrimination certes provisoire et décriée mais qui réussit « à accompagner et à protéger la transition constituante » (p. 19).